Faut-il réformer l'orthographe ?

Séance 01

"Les crêpes que j'ai mangé"

Observation

Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, "La Faute de l'orthographe", TEDx Talks, juin 2019.

La fédération Wallonie-Bruxelles souhaite modifier les règles du fameux "accord du participe avec l'auxiliaire avoir", jugées complexes et grammaticalement peu pertinentes. Et invite les autres pays francophones à la suivre.

"Employé avec l'auxiliaire avoir, le participe passé s'accorde en genre et en nombre avec le complément d'objet direct quand celui-ci le précède (les crêpes que j'ai mangées). Mais si le complément suit le participe, il reste invariable (j'ai mangé les crêpes)."

A l'école les enfants se demandent : pourquoi avant et pas après ? Souvent, les enseignants savent expliquer comment on accorde, mais pas pourquoi. L'incohérence des règles traditionnelles les empêche de donner du sens à leur enseignement. Le temps moyen consacré aux règles actuelles est de 80 heures, pour atteindre un niveau dont tout le monde se plaint. Il serait tellement plus riche de le consacrer à développer du vocabulaire, apprendre la syntaxe, goûter la littérature, comprendre la morphologie ou explorer l'étymologie, bref, à apprendre à nos enfants tout ce qui permet de maîtriser la langue plutôt qu'à faire retenir les parties les plus arbitraires de son code graphique.

Pourquoi l'esprit critique s'arrête-t-il au seuil de l'orthographe ? Parce tout le monde a appris à ne plus se demander pourquoi. Enfin, pas tout le monde. La fédération Wallonie-Bruxelles, en accord avec ses instances linguistiques, envisage sérieusement d'instaurer l'invariabilité du participe passé avec l'auxiliaire avoir. [...] Elle s'appuie pour cela sur les avis du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles (CLFPL) et du Conseil international de la langue française (Cilf). Elle suit aussi les recommandations d'André Goosse, successeur de Maurice Grevisse au Bon Usage, du groupe de recherche Erofa (Etude pour une rationalisation de l'orthographe française d'aujourd'hui), de la Fédération internationale des professeurs de français et de sa branche belge, de certains membres de l'Académie royale de Belgique et de l'Académie de langue et de littérature françaises de Belgique, ainsi que des responsables des départements de langue, de littérature et de didactique du français de la plupart des universités francophones… Quant à l'Académie française, n'étant pas composée de linguistes, elle n'est jamais parvenue à produire une grammaire décente et ne peut donc servir de référence.

Pour comprendre les raisons de ce changement, revenons au Moyen Age. Les moines copient alors au fil de la plume. Quand ils écrivent, par exemple : "Les pieds que Jésus a lavés", un simple regard vers la gauche permet d'identifier ce que Jésus a lavé. Il a lavé quoi ? Les pieds. Donc le moine accorde. Par contre, quand il écrit : "Jésus a lavé", il s'interroge. Jésus a lavé quoi ? Je ne sais pas, je vais attendre la suite du texte. Le moine poursuit : "Avant la fête de Pâques, sachant que son heure était venue, lorsque le diable avait déjà inspiré au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, et patati et patata, … les pieds." A tous les coups, quand le moine est arrivé à "les pieds", il a oublié qu'il avait un participe à accorder, ou il n'a plus la place pour écrire le "s" parce qu'au Moyen Age, les mots sont souvent attachés les uns aux autres. C'est cet oubli qui est à l'origine de la règle des accords avec l'auxiliaire avoir. Au XVIe siècle, Clément Marot, constatant le même phénomène en italien, en fait la promotion à l'aide d'un joli poème, ce qui fera dire à Voltaire : "Il a ramené deux choses d'Italie : la vérole et l'accord du participe passé. Je pense que c'est le deuxième qui a fait le plus de ravages". Le Bescherelle désigne cette règle comme "la plus artificielle de la langue française". Elle entraînera une cohorte de complications, comme les fameux accords des verbes exclusivement, essentiellement ou accidentellement pronominaux qu'on retrouve dans les quatorze pages d'exceptions du Bon Usage de Grevisse.

Voici donc la nouvelle règle sur laquelle s'appuyer : "Le participe passé, avec l'auxiliaire être, s'accorde comme un adjectif (c'est-à-dire avec le mot auquel il se rapporte). Avec l'auxiliaire avoir, il ne s'accorde pas." [...] L'invariabilité du participe avec avoir peut heurter certaines personnes, que nous renvoyons à la formulation complète que le Cilf a proposé. Ainsi, dans cette dernière phrase, "la formulation que le Cilf a proposé", rien ne permet de considérer qu'il y a une faute grammaticale car le participe avec avoir n'a plus valeur d'adjectif, contrairement à ce qui se passe quand on utilise l'auxiliaire être.

