La Religieuse

Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème siècle à nos jours

Problématique générale : La Religieuse, roman noir ou pamphlet éclairé ?

Support : Diderot, La Religieuse, 1760, coll. Folio, éd. Gallimard.

Exposés : le libertinage, la folie, les genres, la nuit dans le roman

Séance 01

Visages du xviiième siècle

Observation

Observez les deux tableaux ci-contre. Quelle image donnent-ils des goûts du XVIIIème siècle ?

Pistes

Fragonard, Le Verrou, entre 1774 et 1778.

Jean-Baptiste Greuze, Le fils puni, 1778.

Oral

Observez ces couvertures. Quelles informations nous donnent-elles ? Que nous font-elles imaginer ?

Prolongement

En quoi La Religieuse est-il un texte argumentatif ?

Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement de l'année 1759 pour aller dans ses terres en Normandie, près de Caen. Il nous avait promis de ne s'y arrêter que le temps nécessaire pour mettre ses affaires en ordre ; mais son séjour s'y prolongea insensiblement ; il y avait réuni ses enfants ; il aimait beaucoup son curé ; il s'était livré à la passion du jardinage ; et comme il fallait à une imagination aussi vive que la sienne des objets d'attachement réels ou imaginaires, il s'était tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. [...]

Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes en 1760, après l'avoir supportée pendant plus de quinze mois, sur les moyens de l'engager à revenir à Paris. L'auteur des mémoires qui précèdent se rappela que, quelque temps avant son départ, on avait parlé dans le monde, avec beaucoup d'intérêt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui réclamait juridiquement contre ses vœux, auxquels elle avait été forcée par ses parents. Cette pauvre recluse intéressa tellement notre marquis, que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans même s'assurer de la vérité des faits, il alla solliciter en sa faveur tous les conseillers de grand'chambre du parlement de Paris. Malgré cette intercession généreuse, je ne sais par quel malheur, la sœur Suzanne Simonin perdit son procès, et ses vœux furent jugés valables. M. Diderot résolut de faire revivre cette aventure à notre profit. Il supposa que la religieuse en question avait eu le bonheur de se sauver de son couvent ; et en conséquence écrivit en son nom à M. de Croismare pour lui demander secours et protection. [...]

Tandis que cette mystification échauffait la tête de notre ami en Normandie, celle de M. Diderot s'échauffait de son côté. Celui-ci se persuada que le marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison à une jeune personne sans la connaître, il se mit à écrire en détail l'histoire de notre religieuse.

Denis Diderot, La Religieuse, Préface, 1796.

Séance 02

"La plus cruelle satire des cloîtres"

Oral

Comparez les deux extraits. Comment la vie du couvent y est-elle dénoncée ?

Pistes

Invention

Vous travaillez sur une adaptation cinématographique de La Religieuse. Proposez une ébauche de mise en scène de l'extrait B : qu'est-ce que vous proposez comme images ? Comme bande-son ? Comme jeu d'acteur ?

Explication

Structurez et prolongez vos remarques précédentes pour aboutir à un plan d'analyse.

Document A

Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat ; si l'on observait toute son austérité, on n'y résisterait pas ; mais c'est le temps le plus doux de la vie monastique. Une mère des novices est la sœur la plus indulgente qu'on a pu trouver. Son étude est de vous dérober toutes les épines de l'état ; c'est un cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. C'est elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine ; la nôtre s'attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas qu'il y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l'épreuve de cet art funeste. Le monde a ses précipices ; mais je n'imagine pas qu'on y arrive par une pente aussi facile. Si j'avais éternué deux fois de suite, j'étais dispensée de l'office, du travail, de la prière ; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard ; la règle cessait pour moi. Imaginez, monsieur, qu'il y avait des jours où je soupirais après l'instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans le monde qu'on ne vous en parle ; on arrange les vraies, on en fait de fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grâces à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait, ce temps que j'avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et s'accroître. Je les allais confier à la supérieure, ou à notre mère des novices. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez : car il ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles jouent, et des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter ; cela devient à la fin si usé et si maussade pour elles ; mais elles s'y déterminent, et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute leur vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de cinquante années, et peut-être un malheur éternel ; car il est sûr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant.

