Aux frontières de l'homme

Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours

Problématique générale : En quoi la figure du monstre peut-elle aider à réfléchir à ce qui définit l'homme ?

Lien vers les sujets

Séance 01

Exemples de monstres célèbres

Cette séance est destinée à réfléchir à la notion de monstruosité

Oral

1. Choisissez un monstre sur lequel vous vous documenterez afin de le présenter brièvement. Vous pouvez tirer votre exemple de la mythologie, du cinéma, de la littérature...

2. Pourquoi ces créatures nous fascinent-elles ?

Pistes

Prolongement

Quelles relations ces documents établissent-ils entre l'homme et le monstre ?

Document A

Après avoir délivré Andromède, avec l'aide de son cheval Pégase, Persée raconte à ses hôtes comment il a tué la Méduse.

Le triton Glaucus est amoureux de la nymphe Scylla. La magicienne Circé (appelée la déesse, dans l'extrait) en est jalouse et empoisonne l'eau dans laquelle elle se baigne.

Il était une petite grotte aux voûtes arrondies en arc, asile favori de Scylla, où elle cherchait un abri contre la violence des flots soulevés et la chaleur, à l'heure où le soleil, parvenu au milieu de sa course, était le plus ardent, et, du zénith, avait le plus raccourci les ombres. La déesse infecte d'avance ce lieu et le souille avec ses poisons aux monstrueux effets. Elle l'asperge avec le liquide qui coula d'une racine vénéneuse, et ses lèvres de magicienne, à trois reprises, murmurent, répétée neuf fois, une obscure formule faite d'un mystérieux assemblage de mots inconnus. Scylla arrive ; elle avait déjà pénétré dans l'eau jusqu'à la ceinture, lorsqu'elle se voit, aux aines, entourée d'affreux monstres aboyants. Et d'abord, ne croyant pas qu'ils font partie de son corps, elle fuit, veut les chasser, effrayée par ces crocs agressifs ; mais, en les fuyant, elle les entraine avec elle, et quand elle cherche ses membres, cuisses, jambes, pieds, ce sont des Cerbères aux gueules béantes qu'elle trouve à leur place. Si elle se dresse encore, c'est maintenue par cette meute enragée ; son corps mutilé à partir des aines et dont le tronc seul domine ces bêtes furieuses, les maintient assemblées par le dos. [...]

Scylla resta dans ce même lieu, et, à la première occasion qui lui fut donnée, en haine de Circée, elle enleva à Ulysse ses compagnons. Elle aurait bientôt submergé les vaisseaux troyens, si elle n'avait été prévenue par sa métamorphose en un rocher qui, aujroud'hui encore, se dresse au-dessus des flots. Même rocher, le navigateur l'évite.

Ovide, Les Métamorphoses, 14, 8 ap. J.-C., trad. de J. Chamonard, coll. GF, éd. Flammarion.

Puis, par des sentiers cachés et des routes détournées,à travers des rochers hérissés de forêts escarpées, il avait atteint la demeure des Gorgones1 ; çà et là, à travers les champs et sur les routes, il avait vu des figures d'hommes et de bêtes féroces qui avaient été, perdant leur forme première, pétrifiées pour avoir vu Méduse. Lui-même, cependant, dans le miroir de bronze du bouclier qu'il portait à sa main gauche, il avait aperçu le hideux personnage de Méduse. Profitant d'un lourd sommeil qui s'était emparé d'elle et de ses serpents, il lui avait détaché la tête du cou ; Pégase, à la course ailée, et son frère étaient nés du sang de cette mère. Persée ajouta le récit de son long et vraiment périlleux voyage ; il dit quelles mers, quelles terres il avait vues au-dessous de lui du haut des airs, et quels astres il avait frôlé du battement de ses ailes. Décevant l'attente de ses auditeurs, il se tut cependant. Prenant alors la parole, l'un des nobles lui demande pourquoi, seule parmi ses soeurs, Méduse portait des serpents emmêlés au milieu de ses cheveux. L'hôte répondit : "Le fait dont tu t'informes là mérite d'être rapporté ; apprends-en donc la cause, puisque tu la demandes. D'une éclatante beauté, Méduse avait fait naître les espoirs jaloux de nombreux prétendants, et, dans toute sa personne, il n'y avait rien qui attirât plus les regards que ses cheveux. J'ai rencontré un homme qui racontait l'avoir vue. Le maître de la mer la viola, dit-on, dans le temple de Minerve. La fille de Jupiter2 détourna sa vue et couvrit de son égide son chaste visage. Et, pour que cet attentat ne demeurât pas impuni, elle changea les cheveux de la Gorgone en hideux serpents. Aujourd'hui encore, pour frapper de terreur ses ennemis épouvantés, elle porte, sur le devant de sa poitrine, les serpents nés par sa volonté.

1. Gorgones : au nombre de trois, elles étaient des monstres féminins, dragons au regard qui pétrifiait. Deux d'entre elles étaient immortelles.

2. La fille de Jupiter : il s'agit de Minerve. L'égide est le bouclier.

Ovide, Les Métamorphoses, 4, 8 ap. J.-C., trad. de J. Chamonard, coll. GF, éd. Flammarion.

