Formes et fonctions de l'utopie

Objet d'étude :

- Seconde : Genres et formes de l'argumentation : XVIIème et XVIIIème siècle

- Première : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours

Problématique générale : Les utopies, des rêves stériles ou une réflexion nécessaire ?

Exposés : les villes idéales : le familistère, les cités-jardins, la cité radieuse, Louvain-la-neuve, Masdar.

Séance 01

La ville idéale

Consignes

Dans le cadre d'une consultation locale sur la ville de demain, votre avis de lycéen est sollicité.

Quelle serait, pour vous, la ville idéale ?

Vous réaliserez une présentation illustrée pour exposer votre point de vue.

Séance 02

Des cités parfaites

Oral

Cherchez l'origine et les différents sens du mot 'utopie'. Cherchez également le sens des mots 'uchronie', 'dystopie'.

Lecture

En quoi les sociétés représentées dans ces documents relèvent-elles de l'utopie ?

Pistes

Notion : argumentation directe et indirecte

Notes

1. Spéculation : réflexion abstraite, sans lien avec le monde matériel.

2. Zèle : Ardeur ; vive application à très bien faire son travail.

3. Concorde : Paix, harmonie.

4. Vertu : disposition à faire le bien (contrairement au vice).

Document A

Dans ce livre, le philosophe humaniste Thomas More invente l'Utopie. Sur cette île, la ville d'Amaurote offre un cadre qui fait harmonieusement alterner travail et loisirs.

Le jour solaire y est divisé en vingt-quatre heures d'égale durée dont six sont consacrées au travail: trois avant le repas de midi, suivies de deux heures de repos, puis de trois autres heures de travail terminées par le repas du soir. A la huitième heure, qu'ils comptent à partir de midi, ils vont se coucher et accordent huit heures au sommeil.

Chacun est libre d'occuper à sa guise les heures comprises entre le travail, le sommeil et le repas - non pour les gâcher dans les excès et la paresse, mais afin que tous, libérés de leur métier, puissent s'adonner à quelque bonne occupation de leur choix. La plupart consacrent ces heures de loisir à l'étude. Chaque jour en effet des leçons accessibles à tous ont lieu avant le début du jour, obligatoires pour ceux-là seulement qui ont été personnellement destinés aux lettres. Mais, venus de toutes les professions, hommes et femmes y affluent librement, chacun choisissant la branche d'enseignement qui convient le mieux à sa forme d'esprit. Si quelqu'un préfère consacrer ces heures libres, de surcroît, à son métier, comme c'est le cas pour beaucoup d'hommes qui ne sont tentés par aucune science, par aucune spéculation1, on ne l'en détourne pas. Bien au contraire, on le félicite de son zèle2 à servir l'État.

Après le repas du soir, on passe une heure à jouer, l'été dans les jardins, l'hiver dans les salles communes qui servent aussi de réfectoire. On y fait de la musique, on se distrait en causant. Les Utopiens ignorent complètement les dés et tous les jeux de ce genre, absurdes et dangereux. Mais ils pratiquent deux divertissements qui ne sont pas sans ressemblance avec les échecs. L'une est une bataille de nombres où la somme la plus élevée est victorieuse; dans l'autre, les vices et les vertus s'affrontent en ordre de bataille. Ce jeu montre fort habilement comment les vices se font la guerre les uns aux autres, tandis que la concorde3 règne entre les vertus; quels vices s'opposent à quelles vertus4 ; quelles forces peuvent les attaquer de front, par quelles ruses on peut les prendre de biais, sous quelle protection les vertus brisent l'assaut des vices, par quels arts déjouent leurs efforts, comment enfin un des deux partis établit sa victoire.

T. More, L'Utopie, II, 1516, trad. de M. Delcourt, éd. Flammarion.

Document B

Le roman oppose deux cités : la ville idéale de France-Ville, basée sur les techniques les plus récentes d'urbanisme et d'hygiène, et Stahlstadt, la cité de l'Acier, une gigantesque usine à canons.

Il était sept heures du soir.

