Rosetta

Dans Esthétique et psychologie du cinéma, J. Mitry écrit : "Tandis que les arts classiques se proposent de signifier le mouvement avec de l’immobile, la vie avec du non-vivant, le cinéma, lui, se doit d’exprimer la vie avec la vie elle-même. Il commence là où les autres finissent." "Exprimer la vie avec la vie elle-même" : on ne saurait mieux décrire les films des frères Dardenne. Récompensé à Cannes en 1999 par le prix d’interprétation féminine et par une palme d’or attribuée à l’unanimité, Le film Rosetta s’accroche ainsi à suivre la vie d'une jeune femme qui lutte pour sortir de la précarité.

Table des matières

Synopsis

Biographie de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Fiche technique

Découpage technique

Etude de la séquence d'ouverture

Pistes d'études

Bibliographie

Synopsis

Chaque jour, Rosetta part au front à la recherche d'un travail, d'une place qu'elle trouve, qu'elle perd, qu'elle retrouve, qu'on lui prend, qu'elle reprend, obsédée par la peur de disparaître, par la honte d'être une déplacée. Elle voudrait une vie normale, comme eux, avec eux.

Luc Dardenne : On a pensé au personnage de K, dans "Le château" de Kafka, qui ne peut pas accéder au château, qui est toujours refusé dans le village, qui se demande si lui existe vraiment. Cela nous a mis sur l'idée d'une fille qui est mise dehors, qui veut obtenir quelque chose qui lui permettrait de rentrer dans la société, et qui est tout le temps remise dehors. On a décidé d'en faire une fille obsédée, assiégée par une idée : avoir un travail pour être comme les autres et avoir une vie normale. On a choisi de donner cette idée fixe au personnage et de voir jusqu'où ça pouvait l'amener, jusqu'où son contexte pouvait la conduire ...

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

Fiche technique

Pays : Belge, français

Durée : 1h20

Année : 1999

Genre : Drame

Réalisation : Jean-Pierre Dardenne, Luc Dardenne

Production : Jean-Pierre Dardenne, Luc Dardenne, Michèle Pétin, Laurent Pétin

Scénario: Jean-Pierre Dardenne, Luc Dardenne

Interprètes :

Récompenses au Festival International du Film de Cannes 1999

Equipe technique :

Découpage technique

0'-0'45 : Générique de début. Un texte sobre sur fond rouge uni, pas de musique.

0'45-3'33 : Rosetta proteste contre la fin de sa période d'essai. Elle ne veut pas quitter son travail à l'usine. Les gendarmes doivent intervenir pour la faire sortir de force.

3'33-12'32 : Rosetta mange une gaufre, boit un peu d'eau, puis prend le bus pour se rendre dans le camping. A sa mère qui jardine : "On va quand même pas rester ?". Elle lutte avec elle dans la caravane. En sortant, elle déracine les arbustes plantés par sa mère. Elle pêche dans l'étang du camping.

12'32-15'59 : Elle vend des vêtements à un fripier. Après un moment de marche dans la rue, on la voit demander sans succès à être inscrite comme demandeuse d'emploi. On la retrouve ensuite chez le fripier, elle insiste. Nouveau moment de marche dans la rue. A la baraque à gaufres, face à la station de bus, elle voit Riquet et son patron. Elle demande au patron s'il n'a pas un emploi.

15'59-22' : Rosetta est dans sa caravane, en proie à de violentes douleurs abdominales, qu'elle soulage avec un sèche-cheveux. Elle surprend sa mère avec un homme. De rage, elle agresse Riquet qui est venu. La violence de Rosetta épuisée, il lui annonce qu'il y a du travail pour elle.

22'-26'50 : Dans la cuisine, Rosetta met un tablier et apprend les gestes du métier sous les yeux de l'ancienne employée venue réclamer des papiers. Elle va prendre une gaufre à la baraque puis retourne au camping.

26'50-34'35 : Au camping, Rosetta ébauche son premier sourire du film, en nettoyant son tablier. Elle surprend sa mère avec le gérant du camping. Elle veut placer sa mère dans un établissement de cure, sa mère s'enfuit, elle la rattrape. Lors de la lutte, Rosetta tombe dans l'étang. Malgré ses cris (elle enfonce dans la vase et n'arrive pas à sortir), sa mère s'est enfuie, et Rosetta doit sortir de l'eau seule.

