Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours
Problématique générale : En quoi la figure du monstre peut-elle aider à réfléchir à ce qui définit l'homme ?
1. Choisissez un monstre sur lequel vous vous documenterez afin de le présenter brièvement. Vous pouvez tirer votre exemple de la mythologie, du cinéma, de la littérature...
2. Pourquoi ces créatures nous fascinent-elles ?
Quelles relations ces documents établissent-ils entre l'homme et le monstre ?
A Séoul, Hee-bong Park tient un petit snack au bord de la rivière où il vit avec son fils aîné, Gang-du et la fille de ce dernier, la petite Hyun-seo. Un jour, un monstre surgi des profondeurs de la rivière attaque la foule, détruisant tout sur son passage. Gang-du tente de s'enfuir avec sa fille, mais elle est enlevée par le monstre qui disparaît dans la rivière.
Bong Joon Ho, The Host, 2006.
Accusé par sa belle-mère Phèdre, Hippolyte est maudit par son père Thésée qui en appelle à Poséidon. Alors qu'il quitte la ville, Hippolyte est attaqué par un monstre en réponse à la prière de son père. Le récit est fait par le serviteur Théramène.
A peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son char. Ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés ;
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes ;
Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,
L'oeil morne maintenant et la tête baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
Des airs en ce moment a troublé le repos ;
Et du sein de la terre, une voix formidable
Répond en gémissant à ce cri redoutable.
Jusqu'au fond de nos coeurs notre sang s'est glacé ;
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.
Cependant, sur le dos de la plaine liquide,
S'élève à gros bouillons une montagne humide ;
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,
La terre s'en émeut, l'air en est infecté ;
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.
Tout fuit ; et sans s'armer d'un courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre,
Il lui fait dans le flanc une large blessure.
De rage et de douleur le monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée
Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
La frayeur les emporte, et sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;
En efforts impuissants leur maître se consume ;
Ils rougissent le mors d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux,
Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux.
A travers des rochers la peur les précipite.
L'essieu crie et se rompt : l'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui−même, il tombe embarrassé.
Excusez ma douleur. Cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent ; tout son corps n'est bientôt qu'une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit ;
Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques,
J'y cours en soupirant, et sa garde me suit.
De son généreux sang la trace nous conduit,
Les rochers en sont teints, les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J'arrive, je l'appelle, et me tendant la main,
Il ouvre un oeil mourant qu'il referme soudain :
"Le ciel, dit−il, m'arrache une innocente vie.
Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
Cher ami, si mon père un jour désabusé
Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,
Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
Dis−lui qu'avec douceur il traite sa captive,
Qu'il lui rende..." A ce mot, ce héros expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré,
Triste objet, où des dieux triomphe la colère.
Et que méconnaîtrait l'oeil même de son père.
J. Racine, Phèdre, V, 6, 1677.
Quelles sont les différentes significations du mot "essai" ?
En quoi le point de vue proposé sur le monstre par Montaigne est-il surprenant ?
Ce récit sera tout simple car je laisse aux médecins le soin de disserter sur le sujet1. Je vis avant-hier un enfant que deux hommes et une nourrice, qui disaient être le père, l'oncle et la tante, conduisaient pour le montrer à cause de son étrangeté et pour tirer de cela quelque sou. Il était pour tout le reste d'une forme ordinaire et il se soutenait sur ses pieds, marchait et gazouillait à peu près comme les autres enfants de même âge ; il n'avait pas encore voulu prendre d'autre nourriture que celle qui venait du sein de sa nourrice, et celle que l'on essaya, en ma présence, de lui mettre dans la bouche, il le mâchait un peu et le rendait sans l'avaler ; ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier ; il était âgé de quatorze mois tout juste. Au-dessous de ses tétins, il était attaché et collé à un autre enfant sans tête et qui avait le canal du dos bouché, le reste intact, car, s'il avait un bras plus court que l'autre, c'est qu'il lui avait été cassé accidentellement à la naissance ; ils étaient joints face à face et comme si un plus petit enfant voulait en embrasser un second, plus grandelet2. La jointure et l'espace par où ils étaient attachés n'était que de quatre doigts ou environ, en sorte que si vous retroussiez cet enfant imparfait vous voyiez, au-dessous, le nombril de l'autre ; ainsi la couture était faite entre les tétins et ce nombril. Le nombril de l'enfant incomplet ne pouvait pas se voir, mais on voyait bien tout le reste de son ventre. Voilà comment [il se faisait que] ce qui n'était pas attaché, comme les bras, le fessier, les cuisses et les jambes de cet enfant incomplet, demeurait pendant et branlant sur l'autre et pouvait lui aller, en longueur, jusqu'à mi-jambe. La nourrice nous a dit qu'il urinait par les deux endroits ; en outre les membres de cet autre enfant étaient nourris et vivants et dans le même état que ceux du premier, sauf qu'ils étaient plus petits et plus menus.