Cachée dans d'épais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité s'allongeait gracieusement au pied des Cascade-Mounts et présentait ses quais de marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les caresser sans bruit. Les rues, arrosées avec soin, rafraîchies par la brise, offraient aux yeux le spectacle le plus riant et le plus animé. Les arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les pelouses verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles, exhalaient toutes à la fois leurs parfums. Les maisons souriaient, calmes et coquettes dans leur blancheur. L'air était tiède, le ciel bleu comme la mer, qu'on voyait miroiter au bout des longues avenues.

Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de l'air de santé des habitants, de l'activité qui régnait dans les rues. On fermait justement les académies de peinture, de musique, de sculpture, la bibliothèque, qui étaient réunies dans le même quartier et où d'excellents cours publics étaient organisés par sections peu nombreuses, — ce qui permettait à chaque élève de s'approprier à lui seul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces établissements, occasionna pendant quelques instants un certain encombrement ; mais aucune exclamation d'impatience, aucun cri ne se fit entendre. L'aspect général était tout de calme et de satisfaction.

AUTRE EXTRAIT

Le plan de la ville est essentiellement simple et régulier, de manière à pouvoir se prêter à tous les développements. Les rues, croisées à angles droits, sont tracées à distances égales, de largeur uniforme, plantées d'arbres et désignées par des numéros d'ordre.

De demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus large d'un tiers, prend le nom de boulevard ou avenue, et présente sur un de ses côtés une tranchée à découvert pour les tramways et chemins de fer métropolitains. A tous les carrefours, un jardin public est réservé et orné de belles copies des chefs-d'œuvre de la sculpture, en attendant que les artistes de France-Ville aient produit des morceaux originaux dignes de les remplacer.

Toutes les industries et tous les commerces sont libres.

Pour obtenir le droit de résidence à France-Ville, il suffit, mais il est nécessaire de donner de bonnes références, d'être apte à exercer une profession utile ou libérale, dans l'industrie, les sciences ou les arts, de s'engager à observer les lois de la ville. Les existences oisives n'y seraient pas tolérées.

Les édifices publics sont déjà en grand nombre. Les plus importants sont la cathédrale, un certain nombre de chapelles, les musées, les bibliothèques, les écoles et les gymnases, aménagés avec un luxe et une entente des convenances hygiéniques véritablement dignes d'une grande cité.

Inutile de dire que les enfants sont astreints dès l'âge de quatre ans à suivre les exercices intellectuels et physiques, qui peuvent seuls développer leurs forces cérébrales et musculaires. On les habitue tous à une propreté si rigoureuse, qu'ils considèrent une tache sur leurs simples habits comme un déshonneur véritable.

Cette question de la propreté individuelle et collective est du reste la préoccupation capitale des fondateurs de France-Ville. Nettoyer, nettoyer sans cesse, détruire et annuler aussitôt qu'ils sont formés les miasmes qui émanent constamment d'une agglomération humaine, telle est l'œuvre principale du gouvernement central. A cet effet, les produits des égouts sont centralisés hors de la ville, traités par des procédés qui en permettent la condensation et le transport quotidien dans les campagnes.

L'eau coule partout à flots. Les rues, pavées de bois bitumé, et les trottoirs de pierre sont aussi brillants que le carreau d'une cour hollandaise. Les marchés alimentaires sont l'objet d'une surveillance incessante, et des peines sévères sont appliquées aux négociants qui osent spéculer sur la santé publique. Un marchand qui vend un œuf gâté, une viande avariée, un litre de lait sophistiqué, est tout simplement traité comme un empoisonneur qu'il est. Cette police sanitaire, si nécessaire et si délicate, est confiée à des hommes expérimentés, à de véritables spécialistes, élevés à cet effet dans les écoles normales.

Leur juridiction s'étend jusqu'aux blanchisseries mêmes, toutes établies sur un grand pied, pourvues de machines à vapeur, de séchoirs artificiels et surtout de chambres désinfectantes. Aucun linge de corps ne revient à son propriétaire sans avoir été véritablement blanchi à fond, et un soin spécial est pris de ne jamais réunir les envois de deux familles distinctes. Cette simple précaution est d'un effet incalculable.

