La part de l'acteur

Objet d'étude : Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours

Problématique générale : Quelle est la part de l'acteur dans la création d'une oeuvre théâtrale ? Simple interprète ou créateur à part entière ?

Sujets d'exposés : La Champmeslé ; Silvia Balletti ; Frédéric Lemaître ; Louis Jouvet ; Ingrid Bergman ; Marlon Brando ; Anna Karina ; Robert de Niro.

Vous préciserez quelques dates de leur vie, les caractéristiques de leur jeu, et l'influence qu'ils ont eu sur des écrivains et des réalisateurs.

Séance 01

L'art de l'acteur

Oral

Selon vous, qu'est-ce qui fait un bon acteur ? Illustrez votre propos

Pistes

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Comparez les deux visions de l'acteur proposées dans ces deux textes.

Prolongement

Observez cette séquence On the waterfront (1954, de 67'33 à 73'04). Sur quelle vision de l'acteur le travail de M. Brando s'appuie-t-il ?

Explication

Étudiez le texte de Diderot.

Document A

Deux interlocuteurs discutent à propos des comédiens. Dans ce dialogue philosophique, Diderot oppose deux visions du comédien : celui qui joue "de réflexion", et celui qui joue "d'âme".

Le Premier : Mais le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées, votre auteur et moi, ce sont les qualités premières d'un grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j'en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l'art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.

Le Second : Nulle sensibilité !

Le Premier : Nulle. Je n'ai pas encore bien enchaîné mes raisons, et vous me permettrez de vous les exposer comme elles me viendront, dans le désordre de l'ouvrage même de votre ami.

Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu'imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu'il se présentera sur la scène sous le nom d'Auguste, de Cinna, d'Orosmane, d'Agamemnon, de Mahomet, copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s'affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu'il aura recueillies ; il s'exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S'il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d'être lui ? S'il veut cesser d'être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu'il se place et s'arrête ?

Ce qui me confirme dans mon opinion, c'est l'inégalité des acteurs qui jouent d'âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l'endroit où ils auront excellé aujourd'hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu'ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d'étude de la nature humaine, d'imitation constante d'après quelque modèle idéal, d'imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n'y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son progrès, ses élans, ses rémissions, son commencement, son milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements, s'il y a quelque différence d'une représentation à l'autre, c'est ordinairement à l'avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c'est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité. Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu'il aurait bientôt vu le terme de sa propre richesse.

Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon ? cependant suivez-la, étudiez-la, et vous serez convaincu qu'à la sixième représentation elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s'est fait un modèle auquel elle a d'abord cherché à se conformer, sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu'il lui a été possible ; mais ce modèle qu'elle a emprunté de l'histoire, ou que son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n'est pas elle ; si ce modèle n'était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de cette idée le plus près qu'elle a pu, tout est fini ; se tenir ferme là, c'est une pure affaire d'exercice et de mémoire. Si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : Vous y êtes !… combien de fois elle vous répondrait : Vous vous trompez !… [...] Nonchalamment étendue sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux fermés, immobile, elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s'entendre, se voir, se juger et juger les impressions qu'elle excitera. Dans ce moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine.

D. Diderot, Paradoxe sur le comédien, 1773.

Document B

La Formation de l'acteur de Stanislavski met en scène un directeur et un groupe d'élèves acteurs. Dans cet extrait, il s'adresse à un groupe d'étudiants après une médiocre tentative de représenter Othello, de Shakespeare. Il oppose le jeu vrai au "jeu forcé" et au "jeu mécanique". Il commence par expliquer en quoi consiste ce dernier.

C'est ce qu'explique l'un des meilleurs représentants de cette école, le célèbre acteur français Coquelin l'aîné. Il dit que l'acteur crée son modèle dans son imagination, puis qu'il en prend chaque trait, à l'image du peintre, et le transpose non pas sur la toile, mais sur lui-même... Il remarque le costume de Tartuffe, et le revêt ; il observe sa démarche, et l'imite ; il examine son visage, et y adapte le sien ; il imite sa voix. Ce personnage qu'il a construit, il doit le faire marcher, gesticuler, écouter, et penser comme le ferait Tartuffe lui-même ; en d'autres termes, lui prêter son âme. [...]