Document B
Document A
Document B

A Séoul, Hee-bong Park tient un petit snack au bord de la rivière où il vit avec son fils aîné, Gang-du et la fille de ce dernier, la petite Hyun-seo. Un jour, un monstre surgi des profondeurs de la rivière attaque la foule, détruisant tout sur son passage. Gang-du tente de s'enfuir avec sa fille, mais elle est enlevée par le monstre qui disparaît dans la rivière.

film de Bong Joon Ho ; Corée du Sud

Bong Joon Ho, The Host, 2006.

Accusé par sa belle-mère Phèdre, Hippolyte est maudit par son père Thésée qui en appelle à Poséidon. Alors qu'il quitte la ville, Hippolyte est attaqué par un monstre en réponse à la prière de son père. Le récit est fait par le serviteur Théramène.

A peine nous sortions des portes de Trézène,

Il était sur son char. Ses gardes affligés

Imitaient son silence, autour de lui rangés ;

Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;

Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes ;

Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois

Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,

L'oeil morne maintenant et la tête baissée,

Semblaient se conformer à sa triste pensée.

Un effroyable cri, sorti du fond des flots,

Des airs en ce moment a troublé le repos ;

Et du sein de la terre, une voix formidable

Répond en gémissant à ce cri redoutable.

Jusqu'au fond de nos coeurs notre sang s'est glacé ;

Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.

Cependant, sur le dos de la plaine liquide,

S'élève à gros bouillons une montagne humide ;

L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,

Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.

Son front large est armé de cornes menaçantes ;

Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes ;

Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Ses longs mugissements font trembler le rivage.

Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,

La terre s'en émeut, l'air en est infecté ;

Le flot qui l'apporta recule épouvanté.

Tout fuit ; et sans s'armer d'un courage inutile,

Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros,

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre,

Il lui fait dans le flanc une large blessure.

De rage et de douleur le monstre bondissant

Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,

Se roule, et leur présente une gueule enflammée

Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.

La frayeur les emporte, et sourds à cette fois,

Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;

En efforts impuissants leur maître se consume ;

Ils rougissent le mors d'une sanglante écume.

On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux,

Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux.

A travers des rochers la peur les précipite.

L'essieu crie et se rompt : l'intrépide Hippolyte

Voit voler en éclats tout son char fracassé ;

Dans les rênes lui−même, il tombe embarrassé.

Excusez ma douleur. Cette image cruelle

Sera pour moi de pleurs une source éternelle.

J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils

Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;

Ils courent ; tout son corps n'est bientôt qu'une plaie.

De nos cris douloureux la plaine retentit.

Leur fougue impétueuse enfin se ralentit ;

Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques

Où des rois ses aïeux sont les froides reliques,

J'y cours en soupirant, et sa garde me suit.

De son généreux sang la trace nous conduit,

Les rochers en sont teints, les ronces dégouttantes

Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

J'arrive, je l'appelle, et me tendant la main,

Il ouvre un oeil mourant qu'il referme soudain :

"Le ciel, dit−il, m'arrache une innocente vie.

Prends soin après ma mort de la triste Aricie.

Cher ami, si mon père un jour désabusé

Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,

Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,

Dis−lui qu'avec douceur il traite sa captive,

Qu'il lui rende..." A ce mot, ce héros expiré

N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré,

Triste objet, où des dieux triomphe la colère.

Et que méconnaîtrait l'oeil même de son père.

J. Racine, Phèdre, V, 6, 1677.

Document C

Le narrateur rapporte les propos consignés dans le journal d'un marin, Johansen, dont le navire a accosté sur une île, dans laquelle il découvre une ville étrange et une porte gigantesque, qui s'ouvre devant eux.

L'ouverture révéla des ténèbres presque concrètes. Cette obscurité était vraiment une qualité positive car elle occultait certaines parties des parois intérieures qui auraient dû être visibles. En fait, elle se déversait au-dehors comme une fumée après son éternel emprisonnement, assombrissant le soleil à mesure qu'elle montait, sournoise, au battement d'ailes membraneuses, dans un ciel soudain rétréci et gibbeux. Des profondeurs fraîvement ouvertes montait une puanteur intolérable, et bientôt Hawkins, qui avait l'ouïe fine, crut percevoir une espèce d'immonde clapotis. Tous les marins tendirent l'oreille. Ils écoutaient encore lorsque le monstre apparut, lourd et bavant, poussant à tâtons sa gélatineuse énormité verte à travers la noire embrasure dans l'air corrompu de cette cité vénéneuse et démente.

Sur ces mots, l'écriture du pauvre Johansen faillit le trahir. Il estime que deux des six hommes qui ne regagnèrent pas le bateau moururent de peur en cet instant maudit. Le monstre était indescriptible - aucun langage ne saurait rendre compte de tels chaos de folie immémoriale et hurlante, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière, de l'énergie et de l'ordre cosmique. [...] L'entité des idoles, verte et visqueuse progéniture des astres, s'éveillait pour réclamer son dû. Les étoiles étaient de nouveau propices, et ce qu'un culte séculaire n'avait pu réussir à dessein, une bande de naïfs matelots l'avaient fait par accident. Après de smillions et des millions d'années, le grand Cthulhu était à nouveau lâché, brûlant de satisfaire ses voraces appétits.

