Gloria

Ce film est un accident... Un soir, Gena me dit : "Tu n'écris jamais rien sur les enfants... J'aimerais que tu écrives un truc sur les gosses." Le lendemain, Richard Shepherd me téléphone de la Metro : "Tu n'aurais pas un scénario avec des gosses, par hasard ? Si tu pouvais m'apporter un script pour Ricky Schroder, je te l'achète immédiatement." Je me suis donc mis à écrire, pour l'argent ; uniquement pour l'argent. Je l'ai envoyé à Shepherd. "Super !" m'a-t-il dit : et le lendemain Schroder quittait la Metro. Il venait de signer avec Disney ! J'ai donc confié le script à mon agent, Guy McElwaine... Quelques semaines plus tard, il m'appelle : "J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle, me dit-il. Columbia adore, et ils veulent que Gena joue le rôle. - Et la mauvaise nouvelle ? lui ai-je demandé. - Ils veulent que ce soit toi qui fasses le film !"

John Cassavetes, autoportraits, éd. de l'Etoile . Cahiers du Cinéma, 1992

Table des matières

Biographie de John Cassavetes

Fiche technique

Etudes de séquences

Pistes d'études

Découpage technique

Biographie de John Cassavetes

Acteur et réalisateur américain d'origine grecque, John Cassavetes est né à New York le 9 décembre 1929. Il fait ses études au Colgate College puis à l'Academy of Dramatic Arts de New York.

Jusqu'en 1960, il reste un acteur de second plan, inconnu en France, qui travaille pour la télévision dans la plupart des grandes séries américaines. Ses interprétations dans Face au crime (Don Siegel, 1956), dans L'homme qui tua la peur (Martin Ritt, 1957) et dans Libre comme le vent (Robert Parrish, 1958) font état d'un tempérament nouveau.

Son premier film, Shadows, commence de façon totalement improvisée... par une collecte lancée dans une émission de radio, Night people, de Gene Sheppard à 1h00 du matin. Cassavetes déclare qu'il est possible de faire un film totalement libre des contraintes commerciales imposées par les studios si chaque auditeur lui envoie un dollar. Le lendemain, Cassavetes reçoit 2 000 billets de 1 dollar et se retrouve derrière la caméra à filmer des improvisations sur "un schéma rodé". "Je croyais dit-il tenir un outil magique pour filmer des impressions ; de ce que sont les gens plutot que leur vie intérieure".

Le soir de la première, la salle est comble mais rapidement toutes les personnes partent. Cassavetes obtient de producteurs indépendants 15 000 dollars pour dix jours de tournage supplémentaires. "La première version a été montrée à des cinéphiles qui l'ont trouvé merveilleuse, dit-il, et le bruit a couru que la seconde version était plus commerciale. Mais je préfère les dix jours du nouveau tournage aux quatre mois de tournage improvisé."

Repéré par les studios, Cassavetes tourne La ballade des sans espoir puis Un enfant attend. Le film déplaît au producteur Stanley Kramer qui le remonte contre le gré de son réalisateur. Cassavetes claque alors la porte des studios. Loin du système hollywoodien, il réalise des films indépendants avec sa femme, l'actrice Gena Rowlands, qu'il a épousé en 1953, et ses amis : Faces (1968), puis Husbands (1970), Minnie and Moskowitz (1971), Une femme sous influence (1974).

En 1974, Cassavetes réalise un film de genre, Meurtre d'un bookmaker chinois. Ce film noir intercale entre de courtes scènes de suspense de longues séquences où le personnage principal, Cosmo Vitelli (Ben Gazzara), s'efforce d'atteindre un idéal d'élégance au milieu d'un monde délétère.

John Cassavetes travaille aussi pour le théâtre en tant qu'auteur et metteur en scène : de 1980 à 1987, il monte cinq pièces à Los Angeles.

En 1980, il réalise son film qui obtiendra le plus large succès public, Gloria. Polar tourné à New York, il met en scène la mafia de la ville à la poursuite d'une certaine Gloria Swenson (hommage à Gloria Swanson), jouée par l'épouse du cinéaste. Présenté au festival de Venise, le film obtient le Lion d'or. Les inconditionnels du cinéaste sont quelque peu déçus de cette "dérive commerciale" de Gloria bien que la mise en scène ne corresponde toujours pas aux codes hollywoodiens.

John Cassavetes revient ensuite à un cinéma plus autobiographique avec Love streams (1983).

Auteur et personnage indépendant, en marge du cinéma de son pays, John Cassavetes meurt le 3 février 1989 à Los Angeles

D'après un texte de Jean-Luc Lacuve, publié sur le site du ciné-cub de Caen.

