Objet d'étude : Genres et formes de l'argumentation : XVIIème et XVIIIème siècle
Problématique générale : La parole, un outil efficace ?
Quels sentiments Voltaire cherche-t-il à faire naître chez son lecteur ? Par quels procédés ? Dans quel but ?
En 1765, à Abbeville, dans le nord de la France, un crucifix est profané. On accuse un groupe de jeunes gens, dont le chevalier de La Barre et le chevalier d'Etallonde. Le chevalier de La Barre, âgé de seize ans, est également accusé d'avoir refusé de retirer son chapeau devant une procession religieuse, d'avoir chanté des chansons impies au passage d'un cortège, et de posséder le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Ce dernier écrit au marquis de Beccaria pour lui relater le dénouement de l'affaire.
Les juges d’Abbeville, par une ignorance et une cruauté inconcevables, condamnèrent le jeune d’Étallonde, âgé de dix-huit ans:
1° A souffrir le supplice de l’amputation de la langue jusqu’à la racine, ce qui s’exécute de manière que si le patient ne présente pas la langue lui-même, on la lui tire avec des tenailles de fer, et on la lui arrache.
2° On devait lui couper la main droite à la porte de la principale église.
3° Ensuite il devait être conduit dans un tombereau à la place du marché, être attaché à un poteau avec une chaîne de fer, et être brûlé à petit feu. Le sieur d’Étallonde avait heureusement épargné, par la fuite, à ses juges l’horreur de cette exécution.
Le chevalier de La Barre étant entre leurs mains, ils eurent l’humanité d’adoucir la sentence, en ordonnant qu’il serait décapité avant d’être jeté dans les flammes ; mais s’ils diminuèrent le supplice d’un côté, ils l’augmentèrent de l’autre, en le condamnant à subir la question ordinaire et extraordinaire, pour lui faire déclarer ses complices; comme si des extravagances de jeune homme, des paroles emportées dont il ne reste pas le moindre vestige, étaient un crime d’État, une conspiration. Cette étonnante sentence fut rendue le 28 février de cette année 1766. [...]
Enfin, le 1er juillet de cette année, se fit dans Abbeville cette exécution trop mémorable: cet enfant fut d’abord appliqué à la torture. Voici quel est ce genre de tourment.
Les jambes du patient sont serrées entre des ais; on enfonce des coins de fer ou de bois entre les ais et les genoux, les os en sont brisés. Le chevalier s’évanouit, mais il revint bientôt à lui, à l’aide de quelques liqueurs spiritueuses, et déclara, sans se plaindre, qu’il n’avait point de complices.
On lui donna pour confesseur et pour assistant un dominicain, ami de sa tante l’abbesse, avec lequel il avait souvent soupé dans le couvent. Ce bon homme pleurait, et le chevalier le consolait. On leur servit à dîner. Le dominicain ne pouvait manger. "Prenons un peu de nourriture, lui dit le chevalier; vous aurez besoin de force autant que moi pour soutenir le spectacle que je vais donner ».
Le spectacle en effet était terrible : on avait envoyé de Paris cinq bourreaux pour cette exécution. Je ne puis dire en effet si on lui coupa la langue et la main. Tout ce que je sais par les lettres d’Abbeville, c’est qu’il monta sur l’échafaud avec un courage tranquille, sans plainte, sans colère, et sans ostentation: tout ce qu’il dit au religieux qui l’assistait se réduit à ces paroles: "Je ne croyais pas qu’on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose. »
Il serait devenu certainement un excellent officier: il étudiait la guerre par principes; il avait fait des remarques sur quelques ouvrages du roi de Prusse et du maréchal de Saxe, les deux plus grands généraux de l’Europe.
Lorsque la nouvelle de sa mort fut reçue à Paris, le nonce dit publiquement qu’il n’aurait point été traité ainsi à Rome, et que s’il avait avoué ses fautes à l’Inquisition d’Espagne ou de Portugal, il n’eût été condamné qu’à une pénitence de quelques années.