L'usage oral s'est fait l'écho de cette logique. L'invariabilité est une tendance en augmentation dans tous les milieux, dans tous les médias et dans tous les pays francophones. Parce que cet accord n'est plus porteur de sens. Il ne s'agit pas de justifier une faute, mais de rappeler que cet usage est légitime et qu'il serait injuste de le sanctionner. Les linguistes vous le diront : l'orthographe n'est pas la langue, mais l'outil graphique qui permet de transmettre, de retranscrire la langue, comme les partitions servent la musique. Puisque les langues évoluent, leur code graphique devrait en faire autant, ce qu'il n'a cessé de faire en français. Il serait absurde de croire que notre orthographe aurait atteint un degré de perfection intangible. Cela reviendrait à la considérer comme morte.

Evitons les faux dilemmes. Il ne s'agit pas de tout changer, de déstabiliser tout le système ou de supprimer ce qui est porteur de sens dans notre orthographe, mais de maintenir une norme unique, renforcée dans sa cohérence. Il est surprenant de constater le peu de rigueur dont nous faisons preuve envers l'orthographe elle-même. La plupart des formes ou des règles sont justifiables, mais d'autres le sont moins, voire pas du tout. Tout dans l'orthographe ne peut avoir la même valeur. Osons l'affirmer : les règles d'accord du participe passé actuelles sont obsolètes et compliquées jusqu'à l'absurde. Compte tenu du fait qu'elles ne sont pas fautives, qu'elles suivent l'usage, qu'elles libèrent du temps scolaire, qu'elles sont recommandées par toutes les instances officielles d'avis sur la langue et les universités, on est en droit de se demander pourquoi ces règles ne sont pas appliquées.

Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, "Les crêpes que j'ai mangé" : un nouvel accord pour le participe passé, Libération, 2 septembre 2018.

Séance 02

La langue de Molière

Oral

Lisez le texte à haute voix.

Lecture

Quel est l'objectif de cette scène ?

Observation

1. Quelles variations par rapport à l'orthographe moderne pouvez-vous observer ?

Maistre de philosophie

Que voulez-vous donc que je vous aprenne ?

Monsievr iovrdain

Aprenez-moy l'Ortographe.

Maistre de philosophie

Tres-volontiers.

Monsievr iovrdain

Apres vous m'aprendrez l'Almanach, pour ∫çavoir quand il y a de la Lune, & quand il n'y en a point.

Maistre de philosophie

Soit. Pour bien ∫uivre vo∫tre pen∫ée, & traitter cette matiere en Philo∫ophe, il faut commencer ∫elon l'ordre des cho∫es, par une exacte connoi∫∫ance de la nature des Lettres, & de la diferente maniere de les prononcer toutes. Et là-de∫∫us j'ay à vous dire, que les Lettres ∫ont divi∫ées en voyelles, ain∫i dites voyelles, parce qu'elles expriment les voix ; & en con∫onnes, ain∫i appellées con∫onnes, parce qu'elles ∫onnent avec les voyelles, & ne font que marquer les diver∫es articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix, A, E, I, O, V.

Monsievr iovrdain

J'entens tout cela.

Maistre de philosophie

La voix, A, ∫e forme en ouvrant fort la bouche, A.

Monsievr iovrdain

A, A, oüy.

Maistre de philosophie

La voix, E, ∫e forme en r'aprochant la machoire d'enbas de celle d'enhaut, A, E.

Monsievr iovrdain

A, E, A, E. Ma foy oüy. Ah que cela e∫t beau !

Maistre de philosophie

Et la voix, I, en r'aprochant encore davantage les machoires l'une de l'autre & écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles, A, E, I.

Monsievr iovrdain

A, E, I, I, I, I. Cela e∫t vray. Vive la Science.

Maistre de philosophie

La voix, O, ∫e forme en r'ouvrant les machoires, & r'aprochant les levres par les deux coins, le haut & le bas, O.

Monsievr iovrdain

O, O. Il n'y a rien de plus ju∫te. A, E, I, O, I, O. Cela e∫t admirable ! I, O, I, O.

Maistre de philosophie

L'ouverture de la bouche fait ju∫tement comme un petit rond qui repre∫ente un O.