Cette conception amène un art qui est plus beau que profond, d'un effet immédiat mais sans prolongements. La forme y est plus intéressante pour elle-même que pour ce qu'elle renferme. Elle agit sur nos sens visuels et auditifs plus que sur notre âme. Elle a par conséquent plus de chances de nous séduire que de nous émouvoir.

Cet art peut vous communiquer de fortes impressions. Mais elles ne toucheront pas beaucoup votre âme et n'iront pas très loin. Il peut exprimer une puissante beauté ou un pathétique théâtral ; mais des sentiments humains profonds et subtils échappent à cette technique, car ils exigent une émotion naturelle à l'instant même où on les incarne devant le public. [...]

Le Directeur a poursuivi sa critique de notre représentation. Ce fut le tour de Vania Vyountsov. Torstov fut sévère. Son jeu, dit-il, ne pouvait même pas être considéré comme mécanique.

- Alors, qu'était-ce ? dis-je.

- Un jeu forcé des plus déplaisants, répondit le Directeur. [...]

Vous êtes tout de suite allé à l'aspect extérieur qui vous a paru impressionnant et facile à imiter. C'est toujours ce qui arrive, quand l'acteur n'a pas à sa disposition une somme d'éléments vivants empruntés à la vie. Dites à l'un d'entre vous : "Jouez immédiatement, sans aucune préparation, un sauvage en général." Je parie bien avec vous que la majorité ne fera rien d'autre que ce que vous avez fait ; car, de tous temps, les rugissements, les effets de dents, les roulements d'yeux sont liés dans notre imagination à l'idée fausse que nous nous faisons du sauvage. Tous ces artifices existent en chacun d'entre nous. Et vous les utilisez sans aucun rapport avec la situation ou les circonstances dans lesquelles ces sentiments ont été éprouvés par le personnage.

Tandis que, pour remplacer les vrais sentiments, le jeu mécanique utilise des clichés bien travaillés, le jeu outré, lui, prend les premières conventions venues et les emploie sans même les affiner ou les travailler pour la scène. Ce qui vous est arrivé est compréhensible et excusable chez un débutant. Mais faites attention à l'avenir, car ce genre d'amateurisme peut engendrer la pire forme de jeu mécanique.

Évitez tout d'abord de mal aborder votre travail, et, dans ce but, étudiez ce qui est à la base de notre système : vivez votre rôle. Deuxièmement, ne répétez pas ce genre de travail stupide que vous nous avez montré, et que je viens de critiquer. Troisièmement, ne vous permettez jamais de représenter extérieurement quoi que ce soit que vous n'avez pas vous-même éprouvé intérieurement et qui ne vous intéresse pas.

Une vérité artistique est difficile à exprimer, mais elle ne lasse jamais. Elle devient plus agréable, pénètre plus profondément de jour en jour jusqu'à ce qu'elle domine l'être entier de l'artiste et de son public.

C. Stanislavski, La Formation de l'acteur, coll. Petite Bibliothèque Payot, première édition 1936.

Séance 02

Le corps et le geste

Recherche

Comment les documents de ce corpus montrent-ils l'importance du corps et des choix de l'acteur ?

1. Quelle est l'importance du corps dans chacun de ces documents ?

2. Quelle liberté est laissée à l'acteur dans ces documents ?

Pistes

Observation

Observez l'extrait suivant de Sherlock Junior (1924, de 6'20 à 10'20) de Buster Keaton.

Explication

Vous étudierez au choix l'un des textes ci-contre.

Prolongement

Choisissez l'un des deux sujets suivants :

1. DISSERTATION. "Nous parlons trop dans nos drames." Selon vous, le théâtre donne-t-il trop de place au dialogue et pas assez au jeu de l'acteur ?