Trois hommes furent balayés par les pattes flasques avant que personne eût le temps de se retourner. Dieu leur donne le repos, s'il est encore le moindre repos dans l'univers. C'était Donovan, Guerrera et Angstrom. [...] Seuls Briden et Johansen atteignirent le canot et firent force de rames jusqu'à l'Alert pendant que le monstre descendait pesamment les degrés de pierre gluante, puis hésitait en pataugeant au bord de l'eau.

On n'avait pas laissé complètement tomber la pression malgré le départ de tout l'équipage ; quelques secondes de course précipitée entre le gouvernail et la chambre des machines permirent au yacht d'appareiller. Lentement, au milieu des horreurs contre nature de cette scène indescriptible, l'hélice se mit à battre les eaux fatales ; cependant, sur ce rivage de mort qui n'appartenait pas à cette terre, la gigantesque créature venue des étoiles bavait en bafouillant, tel Polyphème maudissant le vaisseau d'Odysseus en fuite. Puis plus hardi que le cyclope légendaire, le grand Cthulhu glissa dans les flots pour se lancer à sa poursuite, soulevant des vagues au formidable rythme de sa puissance cosmique. Briden, regardant en arrière, devint fou, saisi d'un rire strident, comme il ne cessa de rire par crises jusqu'à ce que la mort vînt le prendre, une nuit, dans la cabine où Johansen errait en délirant.

Mais Johansen, lui, n'abandonna pas la partie. Comprenant que le monstre rattraperait à coup sûr l'Alert avant que la pression eût atteint son maximum, il risqua le tout pour le tout ; lançant les machines à pleine vapeur, il fonça sur le pont comme un éclair et

H. P. Lovecraft, "L'Appel de Chtulhu" (1926), in Dans l'abîme du temps, coll. Folio SF, éd. Gallimard.

Séance 02

"Un enfant monstrueux"

Cette séance est consacrée à l'étude d'un texte en lecture analytique

Oral

Quelles sont les différentes significations du mot "essai" ?

Pistes

Recherche

En quoi le point de vue proposé sur le monstre par Montaigne est-il surprenant ?

Au sujet d'un enfant monstrueux

Ce récit sera tout simple car je laisse aux médecins le soin de disserter sur le sujet1. Je vis avant-hier un enfant que deux hommes et une nourrice, qui disaient être le père, l'oncle et la tante, conduisaient pour le montrer à cause de son étrangeté et pour tirer de cela quelque sou. Il était pour tout le reste d'une forme ordinaire et il se soutenait sur ses pieds, marchait et gazouillait à peu près comme les autres enfants de même âge ; il n'avait pas encore voulu prendre d'autre nourriture que celle qui venait du sein de sa nourrice, et celle que l'on essaya, en ma présence, de lui mettre dans la bouche, il le mâchait un peu et le rendait sans l'avaler ; ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier ; il était âgé de quatorze mois tout juste. Au-dessous de ses tétins, il était attaché et collé à un autre enfant sans tête et qui avait le canal du dos bouché, le reste intact, car, s'il avait un bras plus court que l'autre, c'est qu'il lui avait été cassé accidentellement à la naissance ; ils étaient joints face à face et comme si un plus petit enfant voulait en embrasser un second, plus grandelet2. La jointure et l'espace par où ils étaient attachés n'était que de quatre doigts ou environ, en sorte que si vous retroussiez cet enfant imparfait vous voyiez, au-dessous, le nombril de l'autre ; ainsi la couture était faite entre les tétins et ce nombril. Le nombril de l'enfant incomplet ne pouvait pas se voir, mais on voyait bien tout le reste de son ventre. Voilà comment [il se faisait que] ce qui n'était pas attaché, comme les bras, le fessier, les cuisses et les jambes de cet enfant incomplet, demeurait pendant et branlant sur l'autre et pouvait lui aller, en longueur, jusqu'à mi-jambe. La nourrice nous a dit qu'il urinait par les deux endroits ; en outre les membres de cet autre enfant étaient nourris et vivants et dans le même état que ceux du premier, sauf qu'ils étaient plus petits et plus menus.

Ce double corps et ces membres différents, se raccordant à une seule tête, pourraient bien fournir au roi un présage favorable3 qu'il maintiendra sous l'union faite par ses lois ces partis et factions opposées de notre État ; mais de peur que l'évènement ne démente cela, il vaut mieux le laisser passer devant car le mieux est de deviner dans le domaine des choses déjà faites : "Ut quum facta sunt, tum ad conjectarum aliqua interpretatione revocantur." [Ainsi quand les choses se sont produites, on leur trouve quelque interprétation qui vérifie la conjecture. Ciceron, De divinatione, II, 31] De la même façon on dit d'Epiménide qu'il devinait à reculons.

Je viens de voir dans le Médoc un pâtre, de trente ans ou à peu près qui n'a aucun signe de parties génitales : il a deux ou trois trous par où il émet continuellement son eau ; il est barbu, éprouve le désir et recherche le contact des femmes.

Les [êtres] que nous appelons monstres ne le sont pas pour Dieu, qui voit dans l'immensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il y a englobées ; et il est à croire que cette forme, qui nous frappe d'étonnement, se rapporte et se rattache à quelque autre forme d'un même genre, inconnu de l'homme. De sa parfaite sagesse il ne vient rien que de bon et d'ordinaire et de régulier ; mais nous n'en voyons pas l'arrangement et les rapports.

"Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Qod ante non vidit, si evenerit, ostentum esse censet." [Ce que (l'homme) voit fréquemment ne l'étonne pas, même s'il en ignore la cause. Mais si ce qu'il n'a jamais vu arrive, il pense que c'est un prodige. Ciceron, De divinatione, II, 27]

Nous appelons "contre nature" ce qui arrive contrairement à l'habitude : il n'y a rien, quoi que ce puisse être, qui ne soit pas selon la nature. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur et l'étonnement que la nouveauté nous apporte.

M. de Montaigne, Les Essais (1595), II, XXX, Au sujet d'un enfant monstrueux, adaptation en français moderne d'A. Lanly, coll. Quarto, éd. Gallimard, 2009.

Notes

1. Un médecin comme Ambroise Paré a parlé des monstres qu'il définit comme "des choses qui apparaissent outre le cours de la nature (et sont le plus souvent signes de quelque malheur advenir)."

2. C'est ce qu'on a appelé depuis le XIXe siècle des frères siamois - après que deux frères ainsi attachés, néss au Siam en 1808, furent montrés à travers le monde avant de se fixer et de se marier aux Etats-Unis.

3. Il semble que Montaigne se moque des compilateurs de son temps qui voyaient dans les "monstres" de ce genre la prédiction de calamités publiques.

Séance 03

"Un monstre incompréhensible"

Oral

Pascal décrit l'homme comme une "chimère".

Cherchez les sens de ce mot. Dans quel sens Pascal l'emploie-t-il ?

Pistes

Observation

Comment les documents de ce corpus mettent-ils en évidence la dualité monstrueuse de l'homme ?

Recherche

Commentez l'extrait des Liaisons dangereuses.

Prolongement

Pascal décrit l'homme comme une "chimère", "un monstre incompréhensible." Selon vous, la littérature peut-elle vraiment nous permettre de mieux comprendre ce "monstre incompréhensible" ?

Document A

Les Pensées constituent une succession de remarques différentes dont le but est de mettre en évidence la dualité de l'homme, ce "roseau pensant."

L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et sent en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

C'est la source des combats des Philosophes, dont les uns ont pris à tâche d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion. Car la misère de l'homme se conclut de sa grandeur et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur ; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force, qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur, n'a servi que d'un argument aux autres, pour conclure la misère ; puisque c'est être d'autant plus misérable, qu'on est tombé de plus haut : et les autres au contraire. Ils se sont élevés les uns sur les autres par un cercle sans fin, étant certain qu'à mesure que les hommes ont plus de lumière ils découvrent de plus en plus en l'homme de la misère et de la grandeur. En un mot l'homme connaît qu'il est misérable. Il est donc misérable, puis qu'il le connaît ; mais il est bien grand, puis qu'il connaît qu'il est misérable.

Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, amas d'incertitudes ; gloire, et rebut de l'univers. S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne, qu'il est un monstre incompréhensible.

B. Pascal, Pensées, XXI, 1670.

Document B

C. Le Brun, peintre officiel de Louis XIV, est l'auteur d'une célèbre conférence prononcée en 1671 sur la physionomie humaine et ses rapports avec les espèces animales. De nombreux dessins illustrent le propos de cette conférence.

C. Le Brun, Deux têtes de loups et trois têtes d'hommes en relation avec le loup, XVIIe s.

Document C

Dans ses Contes de ma mère l'Oye, l'écrivain C. Perrault reprend des contes populaires, dont il fait des récits didactiques pour l'instruction du lecteur.

Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu'on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l'appelait le Petit Chaperon rouge.

Un jour, sa mère, ayant cuit et fait des galettes, lui dit : Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m'a dit qu'elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n'osa, à cause de quelques Bûcherons qui étaient dans la Forêt. Il lui demanda où elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il est dangereux de s'arrêter à écouter un Loup, lui dit : Je vais voir ma Mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma Mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.

Oh ! oui, dit le Petit Chaperon rouge, c'est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la première maison du Village. Eh bien, dit le Loup, je veux l'aller voir aussi ; je m'y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontrait.

Le loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la Mère-grand ; il heurte : Toc, toc. Qui est là ? C'est votre fille le Petit Chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. La bonne Mère-grand, qui était dans son lit à cause qu'elle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette et la porte s'ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien ; car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s'alla coucher dans le lit de la Mère-grand, en attendant le Petit Chaperon rouge, qui quelque temps après vint heurter à la porte. Toc, toc.

Qui est là ? Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d'abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : C'est votre fille le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s'ouvrit.

Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C'est pour mieux t'embrasser, ma fille.

Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C'est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C'est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C'est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C'est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.

MORALITÉ

On voit ici que de jeunes enfants,

Surtout de jeunes filles

Belles, bien faites, et gentilles,

Font très mal d'écouter toute sorte de gens,

Et que ce n'est pas chose étrange,

S'il en est tant que le Loup mange.

Je dis le Loup, car tous les Loups

Ne sont pas de la même sorte ;

Il en est d'une humeur accorte,

Sans bruit, sans fiel et sans courroux,

Qui privés, complaisants et doux,

Suivent les jeunes Demoiselles

Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;

Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,

De tous les Loups sont les plus dangereux.