34'35-45'46 : Le soir, Rosetta court dans la rue après une mobylette. Elle sonne à la porte de Riquet. Ce dernier lui propose un logement, lui offre à manger et à boire. Devant sa démonstration de gymnastique, deuxième sourire de Rosetta. Mais lorsqu'il essaie de danser avec elle, elle est saisie de violentes douleurs abdominales, et s'enfuie. Elle revient peu après, et dort finalement chez Riquet. Avant de dormir, elle fait une espèce de prière solitaire.

45'46-46'20 : Riquet emmène Rosetta à son travail en mobylette.

46'20-47'50 : Au travail, Rosetta a été remplacé par le fils du patron. Le patron lui promet une place plus tard.

47'50-50' : De retour au camping, Rosetta est de nouveau saisie de douleurs abdominales.

50'-52'47 : Rosetta fait plusieurs tentatives infructueuses en ville pour trouver du travail. Elle revient à la baraque à gaufres, où elle observe Riquet. Elle arrête le patron à un feu.

52'47-58'45 : Rosetta, de retour au camping, est surprise par le gérant quand elle passe par la clôture. Elle essaie de pêcher, mais est surprise par l'arrivée de Riquet. Celui-ci, en voulant l'aider, tombe à l'eau. Après un long temps d'hésitation, elle l'aide.

58'45-65' : A la station de bus, Rosetta évite Riquet, qui l'aperçoit et l'invite. Peu après, elle dénonce Riquet au patron. Le patron renvoie Riquet. Après un instant de lutte, elle prend sa place.

65'-68'06 : Elle ferme la baraque après sa journée. Après une poursuite, Riquet la rattrape et lutte avec elle. "Pourquoi t'as fait ça ? - Pour avoir un travail !"

68'06-68'54 : Au camping, elle remplit sa gourde et boit.

68'54-73'14 : Elle s'installe dans la baraque, puis sert les clients. Brève apparition de Riquet dans ce long plan-séquence. Troisième sourire du personnage, entre les clients.

73'14-79'16 : Elle ferme la baraque et rejoint le camping, où elle retrouve sa mère amorphe. Elle la porte dans la caravane, et se fait cuire un oeuf.

79'16-80'20 : Elle sort un instant pour appeler le patron et le prévenir qu'elle ne viendra plus travailler.

80'20- : Elle ouvre le gaz, puis s'allonge, en mangeant l'oeuf. Le gaz s'arrête.

83'19-88'30 : Un long plan-séquence. Elle va chercher une autre bonbonne de gaz. Sur le chemin du retour, elle porte avec difficulté la bonbonne. Riquet, en mobylette, la harcèle. Elle s'effondre finalement. Riquet la relève. Elle le regarde.

88'30-90'07 : Générique de fin. Un texte sobre sur fond noir, pas de musique de générique.

Etude de la séquence d'ouverture

Jean-Pierre Dardenne : La première scène du film devait être simple et violente, pour qu'on comprenne tout de suite qui est Rosetta, dans quelle situation elle se trouve, et comment elle réagit aux choses. C'est la scène fondatrice du personnage. Elle est donnée entièrement dans cette scène. On montre la violence qu'elle subit, la manière violente dont elle réagit. Si on le comprend à ce moment là, normalement, ce qui suit doit trouver sa place.

Entretien réalisé par Michèle Halberstadt pour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

Comment la séquence initiale nous met-elle en présence du personnage ?

Comparez avec la séquence finale (de 84'40 à la fin). Quelles différences pouvez-vous remarquer ?

1. La violence d'un système

Le renvoi de Rosetta est violent. Peu d'explications, une motivation purement comptable ("Vous avez été remerciée parce que vous avez terminé votre période d'essai"), aucun geste humain d'empathie. Le spectateur est projeté dans un univers brutal.

Le décor souligne cette brutalité. Des murs nus, des couleurs ternes de bâtiment utilitaire, des escaliers de béton. La bande sonore souligne les bruits des machines dans l'atelier.

Le personnage de Rosetta se caractérise par une certaine âpreté. Elle marche d'un pas rapide pour atteindre son but. Nulle errance, nulle poésie, nul sentimentalisme. Le personnage semble fixé sur un but unique. C'est le premier trait qu'on perçoit du personnage.

Le second, c'est sa violence. Dans cette séquence, la jeune femme ne cesse de se battre : verbalement, contre sa collègue ; verbalement, puis physiquement contre le cadre d'entreprise ; physiquement, contre les policiers, pour rester dans l'usine.