Denis Diderot, La Religieuse, 1796.

Prolongement

Étudiez le tableau de Carl Van Loo.

Document B
Document C

Carl Van Loo, La Madeleine dans le désert, 1761.

Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec quatre de ses favorites ; elles avaient l'air égaré et furieux. Je me jetai à leurs pieds, j'implorai leur miséricorde. Elles criaient toutes ensemble : "Point de miséricorde, madame ; ne vous laissez pas toucher : qu'elle donne ses papiers, ou qu'elle aille en paix…" J'embrassais les genoux tantôt de l'une, tantôt de l'autre ; je leur disais, en les nommant par leurs noms : "Sœur Sainte-Agnès, sœur Sainte-Julie, que vous ai-je fait ? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi ? Est-ce ainsi que j'en ai usé ? Combien de fois n'ai-je pas supplié pour vous ? vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et je ne le suis pas."

La supérieure, immobile, me regardait et me disait : "Donne tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu'ils contenaient.

- Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous êtes trop bonne ; vous ne la connaissez pas ; c'est une âme indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens extrêmes : c'est elle qui vous y porte ; tant pis pour elle.

- Ma chère mère, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure.

- Ce n'est pas là le serment que je veux.

- Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire au grand vicaire, à l'archevêque ; Dieu sait comme elle aura peint l'intérieur de la maison ; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez pas qu'elle dispose de nous. "

La supérieure ajouta : "Sœur Suzanne, voyez…"

Je me levai brusquement, et je lui dis : "Madame, j'ai tout vu ; je sens que je me perds ; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il vous plaira ; écoutez leur fureur, consommez votre injustice…" Et à l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en saisirent. On m'arracha mon voile ; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure ; on s'en saisit : je suppliai qu'on me permît de le baiser encore une fois ; on me refusa. On me jeta une chemise, on m'ôta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j'appelais à mon secours ; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J'invoquais le ciel, j'étais à terre, et l'on me traînait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, j'avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries ; j'étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l'on ouvrit avec de grosses clefs la porte d'un petit lieu souterrain, obscur, où l'on me jeta sur une natte que l'humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d'eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller ; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort, avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire ; je portai mes mains à ma gorge ; je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux ; je hurlais comme une bête féroce ; je me frappai la tête contre les murs ; je me mis toute en sang ; je cherchai à me détruire jusqu'à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C'est là que j'ai passé trois jours ; je m'y croyais pour toute ma vie.

Denis Diderot, La Religieuse, 1796.

Document C

La nuit dérobe les formes, donne de l’horreur aux bruits ; ne fût-ce que celui d’une feuille, au fond d’une forêt, il met l’imagination en jeu ; l’imagination secoue vivement les entrailles ; tout s’exagère. L’homme prudent entre en méfiance ; le lâche s’arrête, frémit ou s’enfuit ; le brave porte la main sur la garde de son épée.

Les temples sont obscurs. Les tyrans se montrent peu ; on ne les voit point, et à leurs atrocités on les juge plus grands que nature. Le sanctuaire de l’homme civilisé et de l’homme sauvage est rempli de ténèbres. C’est de l’art de s’en imposer à soi-même qu’on peut dire :

Quod latet arcana non enarrabile fibra. A. Persii Flacci sat. V, v. 29.

Prêtres, placez vos autels, élevez vos édifices au fond des forêts. Que les plaintes de vos victimes percent les ténèbres. Que vos scènes mystérieuses, théurgiques, sanglantes, ne soient éclairées que de la lueur funeste des torches. La clarté est bonne pour convaincre ; elle ne vaut rien pour émouvoir. La clarté, de quelque manière qu’on l’entende, nuit à l’enthousiasme. Poëtes, parlez sans cesse d’éternité, d’infini, d’immensité, du temps, de l’espace, de la divinité, des tombeaux, des mânes, des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, des forêts obscures, du tonnerre, des éclairs qui déchirent la nue. Soyez ténébreux. Les grands bruits ouïs au loin, la chute des eaux qu’on entend sans les voir, le silence, la solitude, le désert, les ruines, les cavernes, le bruit des tambours voilés, les coups de baguette séparés par des intervalles, les coups d’une cloche interrompus et qui se font attendre, le cri des oiseaux nocturnes, celui des bêtes féroces en hiver, pendant la nuit, surtout s’il se mêle au murmure des vents, la plainte d’une femme qui accouche, toute plainte qui cesse et qui reprend, qui reprend avec éclat, et qui finit en s’éteignant ; il y a, dans toutes ces choses, je ne sais quoi de terrible, de grand et d’obscur.