Je laisse, monsieur, à votre humanité et à votre sagesse le soin de faire des réflexions sur un événement si affreux, si étrange, et devant lequel tout ce qu’on nous conte des prétendus supplices des premiers chrétiens doit disparaître. Dites-moi quel est le plus coupable, ou un enfant qui chante deux chansons réputées impies dans sa seule secte, et innocentes dans tout le reste de la terre, ou un juge qui ameute ses confrères pour faire périr cet enfant indiscret par une mort affreuse.
Voltaire, Relation de la mort du chevalier de La Barre, 1766.
Dans un article sur l'impiété au XVIIIe s., un historien raconte les anecdotes suivantes :
1. Le cimetière est depuis longtemps un lieu de sociabilité où public et privé se confondent. Espace ouvert, il est traversé de sentiers et voies de passage ; espace familier, la liesse populaire s'y donne libre cours. A Garchizy [...] les jeunes gens depuis plusieurs années, déplore le curé, ont coutume d'y boire et d'y danser au son de la musette à l'occasion des fêtes du patron de la paroisse. [En 1698], de jeunes vignerons chantant "requiescant in pace", accompagnés de poêles et de chaudrons, tirent à coups de fusils sur les tombes "pour achever de tuer ceux qui n'étaient point morts."
2. [En 1725] un jeune marchand (22 ans environ) de Saint-Julien du Sault, nouveau marié, profite de l'absence de son frère curé de la paroisse de Piffonds pour se travestir en prêtre et mimer la messe avec pour public sa femme et une jeune nièce. L'acteur a composé son apparence (cheveux ramenés en queue, bonnet carré, surplis et robe) et sa contenance. Il éprouve la qualité de sa voix et la résonnance de l'Eglise en improvisant un sermon de fantaisie. Il n'oublie pas en conclusion de convier avec autorité et bienveillance ses ouailles pour le vendredi suivant. Pour rendre le portrait totalement ressemblant et souligner l'honnête aisance d'un bon curé parfois rustique dans ses propos et ses goûts, il dit à un jeune garçon venu furtivement s'informer du bruit fait dans l'église : "Va-t-en dire à ma servante qu'elle mette le chou au pot parce que j'ai faim ; il y a si longtemps que je prêche." [...] Après récidive et sonnerie des cloches il est vrai, les voisins de l'église qui ont fait épier la scène par des enfants, convaincus qu'ils avaient affaire à un imposteur, se décident. Geste rare, le maréchal du village va porter sa dénonciation pour "impiétés dans l'église."
Nicole Dyonnet, Impiétés provinciales au XVIIIe siècle, Histoire, économie et société, 1990.
Imaginez le procès d'un de ces jeunes irrespectueux. Vous écrirez un récit mettant en scène le moment du procès où sont prononcés le réquisitoire puis le plaidoyer. Vous veillerez à souligner les discours tenus mais aussi les attitudes des orateurs et les réactions de l'auditoire.
Écoutez l'émission "Les coulisses du condamné" 5/5 : Le procès Courjault, particulièrement le début de la plaidoirie. Comment l'avocat s'efforce-t-il d'argumenter ?
D'après les documents ci-contre, qu'est-ce qui permet à l'orateur d'emporter l'adhésion de son auditoire ?
Il importe beaucoup, pour amener la conviction, principalement dans le genre délibératif, mais aussi dans le genre judiciaire, de savoir sous quel jour apparaît l'orateur et dans quelles dispositions les auditeurs supposent qu'il est à leur égard, et, en outre, dans quelles dispositions ils sont eux-mêmes,
L'idée que l'on se fait de l'orateur est surtout utile dans les délibérations, et la disposition de l'auditoire dans les affaires judiciaires. En effet, on ne voit pas les choses du même oeil quand on aime et quand on est animé de haine, ni quand on est en colère et quand on est calme ; mais elles sont ou tout autres, ou d'une importance très différente. Pour celui qui aime, la personne en cause semble n'avoir pas commis une injustice, ou n'en avoir commis qu'une légère. Pour celui qui hait, c'est le contraire. Pour celui qui conçoit un désir ou une espérance, si la chose à venir doit être agréable, elle lui paraît devoir s'accomplir, et dans de bonnes conditions. Pour celui qui n'a pas de passion et dont l'esprit est chagrin, c'est le contraire.