Fiche technique

Direction

Réalisation : John Cassavetes

Acteurs

Gloria Swenson : Gena Rowlands

Phil Dawn : John Adames

Jack Dawn : Buck Henry

Jeri Dawn : Julie Carmen

Margarita Vargas : Lupe Guarnica

Lawrence Tierney : Le barman

Production

Producteur : Sam Shaw

Producteur associé : Stephen F. Kesten

Production : Columbia Pictures Corporation

Scénario

Scénariste :John Cassavetes

Equipe technique

Compositeur : Bill Conti

Directeur de la photographie : Fred Schuler

Monteur : George C. Villasenor

Chef décorateur : René D'Auriac

Étude de séquences

La mort de la famille de Phil

Cette séquence, qui prend place au début du film, présente, à travers un montage alterné, le piège qui se referme sur la famille du garçon, et la façon dont ce garçon échappe à la mort.

Les plans précédents ont présenté une femme vulnérable, nerveuse, qui tombe brutalement dans le bus. Dès l'entrée dans l'immeuble, un certain nombre de menaces apparaissent. Cette femme seule entre dans un espace clos et sombre. Aussitôt, elle se trouve sous le regard d'un homme, qui accompagne un instant son mouvement pour rester au-dessus d'elle, dans une proximité physique contrainte et inquiétante. Elle s'éloigne rapidement. La caméra accomplit des mouvements rapides, dans le hall, comme un oeil qui scrute, qui cherche, agitée elle aussi par l'inquiétude. Un instant après, elle est prise au piège dans l'ascenseur, bloquée par un noir au comportement imprévisible. Les plongées successives soulignent l'inquiétude et la fragilité de la femme.

En tant qu'artisan du 7e Art, Cassavetes a voulu faire de ses films un cinéma de mouvement. Un cinéma tactile qui permettrait au spectateur une identification immédiate, sensorielle et qui révélerait mieux que n'importe quel média les désordres et plaisirs physiques et psychologiques d'un individu en inadéquation avec la société et ses semblables.

Aurélie Resch, Séquences, n°219, mai-juin 2002

Dans l'appartement, un long plan montre l'homme abattu, inquiet, la femme au comble de la peur et de l'énervement. Le cadrage est assez large permet de voir l'appartement désordonné, rempli de cartons. Jeri évoque 'un homme' dans le hall de l'immeuble.

Dans le hall, les truands se retrouvent. L'un d'entre eux arrive de l'extérieur, fatigué, pesant, pestant contre le trafic. Les truands apparaissent dans l'ensemble lents lents, pesants, fatigués, routiniers.

A l'intérieur, les époux continuent leur dispute et vont dans la cuisine, sous les yeux de Phil. Le cadrage est plus serré, l'espace plus restreint. La femme est l'image physique de la panique. Elle frappe, crie, elle est couverte de sueur. Le couple semble acculé dans un coin de la cuisine. Puis la femme sort de la cuisine, et dit qu'elle va partir. On sonne. Tout s'arrête. c'est Gloria. Pendant le dialogue, le cadrage se resserre sur Jeri, son visage couvert de sueur, son expression affolée.

John Cassavetes demande à son acteur de ne jamais s'occuper de la caméra et de jouer avec les limites de son possible les enjeux physiques et psychologiques de son personnage. Cette subtilité dans la direction d'acteurs pousse les comédiens à utiliser leur imagination et leurs corps pour prendre des risques et aller au-delà des convenances cinématographiques. Leur sensibilité et leur énergie doivent les amener à se servir de leur corps et de leurs émotions comme élan vital du film. Libres de toutes contraintes, les acteurs entrent et sortent du champ à leur gré, imposent leur propre rythme physique et respiratoire et explorent tous les potentiels de leurs champs lexicaux et gestuels. Avec une combinaison tout à la fois subtile et extrême du jeu d'acteur, du mime et de la logorrhée, l'artiste est au centre de l'histoire, s'accaparant l'image sans avoir recours à un décor ou à des effets spéciaux. Aucun rôle, même secondaire, n'est laissé au hasard, et le comédien prend possession entière de l'espace visuel qui lui est accordé, tant Cassavetes mise sur le corps et le jeu.

Aurélie Resch, Séquences, n°219, mai-juin 2002

Le père donne ses conseils à Phil. Paradoxe : cet homme veule, fuyant, faible ordonne à Phil d'être "un homme", d'être "dur".

Phil est poussé dehors par son père. A l'angle des couloirs, à la croisée des chemins, il hésite. Gloria lui ordonne sèchement de venir. Baigné dans la lumière, il court vers l'appartement de Gloria. On découvre un intérieur cossu, dont les murs sont chargés de cadre. Les deux personnages sont face à face, sans contact. Gloria ne fait aucun geste affectueux.