Ce sont ces idées accessoires, nécessairement liées à la nuit et aux ténèbres, qui achèvent de porter la terreur dans le cœur d’une jeune fille qui s’achemine vers le bosquet obscur où elle est attendue. Son cœur palpite ; elle s’arrête. La frayeur se joint au trouble de sa passion ; elle succombe, ses genoux se dérobent sous elle. Elle est trop heureuse de rencontrer les bras de son amant, pour la recevoir et la soutenir ; et ses premiers mots sont : "Est-ce vous ? »

Diderot, Salon de 1767, "La promenade Vernet".

Séance 03

La Religieuse au cinéma

Observation

Comparez les deux mises en scène. Comment chacun des réalisateurs a-t-il cherché à transposer l'histoire de Suzanne ?

Jacques Rivette, La Religieuse, 1966 (le début du film).

Guillaume Nicloux, La Religieuse, 2013 (de 57:54 à 1:07:37).

Séance 04

Liberté...

Lecture

Comment les extraits suivants font-ils l'éloge de la liberté ?

Pistes

Explication

Étudiez le texte de Diderot en vous appuyant sur les axes suivants :

1. Quel portrait est fait de Suzanne dans cet extrait ?

2. Qu'est-ce qui fait de ce dialogue un duel verbal ?

Prolongement

Quels couvents accueillent successivement Suzanne Simonin ? Qui est la mère supérieure ? Quelle est l'atmosphère de chacun de ces couvents ?

Document A

Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous ne vous pouvez vanter que rien soit à vous ; et semblerait que meshui ce vous serait grand heur de tenir à ferme vos biens, vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce malheur, cette ruine, vous vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien de l'ennemi, et de celui que vous faites si grand qu'il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s'il n'avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n'étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? Vous semez vos fruits, afin qu'il en fasse le dégât ; vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu'il ait de quoi soûler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, afin que, pour le mieux qu'il leur saurait faire, il les mène en ses guerres, qu'il les conduise à la boucherie, qu'il les fasse les ministres de ses convoitises, et les exécuteurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vos personnes, afin qu'il se puisse mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride ; et de tant d'indignités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l'endureraient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous l'essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire.

Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576.

Document B

Un loup n'avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde.

Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,

Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.

L'attaquer, le mettre en quartiers,

Sire loup l'eût fait volontiers.

Mais il fallait livrer bataille ;

Et le mâtin était de taille

À se défendre hardiment.

Le loup donc l'aborde humblement,

Entre en propos, et lui fait compliment

Sur son embonpoint, qu'il admire.

"Il ne tiendra qu'à vous beau sire,

D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien.

Quittez les bois, vous ferez bien :

Vos pareils y sont misérables,

Cancres, hères, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car quoi ? Rien d'assuré ; point de franche lippée :

Tout à la pointe de l'épée.

Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin."

Le loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ?

- Presque rien, dit le chien, donner la chasse aux gens

Portants bâtons, et mendiants ;

Flatter ceux du logis, à son Maître complaire ;

Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs de toutes les façons :

Os de poulets, os de pigeons,

Sans parler de mainte caresse."

Le loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant, il vit le col du chien pelé.

"Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi rien ? - Peu de chose.

- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché

De ce que vous voyez est peut-être la cause.

- Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?

- Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."

Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.

Jean de La Fontaine, "Le Loup et le Chien", Fables, livre I, V, 1668.

Document C

"Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à vous, je vous en conjure par votre propre intérêt, par celui de la maison ; ces sortes d'affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses.

- Ce ne sera pas ma faute.

- Les gens du monde sont méchants ; on fera les suppositions les plus défavorables à votre esprit, à votre cœur, à vos mœurs ; on croira…

- Tout ce qu'on voudra.