Monsievr iovrdain

O, O, O. Vous avez rai∫on, O. Ah la belle cho∫e, que de ∫çavoir quelque cho∫e !

Maistre de philosophie

La voix, V, ∫e forme en r'aprochant les dents ∫ans les joindre entierement, & allongeant les deux levres en dehors, les aprochant au∫∫i l'une de l'autre ∫ans les joindre tout-à-fait, V.

Monsievr iovrdain

V, V. Il n'y a rien de plus veritable, V.

Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, II, 4, 1671.

Séance 03

Le choix de l'Académie

Lecture

Quels sont les trois principes qui dirigent l'orthographe évoqués par l'Académie Française ? Relevez les trois exemples qui les illustrent.

Pistes

Prolongement

Que pensez-vous de la position défendue et des arguments utilisés ?

Pistes

L'Académie française, créée en 1635, publie en 1694 la première version d'un dictionnaire destiné à fixer de façon officielle, pour la première fois, l'orthographe des mots français. Dans sa préface, elle explique la logique suivie.

L'Académie s'e∫t attachée à l'ancienne Orthographe receuë parmi tous les gens de lettres, parce qu'elle ayde à faire connoi∫tre l'Origine des mots. [...] Ain∫i elle a écrit les mots Corps, Temps, avec un P, & les mots Te∫te, Honne∫te, avec une S, pour faire voir qu'ils viennent du Latin Tempus, Corpus, Te∫ta, Hone∫tus. [...] Il e∫t vray qu'il y a au∫∫i quelques mots dans le∫quels elle n'a pas con∫ervé certaines Lettres Caracteristiques qui en marquent l'origine, comme dans les mots Devoir, Fevrier, qu'on e∫crivoit autrefois Debvoir & Febvrier, pour marquer le rapport entre le Latin Debere, & Februarius. Mais l'u∫age l'a decidé au contraire ; Car il faut reconnoi∫tre l'u∫age pour le Mai∫tre de l'Orthographe au∫∫i bien que du choix des mots. C'e∫t l'u∫age qui nous mene in∫en∫iblement d'une maniere d'e∫crire à l'autre, & qui ∫eul a le pouvoir de le faire. C'e∫t ce qui a rendu inutiles les diver∫es tentatives qui ont e∫té faites pour la reformation de l'Orthographe depuis plus de cent cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des regles que per∫onne n'a voulu ob∫erver. Ce n'est pas qu'ils ayent manqué de rai∫ons apparentes pour deffendre leurs opinions qui ∫ont toutes fondées ∫ur ce principe, Qu'il faut que l'E∫criture repre∫ente la Prononciation ; Mais cette maxime n'e∫t pas ab∫olument veritable ; Car ∫i elle avoit lieu il faudroit retrancher l'R finale des Verbes Aymer, Ceder, Partir, Sortir, & autres de pareille nature dans les occa∫ions où on ne les prononce point, quoy qu'on ne lai∫∫e pas de les e∫crire.

Dictionnaire de l'Académie Française, première édition, 1694.

Séance 04

Lettre sur l'ortografe

Lecture

1. Quelles sont les deux propositions de l'Abbé de Dangeau ?

2. Ces propositions vous paraissent-elles pertinentes ? Pourquoi ?

Pistes

V. Je retranche fort ∫ouvent des lettres que je croi inutiles, j'ècris acompli par un ∫eul c, & apliquer par un ∫eul p, parce que je ne voi pas de quel u∫age ∫ont ces con∫onnes doubles. Il y a beaucoup d'autres mots où j'aurois pu en u∫er de la même manière, mais je n'ai o∫é faire ce que je croirois le plus parfait ; je re∫pecte quelquefois les u∫ages anciens ∫ans les aprouver. Si l'on pouvoit retrancher toutes les lettres inutiles, un Livre de quatre cens pages ∫eroit réduit à trois cens, & par là ∫eroit moins embara∫∫ant & à meilleur marché, & ceux qui aprennent à lire, ∫oit Fran∫ois, ∫oit Etrangers, n'y trouveroient plus tant de dificulté.

VI. J'ai retranché l'h de Cronologie, & de Téorie, & de quelques mots ∫emblables, parce qu'elle ne fait qu'embara∫∫er le lecteur ; j'ai écrit Filipe & filo∫ofe avec des f, au lieu des ph que les Latins y mettent. J'ai cru que les Fran∫ois devaient lai∫∫er aux lettres Fran∫oi∫es le ∫on qu'elles ont naturellement. [...] Pourquoi ne pas imiter les Italiens & les E∫pagnols qui n'ont pas cru être obligés à garder l'ortografe Latine dans les mots venus du Grec ?