Montage alterné. Les truands approchent de la famille, sous le regard du père. Le téléphone sonne. Le père recule, s'assoit, décroche. Une musique off se met en place pour accompagner les dernières paroles du père à son fils. On voit la soeur et la mère résignées, immobiles. Le père répète ses conseils, en lui confiant en quelque sorte son héritage : "c'est toi l'homme de la famille." Il demande à parler à Gloria. On entend en off les coups contre la porte, la voix de l'enfant qui demande de façon répétée à parler à son père. La caméra se fixe sur Gloria, pendant que l'enfant appelle son père au téléphone. Des coups de feu, qui font exploser la fenètre, constituent le point d'orgue de la scène. la musique s'interrompt.

Après un silence, Phil réclame sa famille, insulte Gloria.

Pendant que Phil regarde les nombreuses photos de Gloria, on voit, grâce à une surimpression, les truands dans l'appartement dévasté. La destruction de la famille est symbolisée par le saccage de l'appartement. La famille Dawn n'est plus qu'un souvenir, comme les photos de Gloria. Cette superposition donne l'impression que ces truands sont comme les visions d'un rêve.

Une série de champs-contrechamps souligne l'embarras de Gloria, qui ne sait que faire de Phil.

Les truands partent lentement, fatigués. L'un d'eux dit qu'il partira à pied, parce qu'il en a assez de la voiture.

Dans le restaurant de la gare

La séquence est assez surprenante. Pendant que Gloria et Phil parlent à une table, au premier plan, toute l'attention du spectateur est concentrée sur l'évolution de la relation entre les deux personnages : admiration de Phil, rudesse de Gloria qui le reprend vertement. Mais, au second plan, de façon très discrète, un groupe a pris place à une table. Ce sont les truands. Et quand Gloria va les voir, le spectateur découvre leur présence inattendue, et presque tranquille.

À l’image de cette scène où, tranquillement installée à la table d’un café, Gloria se lève tout d’un coup, et pointe le canon de son revolver en direction d’une autre table, plus loin, là où sont assis l’air de rien leurs poursuivants, tout l’art cinématographique de Cassavetes éclate dans ce surgissement, cette manière faussement spontanée de provoquer une rupture et d’investir dans un quotidien une situation de crise, un état paroxystique. « L’instant, ou encore l’événement pur, son surgissement, sa durée, son intensité, c’est la matière même du cinéma de Cassavetes. » Dans cette concentration de scènes, d’instantanés qui s’étirent, Gloria remet en question la notion même de durée ; renvoyant dos à dos passé et futur, le film met en scène un présent dans tout ce qu’il recèle de violence.

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Cette rencontre inattendue est suivie d'une longue fuite. Gloria et Phil fuient. Cependant, personne ne les poursuit. Les truands ne courent pas.

Chez Tony Tanzini

La séquence constitue un climax dans le film. Elle est ccependant mise en scène d'une façon très dépouillée. On peut y voir un négatif de la séquence initiale. L'appartement est aussi dépouillé que celui de la famille, au début, était encombré. Dans l'appartement de la famille Dawn, le suspense était souligné par de nombreux procédés (cris, gestes violents, insultes), dans l'appartement de Tony, tout est feutré, pas un mot plus haut que l'autre, pas un geste brutal.

Aucune menace n'est visible. On voit simplement des hommes aisés qui parlent à une table, sous le regard d'un vieil homme silencieux. Le décor est clair, lumineux, très dépouillé (on aperçoit des cartons, les murs sont nus, les meubles peu nombreux).

La majeure partie de la séquence est constituée d'un dialogue très dépouillé, sans procédé de dramatisation. Pas de musique off, pas de mouvement de caméra, pas de tension sur les visages. Une dizaine de champs-contrechamps identiques. Chaque fois qu'une menace, qu'un danger est évoqué par Gloria, Tony dédramatise, dénie.

Le personnage de Tony est ambigu. On peut le lire de deux façons : 1°) un vieil homme fatigué, qui n'a pas envie de faire de mal à son ancienne maîtresse ; 2°) un redoutable mafioso, qui cache sous des paroles rassurantes une dureté sans prise. Cependant, rien dans l'image ou le son ne permet de trancher. A noter : dans le remake de Sidney Lumet, le dialogue se déroule dans un parc, et Tony est un vieil homme très avenant. Il n'y a pas d'ambiguïté dans le personnage.

La seule interruption, dans cette conversation, ce sont les deux hommes qui entrent. Il y a une opposition très marquée entre l'impassibilité et le silence des hommes, l'expressivité et l'abondance de discours de Gloria, qui porte un toast.

A savoir : L'Chaim est un toast A La Vie (l'expression vient de l'hébreu) avec une consommation d'alcool. Avant de boire, on se souhaite une bonne vie. On notera l'ironie de ce toast.