Dans le bureau, la caméra peine à suivre les mouvements désordonnés du corps à corps avec le cadre de l'entreprise, tandis qu'on entend la collègue essayer vainement d'arrêter la jeune femme. L'homme, frappé, semble blessé au front. Rosetta reprend difficilement son souffle et la maîtrise d'elle-même. Le personnage semble constamment aux abois.

Tout au long de la séquence, les sons soulignent la respiration haletante de la femme et le bruit dur et rapide des pas.

"Rosetta est un des personnages de l’histoire du cinéma dont la présence à l’écran est la plus manifeste, compte tenu du bruit de sa respiration : le son de la respiration est le phonème le plus ignoré de notre existance, alors que c’est de loin le plus important."

Philip Brophy, 100 Modern soundtracks, 2008

Cette violence se retrouve également dans la caméra, qui n'est jamais posée sur un pied. On est toujours dans le mouvement pour essayer de suivre la jeune femme. D'où une position très inconfortable pour le spectateur. Comme dit Jean-Michel Frodon, "on est trop près et ça bouge trop" (Les frères Dardenne inventent le « film-personnage », Le Monde, édition du 25.05.1999).

2. Un personnage du dehors

Le titre est annoncé sur un fond uni, rouge, très sobre. Ce rouge devient la couleur d'une porte brutalement ouverte. Nous sommes entrés dans le film. Dans les premières images du film, alors que la caméra suit la jeune femme, par deux fois elle nous claque une porte 'à la figure'. La séquence se terminera sur une porte fermée : Rosetta est finalement sortie de l'usine.

L'image des portes, omniprésente dans la séquence d'ouverture, est emblématique du personnage. La jeune femme essaie d'ouvrir des portes avec toute son énergie, pour ne pas rester dehors.

On notera la violence avec laquelle elle saisit les casiers, dans le vestiaire, pour ne pas être sortie.

3. Un regard proche et distant

"voir jusqu'où ça pouvait l'amener" disait Luc Dardenne. Il faut souligner la singularité du regard porté sur le personnage.

C'est un regard qui semble coller à la jeune femme. On est toujours très près physiquement. Il n'y a pas de cadre large. Il n'y a pas de cadre sans Rosetta.

La caméra n'est jamais en avance sur la jeune femme. Le cadre n'accueille pas les personnages, comme dans le cinéma traditionnel. Il essaie de suivre un personnage.

L'action commence in media res, voire même après. L'action est déjà finie : Rosetta est déjà renvoyée. Le spectateur doit saisir des bribes, essayer de deviner.

Luc Dardenne : Raconter empêche d'exister. Moins on raconte un personnage, plus il existe. On a essayé de ne pas raconter. On a tout fait dans ce sens, la mise en scène, le montage. Plutôt que de raconter, on a essayé de trouver les mouvements essentiels du personnage.

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

La situation pourrait susciter la sympathie et favoriser l'identification, mais ce processus d'identification est sans cesse cassé. A aucun moment on n'entre dans le point de vue d'un personnnage. le regard est toujours extérieur. Rosetta reste opaque.

Rosetta est seule pour que le spectateur puisse être avec elle. Elle souffre et celui ou celle qui la regarde peut faire l’expérience de souffrir pour l’autre qui souffre. Pour que cette expérience ne soit pas seulement narcissique, il faut que Rosetta résiste à ce qui permet au spectateur de se projeter et de verser des larmes sur lui-même. Elle doit lui échapper, lui déplaire parfois, ne pas le séduire, ne pas devenir la victime à la recherche de sa trop facile pitié.

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005, note du 14/08/1998.

L'absence totale de musique, y compris pendant le générique, accentue ce sentiment d'extériorité.

La séquence initiale ne suggère pas, elle montre.

Dès lors, la relation avec le personnage est difficile pour le spectateur : il est confronté à un personnage dont il reste toujours à distance.

Pistes d'études

1. La peinture de la précarité extrême

A noter : le film a donné son nom à une loi en Belgique pour aider à l'insertion des jeunes chômeurs, le "plan Rosetta".

Comment les objets et les lieux emplissent-ils la vie du personnage ?

Le cinéma s’intéresse à l’accessoire. L’essentiel du cinéma, c’est l’accessoire.

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005, p. 158.

Rosetta n’a pas de psychologie parce qu’elle a des tâches à accomplir, des choses à faire. Son être entier est occupé, obsédé, obnubilé, assiégé par ce qu’elle a à faire, à chercher, à trouver.