Ce double corps et ces membres différents, se raccordant à une seule tête, pourraient bien fournir au roi un présage favorable3 qu'il maintiendra sous l'union faite par ses lois ces partis et factions opposées de notre État ; mais de peur que l'évènement ne démente cela, il vaut mieux le laisser passer devant car le mieux est de deviner dans le domaine des choses déjà faites : "Ut quum facta sunt, tum ad conjectarum aliqua interpretatione revocantur." [Ainsi quand les choses se sont produites, on leur trouve quelque interprétation qui vérifie la conjecture. Ciceron, De divinatione, II, 31] De la même façon on dit d'Epiménide qu'il devinait à reculons.
Je viens de voir dans le Médoc un pâtre, de trente ans ou à peu près qui n'a aucun signe de parties génitales : il a deux ou trois trous par où il émet continuellement son eau ; il est barbu, éprouve le désir et recherche le contact des femmes.
Les [êtres] que nous appelons monstres ne le sont pas pour Dieu, qui voit dans l'immensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il y a englobées ; et il est à croire que cette forme, qui nous frappe d'étonnement, se rapporte et se rattache à quelque autre forme d'un même genre, inconnu de l'homme. De sa parfaite sagesse il ne vient rien que de bon et d'ordinaire et de régulier ; mais nous n'en voyons pas l'arrangement et les rapports.
"Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Qod ante non vidit, si evenerit, ostentum esse censet." [Ce que (l'homme) voit fréquemment ne l'étonne pas, même s'il en ignore la cause. Mais si ce qu'il n'a jamais vu arrive, il pense que c'est un prodige. Ciceron, De divinatione, II, 27]
Nous appelons "contre nature" ce qui arrive contrairement à l'habitude : il n'y a rien, quoi que ce puisse être, qui ne soit pas selon la nature. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur et l'étonnement que la nouveauté nous apporte.
M. de Montaigne, Les Essais (1595), II, XXX, Au sujet d'un enfant monstrueux, adaptation en français moderne d'A. Lanly, coll. Quarto, éd. Gallimard, 2009.
1. Un médecin comme Ambroise Paré a parlé des monstres qu'il définit comme "des choses qui apparaissent outre le cours de la nature (et sont le plus souvent signes de quelque malheur advenir)."
2. C'est ce qu'on a appelé depuis le XIXe siècle des frères siamois - après que deux frères ainsi attachés, néss au Siam en 1808, furent montrés à travers le monde avant de se fixer et de se marier aux Etats-Unis.
3. Il semble que Montaigne se moque des compilateurs de son temps qui voyaient dans les "monstres" de ce genre la prédiction de calamités publiques.
Pascal décrit l'homme comme une "chimère".
Cherchez les sens de ce mot. Dans quel sens Pascal l'emploie-t-il ?
Comment les documents de ce corpus mettent-ils en évidence la dualité monstrueuse de l'homme ?
Commentez l'extrait des Liaisons dangereuses.
Pascal décrit l'homme comme une "chimère", "un monstre incompréhensible." Selon vous, la littérature peut-elle vraiment nous permettre de mieux comprendre ce "monstre incompréhensible" ?
Les Pensées constituent une succession de remarques différentes dont le but est de mettre en évidence la dualité de l'homme, ce "roseau pensant."
L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et sent en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.
C'est la source des combats des Philosophes, dont les uns ont pris à tâche d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion. Car la misère de l'homme se conclut de sa grandeur et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur ; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force, qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur, n'a servi que d'un argument aux autres, pour conclure la misère ; puisque c'est être d'autant plus misérable, qu'on est tombé de plus haut : et les autres au contraire. Ils se sont élevés les uns sur les autres par un cercle sans fin, étant certain qu'à mesure que les hommes ont plus de lumière ils découvrent de plus en plus en l'homme de la misère et de la grandeur. En un mot l'homme connaît qu'il est misérable. Il est donc misérable, puis qu'il le connaît ; mais il est bien grand, puis qu'il connaît qu'il est misérable.
Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, amas d'incertitudes ; gloire, et rebut de l'univers. S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne, qu'il est un monstre incompréhensible.
B. Pascal, Pensées, XXI, 1670.
A la fin du roman, le docteur Jekyll fait l'exposé de son cas : une substance chimique lui a permis de revêtir une autre forme physique, libérant ainsi la partie la plus sombre de sa personne. Cependant, Hyde en vient progressivement à dominer le docteur Jekyll, qui perd peu à peu son identité.
À partir de ce jour, ce ne fut plus que par une sorte de gymnastique épuisante, et sous l'influence immédiate de la drogue, que je me trouvai capable de revêtir la forme de Jekyll. À toute heure du jour et de la nuit, j'étais envahi du frisson prémonitoire ; il me suffisait principalement de m'endormir, ou même de somnoler quelques minutes dans mon fauteuil pour m'éveiller immanquablement sous la forme de Hyde.
La menace continuelle de cette calamité imminente et les privations de sommeil que je m'imposai alors, et où j'atteignis les extrêmes limites de la résistance humaine, eurent bientôt fait de moi, en ma personne réelle, un être rongé et épuisé par la fièvre, déplorablement affaibli de corps aussi bien que d'esprit et possédé par une unique pensée : l'horreur de mon autre moi. Mais lorsque je m'endormais, ou lorsque la vertu du remède s'épuisait, je tombais quasi sans transition (car les tourments de la métamorphose devenaient chaque jour moins marqués) à la merci d'une imagination débordant d'images terrifiantes, d'une âme bouillonnant de haines irraisonnées, et d'un corps qui me semblait trop faible pour résister à une telle dépense de frénétiques énergies. Les facultés de Hyde semblaient s'accroître de tout ce que perdait Jekyll. Du moins la haine qui les divisait était alors égale de part et d'autre. [...]
Il serait vain de prolonger cette analyse, et le temps ne m'est, hélas ! que trop mesuré ; il suffit de savoir que personne n'a jamais souffert semblables tourments, et malgré tout, à ceux-ci l'habitude apporta, non pas une atténuation, mais un certain endurcissement de l'âme, une sorte d'acceptation désespérée ; et mon châtiment aurait pu se prolonger des années, sans la dernière calamité qui me frappe aujourd'hui, et qui va me séparer définitivement de ma propre apparence et de mon individualité. Ma provision du fameux sel, non renouvelée depuis le jour de ma première expérience, touchait à sa fin. J'en fis venir une nouvelle commande, et mixtionnai le breuvage. L'ébullition se produisit, comme le premier changement de couleur, mais non pas le second : je l'absorbai sans aucun résultat. Vous apprendrez de Poole comme quoi je lui ai fait courir tout Londres : en vain, et je reste aujourd'hui persuadé que mon premier achat était impur, et que cette impureté ignorée donnait au breuvage son efficacité.
Près d'une semaine a passé depuis lors, et voici que j'achève cette relation sous l'influence de la dernière dose de l'ancien produit. Voici donc, à moins d'un miracle, la dernière fois que Henry Jekyll peut penser ses propres pensées ou voir dans le miroir son propre visage (combien lamentablement altéré !). [...]
Dans une demi-heure d'ici, lorsqu'une fois de plus et pour jamais je revêtirai cette personnalité haïe, je sais par avance que je resterai dans mon fauteuil à trembler et à pleurer, ou que je continuerai, dans un démesuré transport de terreur attentive, à arpenter de long en large cette pièce... mon dernier refuge sur la terre... en prêtant l'oreille à tous les bruits menaçants. Hyde mourra-t-il sur l'échafaud ? Ou bien trouvera-t-il au dernier moment le courage de se libérer lui-même ? Dieu le sait ; et peu m'importe : c'est ici l'heure véritable de ma mort, et ce qui va suivre en concerne un autre que moi. Ici donc, en déposant la plume et en m'apprêtant à sceller ma confession, je mets un terme à la vie de cet infortuné Henry Jekyll.R. L. Stevenson, L'Etrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, 1885 (trad. Léo Varlet).