C. Perrault, Le Petit Chaperon rouge, in Histoires ou Contes du temps passé, 1697.

Le Loup et l'Agneau.

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Nous l'allons montrer tout à l'heure.

Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu'elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'elle ;

Et que par conséquent en aucune façon

Je ne puis troubler sa boisson.

Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l'an passé.

Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?

Reprit l'Agneau, je tète encor ma mère,

Si ce n'est toi, c'est donc ton frère :

Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :

Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l'a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus au fond des forêts

Le Loup l'emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès.

J. de La Fontaine, Fables, I, 10, 1668.

Document B

Les Liaisons dangeureuses sont un roman épistolaire qui raconte les méfaits de deux libertins, la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. Ce dernier a séduit la présidente de Tourvel, une femme vertueuse, puis, sur les ordres de la marquise, a brutalement rompu avec elle. L'extrait qui suit est la dernière lettre de la présidente.

La présidente de Tourvel A…

(Dictée par elle et écrite par sa femme de chambre.)

Être cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me persécuter ? Ne te suffit-il pas de m'avoir tourmentée, dégradée, avilie, veux-tu me ravir jusqu'à la paix du tombeau ? Quoi ! dans ce séjour de ténèbres où l'ignominie m'a forcée de m'ensevelir, les peines sont-elles sans relâche, l'espérance est-elle méconnue ? Je n'implore point une grâce que je ne mérite point : pour souffrir sans me plaindre, il me suffira que mes souffrances n'excèdent pas mes forces. Mais ne rends pas mes tourments insupportables. En me laissant mes douleurs, ôte-moi le cruel souvenir des biens que j'ai perdus. Quand tu me les as ravis, n'en retrace plus à mes yeux la désolante image. J'étais innocente et tranquille : c'est pour t'avoir vu que j'ai perdu le repos ; c'est en t'écoutant que je suis devenue criminelle. Auteur de mes fautes, quel droit as-tu de les punir ?

Où sont les amis qui me chérissaient, où sont-ils ? mon infortune les épouvante. Aucun n'ose m'approcher. Je suis opprimée, et ils me laissent sans secours ! Je meurs, et personne ne pleure sur moi. Toute consolation m'est refusée. La pitié s'arrête sur les bords de l'abîme où le criminel se plonge. Les remords le déchirent, et ses cris ne sont pas entendus !

Et toi, que j'ai outragé ; toi, dont l'estime ajoute à mon supplice ; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi ? Viens punir une femme infidèle. Que je souffre enfin des tourments mérités. Déjà je me serais soumise à ta vengeance ; mais le courage m'a manqué pour t'apprendre ta honte. Ce n'était point dissimulation, c'était respect. Que cette lettre au moins t'apprenne mon repentir. Le ciel a pris ta cause ; il te venge d'une injure que tu as ignorée. C'est lui qui a lié ma langue et retenu mes paroles ; il a craint que tu ne me remis[ses] une faute qu'il voulait punir. Il m'a soustraite à ton indulgence, qui aurait blessé sa justice.

Impitoyable dans sa vengeance, il m'a livrée à celui-là même qui m'a perdue. C'est à la fois, pour lui et par lui, que je souffre. Je veux le fuir en vain ; il me suit ; il est là, il m'obsède sans cesse. Mais qu'il est différent de lui-même ! Ses yeux n'expriment plus que la haine et le mépris. Sa bouche ne profère que l'insulte et le reproche. Ses bras ne m'entourent que pour me déchirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur ?

Mais quoi ! c'est lui… Je ne me trompe pas ; c'est lui que je revois. O mon aimable ami ! reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton sein : oui, c'est toi, c'est bien toi ! Quelle illusion funeste m'avait fait te méconnaître ? combien j'ai souffert dans ton absence ! Oh ! ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais. Laisse-moi respirer. Sens comme mon cœur palpite ! Ah ! ce n'est plus de crainte, c'est la douce émotion de l'amour. Pourquoi te refuses-tu à mes tendres caresses ? Tourne vers moi tes doux regards ! Quels sont ces liens que tu cherches à rompre ? pour qui prépares-tu cet appareil de mort ? qui peut altérer ainsi tes traits ? que fais-tu ? Laisse-moi : je frémis ! Dieu ! c'est ce monstre encore !

Mes amies, ne m'abandonnez pas. Vous qui m'invitiez à le fuir, aidez-moi à le combattre ; et vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer mes peines, venez donc auprès de moi. Où êtes-vous toutes deux ? S'il ne m'est plus permis de vous revoir, répondez au moins à cette lettre ; que je sache que vous m'aimez encore.

Laisse-moi donc, cruel ! quelle nouvelle fureur t'anime ? Crains-tu qu'un sentiment doux ne pénètre jusqu'à mon âme ? Tu redoubles mes tourments ; tu me forces de te haïr. Oh ! que la haine est douloureuse ! comme elle corrode le cœur qui la distille ! Pourquoi me persécutez-vous ? que pouvez-vous encore avoir à me dire ? ne m'avez-vous pas mise dans l'impossibilité de vous écouter comme de vous répondre ? N'attendez plus rien de moi. Adieu, Monsieur.