- Mais parlez-moi à cœur ouvert ; si vous avez quelque mécontentement secret, quel qu'il soit, il y a du remède.

- J'étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de mon état.

- L'esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche à nous perdre, aurait-il profité de la liberté trop grande qu'on vous a accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste ?

- Non, madame : vous savez que je ne fais pas un serment sans peine : j'atteste Dieu que mon cœur est innocent, et qu'il n'y eut jamais aucun sentiment honteux.

- Cela ne se conçoit pas.

- Rien cependant, madame, n'est plus facile à concevoir. Chacun a son caractère, et j'ai le mien ; vous aimez la vie monastique, et je la hais ; vous avez reçu de Dieu les grâces de votre état, et elles me manquent toutes ; vous vous seriez perdue dans le monde ; et vous assurez ici votre salut ; je me perdrais ici, et j'espère me sauver dans le monde ; je suis et je serai une mauvaise religieuse.

- Et pourquoi ? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous.

- Mais c'est avec peine et à contre-cœur.

- Vous en méritez davantage.

- Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite ; et je suis forcée de m'avouer qu'en me soumettant à tout, je ne mérite rien. Je suis lasse d'être une hypocrite ; en faisant ce qui sauve les autres, je me déteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de véritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goût pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n'auraient autour d'elles ni grilles, ni murailles qui les retinssent. Il s'en manque bien que je sois de ce nombre : mon corps est ici, mais mon cœur n'y est pas ; il est au dehors : et s'il fallait opter entre la mort et la clôture perpétuelle, je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments.

- Quoi ! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements qui vous ont consacrée à Jésus-Christ ?

- Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et sans liberté…"

Denis Diderot, La Religieuse, 1796.

Document D

Créon

Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant…

Antigone

Il fallait dire non, alors !

Créon

Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.

Antigone

Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit "oui " ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire "non" encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit "oui".

Créon

Écoute-moi.

Antigone

Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit "oui". Je n'ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là, à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est pour m'écouter jusqu'au bout.

Créon

Tu m'amuses.

Antigone

Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.

Créon, sourdement.

Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.

Antigone

Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?

Créon

Je te l'ai dit.

Antigone

Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !

Créon

Oui, c'est cela !

Antigone

Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

Créon

Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi encore. J'ai assez payé.

Antigone

Non. Vous avez dit "oui". Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !

Créon, la secoue soudain, hors de lui.

Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire "oui" ou "non", de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! Cela n'a pas de nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe devant le groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui t'avait donné du feu en souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom, cramponné à la barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?

Antigone, secoue la tête.

Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour vous. Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir.

Créon

C'est facile de dire non !

Antigone

Pas toujours.

Jean Anouilh, Antigone, 1944.

Séance 05

"Nous pleurerons ensemble"

Réflexion

Dans un texte sur l'écrivain Richardson, Diderot écrit : "Nous pleurerons ensemble sur les personnages malheureux de ses fictions, et nous dirons : "Si le sort nous accable, du moins les honnêtes gens pleureront aussi sur nous. »"

Selon vous, la littérature peut-elle vraiment nous rendre plus sensibles aux autres ?

1. Qu'est-ce que Diderot affirme par rapport à la littérature ?

2. Pourquoi réfléchir à cette question à ce moment de notre travail ?

3. Ce point de vue est-il, selon vous, pertinent ?

Pistes

Séance 06

"Un assez agréable tableau"

Oral

Illustrez cet extrait par un tableau ou une gravure du XVIIIème siècle. Vous justifierez votre choix.

Pistes

Explication

Commentez le passage suivant.

Exposés : le libertinage, les images de la folie, les genres, la nuit dans le roman

Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse ; je la dominais un peu, parce que je suis plus grande, et que j'étais plus élevée. Elle était si proche de moi, que mes deux genoux étaient entrelacés dans les siens, et elle était accoudée sur son lit. Après un petit moment de silence, je lui dis :

"Quoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine ; il y aura bientôt vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le cœur de l'entendre ; peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, peines partout ; chère mère, par où voulez-vous que je commence ?

- Par les premières.

- Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.