Imaginez et écrivez le compte-rendu de la plaidoirie de l'avocat d'un de ces deux accusés.
La philosophe H. Arendt suit en 1961 le procès d'Eichmann, fonctionnaire nazi responsable de la déportation des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale.
Pendant tout le procès, Eichmann essaya, sans grand succès, de clarifier cette deuxième partie de sa justification : "Non coupable au sens de l'accusation." L'accusation supposait non seulement qu'il avait agi intentionnellement - ce qu'il ne niait pas ; mais aussi que ses mobiles avaient été abjects et qu'il avait parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes. En ce qui concerne les "mobiles abjects", il était persuadé qu'au plus profond de lui-même il n'était pas ce qu'il appelait un innerer Schweinehund, un véritable salaud ; quant à sa conscience, il se souvenait parfaitement qu'il n'aurait eu mauvaise conscience que s'il n'avait pas exécuté les ordres - ordres d'expédier à la mort des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, avec un grand zèle et le soin le plus méticuleux. De l'aveu général, tout cela était difficile à accepter. Une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu'il était "normal". "Plus normal, en tout cas, que je ne le suis moi-même après l'avoir examiné", s'exclama l'un d'eux, paraît-il, tandis qu'un autre découvrit que l'ensemble de son attitude psychologique, son comportement à l'égard de sa femme et de ses enfants, de son père et de sa mère, de ses frères, sœurs et amis, étaient "non seulement normaux mais tout à fait recommandables" - enfin le pasteur qui lui rendait visite régulièrement en prison, à l'issue des délibérations de la Cour suprême qui firent suite à son appel, rassura tout le monde en déclarant qu'Eichmann était "un homme qui a des idées très positives". Mais derrière la comédie des experts en âme humaine, il y avait un fait incontestable : Eichmann n'était pas fou au sens psychologique du terme et encore moins au sens juridique. [...] Pire, ce n'était sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d'antisémitisme fanatique, ni d'endoctrinement d'aucune sorte. Lui, "personnellement", n'avait jamais rien eu contre les Juifs ; au contraire, il avait de nombreuses "raisons personnelles" de ne pas les haïr. Il y avait, certes, des antisémites fanatiques parmi ses amis les plus proches, par exemple, Làszlo Endre, secrétaire d'État responsable des affaires politiques (juives) en Hongrie, qui fut pendu à Budapest en 1946 ; mais, d'après Eichmann, ce n'était rien de plus que quelque chose du genre "certains de mes meilleurs amis sont des antisémites".
Hélas, personne ne le crut. Le procureur ne le crut pas, parce que ce n'était pas son rôle. L'avocat de la défense n'y prêta aucune attention car, contrairement à Eichmann, les problèmes de conscience ne l'intéressaient manifestement pas. Et les juges ne le crurent pas, parce qu'ils étaient trop bons, et peut-être aussi trop conscients des fondements mêmes de leur métier, pour admettre qu'une personne moyenne, "normale", ni faible d'esprit, ni endoctrinée, ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal. Parce qu'il avait menti de temps en temps, ils préférèrent conclure qu'il était un menteur - et passèrent à côté du plus grand défi moral et même juridique posé par toute cette affaire. Leur argumentation était fondée sur l'hypothèse que l'accusé, comme toutes les "personnes normales", avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; Eichmann Eichmann était en effet normal dans la mesure où "il n'était pas une exception dans le régime nazi". Cependant, dans les conditions du IIIème Reich, il n'y a que de la part d'"exceptions" qu'on pouvait attendre une réaction "normale". Cette simple vérité créait un dilemme auquel les juges ne pouvaient pas échapper et qu'ils ne pouvaient pas trancher non plus.
H. Arendt, Eichmann à Jérusalem (1961), trad. A. Guérin, éd. Gallimard, 1966.
Sur la quatrième de couverture de L'Adversaire, E. Carrère écrit, à propos de Jean-Claude Romand : "Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous."
Selon vous, quel intérêt la littérature peut-elle avoir à parler de ceux qu'on appelle souvent "monstres" ?
Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L'enquête a révélé qu'il n'était pas médecin comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu'il n'était rien d'autre. Il mentait depuis dix-huit ans, et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d'être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. E. Carrère a suivi son procès. Il rapporte ici le récit du meurtre.