Paris ce 5 décembre 17…

C. de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre CLXI, 1782.

Document B

A la fin du roman, le docteur Jekyll fait l'exposé de son cas : une substance chimique lui a permis de revêtir une autre forme physique, libérant ainsi la partie la plus sombre de sa personne. Cependant, Hyde en vient progressivement à dominer le docteur Jekyll, qui perd peu à peu son identité.

À partir de ce jour, ce ne fut plus que par une sorte de gymnastique épuisante, et sous l'influence immédiate de la drogue, que je me trouvai capable de revêtir la forme de Jekyll. À toute heure du jour et de la nuit, j'étais envahi du frisson prémonitoire ; il me suffisait principalement de m'endormir, ou même de somnoler quelques minutes dans mon fauteuil pour m'éveiller immanquablement sous la forme de Hyde.

La menace continuelle de cette calamité imminente et les privations de sommeil que je m'imposai alors, et où j'atteignis les extrêmes limites de la résistance humaine, eurent bientôt fait de moi, en ma personne réelle, un être rongé et épuisé par la fièvre, déplorablement affaibli de corps aussi bien que d'esprit et possédé par une unique pensée : l'horreur de mon autre moi. Mais lorsque je m'endormais, ou lorsque la vertu du remède s'épuisait, je tombais quasi sans transition (car les tourments de la métamorphose devenaient chaque jour moins marqués) à la merci d'une imagination débordant d'images terrifiantes, d'une âme bouillonnant de haines irraisonnées, et d'un corps qui me semblait trop faible pour résister à une telle dépense de frénétiques énergies. Les facultés de Hyde semblaient s'accroître de tout ce que perdait Jekyll. Du moins la haine qui les divisait était alors égale de part et d'autre. [...]

Il serait vain de prolonger cette analyse, et le temps ne m'est, hélas ! que trop mesuré ; il suffit de savoir que personne n'a jamais souffert semblables tourments, et malgré tout, à ceux-ci l'habitude apporta, non pas une atténuation, mais un certain endurcissement de l'âme, une sorte d'acceptation désespérée ; et mon châtiment aurait pu se prolonger des années, sans la dernière calamité qui me frappe aujourd'hui, et qui va me séparer définitivement de ma propre apparence et de mon individualité. Ma provision du fameux sel, non renouvelée depuis le jour de ma première expérience, touchait à sa fin. J'en fis venir une nouvelle commande, et mixtionnai le breuvage. L'ébullition se produisit, comme le premier changement de couleur, mais non pas le second : je l'absorbai sans aucun résultat. Vous apprendrez de Poole comme quoi je lui ai fait courir tout Londres : en vain, et je reste aujourd'hui persuadé que mon premier achat était impur, et que cette impureté ignorée donnait au breuvage son efficacité.

Près d'une semaine a passé depuis lors, et voici que j'achève cette relation sous l'influence de la dernière dose de l'ancien produit. Voici donc, à moins d'un miracle, la dernière fois que Henry Jekyll peut penser ses propres pensées ou voir dans le miroir son propre visage (combien lamentablement altéré !). [...] Du reste, il ne faut pas que je tarde trop longtemps à cesser d'écrire. Si mon présent récit a jusqu'à cette heure évité d'être anéanti, c'est grâce à beaucoup de précautions alliées à non moins beaucoup d'heureuse chance. Si les affres de la métamorphose venaient à s'emparer de moi tandis que j'écris, Hyde mettrait ce cahier en morceaux ; mais s'il s'est écoulé un peu de temps depuis que je l'ai rangé, son égoïsme prodigieux et son immersion dans la minute présente le sauveront probablement une fois encore des effets de sa rancune simiesque. Et d'ailleurs la fatalité qui va se refermant sur nous deux l'a déjà changé et abattu. Dans une demi-heure d'ici, lorsqu'une fois de plus et pour jamais je revêtirai cette personnalité haïe, je sais par avance que je resterai dans mon fauteuil à trembler et à pleurer, ou que je continuerai, dans un démesuré transport de terreur attentive, à arpenter de long en large cette pièce... mon dernier refuge sur la terre... en prêtant l'oreille à tous les bruits menaçants. Hyde mourra-t-il sur l'échafaud ? Ou bien trouvera-t-il au dernier moment le courage de se libérer lui-même ? Dieu le sait ; et peu m'importe : c'est ici l'heure véritable de ma mort, et ce qui va suivre en concerne un autre que moi. Ici donc, en déposant la plume et en m'apprêtant à sceller ma confession, je mets un terme à la vie de cet infortuné Henry Jekyll.

R. L. Stevenson, L'Etrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, 1885 (trad. Léo Varlet).

Séance 04

Des actes monstrueux

Invention

Imaginez et écrivez le compte-rendu de la plaidoirie de l'avocat d'un de ces deux accusés.

Document A

Paris, le 8 février 1836

Sire,

j'ai l'honneur de soumettre à Votre Majesté le rapport de la procédure concernant Pierre RIVIÈRE, âgé de 21 ans.

Le père de Rivière, homme doux et généralement estimé, vivait en mauvaise intelligence avec sa femme qui l’abreuvait de chagrins ; vainement cet homme d’une humeur pacifique, tenta tous les moyens pour ramener l’union au sein du ménage ; c’était chaque jour quelque tracasserie nouvelle, quelque scène scandaleuse.