- Ne crains rien ; j'aime à pleurer : c'est un état délicieux pour une âme tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer à pleurer aussi ; tu essuieras mes larmes, j'essuierai les tiennes, et peut-être nous serons heureuses au milieu du récit de tes souffrances ; qui sait jusqu'où l'attendrissement peut nous mener ?…" Et en prononçant ces derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux déjà humides ; elle me prit les deux mains ; elle s'approcha de moi plus près encore, en sorte qu'elle me touchait et que je la touchais.

"Raconte, mon enfant, dit-elle ; j'attends, je me sens les dispositions les plus pressantes à m'attendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux…"

Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l'écrire. Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur elle, les soupirs qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les marques d'indignation qu'elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp ; je serais bien fâchée qu'il leur arrivât la plus petite partie des maux qu'elle leur souhaita ; je ne voudrais pas avoir arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel ennemi. De temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se promenait, puis elle se rasseyait à sa place ; d'autres fois elle levait les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre mes genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris ; quand je fus à la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps penché sur son lit, le visage caché dans sa couverture et les bras étendus au-dessus de sa tête ; et moi, je lui disais : "Chère mère, je vous demande pardon de la peine que je vous ai causée ; je vous en avais prévenue, mais c'est vous qui l'avez voulu…" Et elle ne me répondait que par ces mots :

"Les méchantes créatures ! les horribles créatures ! Il n'y a que dans les couvents où l'humanité puisse s'éteindre à ce point. Lorsque la haine vient à s'unir à la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus où les choses seront portées. Heureusement je suis douce ; j'aime toutes mes religieuses ; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon caractère, et toutes elles s'aiment entre elles. Mais comment cette faible santé a-t-elle pu résister à tant de tourments ? Comment tous ces petits membres n'ont-ils pas été brisés ? Comment toute cette machine délicate n'a-t-elle pas été détruite ? Comment l'éclat de ces yeux ne s'est-il pas éteint dans les larmes ? Les cruelles ! serrer ces bras avec des cordes !…" Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. "Noyer de larmes ces yeux !…" Et elle les baisait. "Arracher la plainte et le gémissement de cette bouche !…" Et elle la baisait. "Condamner ce visage charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse !…" Et elle le baisait. "Faner les roses de ces joues !…" Et elle les flattait de la main et les baisait. "Déparer cette tête ! arracher ces cheveux ! charger ce front de souci !…" Et elle baisait ma tête, mon front, mes cheveux… "Oser entourer ce cou d'une corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës !…" Et elle écartait mon linge de cou et de tête ; elle entr'ouvrait le haut de ma robe ; mes cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes ; ma poitrine était à demi nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur ma poitrine à demi nue.

L'après-midi, je me rendis chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison ; les autres avaient fait leur visite et s'étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c'était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n'en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu'elle portait d'assez bonne grâce, des bras ronds comme s'ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes ; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue à les ouvrir ; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet ; les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J'étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux ; d'autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle ; il y en avait à terre assises sur les coussins qu'on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d'autres brunes ; aucune ne se ressemblait, quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies ; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d'autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l'ai dit. Il n'était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies ; les amies s'étaient placées, ou l'une à côté de l'autre, ou en face ; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux ; elle reprochait à l'une son application, à l'autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là sa tristesse ; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait ou blâmait ; elle raccommodait à l'une son ajustement de tête… "Ce voile est trop avancé… Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues… Voilà des plis qui font mal… " Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses.

Denis Diderot, La Religieuse, 1796.

Séance 07

Suzanne Simonin

Invention

I

"C'est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle scène ! Quel homme ! Je crie ; le cocher vient à mon secours. Rixe violente entre le fiacre et le moine."

Imaginez et écrivez cette scène, en ayant soin de proposer un tableau pathétique, amplifié par le cadre nocturne, et d'introduire au moins un dialogue argumentatif dans la scène.

II

Un journaliste retrouve et réalise une interview de Suzanne Simonin, religieuse défroquée.

Imaginez et écrivez cette interview.

III

Bouleversé par le sort de Suzanne, le marquis de Croismare rentre précipitamment à Paris et se rend à l'adresse indiquée sur les lettres. Là, au lieu de la jeune femme, il retrouve Diderot et ses amis...

Imaginez et écrivez leur dialogue.