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005, note du 15/05/1997.

1.1. Les lieux et les objets

Les décors sont très contrastés : d'un côté, le milieu urbain ; de l'autre, le camping. Entre les deux, la forêt. Il n'y a pas de paysage filmé pour lui-même. Les décors sont gris, sans lumière.

Le choix du camping comme lieu de vie contribue à cette impression d'extrême précarité :

Luc Dardenne : Nous voulions mettre Rosetta dans des conditions de vie où elle se sent tomber dans le trou. Je crois que pour parler du désarroi spirituel, moral, il faut partir d'un dépouillement matériel. Dans ce dénuement matériel, on peut exagérer, fictionnaliser au maximum les situations, afin de voir les questions morales que cela pose, et finalement la seule question : tuer ou ne pas tuer.

Dans Rosetta, les accessoires ont un statut singulier : à la fois indices du dénuement du personnage, moyens de survie et objets compensatoires qui apparaissent de façon récurrente. On peut en faire la liste : bidon d'eau, bottes, sèche-cheveux, papier-toilette, gaufres, matériel de pêche... Aucun souci esthétique dans le choix de ces accessoires.

La nourriture indique également ce dénuement extrême : gaufres, eau, pain perdu, oeuf dur.

Les accessoires et les aliments soulignent également un rapport conflictuel avec sa mère et l'image de déchéance qu'elle lui renvoie : Rosetta boit de l'eau et non de l'alcool, elle ne se console pas avec sa mère mais avec un sèche-cheveux...

Les costumes traduisent également ce dédain pour tout ce qui n'est pas l'obsession du personnage. La jupe trop courte, les collants moutarde, le haut de survêtement sont affreusement déparaillés. Elle n'en changera que parce qu'ils sont trempés après être tombée à l'eau. Aucun souci de féminité. Ce n'est pas la préoccupation du personnage.

Rosetta est une femme. Et pourtant, la féminité est complètement absente. Que ce soit par l'absence de maquillage, la coiffure à la garçonne, les vêtements, la démarche, rien dans le personnage n'évoque la féminité :

Jean-Pierre Dardenne : Quand elle essaie de danser avec Riquet, à peine la touche-t-il qu'elle se replie immédiatement sur elle. Pourtant la danse, c'est quand même la séduction, le prélude à l'acte sexuel. Pourquoi? Parce que toute son énergie, toute sa libido sont concentrées sur le fait de rester en vie. Elle n'a pas d'espace pour s'ouvrir, sentir la chaleur, le désir. Les autres n'existent pas pour elle, elle ne les voit même pas.

Interview pour Cinergie.be, propos recueillis par Philippe Elhem, le 01/09/1999.

1.2. "Une guerrière"

En traversant la forêt, Rosetta semble passer à travers le temps, et retrouver des époques reculées, dans lesquelles l'homme devait se battre avec son milieu naturel pour se nourrir.

Le personnage de Rosetta est souvent brutal. Le film comporte de nombreuses scènes de lutte physique : avec le cadre dans l'entreprise, avec sa mère parce qu'elle a reçu de la nourriture ou parce qu'elle ne veut pas aller en cure, avec Riquet parce qu'il est venu au camping, avec le patron parce qu'elle ne veut pas partir, avec Riquet qu'elle a dénoncé.

C'est aussi un personnage qui porte beaucoup : elle porte sa mère, elle porte des sacs de farine, elle porte une bonbonne.

1.3. Les rapports sociaux

On notera la sècheresse des rapports sociaux du personnage : à plusieurs reprises, elle demande, mais à peine lui a-t-on répondu, qu'elle a déjà repris sa route. La communication est limitée à une fonction purement utilitaire.

Rosetta parle très peu, et uniquement pour ordonner (à sa mère) ou demander (à d'éventuels employeurs, à Riquet).

Luc Dardenne : Dans le scénario, elle parlait un peu plus mais parce que sa mère parlait un peu plus. Et c’est en modifiant le rôle de la mère que nous avons modifié le rôle de Rosetta. Et en général dans un scénario on a tendance - c’est la première étape du travail - à vouloir trop expliciter. Le tournage nous a servi pour supprimer, laisser des silences et voir les paroles un peu comme les accessoires de Rosetta. Il s’agit d’une survivante, avec des paroles nécessaires, sans plus. Sauf peut-être le moment où elle fait sa " prière " où elle se parle à elle-même, où là, ce ne sont pas des paroles utilitaires. C’est la seule fois où elle parle différemment.