Le jeune Rivière aimait son père ; le tableau de ses discordes domestiques l'affectait péniblement et son caractère triste et sombre en recevait les plus fâcheuses impressions.

Le 3 juin, vers midi, la femme Rivière, âgée de 40 ans, Victoire Rivière, sa fille, âgée de 18 ans, et Jules Rivière, son fils, âgé de 7 ans, furent trouvés sans vie dans leur habitation d'Aunay. Leurs cadavres gisaient au milieu d'une immense quantité de sang. La femme Rivière, qui était enceinte, avait la face et la partie antérieure du col comme hachés. Victoire Rivière avait la tête fendue et sillonnée de nombreuses blessures. Jules Rivière avait à la tête de larges et profondes incisions ; d'autres coups avaient été portés sur la nuque et les épaules. Ces blessures, qui avaient occasionné la mort, paraissaient faites avec un instrument tranchant.

Le coupable c'était Pierre Rivière ; une voisine l'avait vu achever sa soeur sur le seuil même de la porte, il était armé d'une serpe, il en frappa la malheureuse qui cherchait à fuir en poussant des cris lamentables et il l'étendit à ses pieds.

En s'éloignant Rivière rencontra un habitant du village, à qui il dit : "Je viens de délivrer mon père de tous ses malheurs ; je sais qu'on me fera mourir mais cela ne me fait rien." Il tenait à la main une serpe ensanglantée.

Pendant un mois le meurtrier échappa à toutes ses recherches ; lorsqu'on l'arrêta il se déclara aussitôt l'auteur du triple crime commis à Aunay en feignant une monomanie religieuse : "J'ai tué, dit-il, ma mère parce qu'elle a péché ; ma soeur et mon frère parce qu'ils ont péché en restant avec ma mère." Il continua d'abord ce système dans les premiers interrogatoires disant que Dieu lui avait commandé ce triple meurtre.

Article cité dans Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère... coll. Folio histoire, éd. Gallimard.

Document A

La philosophe H. Arendt suit en 1961 le procès d'Eichmann, fonctionnaire nazi responsable de la déportation des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale.

Pendant tout le procès, Eichmann essaya, sans grand succès, de clarifier cette deuxième partie de sa justification : "Non coupable au sens de l'accusation." L'accusation supposait non seulement qu'il avait agi intentionnellement - ce qu'il ne niait pas ; mais aussi que ses mobiles avaient été abjects et qu'il avait parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes. En ce qui concerne les "mobiles abjects", il était persuadé qu'au plus profond de lui-même il n'était pas ce qu'il appelait un innerer Schweinehund, un véritable salaud ; quant à sa conscience, il se souvenait parfaitement qu'il n'aurait eu mauvaise conscience que s'il n'avait pas exécuté les ordres - ordres d'expédier à la mort des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, avec un grand zèle et le soin le plus méticuleux. De l'aveu général, tout cela était difficile à accepter. Une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu'il était "normal". "Plus normal, en tout cas, que je ne le suis moi-même après l'avoir examiné", s'exclama l'un d'eux, paraît-il, tandis qu'un autre découvrit que l'ensemble de son attitude psychologique, son comportement à l'égard de sa femme et de ses enfants, de son père et de sa mère, de ses frères, sœurs et amis, étaient "non seulement normaux mais tout à fait recommandables" - enfin le pasteur qui lui rendait visite régulièrement en prison, à l'issue des délibérations de la Cour suprême qui firent suite à son appel, rassura tout le monde en déclarant qu'Eichmann était "un homme qui a des idées très positives". Mais derrière la comédie des experts en âme humaine, il y avait un fait incontestable : Eichmann n'était pas fou au sens psychologique du terme et encore moins au sens juridique. [...] Pire, ce n'était sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d'antisémitisme fanatique, ni d'endoctrinement d'aucune sorte. Lui, "personnellement", n'avait jamais rien eu contre les Juifs ; au contraire, il avait de nombreuses "raisons personnelles" de ne pas les haïr. Il y avait, certes, des antisémites fanatiques parmi ses amis les plus proches, par exemple, Làszlo Endre, secrétaire d'État responsable des affaires politiques (juives) en Hongrie, qui fut pendu à Budapest en 1946 ; mais, d'après Eichmann, ce n'était rien de plus que quelque chose du genre "certains de mes meilleurs amis sont des antisémites".

Hélas, personne ne le crut. Le procureur ne le crut pas, parce que ce n'était pas son rôle. L'avocat de la défense n'y prêta aucune attention car, contrairement à Eichmann, les problèmes de conscience ne l'intéressaient manifestement pas. Et les juges ne le crurent pas, parce qu'ils étaient trop bons, et peut-être aussi trop conscients des fondements mêmes de leur métier, pour admettre qu'une personne moyenne, "normale", ni faible d'esprit, ni endoctrinée, ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal. Parce qu'il avait menti de temps en temps, ils préférèrent conclure qu'il était un menteur - et passèrent à côté du plus grand défi moral et même juridique posé par toute cette affaire. Leur argumentation était fondée sur l'hypothèse que l'accusé, comme toutes les "personnes normales", avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; Eichmann Eichmann était en effet normal dans la mesure où "il n'était pas une exception dans le régime nazi". Cependant, dans les conditions du IIIème Reich, il n'y a que de la part d'"exceptions" qu'on pouvait attendre une réaction "normale". Cette simple vérité créait un dilemme auquel les juges ne pouvaient pas échapper et qu'ils ne pouvaient pas trancher non plus.