Lorsque les deux hommes repartent, le dialogue reprend, avec une succession de champs-contrechamps identiques. Finalement Gloria se lève et part. La réaction de Tony est très lente, très discrète ; il se contente de dire 'elle part', puis de rentrer dans la salle à manger.

Cette séquence reprend et résume toute la problématique du film sur les frontières : tant que Gloria reste dans l'appartement, elle est sauve. C'est le fait de sortir, de franchir les limites qui la met en danger. Paradoxalement, c'est le seul personnage vivant : les autres sont vieux, fatigués, inexpressifs. Sortir, franchir les limites est ce qui permet de vivre. Quitte à en mourir.

La scène finale

La fin (le happy end hollywoodien) peut cacher une certaine ambiguïté :

Dans un cimetière devant une tombe choisie au hasard, Phil prie pour Gloria puis, dans son imagination, la voit apparaître déguisée en vieille dame et se précipite dans ses bras.

Ciné-club de Caen

La séquence finale était à l'origine en noir et blanc. Le film est sorti comme ça en Europe. Un directeur de Columbia a mis son véto pour les versions américaines.

J'ai eu l'idée par hasard. Quand nous avons reçu certains des films pendant le montage, ils ont envoyé en supplément cette séquence en noir-et-blanc. Je l'ai mis dans la machine et j'ai aimé ce que ça donnait. Alors j'ai dit 'allons-y, faisons-le comme ça'. John Veitch, l'un des patrons de Columbia, a vu le film et il m'a dit dans une réunion 'Vous ne pouvez pas mettre ça en noir et blanc ! Bon Dieu, mais qu'est-ce que vous faites ? On a l'impression qu'on a été à court de film couleur.' J'ai répondu : 'John. Je suis d'accord avec vous parce que je n'aime pas les changements. Je n'aime vraiment pas parce qu'ils sont très artificiels, en général.' Et c'est la vérité. Je ne saiss pas comment le public réagit parce que je n'ai jamais vu la fin en noir et blanc, sauf dans la salle de doublage. Je ne l'ai jamais vu avec un public. Ça ne fait pas tant de différence que ça. Le film peut fonctionner avec ou sans cette particularité... En toute honnêteté, je pense que la fin n'est pas aussi bonne qu'elle aurait pu l'être. Je l'ai faite de cette façon parce que je ne voulais pas que le gamin souffre. Quel genre de film est-ce que ça serait si à la fin le gamin s'écroulait ? Je ne voulais pas tuer la personne qui avait protégé le garçon.

Cassavetes on Cassavetes, Ray Carney, éd. Faber and Faber

Pistes d'étude

Les frontières invisibles

Ce qui doit être filmé, c'est la frontière, à condition qu'elle ne soit pas moins franchie par le cinéaaste dans un sens que par le personnage réel dans l'autre sens : il y faut le temps, un certain temps est nécessaire qui fait partie intégrante du film. C'est ce que disait Cassavetes, dès "Shadows", puis "Faces" : ce qui fait partie du film, c'est de s'intéresser aux gens plus qu'au film, aux "problèmes humains" plus qu'aux "problèmes de mise en scène", pour que les gens ne passent pas du côté de la caméra sans que la caméra ne soit passée du côté des gens. Dans "Shadows", ce sont les deux nègres-blancs qui constituent la frontière, et son perpétuel franchissement dans une réalité double qui ne se distingue plus du film. La frontière ne peut être saisie que fuyante, quand on ne sait plus où elle passe, entre le Blanc et Noir, mais aussi entre le film et le non-film : il appartient au film d'être toujours hors de ses marques, en rupture avec "la bonne distance", toujours débordant "la zone réservée" où on aurait voulu le tenir dans l'espace et dans le temps.

Gilles Deleuze, L'image-temps, pp. 200-201

Gloria pose sans cesse des questions sur les frontières. Frontières géographiques (comment sortir de la ville ?), frontières sociales (Comment se comporter avec des gens de milieux différentes ?), frontières émotionnelles (comment s'attacher à quelqu'un d'autre ?), frontières morales (comment être soi-même ?). Plus largement, le cinéma de Cassavetes pose la question des frontières entre la vie et l'apparence, entre la réalité et la fiction.

Fiction et réalité

Beaucoup de citations de Cassavetes soulignent une association surprenante entre fiction et réalité.

J'ai écrit cette histoire pour la vendre, uniquement pour la vendre. Je ne voulais pas du tout faire ce film. Columbia a insisté pour que je le dirige, mais je ne voulais vraiment pas. Trop commercial. J'aime faire des films qui ne marchent pas. En plus, je n'aimais pas tuer toute une famille pour faire un film. A la fin, j'ai décidé que ce serait une histoire de violence, mais moins une violence physique qu'une violence émotionnelle.