Abbé de Dangeau, Lettre sur l'ortografe, in Essais de grammaire contenus en trois lettres d'un académicien à un autre académicien, 1694.

Prolongement

Par groupes de deux, élaborez et proposez une réforme de l'orthographe.

Annexe

Les pluriels en -x

Présentation

Extrait A

Ceulx qui finét en al au ∫ingulier, muét al en aulx au pluriel : comme Cheual, Cheuaulx, Loyal, Loyaulx.

Il fault noter que les anciens en beaucoup de mots, au lieu de s final, ont e∫cript vn x, voire au ∫ingulier : come Ombrageulx, Maulx, Faulx, Aux, Enuieulx, Cieulx, Eulx. Et ce ont faict pre∫que tou∫iours en ces terminai∫ons de aulx & de eulx.

Estienne Robert, Traicte de la Gramaire Francoi∫e, 1569.

Extrait B

Les noms terminez en eu & en au prennent au pluriel un x au lieu d'une s ; jeu, jeux ; feu, feux ; bateau, bateaux ; cependant bleu fait bleus. Quelques noms en ou peuvent prendre un x, caillou, cailloux ou caillous.

Claude Buffier, Grammaire Françoise sur un plan nouveau, 1709.

Extrait C

Les noms qui terminent au ∫ingulier par la lettre u prennent une x au pluriel, comme un etau, des etaux ; un chapeau, des chapeaux ; le feu, des feux ; un voeu, des voeux ; un lieu, des lieux.

Cependant les noms qui se terminent en ou prennent les uns une s & les autres une x. Ceux qui prennent une x font bijou, caillou, chou, genou, pou & vérou qui font au pluriel bijoux, cailloux, choux, &c. Tous les autres prennent une s, comme clou, hibou, matou, &c.

Joseph Vallart, Grammaire Françoise, 1744.

Extrait D

La caractéristique du pluriel varie dans les ∫ubstantifs en ou : on écrit par x les cailloux, les choux, les genoux ; et par s les bijous, les clous, les cous, les matous, les fous, les trous, les filous.

Urbain DomergueGrammaire Françoise simplifiée ou traité d'orthographe, 1778.

Extrait E

Les substantifs et les adjectifs dont l'u final est précédé d'une voyelle, prennent un x au pluriel ; mais ceux dont l'u final est précédé d'une consonne, prennent un s ; des tableaux connus ?

Exceptions

Les quinze mots suivants prennent un s au pluriel : des bambous, es habits bleus, des clous, des cous, des coucous, des écrous, des filous, des fous, des grigous, des licous, des matous, des fromages mous, des sous, des trous...

J.N. Blondin, Grammaire Française simplifiée, 1808.

Annexe

Une Fable

Présentation

La rai∫on du plus fort e∫t tou∫iours la meilleure.

Nous l'allons mon∫trer tout à l'heure.

Un Agneau ∫e de∫alteroit

Dans le courant d'vne onde pure.

Vn Loup ∫uruient à jeun qui cherchoit aventure,

Et que la faim en ces lieux attiroit.

Qui te rend ∫i hardy de troubler mon breuuage ?

Dit cét animal plein de rage,

Tu ∫eras cha∫tié de ta temerité.

Sire, répond l'Agneau, que vo∫tre Maje∫té

Ne ∫e mette pas en colere

Mais plu∫to∫t qu'elle con∫idere

Que ie me vas de∫alterant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au de∫∫ous d'Elle ;

Et que par con∫equent en aucune façon

Ie ne puis troubler ∫a boi∫∫on.

Tu la troubles, reprit cette Be∫te cruelle,

Et ie ∫çais que de moy tu médis l'an pa∫sé.

Comment l'aurois-je fait ∫i ie n'e∫tois pas né ?

Reprit l'Agneau, ie tete encor ma mere.

Si ce n'e∫t toy, c'e∫t donc ton frere.

Ie n'en ay point. C'e∫t donc quelqu'vn des tiens :

Car vous ne m'épargnez guere,

Vous, vos bergers & vos chiens.

On me l'a dit : il faut que ie me vange.

Là de∫∫us au fonds des fore∫ts

Le Loup l'emporte, & puis le mange,

Sans autre forme de procez.

Fables choisies, mises en vers par M. de La Fontaine, éd. Claude Barbin, 1669, p. 96.