Les hôpitaux sont peu nombreux, car le système de l'assistance à domicile est général, et ils sont réservés aux étrangers sans asile et à quelques cas exceptionnels. Il est à peine besoin d'ajouter que l'idée de faire d'un hôpital un édifice plus grand que tous les autres et d'entasser dans un même foyer d'infection sept à huit cents malades, n'a pu entrer dans la tête d'un fondateur de la cité modèle. Loin de chercher, par une étrange aberration, à réunir systématiquement plusieurs patients, on ne pense au contraire qu'à les isoler. C'est leur intérêt particulier aussi bien que celui du public. Dans chaque maison, même, on recommande de tenir autant que possible le malade en un appartement distinct. Les hôpitaux ne sont que des constructions exceptionnelles et restreintes, pour l'accommodation temporaire de quelques cas pressants.

Vingt, trente malades au plus, peuvent se trouver — chacun ayant sa chambre particulière —, centralisés dans ces baraques légères, faites de bois de sapin, et qu'on brûle régulièrement tous les ans pour les renouveler. Ces ambulances, fabriquées de toutes pièces sur un modèle spécial, ont d'ailleurs l'avantage de pouvoir être transportées à volonté sur tel ou tel point de la ville, selon les besoins, et multipliées autant qu'il est nécessaire.

Une innovation ingénieuse, rattachée à ce service, est celle d'un corps de gardes-malades éprouvées, dressées spécialement à ce métier tout spécial, et tenues par l'administration centrale à la disposition du public. Ces femmes, choisies avec discernement, sont pour les médecins les auxiliaires les plus précieux et les plus dévoués. Elles apportent au sein des familles les connaissances pratiques si nécessaires et si souvent absentes au moment du danger, et elles ont pour mission d'empêcher la propagation de la maladie en même temps qu'elles soignent le malade.

On ne finirait pas si l'on voulait énumérer tous les perfectionnements hygiéniques que les fondateurs de la ville nouvelle ont inaugurés. Chaque citoyen reçoit à son arrivée une petite brochure, où les principes les plus importants d'une vie réglée selon la science sont exposés dans un langage simple et clair.

Il y voit que l'équilibre parfait de toutes ses fonctions est une des nécessités de la santé ; que le travail et le repos sont également indispensables à ses organes ; que la fatigue est nécessaire à son cerveau comme à ses muscles ; que les neuf dixièmes des maladies sont dues à la contagion transmise par l'air ou les aliments. Il ne saurait donc entourer sa demeure et sa personne de trop de "quarantaines" sanitaires. Eviter l'usage des poisons excitants, pratiquer les exercices du corps, accomplir consciencieusement tous les jours une tâche fonctionnelle, boire de la bonne eau pure, manger des viandes et des légumes sains et simplement préparés, dormir régulièrement sept à huit heures par nuit, tel est l'ABC de la santé.

Partis des premiers principes posés par les fondateurs, nous en sommes venus insensiblement à parler de cette cité singulière comme d'une ville achevée. C'est qu'en effet, les premières maisons une fois bâties, les autres sont sorties de terre comme par enchantement. Il faut avoir visité le Far West pour se rendre compte de ces efflorescences urbaines. Encore désert au mois de janvier 1872, l'emplacement choisi comptait déjà six mille maisons en 1873. Il en possédait neuf mille et tous ses édifices au complet en 1874.

Il faut dire que la spéculation a eu sa part dans ce succès inouï. Construites en grand sur des terrains immenses et sans valeur au début, les maisons étaient livrées à des prix très modérés et louées à des conditions très modestes. L'absence de tout octroi, l'indépendance politique de ce petit territoire isolé, l'attrait de la nouveauté, la douceur du climat ont contribué à appeler l'émigration. A l'heure qu'il est, France-Ville compte près de cent mille habitants.

Ce qui vaut mieux et ce qui peut seul nous intéresser, c'est que l'expérience sanitaire est des plus concluantes. Tandis que la mortalité annuelle, dans les villes les plus favorisées de la vieille Europe ou du Nouveau Monde, n'est jamais sensiblement descendue au-dessous de trois pour cent, à France-Ville la moyenne de ces cinq dernières années n'est que de un et demi. Encore ce chiffre est-il grossi par une petite épidémie de fièvre paludéenne qui a signalé la première campagne. Celui de l'an dernier, pris séparément, n'est que de un et quart. Circonstance plus importante encore : à quelques exceptions près, toutes les morts actuellement enregistrées ont été dues à des affections spécifiques et la plupart héréditaires. Les maladies accidentelles ont été à la fois infiniment plus rares, plus limitées et moins dangereuses que dans aucun autre milieu. Quant aux épidémies proprement dites, on n'en a point vu.