Il y a trois choses qui donnent de la confiance dans l'orateur ; car il y en a trois qui nous en inspirent, indépendamment des démonstrations produites. Ce sont le bon sens, la vertu et la bienveillance.
Aristote, Rhétorique, IVe s. av. J.-C., traduction de C. E. Ruelle, coll. "Chefs d'oeuvres de la littérature grecque", Librairie Garnier Frères, 1922.
Mais tous ces avantages, c'est l'action qui les fait valoir. L'action domine dans l'art de la parole : sans elle, le meilleur orateur n'obtiendra aucun succès; avec elle, un orateur médiocre l'emporte souvent sur les plus habiles. On demandait à Démosthène quelle était la première qualité de l'orateur; il répondit : L'action. Quelle était la seconde, puis la troisième ? et il répondit toujours : L'action. C'est ce qui fait mieux sentir la justesse de ce mot d'Eschine. Après la condamnation déshonorante qui le fit sortir d'Athènes, il s'était retiré à Rhodes. Les Rhodiens le prièrent de leur lire la belle harangue qu'il avait prononcée contre Ctésiphon, avec Démosthène pour adversaire; il y consentit. Le lendemain, on le pria de lire aussi la réponse de Démosthène en faveur de Ctésiphon. Il la lut avec un ton de voix plein de force et de grâce; et comme tout le monde se récriait d'admiration : Que serait-ce, dit Eschine, si vous l'eussiez entendu lui-même? Il montrait assez par là quelle puissance il attribuait à l'action, lui qui croyait que le même discours pouvait sembler tout autre selon la personne qui le prononçait. Quel effet devait produire C. Gracchus, que vous vous rappelez mieux que moi, Catulus, lorsque, s'abandonnant à ce mouvement si vanté au temps de mon enfance, il s'écriait : Misérable ! où irai je ? quel asile me reste-t-il? Le Capitole? il est inondé du sang de mon frère. Ma maison? j'y verrais une malheureuse mère fondre en larmes et mourir de douleur; son regard, sa voix, son geste, au dire de chacun, étaient si touchants, que ses ennemis eux-mêmes en versèrent des pleurs. J'insiste là-dessus, parce que les orateurs, qui sont les organes de la vérité même, semblent avoir abandonné toute cette partie aux comédiens, qui n'en sont que les imitateurs. [...]
La nature a donné, pour ainsi dire, à chaque passion sa physionomie particulière, son accent et son geste. Notre corps tout entier, notre regard, notre voix résonnent comme les cordes d'une lyre, au gré de la passion qui nous ébranle ; et comme les tons de l'instrument varient sous la main qui le touche, ainsi l'organe de la voix produit des sous aigus ou graves, pressés ou lents, forts ou faibles, avec toutes les nuances intermédiaires. De là naissent les différents tons, doux ou rudes, rapides ou prolongés, entrecoupés ou continus, mous ou heurtés, affaiblis ou enflés : toutes ces inflexions diverses de la voix, ont besoin d'être employées tour à tour avec ménagement, et l'art peut les régler; elles sont pour l'orateur comme les couleurs qui servent au peintre à varier ses tableaux.
Ciceron, De Oratore, troisième dialogue, 55 av J.C.