Cassavetes on Cassavetes, Ray Carney, éd. Faber and Faber

En toute honnêteté, je pense que la fin n'est pas aussi bonne qu'elle aurait pu l'être. Je l'ai faite de cette façon parce que je ne voulais pas que le gamin souffre. Quel genre de film est-ce que ça serait si à la fin le gamin s'écroulait ? Je ne voulais pas tuer la personne qui avait protégé le garçon.

Cassavetes on Cassavetes, Ray Carney, éd. Faber and Faber

Blancs et portoricains, honnêtes gens et truands

La plupart des personnages appartiennent à des communautés ethniques : portoricains, italiens, noirs (dans une moindre mesure). Un certain nombre de plans mettent en scène les confrontations entre les membres de ces communautés : les regards, les gestes, les attitudes.

Un rêve, juste un rêve

La frontière entre rêve et réalité est parfois floue : l'ensemble du film peut être perçu comme une narration proche du rêve.

L'expression est répétée de nombreuses fois dans la bouche de Gloria. Un certain nombre d'indices renvoient également à un certain onirisme : on voit les truands saccageant l'appartemment dans une longue surimpression qui donne une impression de rêve, les réactions de Gloria sont souvent irrationnelles, les truands apparaissent de façon spontanée dans l'espace, la fin du film est presque 'magique'.

Dialogues avec les morts

Les deux dialogues dans les cimetières posent également la question de la frontière entre les vivants et les morts. Lors du retour en ville, les tombes se confondent d'ailleurs avec les immeubles dans un fondu enchaîné assez lent, pendant que les deux personnages traversent le fleuve en taxi. Cette frontière est d'ailleurs remise en question dans la scène finale : Gloria, qui était morte, réapparait.

Une errance dans un espace clos

L'errance

Le film est jalonné de nombreux trajets en taxi, à pied, en bus, en train. Ces errances sont souvent chargés d'une forte valeur affective, avec des musiques off très intenses, chargées de mélancolie.

On avait pu assister après la guerre à une prolifération de tels espaces [quelconques, espaces déconnectés et vidés], tant en décors qu'en extérieurs [...]. Les personnages se trouvaient de moins en moins dans des situations sensori-motrices "motivantes", mais plutôt dans un état de promenade, de balade ou d'errance qui définissait des situations optiques et sonores pures. [...] L'école de New York imposait une vue horizontale de la ville, à ras de terre, où les évènements prenaient naissance sur le trottoir, et n'avaient plus pour lieu qu'un espace indifférencié, comme Chez Lumet.

Gilles Deleuze, L'image-mouvement, pp. 169-171.

Un espace imprévisible

Dans quelque endroit qu'on soit, des représentants de la mafia apparaissent 'spontanément'. Les truands poursuivent rarement Gloria. Les vieux ne courent pas. Le film ne raconte pas vraiment une poursuite, mais plutôt des rencontres.

Ou, mieux encore, Cassavetes, qui avait commencé par des films dominés par le visage et le gros plan ("Shadows", "Faces"), construisait des espaces déconnectés à forte teneur affectives ("Le bal des vauriens", "La ballade des sans espoirs"). Il passait ainsi d'un type à l'autre de l'image affection. C'est qu'il s'agissait de défaire l'espace, non moins en fonction d'un visage qui s'abstrait des coordonnées spatio-temporelles que d'un événement qui déborde de toute façon son actualisation, soit parce qu'il tarde ou se dissout soit au contraire parce qu'il surgit trop vite. Dans "Gloria", l'héroïne a de longues attentes, mais aussi n'a pas le temps de se retourner, ses poursuivants sont déjà là, comme s'ils étaient installés de tout temps, ou plutôt comme si le lieu lui-même avait brusquement changé de coordonnées, n'était plus le même lieu, pourtant au même endroit de l'espace quelconque. Cette fois, c'est l'espace vide qui s'est tout à coup rempli...

Gilles Deleuze, L'image-mouvement, pp. 169-171.

Un itinéraire concentrique

Le trajet des personnages est surprenant : ils semblent tourner en rond. Le troisième soir, d'ailleurs, Gloria et Phil reviennent à leur appartement du premier soir. Ils ne vont pas plus loin que la frontière de la ville, et reculent toujours au moment de franchir cette frontière. Aller chez Tony ne prend que quelques minutes à Gloria.

Deux personnages hors normes

L'alliance des contraires

Le film raconte l'histoire et l'évolution de la relation entre deux êtres que tout oppose : Un petit portoricain et une vieille femme blanche, blonde, sophistiquée. Le fils d'une famille décimée par la mafia et l'ancienne maîtresse d'un parrain. Beaucoup de plans mettent face à face les deux personnages.

Le gamin est un portoricain. La femme est une blonde, du genre qui d'habitude ne considère pas les hispaniques comme les membres les plus importants de la société.