2. INVENTION. Les premières répétitions d'En attendant Godot ont été marquées par des désaccords entre les acteurs et l'auteur. Imaginez une discussion entre le metteur en scène (Roger BLIN), les acteurs (Pierre LATOUR et Lucien RAIMBOURG) et l'auteur (Samuel BECKETT). Vous inscrirez votre texte, qui prendra la forme d'un dialogue théâtral, dans un registre comique ou sérieux.

Document A

Dans cette courte comédie de Molière, Valère, un jeune homme, et Lucas, un paysan, sont à la recherche de Sganarelle, qu'ils pensent être médeccin.

Sganarelle, chantant derrière le théâtre.

La, la, la.

Valère

J'entends quelqu'un qui chante et qui coupe du bois.

Sganarelle, entrant sur le théâtre, avec une bouteille à la main, sans apercevoir Valère ni Lucas.

La, la, la… Ma foi, c'est assez travaillé pour boire un coup ; prenons un peu d'haleine.

Il boit, et dit après avoir bu :

Voilà du bois qui est salé comme tous les diables.

Qu'ils sont doux

Bouteille jolie,

Qu'ils sont doux

Vos petits glougloux !

Mais mon sort ferait bien des jaloux,

Si vous étiez toujours remplie.

Ah ! bouteille ma mie,

Pourquoi vous videz-vous ?

Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie.

Valère

Le voilà lui-même.

Lucas

Je pense que vous dites vrai, et que j'avons bouté le nez dessus.

Valère

Voyons de près.

Sganarelle, les apercevant, les regarde en se tournant vers l'un et puis vers l'autre, et, abaissant la voix, dit :

Ah ! ma petite friponne, que je t'aime, mon petit bouchon.

… Mon sort… ferait… bien des…. jaloux,

Si…

Que diable, à qui en veulent ces gens-là ?

Valère

C'est lui assurément.

Lucas

Le velà tout craché, comme on nous l'a défiguré.

Sganarelle, à part.

Ici il pose la bouteille à terre, et Valère se baissant pour le saluer, comme il croit que c'est à dessein de la prendre, il la met de l'autre côté ; ensuite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre.

Ils consultent en me regardant. Quel dessein auraient-ils ?

Valère

Monsieur, n'est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle ?

Sganarelle

Eh quoi ?

Valère

Je vous demande si ce n'est pas vous qui se nomme Sganarelle.

Sganarelle, se tournant vers Valère, puis vers Lucas.

Oui et non, selon ce que vous lui voulez.

Valère

Nous ne voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.

Sganarelle

En ce cas, c'est moi qui se nomme Sganarelle.

Molière, Le Médecin malgré lui, I, 6, 1666.

Document B

Reprenant un procédé souvent utilisé pour les romans, Diderot affirme ne pas être l'auteur du drame, Le Fils naturel. Dans ce dialogue, il se met en scène dialoguant avec le prétendu véritable auteur, Dorval, qui se serait contenté de retranscrire des évènements réels.

Dorval : Nous parlons trop dans nos drames ; et, conséquemment, nos acteurs n'y jouent pas assez. Nous avons perdu un art, dont les anciens connaissaient bien les ressources. Le pantomime jouait autrefois toutes les conditions, les rois, les héros, les tyrans, les riches, les pauvres, les habitants des des villes, ceux de la campagne, choisissant dans chaque état ce qui lui est propre ; dans chaque action, ce qu'elle a de frappant. [...]

Quel effet cet art, joint au discours, ne produirait-il pas ? Pourquoi avons-nous séparé ce que la nature a joint ? A tout moment, le geste ne répond-il pas au discours ? Je ne l'ai jamais si bien senti, qu'en écrivant cet ouvrage. Je cherchais ce que j'avais dit, ce qu'on m'avait répondu ; et ne trouvant que des mouvements, j'écrivais le nom du personnage, et au-dessous son action. Je dis à Rosalie, acte II, scène 2 : S'il était arrivé... que votre coeur fut surpris... fût entraîné par un penchant... dont votre raison vous fît un crime... J'ai connu cet état cruel... Que je vous plaindrais !