H. Daumier, Le Défenseur, XIXe s.
1. Préparez puis prononcez la plaidoirie de l'avocat de la marquise de Brinvilliers.
2. Quelles plaidoiries vous ont paru les plus efficaces ? Justifiez votre réponse.
1. Amant et complice de la marquise.
À Rocroi, le cortège rencontra M. le conseiller Palluau, que le parlement avait envoyé au-devant de la prisonnière, pour l'interroger au moment où, s'y attendant le moins, elle n'aurait pas eu le temps de méditer ses réponses. Desgrais le mit au fait de ce qui s'était passe, et lui recommanda surtout la fameuse cassette, objet de tant d'inquiétudes et de si vives recommandations. M. de Palluau l'ouvrit, et y trouva, entre autres choses, un papier intitulé : Ma Confession.
Cette confession était une preuve étrange du besoin qu'ont les coupables de déposer leurs crimes dans le sein des hommes ou dans la miséricorde de Dieu. Déjà, comme on l'a vu, Sainte-Croix1 avait écrit une confession qui avait été brûlée, et voilà que la marquise commet à son tour la même imprudence. Au reste, cette confession, qui contenait sept articles et qui commençait par ces mots : Je me confesse à Dieu, et à vous, mon père, était un aveu complet de tous les crimes qu'elle avait commis.
Dans le premier article, elle s'accusait d'avoir été incendiaire ;
Dans le second, d'avoir cessé d'être fille à sept ans ;
Dans le troisième, d'avoir empoisonné son père ;
Dans le quatrième, d'avoir empoisonné ses deux frères ;
Dans le cinquième, d'avoir tenté d'empoisonner sa sœur, religieuse aux Carmélites.
Les deux autres articles étaient consacrés au récit de débauches bizarres et monstrueuses. Il y avait à la fois dans cette femme de la Locuste et de la Messaline : l'Antiquité ne nous avait rien offert de mieux.
M. de Palluau, fort de la connaissance de cette pièce importante, commença aussitôt l'interrogatoire. Nous le rapportons textuellement, heureux que nous serons chaque fois que nous pourrons substituer les pièces officielles à notre propre récit.
Interrogée pourquoi elle s'était enfuie à Liège.
- A dit s'être retirée de France à cause des affaires qu'elle avait avec sa belle-sœur.
Interrogée si elle avait connaissance des papiers qui se trouvaient dans sa cassette.
- A dit que, dans sa cassette, il y a plusieurs papiers de sa famille, et parmi ces papiers, une confession générale qu'elle voulait faire ; mais que, lorsqu'elle l'écrivit, elle avait l'esprit désespéré ; ne sait ce qu'elle y a mis, ne sachant ce qu'elle faisait, ayant l'esprit aliéné, se voyant dans des pays étrangers, sans secours de ses parents, réduite à emprunter un écu.
Interrogée, sur le premier article de sa confession, dans quelle maison elle a fait mettre le feu.
- A dit ne l'avoir point fait, et que, lorsqu'elle avait écrit pareille chose, elle avait l'esprit troublé.
Interrogée sur les six autres articles de sa confession.
- A dit qu'elle ne sait ce que c'est et ne se souvient point de cela.
Interrogée si elle n'a point empoisonné son père et ses frères.
- A dit ne savoir rien de tout cela. [...]
Interrogée si elle connaît un apothicaire nommé Glazer.
- A dit avoir été trois fois chez lui pour ses fluxions.
Interrogée pourquoi elle a écrit à Théria d'enlever la cassette.
- A dit ne savoir ce que c'était.
Interrogée pourquoi, en écrivant à Théria, elle disait qu'elle était perdue s'il ne s'emparait de la cassette et du procès.
- A dit ne s'en souvenir. [...]
La marquise se renfermait, comme on le voit, dans un système complet de dénégation : arrivée à Paris, et écrouée à la conciergerie, elle continua de le suivre; mais bientôt aux charges terribles qui l'accablaient déjà vinrent s'en joindre de nouvelles.