La sonnerie avait réveillé les enfants, qui ont déboulé dans la salle de bains. Ils se levaient toujours plus facilement les jours où ils n'avaient pas classe. À eux aussi, il a dit que maman dormait encore et ils sont descendus tous les trois au salon. Il a mis la cassette des Trois Petits Cochons dans le magnétoscope, préparé des bols de choco pops avec du lait. Ils se sont installés sur le canapé pour regarder le dessin animé en mangeant leurs céréales, et lui entre eux.
"Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision, était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme : 'Je vous aime.' Cela m'arrivait souvent, et ils y répondaient souvent par des dessins. Même Antoine qui ne savait pas encore bien écrire savait écrire : 'Je t'aime.'"
Un très long silence. La présidente, d'une voix altérée, a proposé une suspension de cinq minutes, mais il a secoué la tête, on l'a entendu déglutir avant de continuer :
"Nous sommes restés comme ça peut-être une demi-heure... Caroline a vu que j'avais froid, elle a voulu monter chercher ma robe de chambre... J'ai dit que je les trouvais chauds, eux, qu'ils avaient peut-être de la fièvre et que j'allais prendre leur température. Caroline est montée avec moi, je l'ai fait coucher sur son lit... Je suis allé chercher la carabine..."
La scène du chien a recommencé. Il s'est mis à trembler, son corps s'est affaissé. Il s'est jeté au sol. On ne le voyait plus, les gendarmes étaient penchés sur lui. D'une voix aiguë de petit garçon, il a gémi : "Mon papa ! mon papa !" Une femme, sortie du public, a couru vers le box et s'est mise à taper sur la vitre en suppliant "Jean-Claude ! Jean-Claude !", comme une mère. Personne n'a eu le cœur de l'écarter.
"Qu'avez-vous dit à Caroline ? a repris la présidente après une demi-heure de suspension.
- Je ne sais plus... Elle s'était allongée sur le ventre... C'est là que j'ai tiré.
- Courage...
- J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici... ici, ils sont là... (sanglot). J'ai tiré une première fois sur Caroline... elle avait un oreiller sur la tête... j'avais dû faire comme si c'était un jeu... (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré... j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre... j'ai appelé Antoine... et j'ai recommencé.
- Il faut peut-être que je vous aide un peu, car les jurés ont besoin de détails et vous n'êtes pas assez précis.
- ... Caroline, quand elle est née, c'était le plus beau jour de ma vie... Elle était belle... (gémissement)... dans mes bras... pour son premier bain... (spasme). C'est moi qui l'ai tuée... C'est moi qui l'ai tuée. (Les gendarmes le tiennent par les bras, avec une douceur épouvantée.)
- Vous ne pensez pas qu'Antoine a pu entendre les coups de feu ? Aviez-vous mis le silencieux ? L'avez-vous appelé sous le même prétexte ? Prendre sa température ? Il n'a pas trouvé ça bizarre ?
- Je n'ai pas d'image de ce moment précis. C'était encore eux, mais ça ne pouvait pas être Caroline... ça ne pouvait pas être Antoine...
- Est-ce qu'il ne s'est pas approché du lit de Caroline ? Vous l'aviez recouverte de sa couette pour qu'il ne se doute de rien... (Il sanglote.)
- Vous avez dit à l'instruction que vous aviez voulu faire prendre à Antoine du phénobarbital dilué dans un verre d'eau et qu'il avait refusé en disant que ce n'était pas bon...
- C'était plutôt une déduction... Je n'ai pas d'image d'Antoine disant que ce n'était pas bon.
- Pas d'autre explication ?
- J'aurais peut-être voulu qu'il dorme déjà." L'avocat général est intervenu : "Vous êtes sorti ensuite acheter L'Équipe et Le Dauphiné libéré, et la marchande de journaux vous a trouvé l'air tout à fait normal. Était-ce pour faire comme si rien ne s'était passé, comme si la vie continuait ?
- Je n'ai pas pu acheter L'Équipe. Je ne le lis jamais.
- Des voisins vous ont vu traverser la rue pour relever votre boîte à lettres.
- Est-ce que je l'ai fait pour nier la réalité, pour faire comme si ?
- Pourquoi avoir emballé et rangé avec soin la carabine avant de partir pour Clairvaux ?
- En réalité, pour les tuer, bien sûr, mais je devais me dire que c'était pour la rendre à mon père."
E. Carrère, L'Adversaire, 2000.