H. Arendt, Eichmann à Jérusalem (1961), trad. A. Guérin, éd. Gallimard, 1966.

Prolongement

Sur la quatrième de couverture de L'Adversaire, E. Carrère écrit, à propos de Jean-Claude Romand : "Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous."

Selon vous, quel intérêt la littérature peut-elle avoir à parler de ceux qu'on appelle souvent "monstres" ?

Pistes

Document B

Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L'enquête a révélé qu'il n'était pas médecin comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu'il n'était rien d'autre. Il mentait depuis dix-huit ans, et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d'être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. E. Carrère a suivi son procès. Il rapporte ici le récit du meurtre.

La sonnerie avait réveillé les enfants, qui ont déboulé dans la salle de bains. Ils se levaient toujours plus facilement les jours où ils n'avaient pas classe. À eux aussi, il a dit que maman dormait encore et ils sont descendus tous les trois au salon. Il a mis la cassette des Trois Petits Cochons dans le magnétoscope, préparé des bols de choco pops avec du lait. Ils se sont installés sur le canapé pour regarder le dessin animé en mangeant leurs céréales, et lui entre eux.

"Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision, était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme : 'Je vous aime.' Cela m'arrivait souvent, et ils y répondaient souvent par des dessins. Même Antoine qui ne savait pas encore bien écrire savait écrire : 'Je t'aime.'"

Un très long silence. La présidente, d'une voix altérée, a proposé une suspension de cinq minutes, mais il a secoué la tête, on l'a entendu déglutir avant de continuer :

"Nous sommes restés comme ça peut-être une demi-heure... Caroline a vu que j'avais froid, elle a voulu monter chercher ma robe de chambre... J'ai dit que je les trouvais chauds, eux, qu'ils avaient peut-être de la fièvre et que j'allais prendre leur température. Caroline est montée avec moi, je l'ai fait coucher sur son lit... Je suis allé chercher la carabine..."

La scène du chien a recommencé. Il s'est mis à trembler, son corps s'est affaissé. Il s'est jeté au sol. On ne le voyait plus, les gendarmes étaient penchés sur lui. D'une voix aiguë de petit garçon, il a gémi : "Mon papa ! mon papa !" Une femme, sortie du public, a couru vers le box et s'est mise à taper sur la vitre en suppliant "Jean-Claude ! Jean-Claude !", comme une mère. Personne n'a eu le cœur de l'écarter.

"Qu'avez-vous dit à Caroline ? a repris la présidente après une demi-heure de suspension.

- Je ne sais plus... Elle s'était allongée sur le ventre... C'est là que j'ai tiré.

- Courage...

- J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici... ici, ils sont là... (sanglot). J'ai tiré une première fois sur Caroline... elle avait un oreiller sur la tête... j'avais dû faire comme si c'était un jeu... (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré... j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre... j'ai appelé Antoine... et j'ai recommencé.

- Il faut peut-être que je vous aide un peu, car les jurés ont besoin de détails et vous n'êtes pas assez précis.

- ... Caroline, quand elle est née, c'était le plus beau jour de ma vie... Elle était belle... (gémissement)... dans mes bras... pour son premier bain... (spasme). C'est moi qui l'ai tuée... C'est moi qui l'ai tuée. (Les gendarmes le tiennent par les bras, avec une douceur épouvantée.)

- Vous ne pensez pas qu'Antoine a pu entendre les coups de feu ? Aviez-vous mis le silencieux ? L'avez-vous appelé sous le même prétexte ? Prendre sa température ? Il n'a pas trouvé ça bizarre ?

- Je n'ai pas d'image de ce moment précis. C'était encore eux, mais ça ne pouvait pas être Caroline... ça ne pouvait pas être Antoine...

- Est-ce qu'il ne s'est pas approché du lit de Caroline ? Vous l'aviez recouverte de sa couette pour qu'il ne se doute de rien... (Il sanglote.)

- Vous avez dit à l'instruction que vous aviez voulu faire prendre à Antoine du phénobarbital dilué dans un verre d'eau et qu'il avait refusé en disant que ce n'était pas bon...

- C'était plutôt une déduction... Je n'ai pas d'image d'Antoine disant que ce n'était pas bon.

- Pas d'autre explication ?

- J'aurais peut-être voulu qu'il dorme déjà." L'avocat général est intervenu : "Vous êtes sorti ensuite acheter L'Équipe et Le Dauphiné libéré, et la marchande de journaux vous a trouvé l'air tout à fait normal. Était-ce pour faire comme si rien ne s'était passé, comme si la vie continuait ?

- Je n'ai pas pu acheter L'Équipe. Je ne le lis jamais.

- Des voisins vous ont vu traverser la rue pour relever votre boîte à lettres.

- Est-ce que je l'ai fait pour nier la réalité, pour faire comme si ?

- Pourquoi avoir emballé et rangé avec soin la carabine avant de partir pour Clairvaux ?

- En réalité, pour les tuer, bien sûr, mais je devais me dire que c'était pour la rendre à mon père."

E. Carrère, L'Adversaire, 2000.