La fille Edme Huet, femme Briscien, déposa :
Que Sainte-Croix allait tous les jours chez la dame de Brinvilliers, et que dans une cassette appartenant à ladite dame elle avait vu deux petites boîtes contenant du sublimé en poudre et en pâte ; ce qu'elle reconnut bien, étant fille d'apothicaire. Ajoute que ladite dame de Brinvilliers ayant un jour dîné en compagnie et étant gaie, elle lui montra une petite boîte, lui disant : —Voilà de quoi se venger de ses ennemis ; et cette boîte n'est pas grande, mais elle est pleine de successions. —Qu'elle lui remit alors cette boîte entre les mains ; mais, que bientôt étant revenue de sa gaîté, elle s'écria : — Bon Dieu! que vous ai-je dit ! ne le répétez à personne.
C. Le Brun, La marquise de Brinvilliers en 1676 après son emprisonnement.
Laurent Perrette, demeurant chez Glazer, apothicaire, déclara :
Qu'il a souvent vu une dame venir chez son maître, conduite par Sainte-Croix ; que le laquais lui a dit que cette dame était la marquise de Brinvilliers ; qu'il parierait sa tête que c'était du poison qu'ils venaient faire faire à Glazer ; que quand ils venaient ils laissaient leur carrosse à la foire Saint-Germain. [...]
Laviolette, archer, déposa :
Que le soir même de l'arrestation la dame de Brinvilliers avait une longue épingle qu'elle voulut mettre dans sa bouche ; qu'il l'en empêcha, et lui dit qu'elle était bien misérable ; qu'il voyait que ce qu'on disait d'elle était véritable, et qu'elle avait empoisonné toute sa famille : à quoi elle fit réponse que si elle l'avait fait, ce n'était que par un mauvais conseil, et que d'ailleurs on n'avait pas toujours de bons moments.
Antoine Barbier, archer, déclara :
Que la dame de Brinvilliers étant à table et buvant dans un verre, elle en voulut manger un morceau, et que comme il l'en empêcha, elle lui dit que s'il voulait la sauver, elle lui ferait sa fortune ; qu'elle a écrit plusieurs lettres à Théria ; que pendant tout le voyage elle a fait ce qu'elle a pu pour avaler du verre, de la terre ou des épingles ; qu'elle lui a proposé de couper la gorge à Desgrais, de tuer le valet de chambre de monsieur le commissaire, qu'elle lui avait dit qu'il fallait prendre et brûler la cassette, qu'il fallait porter la mèche allumée pour brûler tout ; qu'elle a écrit à Penautier de la Conciergerie , qu'elle lui donna la lettre et qu'il fit semblant de la porter. [...]
Il était difficile de continuer le même système de dénégation absolue en face de pareilles preuves. La marquise de Brinvilliers n'en persista pas moins à soutenir qu'elle n'était point coupable, et Me Nivelle, l'un des meilleurs avocats de cette époque, consentit à se charger de sa cause.
A. Dumas père, La Marquise de Brinvilliers, 1839-1840.
Préparez une lecture orale de ce texte.
1. Montrez que cette fable propose un récit riche en rebondissements.
2. Quel regard cette fable propose-t-elle sur la Cour ?
3. En quoi ce texte dénonce-t-il la justice ?
Selon vous, la littérature est-elle un instrument efficace pour faire changer les opinions ?
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
J. de la Fontaine, Fables, VII, 1, 1678
1. Comment les accusés sont-ils traités d'après ces documents ?
2. Quelle image ces documents donnent-ils la justice de leur époque ?
Quelle est le ton utilisé dans chacun de ces textes ?
1. Absoudre : Déclarer un accusé innocent du crime ou du délit qui lui était imputé.
2. Célèbre comédienne du XVIIIe s.
Ecriture à l'époque des Lumières, L'Encyclopédie recense les savoirs existants, mais prend aussi souvent position sur des questions politiques, religieuses, éthiques.