Jules Verne, Les 500 millions de la Bégum, chapitre 11, 1879.

Document C

Classée patrimoine mondial de l'Unesco, la Saline Royale d'Arc-et-Senans, chef d'œuvre de l'architecte Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), fut construite de 1775 à 1779. Le but était de permettre une organisation rationnelle et hiérarchisée du travail. La Saline Royale fonctionnait comme une usine intégrée où vivait presque toute la communauté du travail. Construite en arc de cercle, elle comprend la maison du directeur, au centre, les ateliers de chaque côté, les logements des ouvriers sur la périphérie. Derrière les logements, des jardins.

Saline Royale d'Arc-et-Senans, Doubs.

Séance 03

Une vie simple

Oral

1. Basse-cour : poulailler.

2. À la discrétion... : les promeneurs pourraient prendre autant de fruits qu'ils voudraient.

3. Mon avare magnificence : il ne montrerait pas sa richesse aux yeux de tous en exposant les fruits cultivés le long des murs du verger.

4. Prodigalité : abondance, profusion, ici de fruits et de récoltes.

5. Navette : pièce de bois servant à tisser la laine ou le fil sur un métier.

6. Gluaux : pièges pour les oiseaux.

7. Faneuses : femmes qui ratissent les foins.

Dans Émile, ou de l'éducation, Jean-Jacques Rousseau expose sa méthode d'éducation, très originale pour l'époque : la vie à la campagne, le travail manuel, la liberté des émotions et le bonheur simple en constituent les principes. Au livre IV, Rousseau imagine comment organiser une existence proche de la nature.

Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts ; et, quoique une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse.

J'aurais pour cour une basse-cour1, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion2 des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier ; et mon avare magnificence3 n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité4 serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société, plus choisie que nombreuse, d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette5 et des cartes, la ligne, les gluaux6 , le râteau des faneuses7, et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance ; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre ; quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers ; une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin ; on aurait le gazon pour table et pour chaise ; le bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres.

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, livre IV, 1762.

Séance 04

Des utopies terrifiantes

Observation

Quelles utopies nous proposent ces documents ?

Pistes

Notes

5. Incubation : Période pendant laquelle une créature se développe au sein d'un abri biologique (œuf, utérus, poche).

6. Exciser : enlever avec un instrument tranchant.

7. Viscosité : État de ce qui est visqueux, gluant.

8. Vivipare : Se dit des animaux dont les petits naissent sans enveloppe ni coquille, en général à un état déjà assez développé. Dans le roman, la reproduction est désormais artificielle.

Le Meilleur des Mondes est un roman d'anticipation. En 1931, Aldous Huxley décrit un monde dans laquelle les hommes, conditionnés, sont reproduits in vitro, et développés en fonction des postes qu'ils occuperont : les Alphas sont des intellectuels, les Epsilons, au contraire, des ouvriers aux capacités intellectuelles limitées.

Steven Spielberg, Minority Report, 2003, du début à 15'.

Un bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l'entrée principale, les mots: CENTRE D'INCUBATION ET DE CONDITIONNEMENT DE LONDRES-CENTRAL, et, dans un écusson, la devise de l'Etat mondial: COMMUNAUTE, IDENTITE, STABILITE.

L'énorme pièce du rez-de-chaussée était exposée au nord. En dépit de l'été qui régnait au-delà des vitres, en dépit de toute la chaleur tropicale de la pièce elle-même, ce n'étaient que de maigres rayons d'une lumière crue et froide qui se déversaient par les fenêtres. Les blouses des travailleurs étaient blanches, leurs mains, gantées de caoutchouc pâle, de teinte cadavérique. la lumière était gelée, morte, fantomatique. Ce n'est qu'aux cylindres jaunes des microscopes qu'elle empruntait un peu de substance riche et vivante, étendue le long des tubes comme du beurre.