Interview exclusive pour le site internet d'ARTE, propos recueillis par Sabine Lange, le 11 octobre 1999

Cette 'prière' a un statut singulier.

Luc Dardenne : Une autre manière de voir Rosetta, c'est de dire, dans un langage biblique, qu'elle ne sait pas où poser sa tête. Elle fait partie de ces errants qui se demandent "Où vais-je enfin pouvoir dire : je suis chez moi ?" Elle aimerait bien se laisser aller. Alors, on a cherché un moment éphémère, illusoire, où elle peut reposer sa tête, matériellement, sur un coussin, et mentalement aussi. Ce qu'elle dit est entre la prière et la méthode Coué : j'ai un travail, un ami, je ne vais pas tomber dans le trou. Rosetta est comme un funambule au dessus du trou. Sa mère y est presque tombée, et quand Riquet lui propose de remonter sur le fil, elle ne comprend pas qu'on puisse l'aider.

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

1.4. La tentation du meurtre

Comme dans de nombreux films des Dardenne, l'histoire impose au personnage un choix moral. Dans le cas de Rosetta, il s'agit de laisser Riquet se noyer ou pas.

L'itinéraire du personnage s'apparente ainsi à un chemin de croix : elle expie son obsession à la fin du film.

2. Une "guerrière"

Comment le personnage agit-il au cours du film ?

Luc Dardenne : Rosetta est une guerrière qui ne s'avoue jamais vaincue, qui repart toujours à l'attaque. C'est une survivante qui vit dans une économie primaire : l'eau, le logement, la nourriture. Elle s'est trouvée des armes bien à elle, un système de survie. Des bottes pour le camping, des chaussures pour le travail, une boîte pour les hameçons, les bouteilles pour pêcher...

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

3. Un film-personnage

En quoi le film propose-t-il une autre conception du personnage ?

Rosetta n’est pas un personnage dont un récit filmé nous narrerait les aventures. Rosetta est le film, ou le film est elle. Un film où les frères Dardenne cherchent - littéralement - à prendre de vitesse le sempiternel défi de la représentation. Forts de leur connaissance du milieu dans lequel se déroule leur film - celui des marginalisés par l’extrême pauvreté, auquel ils ont longtemps consacré leur travail de documentaristes -, Luc et Jean-Pierre Dardenne tentent cette fusion inédite de l’héroïne et du film lui-même, en un objet à la fois plastique et charnel qui se nomme Rosetta.

Jean-Michel Frodon, Les frères Dardenne inventent le « film-personnage », Le Monde, édition du 25.05.1999.

2.1. Un film-personnage

Tout le film est construit autour du personnage principal. Il n'y a pas un plan où elle n'apparaît pas.

Jean-Pierre Dardenne : On avait décidé de ne pas partir d'une intrigue, mais d'une personne. Contrairement à "La Promesse", on voulait construire le scénario en fonction des choses qui se passent. Il fallait mettre le spectateur dans la position où il se demande : "Qu'est-ce qui va lui arriver ? Comment va-t-elle se débrouiller avec ce qui lui arrive ?" C'était à nous de trouver une nouvelle manière d'écrire dans ce sens, sans construire.

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

Un critique a parlé à ce sujet de film-personnage :

Le choix du prénom est ainsi à la fois documentaire (il est l'indice d'une réalité sociologique) et singulier (il sert à définir une individualité unique qui constitue la matière du film) :

Jean-Pierre Dardenne : On en cherchait un qui finisse par un "a". Cela lui donne des origines italiennes. Il y a beaucoup d'italiens à Seraing, ils représentent vingt pour cent de la population. Le premier prénom qu'on avait choisi, mais pas retenu, finissait par un "a". On a cherché. "Traviata ", ça n'allait pas... La femme de Luc nous a parlé d'une femme écrivain, l'italienne Rosetta Loy. Le prénom vient de là.

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

2.2. Des plans longs et serrés

Les plans, dans Rosetta, sont souvent longs. Il y a une sorte de paradoxe entre l'activité fébrile du personnage et la longueur des plans, qui s'étendent dans la durée. Les deux chutes dans l'étang sont montrées dans deux séries de plans très longs.

Le cas extrême est celui du plan-séquence. Le film en comporte plusieurs : quand Rosetta passe la soirée chez Riquet, quand Rosetta sert les clients dans la baraque à gaufres, quand elle porte la bonbonne à la fin du film.