TORTURE ou QUESTION, (Jurisprud.) est un tourment que l'on fait essuyer à un criminel ou à un accusé, pour lui faire dire la vérité ou déclarer ses complices. Voyez QUESTION.
Les tortures sont différentes, suivant les différents pays ; on la donne avec l'eau, ou avec le fer, ou avec la roue, avec des coins, avec des brodequins, avec du feu, etc.
En Angleterre on a aboli l'usage de toutes les tortures, tant en matière civile que criminelle, et même dans le cas de haute trahison ; cependant il s'y pratique encore quelque chose de semblable quand un criminel refuse opiniâtrement de répondre ou de s'avouer coupable, quoiqu'il y ait des preuves. Voy. PEINE FORTE ET DURE.
En France on ne donne point la torture ou la question en matière civile ; mais en matière criminelle, suivant l'ordonnance de 1670, on peut appliquer à la question un homme accusé d'un crime capital, s'il y a preuve considérable, et que cependant elle ne soit pas suffisante pour le convaincre. Voyez PREUVE.
Il y a deux sortes de questions ou tortures, l'une préparatoire, que l'on ordonne avant le jugement, et l'autre définitive, que l'on ordonne par la sentence de mort.
La première est ordonnée manentibus indiciis, preuves tenantes ; de sorte que si l'accusé n'avoue rien, il ne peut point être condamné à mort, mais seulement à toute autre peine, ad omnia citra mortem.
La seconde se donne aux criminels condamnés, pour avoir révélation de leurs complices.
La question ordinaire se donne à Paris avec six pots d'eau et le petit tréteau, et la question extraordinaire aussi avec six pots d'eau, mais avec le grand tréteau.
En Écosse la question se donne avec une botte de fer et des coins.
En certains pays on applique les pieds du criminel au feu, en d'autres on se sert de coins, etc.
M. de la Bruyère dit que la question est une invention sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible, et pour sauver un coupable qui est né robuste.
L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1766
Le philosophe et juriste italien Beccaria est considéré comme l'un des fondateurs du droit pénal moderne.
C’est une barbarie consacrée par l’usage dans la plupart des gouvernements que de donner la torture à un coupable pendant que l’on poursuit son procès, soit pour tirer de lui l’aveu du crime; soit pour éclaircir les contradictions où il est tombé; soit pour découvrir ses complices, ou d’autres crimes dont il n’est pas accusé, mais dont il pourrait être coupable; soit enfin parce que des sophistes incompréhensibles ont prétendu que la torture purgeait l’infamie. Un homme ne peut être considéré comme coupable avant la sentence du juge; et la société ne peut lui retirer la protection publique, qu’après qu’il est convaincu d’avoir violé les conditions auxquelles elle lui avait été accordée. Le droit de la force peut donc seul autoriser un juge à infliger une peine à un citoyen, lorsqu’on doute encore s’il est innocent ou coupable.
Voici une proposition bien simple : ou le délit est certain, ou il est incertain : s’il est certain, il ne doit être puni que de la peine fixée par la loi, et la torture est inutile, puisqu’on n’a plus besoin des aveux du coupable. Si le délit est incertain, n’est-il pas affreux de tourmenter un innocent? Car, devant les lois, celui-là est innocent dont le délit n’est pas prouvé. [...]
La torture est souvent un sûr moyen de condamner l’innocent faible, et d’absoudre le scélérat robuste. C’est là ordinairement le résultat terrible de cette barbarie que l’on croit capable de produire la vérité, de cet usage digne des cannibales, et que les Romains, malgré la dureté de leurs moeurs, réservaient pour les seuls esclaves, pour ces malheureuses victimes d’un peuple dont on a trop vanté la féroce vertu. De deux hommes, également innocents ou également coupables, celui qui se trouvera le plus courageux et le plus robuste, sera absous; mais le plus faible sera condamné en vertu de ce raisonnement : "Moi, juge, il faut que je trouve un coupable. Toi, qui es vigoureux, tu as su résister à la douleur, et pour cela je t’absous1. Toi, qui es plus faible, tu as cédé à la force des tourments; ainsi, je te condamne.