Elle me répond : Plaignez-moi donc... Je la plains, et c'est par le geste de commisération ; et je ne pense pas qu'un homme qui sent eût fait autre chose. [...]

Ce que je vis encore dans cette scène, c'est qu'il y a des endroits qu'il faudrait presque abandonner à l'acteur. C'est à lui à disposer de la scène écrite, à répéter certains mots, à revenir sur certaines idées, à en retrancher quelques-unes, et à en ajouter d'autres. Dans les cantabile, le musicien laisse à un grand chanteur un libre exercice de son goût et de son talent : il se contente de lui marquer les intervalles principaux d'un beau chant. Le poète en devrait faire autant, quand il connaît bien son acteur. Qu'est-ce qui nous affecte dans le spectacle de l'homme animé de quelque grande passion ? Sont-ce ses discours ? Quelquefois. Mais ce qui émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques monosyllabes qui s'échappent par intervalles, je ne sais quel murmure dans la gorge, entre les dents. La violence du sentiment coupant la respiration et portant le trouble dans l'esprit, les syllabes des mots se séparent, l'homme passe d'une idée à une autre ; il commence une multitude de discours ; il n'en finit aucun ; et, à l'exception de quelques sentiments qu'il rend dans le premier accès et auxquels il revient sans cesse, le reste n'est qu'une suite de bruits faibles et confus, de sons expirants, d'accents étouffés que l'acteur connaît mieux que le poète. La voix, le ton, le geste, l'action, voilà ce qui appartient à l'acteur ; et c'est ce qui nous frappe, surtout dans le spectacle des grandes passions. c'est l'acteur qui donne au discours tout ce qu'il a d'énergie. C'est lui qui porte aux oreilles la force et la vérité de l'accent.

D. Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, 1757

Document C

Tout au long de la pièce, deux vagabonds, Vladimir et Estragon, installés au bord du chemin, attendent l'arrivée d'un troisième personnage, Godot. Mais celui-ci ne vient pas. Beckett renvoie ainsi aux spectateurs l'image d'une existence absurde.

Route à la campagne, avec arbre. Soir.

Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.

Entre Vladimir.

Estragon (renonçant à nouveau) : Rien à faire.

Vladimir (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Estragon.) Alors ? te revoilà, toi.

Estragon : Tu crois ?

Vladimir : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.

Estragon : Moi aussi.

Vladimir : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit) Lève-toi que je t'embrasse. (Il tend la main à Estragon.)

Estragon (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure.

Silence.

Vladimir (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?

Estragon : Dans un fossé.

Vladimir (épaté) : Un fossé ! où ça ?

Estragon (sans geste) : Par là.

Vladimir : Et on ne t'a pas battu ?

Estragon : Si... Pas trop.

Vladimir : Toujours les mêmes ?

Estragon : Les mêmes ? Je ne sais pas.

Silence.

Vladimir : Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur.

Estragon (piqué au vif) : Et après ?

Vladimir (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.

Estragon : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.

Vladimir : La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?

Estragon : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?

Vladimir : Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m'écouter.

Estragon (faiblement) : Aide-moi !

Vladimir : Tu as mal ?

Estragon : Mal ! Il me demande si j'ai mal !

Vladimir (avec emportement) : Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles.

Estragon : Tu as eu mal ?

Vladimir : Mal ! Il me demande si j'ai eu mal !

Estragon (pointant l'index) : Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner.

Vladimir (se penchant) : C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses.

Estragon : Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.

Vladimir (rêveusement) : Le dernier moment... (Il médite) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?

Estragon : Tu ne veux pas m'aider?

Vladimir : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire? Soulagé et en même temps... (il cherche)... épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TÉ. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ca alors! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprème effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) Alors?

Estragon : Rien.

Vladimir : Fais voir.

Estragon : Il n'y à rien à voir.