Les plans sont également très serrés. Dans Rosetta, ils mettent le spectateur face à un personnage obstinément fermé. Loin de permettre l'identification, les gros plans ne servent qu'à renforcer l'interrogation sur ce qui meut Rosetta, ce qu'elle ressent et ce qu'elle pense.

Luc Dardenne : Effectivement, il y a le cadre, comme vous dites, qui est serré. Notre idée de départ c’était, d’être non pas dans le point de vue de Rosetta, parce qu’on est toujours un petit peu en retard par rapport à Rosetta, mais d’être enfermé comme Rosetta. Parce que Rosetta, c’est une fille qui se bat pour rentrer dans cette société qui l’a exclue, et qui en se battant pour rentrer dans cette société, s’enferme elle-même. Et elle est enfermée dans son obsession : avoir une place ! C’est : Avoir une place ou mourir ! C’est un peu ça l’enjeu. Et ce que nous avons cherché à faire c’était de donner justement ce sentiment d’étouffement aussi avec le son, il y a pas que le cadre.

Interview exclusive pour le site internet d'ARTE, propos recueillis par Sabine Lange, le 11 octobre 1999

Il faut également noter que la caméra est souvent derrière Rosetta, qui tourne le dos au spectateur. Souvent, la caméra rattrape le personnage, que ce soit physiquement, ou dans le regard (Rosetta voit quelque chose que le spectateur ne voit que plus tard).

2.3. Le refus de la psychologie

Le cinéma des frères Dardenne rompt de façon radicale avec les tendances dominantes de la direction d'acteurs. Les scènes sont tournées dans l'ordre du scénario. Les comédiens, souvent peu connus, doivent répéter des dizaines de fois les scènes avant de les tourner.

Luc Dardenne : Durant presque un mois, on a fait chaque jour avec Emilie, tous les gestes que Rosetta fait. La pêche, les bouteilles, porter les bonbonnes. Ouvrir la petite boîte, ranger le ver de terre, manier l'hameçon, mettre les mains dans la terre, se noircir les ongles. On a passé énormément de temps avec elle. Jusqu'à ce que tous les petits gestes qui forment le système que Rosetta s'est inventée pour survivre deviennent mécaniques, et qu'elle puisse les oublier complètement.

L'accent est toujours mis sur les actions : l'acteur ne doit pas essayer d'exprimer quelque chose, il doit simplement agir.

Le corps prend souvent le pas sur l'intellect. Rosetta, par exemple, n'exprime pas sa souffrance morale (sauf à la toute fin du film). C'est le corps qui l'exprime.

Pourtant, il y a quelque chose qui remonte inéluctablement à la surface malgré la carapace, c'est ce mal au ventre inexplicable...

Luc Dardenne : Oui, tout à fait. C'est son inconscient qui se manifeste. On avait dit à Emilie sans plus d'explications: "Quand ça ne va pas dans ta vie, quand tu es renvoyée ou quand tu perds ton boulot, tu as mal au ventre."

Jean-Pierre Dardenne : C'est devenu une composante du personnage. On a tourné des scènes où, dans le scénario elle n'avait pas mal au ventre, mais au tournage ça c'est imposé à nous. Dès que ça ne va pas, elle a mal au ventre, c'est devenu systématique dans le film comme le sont les manifestations somatiques dans la vie.

Interview pour Cinergie.be, propos recueillis par Philippe Elhem, le 01/09/1999.

L'acteur n'est pas là pour donner un sens aux actions du personnage : celui-ci doit garder son opacité.

Jean-Pierre Dardenne : On n'explique jamais nos personnages. Ils doivent avoir en eux un noyau, quelque chose qui résiste aux interprétations les plus savantes. Rosetta n'a pas de père, c'est comme ça. Pour Riquet c'est pareil. On n'a pas besoin de savoir pourquoi il habite seul. L'acteur qui joue Riquet nous demandait "Mais pourquoi je fais tout ça ? Parce que je suis con ?" On a répondu qu'il n'y avait pas de raisons. "Tu n'es pas un imbécile. Tu es comme ça, comme le scénario l'a voulu. Tu es là. Tu aides."

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

Pour parvenir à la vérité d'un personnage, les frères Dardenne font répéter les mêmes gestes des dizaines de fois.

Avant que Rosetta n’entre dans le film, elle existait, et après la fin du dernier plan du film, elle continuera d’exister. Comme si c’était un personnage de documentaire qui existe en dehors du fait qu’il est filmé par notre caméra.

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005, note du 17/08/1994.