»Beccaria, Des délits et des peines, 1764, trad. par l'abbé Morellet.
Voltaire est un philosophe des Lumières. Dans ses écrits, il dénonce l'intolérance et l'injustice de son époque.
Quoiqu’il y ait peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la torture, autrement nommée question. C’est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l’ont inventée ; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encore dans l’usage de serrer les pouces, de brûler les pieds, et de questionner par d’autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent. [...]
Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus qu’un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très-bien la comédie des Plaideurs : "Cela fait toujours passer une heure ou deux. »
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui : "Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne ?» [...]
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville. gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non-seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.
Ce n’est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée ; c’est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers ; par les filles d’opéra, qui ont les mœurs fort douces ; par nos danseurs d’opéra, qui ont de la grâce ; par Mlle Clairon2, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française.
Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1769.
A. Magnasco est un peintre rococo italien dont les oeuvres traitent de sujets peu traditionnels : galériens, quakers, bohémiens...
A. Magnasco, Scène au tribunal, v. 1710-1720.
1. Montrez que ces documents proposent des situations comparables.
2. Quels procédés ces documents utilisent-ils pour mettre en valeur les innocents ?
1. Huguenot : de confession protestante.
2. Parricide : Meutre d'un père par le fils, ou d'un fils par le père (c'est ce dernier sens qui est utilisé ici).
3. Arrêt : jugement rendu.
Reprenant un texte écrit dans l'Antiquité par le poète Phèdre, La Fontaine place cette fable dans les premières de son premier recueil.
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tête encor ma mère
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l'emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
J. de La Fontaine, Fables I, 10, 1668-1678
L’affaire Calas est une affaire judiciaire qui se déroula en 1762 à Toulouse. Jean Calas, un riche marchand de confession protestante, est accusé du meurtre de son fils aîné, Marc-Antoine converti au catholicisme et retrouvé pendu dans la maison familiale.
Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis longtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé et pendu son fils âgé de vingt-huit ans, qui était d'une force au-dessus de l'ordinaire. Il fallait absolument qu'il eût été assisté dans cette exécution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse et par la servante. Ils ne s'étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition était encore aussi absurde que l'autre : car comment une servante zélée catholique aurait-elle pu souffrir que des huguenots1 assassinassent un jeune homme, élevé par elle, pour le punir d'aimer la religion de cette servante ? Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue ? Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains sur son fils ? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coups réitérés, sans des meurtrissures, sans des habits déchirés ?
Il était évident que, si le parricide2 avait pu être commis, tous les accusés étaient également coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas quittés d'un moment ; il était évident qu'ils ne l'étaient pas ; il était évident que le père seul ne pouvait l'être ; et cependant l'arrêt condamna ce père seul à expirer sur la roue.
Le motif de l'arrêt3 était aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui étaient décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister aux tourments ; et qu'il avouerait, sous les coups des bourreaux, son crime et celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son innocence, et le conjura de pardonner à ses juges.
Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le premier, d'élargir la mère, son fils Pierre, le jeune Lavaisse et la servante ; mais un des conseillers leur fait sentir que cet arrêt démentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les accusés ayant toujours été ensemble dans le temps qu'on supposait le parricide, l'élargissement de tous les survivants prouvait invinciblement l'innocence du père de famille exécuté, ils prirent alors le parti de bannir Pierre Calas son fils.
Voltaire, Traité sur la Tolérance, 1763.
Socrate est un philosophe athénien. Injustement accusé d'impiété, il est condamné à boire la ciguë, un poison mortel. Plutôt que de supplier, il accepte et, jusqu'à sa mort, continue à enseigner ses disciples.
Jacques-Louis David, La mort de Socrate, 1787.