Cassavetes on Cassavetes, Ray Carney, éd. Faber and Faber

Cette alliance des contraires se retrouve aussi dans la musique du film : mélange de musique hispanique (guitare sèche, voix) et de musique orchestrale.

Des réactions imprévisibles

Gloria est un personnage imprévisible : ses réactions sont, à plusieurs reprises, très surprenantes, qu'on s'interroge sur ce qu'elle va faire, ou qu'on soit surpris par ses actions.

Mettons les choses au point. Je ne suis pas un génie. J'ai écrit un scénario un peu mouvementé, un peu vide, sur les gangsters. Je n'ai jamais vu un gangster de ma vie. Dans Gloria, il y a une actrice merveilleuse et un gosse génial qui n'est ni sympathique ni antipathique. C'est un gosse, quoi. Il est un peu comme moi - toujours en état de choc, réagissant toujours face à un environnement insondable. Gloria ne sait pas pourquoi elle fait tout ce qu'elle fait. Elle est complètement perdue, et c'est un peu comme ça que je suis. Je suis perdu dans la vie. Je ne connais rien de la vie. Je fais un film. Je ne comprends même pas pourquoi je fais un film.

John Cassavetes, autoportraits, éd. de l'Etoile . Cahiers du Cinéma, 1992

Le refus du sentimentalisme

L'aspect du film qui a suscité le plus de commentaires négatifs a été la performance de John Adames. Apparemment, les critiques attendaient qu'ils soit mignon et câlin à la façon de Little Miss Marker. Quand il ne l'était pas, ils ont jugé que Cassavetes n'avait pas réussi. Ce qu'ils n'ont pas compris, c'était que Cassavetes a délibérément travaillé dur pour éviter tout sentimentalisme (ce dont le remake de Sidney Lumet/Sharon Stone est coupable).

Cassavetes on Cassavetes, Ray Carney, éd. Faber and Faber

Pour information : John Adames a obtenu un Razzie Award pour le pire second rôle masculin de l'année 1980.

Le gamin et elle ont une retenue extraordinaire. La plupart des gens disent : "Dis-moi que tu m'apprécies, dis-moi que tu m'aimes." Les gens ont besoin de cette assurance, de cette confirmation de choses qui devraient être évidentes d'elles-mêmes; Mais ces personnages savent qu'il y a certaines émotions et certaines règles qui vont au-delà des mots et des promesses. Ils savent, tout simplement. J'aime cette partie du film. [...] Même quand ils sont jetés ensemble, ils ne font pas semblant de s'occuper l'un de l'autre parce que ça fait bien. Alors à la fin, quand ils s'occupent effectivement l'un de l'autre, cela vient d'un respect et d'une confiance intime. C'est une très belle chose à voir.

Cassavetes on Cassavetes, Ray Carney, éd. Faber and Faber

Le cinéma des corps

C'est la grandeur de l'oeuvre de Cassavetes, avoir défait l'histoire, l'intrigue ou l'action, mais même l'espace, pour atteindre aux attitudes comme aux catégories qui mettent le temps dans le corps, autant que la pensée dans la vie. Quand Cassavetes dit que les personnages ne doivent pas venir de l'histoire ou de l'intrigue, mais l'histoire, être secrétée par les personnages, il résume l'exigence d'un cinéma des corps : le personnage est réduit à ses propres attitudes corporelles, et ce qui doit en sortir, c'est le gestus, c'est-à-dire un spectacle, une théâtralisation ou une dramatisation qui vaut pour toute une intrigue. "Faces" se construit sur les attitudes du corps présentées comme des visages allant jusqu'à la grimace, exprimant l'attente, la fatigue, le vertige, la dépression. Et à partir des attitudes des Noirs, des attitudes des Blancs, "Shadows" dégageait le gestus social qui se noue autour de l'attitude nègre-blanc, mis dans l'impossibilité de choisir, solitaire, à la limite de l'évanescence. Comolli parle d'un cinéma de révélation, où la seule contrainte est celle des corps, et la seule logique celle des enchaînements d'attitudes : les personnages "se constituent geste et geste et mot à mot, à mesure que le film avance, ils se fabriquent eux-mêmes, le tournage agissant sur eux comme un révélateur, chaque progrès du film leur permettant un développement de leur comportement, leur durée propre coïncidant très exactement avec celle du film". Et, dans les films suivants, le spectacle peut passer par un scénario : celui-ci raconte moins une histoire qu'il ne développe et transforme des attitudes corporelles, comme dans "Une femme sous influence", ou bien dans "Gloria", où l'enfant abandonné colle au corps de la femme qui cherche d'abord à le repousser [...]. En règle générale, Cassavetes ne garde de l'espace que ce qui tient aux corps, il compose l'espace avec des morceaux déconnectés que seul un gestus relie. c'est l'enchaînement formel des attitudes qui remplace l'association des images.