4. Un regard en recherche

En quoi le regard porté sur Rosetta est-il original ?

Comme dans un reportage de guerre en direct où le danger guette le caméraman, où il faut filmer vite, ne pas se soucier d'avoir une image bien cadrée, ne penser qu'à ne pas lâcher prise, à garder au moins un morceau du sujet dans le cadre, quitte à prendre en avant-plan des images parasites. Un cinéma de l'urgence.

M. Marlot, Il était une fois... Rosetta, Céfal, coll. "Film et société", 2005.

3.1. Un montage qui privilégie les ellipses 'sèches'

Le montage juxtapose les plans et les séquences sans transition. A la brutalité du personnage, sans cesse en mouvement, s'ajoute la 'sècheresse' du montage. On suit Rosetta : on ne la précède jamais.

Les ellipses sont d'ailleurs nombreuses, y compris à l'intérieur d'une même séquence, donnant l'impression de ruptures. Après ses premières douleurs abdominales, on retrouve Rosetta aux aguets dans le camping. On comprendra qu'elle voulait surprendre sa mère. Comme souvent dans le film, on comprend après.

3.2. Le rejet du "fourbi artistique"

Rosetta ne contient pas de "belles images". Le cinéma des frères Dardenne dénonce au contraire le souci esthétisant :

Contre l’esthétisme qui nous guette, la plastique, tout ce fourbi artistique qui empêche les rayons humains de passer.

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005.

Cela implique un choix de décor mais aussi de lumière :

On a tourné en hiver volontairement pour qu'il n'y ait justement pas de soleil. Le jour où il faisait beau on arrêtait de tourner. C'était une décision qu'on avait prise avant le tournage: pas de soleil.

Interview pour Cinergie.be, propos recueillis par Philippe Elhem, le 01/09/1999.

On notera également l'absence quasi totale de musique. Aucune musique ne vient indiquer une émotion, un état d'esprit. Aucune musique ne vient créer d'empathie entre les personnages et le spectateur. Seule exception : quand Riquet fait entendre ce qu'il a réalisé avec son groupe.

La bande-son au contraire souligne la lutte physique de Rosetta pour ne "pas tomber dans le trou" :

Luc Dardenne : On a mêlé sa respiration aux sons de sa survie. Les bottes, les bouteilles, la boîte en fer, le bruit de l'oeuf, de la bonbonne de gaz, du grillage...

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

3.3. Un drame ? Un documentaire ?

La trame narrative renvoit au drame ou au mélodrame : une jeune femme qui vit dans une précarité extrême, une mère alcoolique, un ami qu'elle trahit pour lui prendre le travail dont elle a désespérement besoin, et, finalement, une tentative de suicide.

On reste cependant très loin du pathétique propre à ces deux genres. Aucun procédé n'est mis en place pour amener le spectateur à compatir avec le personnage, et l'identification reste volontairement difficile :

Rosetta est seule pour que le spectateur puisse être avec elle. Elle souffre et celui ou celle qui la regarde peut faire l’expérience de souffrir pour l’autre qui souffre. Pour que cette expérience ne soit pas seulement narcissique, il faut que Rosetta résiste à ce qui permet au spectateur de se projeter et de verser des larmes sur lui-même. Elle doit lui échapper, lui déplaire parfois, ne pas le séduire, ne pas devenir la victime à la recherche de sa trop facile pitié. Provoquer chez le spectateur l’expérience de la souffrance pour autrui, de la souffrance à la vue de la souffrance d’autrui, c’est une manière pour l’art de reconstruire de l’expérience humaine.

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005, note du 14/08/1998.

2.4. Une caméra instable et nerveuse

On note, dans le cinéma des frères Dardenne, une volonté d'être au plus près des corps des personnages. Dans Rosetta, cette volonté poursuit de façon quasi obsessionnelle le personnage, et en particulier le visage.

"Pourquoi ce désir d’être dans les choses, d’être dedans ? Pourquoi ce désir que nous partageons absolument, mon frère et moi ? Pourquoi ne nous éloignons-nous pas des corps ? Pourquoi ne les voyons-nous pas dans un paysage ? Pourquoi ces corps solitaires, déracinés, nerveux, ne pouvant habiter un paysage, ne pouvant exister dans un plan large, un plan de terre et de ciel, de nature ? Nous le voudrions, nous le voudrions tellement mais quelque chose en nous résiste, nous donne l’impression de nous forcer, le sentiment de nous mentir dès que nous élargissons trop le cadre, comme si nous voulions faire croire à la réconciliation de l’homme et de la vie. Peut-être trouvons-nous là, à proximité des choses, entre les corps, une présence de la réalité humaine, un feu, une chaleur."