S. Beckett, En Attendant Godot, I, 1953.

Document D

Buster Keaton, Sherlock Junior, 1924 (de 6'20 à 10'30).

Document D

Personnage

Un homme. Geste familier : il plie et déplie son mouchoir.

Scène

Désert. Eclairage éblouissant.

Action

Projeté à reculons de la coulisse droite, l'homme trébuche, tombe, se relève aussitôt, s'époussette, réfléchit.

Coup de sifflet coulisse droite.

Il réfléchit, sort à droite.

Rejeté aussitôt en scène, il trébuche, tombe, se relève aussitôt, s'époussette, réfléchit.

Coup de sifflet coulisse gauche.

Il réfléchit, sort à gauche.

Rejeté aussitôt en scène, il trébuche, tombe, se relève aussitôt, s'époussette, réfléchit.

Coup de sifflet coulisse gauche.

Il réfléchit, va vers la coulisse gauche, s'arrête avant de l'atteindre, se jette en arrière, trébuche, tombe, se relève aussitôt, s'époussette, réfléchit.

Un petit arbre descend des cintres, atterrit. Une seule branche à trois mètres du sol et à la cime une maigre touffe de palmes qui projette une ombre légère.

Il réfléchit toujours.

Coup de sifflet en haut.

Il se retourne, voit l'arbre, réfléchit, va vers l'arbre, s'assied à l'ombre, regarde ses mains.

Des ciseaux de tailleur descendent des cintres, s'immobilisent devant l'arbre à un mètre du sol.

Il regarde toujours ses mains.

Coup de sifflet en haut.

Il lève la tête, voit les ciseaux, réfléchit, les prend et commence à se tailler les ongles.

Les palmes se rabattent contre le tronc, l'ombre disparaît.

Il lâche les ciseaux, réfléchit.

Une petite carafe, munie d'une grande étiquette rigide portant l'inscription EAU, descend des cintres, s'immobilise à trois mètres du sol.

Il réfléchit toujours.

Coupe de sifflet en haut.

Il lève les yeux, voit la carafe, réfléchit, se lève, va sous la carafe, essaie en vain de l'atteindre, se détourne, réfléchit.

S. Beckett, Acte sans parole, I, 1957.

Séance 03

La part de l'acteur

Cette séance est destinée à réfléchir sur la place de l'acteur dans la création

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Documentez-vous sur les acteurs ci-contre.

Dissertation

"L'acteur n'est pas seulement un interprète, il est un inspirateur ; il est le mannequin vivant par lequel bien des auteurs personnifient tout naturellement une vision encore vague ; et le grand acteur : un grand inspirateur. Vous ne serez donc pas surpris si je vous dis que c'est très fréquemment qu'un de ces fantômes, encore suant d'inexistence et de mutisme, prétend prendre immédiatement la forme désinvolte et volubile de Louis Jouvet. Mon intimité avec lui est si grande, notre attelage dramatique si bien noué, que l'apparition larvaire en une minute a pris déjà sa bouche, son œil narquois, et sa prononciation. À tel point que cet ami merveilleux et ce comédien génial se dédouble pour moi, même en sa présence, et devient lui-même en moi un personnage qui m'accable de réflexions et de divagations, pour lequel je n'ai ni trouvé ni cherché d'ailleurs d'autre nom, quand je note ses commentaires, que le nom même de Jouvet."

J. Giraudoux, Conférence sur l'inspiration dramatique, 1942.

Pensez-vous que l'intérêt d'une représentation théâtrale (éventuellement, d'un film) dépende d'un acteur particulier ?

Pistes

Entourage de Louis-Michel Van Loo, Mlle Champmeslé dans le rôle d’Atalide ou Roxane, milieu du xviiie siècle.

Jean-Marc Nattier, Thalie, muse de la comédie, 1739 (le modèle est probablement Silvia Balletti).

Portrait de Frédérick Lemaître, environ 1880.

Elia Kazan, Un tramway nommé Désir, 1951.