Gilles Deleuze, L'image-temps, pp. 250-251.

Gloria est avant tout un corps : une jolie fille, "un bon coup", comme elle se décrit elle-même. Toute l'histoire du film est celle de ce personnage qui, d'un corps de belle femme sur le retour, devient un corps de mère. L'enfant lui-même est d'abord un corps, repoussé par son père, puis par Gloria, essayant de s'accrocher à qui veut bien de lui.

Un film de genre ?

Le film de gangsters en tant que genre

Le film de gangsters est un sous-genre du film policier qui se distingue par le fait que le criminel joue le premier rôle. Il puise ses origines dans le crime organisé américain des années 1920 et ses héros comme Al Capone. Le contexte historique est généralement celui de la prohibition ou de la Grande Dépression. Les films de gangsters apparaissent vers 1930 et prolifèrent durant la décennie qui suit. Dans les années 1940 et 1950, ils s'effacent au profit du film noir, avant de reprendre vie à partir de 1970.

C'est un genre qui est souvent caractérisé par un traitement réaliste et une grande violence. Quelques titres :

Le refus de la violence physique

Gloria, très rapidement, s'éloigne du film de genre. Le premier indice est le refus de la violence physique par le réalisateur :

Dans Gloria, on ne voit jamais personne se faire tuer. On ne voit pas de fleuves de sang. C'est une fiction, et je n'ai jamais prétendu que ce fût autre chose. J'aime mettre en scène des films de fiction. Et j'ai beaucoup aimé cette femme. C'est une femme sans enfants et qui se bat, malgré elle, pour un enfant.

John Cassavetes, autoportraits, éd. de l'Etoile . Cahiers du Cinéma, 1992

J'ai écrit cette histoire pour la vendre, uniquement pour la vendre. Je ne voulais pas du tout faire ce film. Columbia a insisté pour que je le dirige, mais je ne voulais vraiment pas. Trop commercial. J'aime faire des films qui ne marchent pas. En plus, je n'aimais pas tuer toute une famille pour faire un film. A la fin, j'ai décidé que ce serait une histoire de violence, mais moins une violence physique qu'une violence émotionnelle.

Cassavetes on Cassavetes, Ray Carney, éd. Faber and Faber

La violence des truands n'est jamais visible à l'écran.

La mafia : fatigue et routine

Les truands qu'on voit parler avec Gloria sont âgés, souvent lents ou fatigués. Ils parlent cordialement avec Gloria, comme à une ancienne amie qu'on revoit. Il faut faire une exception, pour l'un des truands, plus jeune, que Gloria choisit d'ailleurs comme adversaire.

Dans ces scènes, la violence vient souvent de Gloria. C'est elle qui sort son arme et tire.

Découpage technique

Premier jour

0-2'19

Générique : Logo de la Columbia, puis peintures de Romare Bearden, sur une musique de Bill Conti.

2'19-3'55

Après un fondu enchaîné, vues aériennes de New York, d'abord de nuit, avec des immeubles, le stade des Yankees, la statue de la liberté, puis à l'aube, avec les ponts de Manhattan et de Brooklyn, enfin de jour, avec de nouveau le stade, puis un bus.

3'55-5'04

Des jeunes sont accrochés derrière le bus. A l'intérieur, une femme tombe. Elle descend à un arrêt.

5'04-6'31

La femme entre dans l'immeuble. Un homme attend. Elle prend l'ascenceur. Un noir donne des coups, puis bloque la porte. La femme passe, et rentre chez elle.

6'31-7'45

A l'intérieur de l'appartement, au milieu des cartons, le mari, affolé, refuse de répondre aux questions de sa femme devant les enfants, la femme demande où ils partent.

7'45-8'50

Les truands se réunissent dans le hall de l'immeuble, puis commencent à monter.

8'50-14'50

Dans l'appartement, Jack et Jeri se disputent. On sonne. Gloria apparaît. Jeri lui explique, Jack lui confie Phil, Joan, la fille refuse et court s'enfermer. Jack confie le livre à Phil. Sur le palier. Jack donne ses derniers conseils à son fils. "Be tough !" Gloria part. À l'angle des deux couloirs, Phil hésite. Gloria entre chez elle, Phil la suit. La femme tente de distraire le garçon.

14'50-19'35

Les truands se réunissent devant l'escalier, observés à travers le judas par Jack. Le téléphone sonne. Phil parle à son père au téléphone. Tous attendent la mort. Jack parle un instant à Gloria, puis Phil reprend le combiné. On entend des coups de feu, on voit une vitre voler en éclats. Phil va dans la chambre. Un bref fondu enchaîné montre les truands qui fouillent l'appartement dévasté (17'55-18'13). Phil regarde les photos de Gloria. "It's just like a dream". Les truands partent.