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005, note du 06/07/2004.

Dans Rosetta, la caméra n'est jamais sur pied. D'où cette impression de déséquilibre constant.

Si on refuse aussi radicalement la machinerie, c'est qu'elle oblige le comédien à un plus grand contrôle de lui-même, ce qui enlève une grande part de spontanéité à son jeu. La caméra à l'épaule rend beaucoup plus libre parce que l'acteur peut l'oublier. C'est elle, au contraire, qui doit s'en soucier... C'est un peu comme à la guerre. On part à l'assaut du plan et puis quand on y est, on assure nos positions... On voulait que, formellement, Rosetta ressemble à une chorégraphie avec son mouvement perpétuel. Impossible d'obtenir ça si on ne porte pas la caméra à l'épaule.

Interview pour Cinergie.be, propos recueillis par Philippe Elhem, le 01/09/1999.

Biographie de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Jean-Pierre Dardenne est né le 21 avril 1951, Luc le 10 mars 1954. En 1969, l’aîné, étudiant à l'IAD (Institut des Arts de Diffusion) rencontre Armand Gatti, écrivain, cinéaste et journaliste engagé. Luc, étudiant en lettres (plus tard en philosophie et en sociologie), rejoint Gatti au printemps 1973. Ils travailleront notamment auprès de lui pour le tournage de son long-métrage Nous étions tous des noms d’arbres (1981), Luc en tant qu’assistant réalisation et Jean-Pierre à l’image.

Jusqu’en 1976, ils tournent des portraits de personnes vivant dans les cités ouvrières aux alentours de Liège. Très tôt, les frères se partagent les tâches au tournage : Jean-Pierre à l’image, Luc au son.

En 1975, ils fondent le collectif Dérives, qui sera le cadre de leurs productions vidéos et de réalisations documentaires d’autres jeunes cinéastes. Tous leurs documentaires travaillent la question des luttes politiques et sociales du vingtième siècle.

En 1986 les Dardenne réalisent Falsch, leur premier long-métrage de fiction, adapté d'une pièce de R. Kalisky sur l'héritage de la Shoah pour les Juifs allemands survivants. L’œuvre, très proche du théâtre, est très différente des Dardenne d’aujourd’hui. Le film est mal reçu par la critique.

Depuis 1985, ils développent un projet de documentaire dont le titre de travail est Vulcain chômeur, sur les ravages de la crise de la sidérurgie dans les années 1980. Ce projet se transforme peu à peu en une fiction. Prisonniers de conditions de production qui leur échappe, les frères ne parviennent pas à imposer leur vision. Le film, Je pense à vous (1992), est un échec.

Dès lors, les deux frères choisissent de réaliser leurs films de façon autonome. Ils créent leur société de production, Les Films du fleuve, pour réaliser La Promesse (1996), l'histoire d'un adolescent confronté à un choix moral difficile. Le film connaît un important succès critique.

Rosetta (1999), leur long-métrage suivant, suit une jeune fille en recherche désespérée d’insertion sociale ; le film obtient une Palme d’or au Festival de Cannes et le prix de la meilleure actrice pour Émilie Dequenne.

Ils réalisent ensuite Le Fils (2002), un film sur la question du pardon, puis L’Enfant, deuxième Palme d’or. Le Silence de Lorna (2008) obtient le prix du meilleur scénario.

Tous leurs longs-métrages depuis La Promesse interrogent la question des choix moraux.

Dans une de ses notes, Luc dardenne écrit : "Le film doit s'intéresser plus à la réalité de la vie de cette femme qu'au drame. Filmer la vie, y arriverons-nous un jour ?" (Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005, p. 53).

Bibliographie

Jean-Michel Frodon, Les frères Dardenne inventent le « film-personnage », Le Monde, édition du 25.05.1999.

Interview pour Cinergie.be, propos recueillis par Philippe Elhem, le 01/09/1999.

Interview exclusive pour le site internet d'ARTE, propos recueillis par Sabine Lange, le 11 octobre 1999

Entretien réalisé par Michèle Halberstadtpour pour le centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2001.

Madeleine Marlot, Il était une fois... Rosetta, Céfal, coll. "Film et société", 2005.

Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Paris, éd. du Seuil, 2005.