19'35-23'30

Gloria fait ses bagages. Elle part de l'appartement en trainant Phil, qui essaie de s'échapper. Ils descendent les escaliers, traversent le hall rempli de policiers, et sortent sous les flashs d'un photographe.

23'30-25'20

Ils prennent un taxi. Musique off, sirènes. Gloria, en sortant, porte Phil.

25'20-26'39

Entrée dans l'appartement. Premier soir. Dans le lit, Phil réclame de nouveau sa famille. "Just a dream".

Deuxième jour

26'39-29-44

Le matin, Gloria fait une tentative de cuisine. Le téléphone sonne. Pendant que Gloria prend un bain, Phil court dans la rue. Il voit son visage en gros plan sur les journaux. Informations à la télé : rapprochement Gloria Swenson / Gloria Swanson. Gloria part.

29'44-33'57

Sur le palier, elle retrouve Phil. Des hommes arrivent. Gloria et Phil les évitent, et s'enfuient dehors.

33'57-38'40

Dans la rue, Gloria rejette Phil, qui essaie de s'accrocher à elle. "The guys who killed your family, they're friends of mine". Une voiture arrive à toute vitesse. Gloria parle avec l'un des hommes. Soudain, elle sort son pistolet, et tire. La voiture a un accident. Musique off. Gloria arrête un taxi. Ils partent.

38'40-39'33

Dans le taxi, Phil essaie de réconforter Gloria.

39'33-41'22

A la banque, Gloria retire son argent du coffre.

41'22-42'18

Dans un bus, Gloria rencontre un vieux truand, assis au fond, qui lui fait des reproches. Gloria et Phil descendent.

42'18-44'39

Gloria et Phil prennent un taxi. Dans un hôtel, il n'y a pas de chambres pour eux. Ils prennent un autre bus, puis le train.

44'39-49'19

Gloria et Phil arrivent dans un hôtel minable. Toutes les chambres sont ouvertes. Second soir. Phil essaie d'avouer son amour pour Gloria. Le matin, Gloria lit le livre. Ils vont essayer d'aller à Pittsburg.

Troisième jour

49'19-53'24

Dans un cimetière. "We'll be 15 minutes and we want to go back to the city." Gloria demande à Phil de dire au revoir à ses parents. "It's like those dreams we were talking about." Fondu-enchaîné avec le retour en taxi.

53'24-60'26

A la gare, Gloria et Phil vont dans un restaurant. Gloria menace les truands, qui n'acceptent pas le compromis proposé. Gloria et Phil s'enfuient.

60'26-61'32

Retour dans le premier appartement. Troisième soir.

Quatrième jour

61'32-67'12

Dans la rue, Gloria parle de mettre Phil en pension. Il se fâche. Gloria entre dans un bar. Phil disparait.

67'12-70'08

Gloria parcourt les rues en taxi pour retrouver Phil. Elle le voit, il s'enfuit. Deux hommes le font entrer dans un immeuble. Gloria entre à leur suite.

70'08-75'24

Dans l'appartement, Gloria tue le père de l'ami de Phil, et enferme tout le monde dans la salle de bains. Gloria et Phil sortent, reprennent leur taxi, et sèment leurs poursuivants.

75'24-80'29

Gloria et Phil entrent dans le métro. Phil reste coincé. dans la rame suivante, Gloria est rattrapée par les truands. Elle provoque une bagarre, qui bloque les truands, et retrouvent Phil. Tous deux prennent une correspondance pour une gare. Gloria ne prend finalement pas de billet de train.

80'29-86'54

Quatrième soir. Dans l'hôtel, Gloria et Phil se défendent contre le chasseur venu leur apporter un bouquet de fleur. Découragement de Gloria.

Cinquième jour

86'54-89'09

Sortie pour acheter des beignets, Gloria rencontre un truand, Still, qui monte avec elle dans le taxi. Le chauffeur fait sortir Still.

89'09-93'31

De retour dans l'appartement, Gloria appelle Tony Tanzini pour lui dire qu'elle va venir. Elle donne de l'argent à Phil, et fixe une échéance.

93'31-104'26

Gloria se rend chez Tony. Elle refuse de lui donner l'enfant. Lorsqu'elle veut partir, elle est poursuivie par les truands. Elle a le temps de prendre l'ascenseur. Les truands tirent sur l'ascenseur.

104'26-109'08

Le téléphone sonne dans la chambre d'hôtel. Phil descend, fait de la monnaie sur 100 dollars, et prend le train pour Pittsburg.

109'08-113'50

Dans un cimetière, Phil s'adresse à Gloria, qu'il pense morte. Son taxi part. Resté seul, il voit une limousine noire arriver. Une femme en sort. Phil reconnaît Gloria, et se jette dans ses bras.

113'50

Générique de fin.