- Et ceci, dit le Directeur, ouvrant la porte, c'est la Salle de Fécondation.

Au moment où le Directeur de l'Incubation et du Conditionnement entra dans la pièce, trois cents Fécondateurs, penchés sur leurs instruments, étaient plongés dans ce silence où l'on ose à peine respirer [...], par quoi se traduit la concentration la plus profonde. Une bande d'étudiants nouvellement arrivés, très jeunes, roses et imberbes, se pressaient, pénétrés d'une certaine appréhension, voire de quelque humilité, sur les talons du Directeur. Chacun d'eux portait un cahier de notes, dans lequel, chaque fois que le grand homme parlait, il griffonnait désespérément. [...]

- Je vais commencer par le commencement, dit le D.I.C., et les étudiants les plus zélés notèrent son intention dans leur cahier: Commencer au commencement. - Ceci - il agita la main - ce sont les couveuses. - Et, ouvrant une porte de protection thermique, il leur montra des porte-tubes empilés les uns sur les autres et pleins de tubes à essais numérotés. - L'approvisionnement d'ovules pour la semaine. [...]

Toujours appuyé contre les couveuses, il leur servit, tandis que les crayons couraient illisiblement d'un bord à l'autre des pages, une brève description du procédé moderne de la fécondation; il parla d'abord, bien entendu, de son introduction chirurgicale [...]; il continua par un exposé sommaire de la technique de la conservation de l'ovaire excisé6 à l'état vivant et en plein développement; passa à des considérations sur la température, la salinité, la viscosité7 optima; fit allusion à la liqueur dans laquelle on conserve les ovules détachés et venus à maturité; et, menant ses élèves aux tables de travail, leur montra effectivement comment on retirait cette liqueur des tubes à essais; comment on la faisait tomber goutte à goutte sur les lames de verre pour préparations microscopiques spécialement tiédies; comment les ovules qu'elle contenait étaient examinés au point de vue des caractères anormaux, comptés, et transférés dans un récipient poreux; comment (et il les emmena alors voir cette opération) ce récipient était immergé dans un bouillon tiède contenant des spermatozoïdes qui y nageaient librement - "à la concentration minima de cent mille par centimètres cube" insista-t-il; et comment, au bout de dix minutes, le vase était retiré du liquide et son contenu examiné de nouveau; comment, s'il y restait des ovules non fécondés, on l'immergeait une deuxième fois, et, si c'était nécessaire, une troisième; comment les ovules fécondés retournaient aux couveuses; où les Alphas et les Bêtas demeuraient jusqu'à leur mise en flacon définitive, tandis que les Gammas, les Deltas et les Epsilons en étaient extraits, au bout de trente-six heures seulement, pour être soumis au procédé Bokanovsky.

"Au procédé Bokanovsky", répéta le Directeur, et les étudiants soulignèrent ces mots dans leurs calepins.

Un oeuf, un embryon, un adulte, - c'est la normale. Mais un oeuf bokanovskifié a la propriété de bourgeonner, de proliférer, de se diviser: de huit à quatre-vingt-seize bourgeons, et chaque bourgeon deviendra un embryon parfaitement formé, et chaque embryon, un adulte de taille complète. On fait ainsi pousser quatre-vingt-seize humains là où il n'en poussait autrefois qu'un seul. Le progrès. [...]

"Des jumeaux identiques, mais non pas en maigres groupes de deux ou trois, comme aux jours anciens de reproduction vivipare8, alors qu'un oeuf se divisait parfois accidentellement; mais bien par douzaines, par vingtaines, d'un coup."

- Par vingtaines, répéta le Directeur, et il écarta les bras, comme s'il faisait des libéralités à une foule. Par vingtaines.

Mais l'un des étudiants fut assez sot pour demander en quoi résidait l'avantage.

- Mon bon ami ! le Directeur se tourna vivement vers lui, vous ne voyez donc pas ? Vous ne voyez pas ? Il leva la main; il prit une expression solennelle. Le procédé Bokanosky est l'un des instruments majeurs de la stabilité sociale !

Instrument majeurs de la stabilité sociale.

Des hommes et des femmes conformes au type normal; en groupes uniformes. Tout le personnel d'une petite usine constitué par les produits d'un seul oeuf bokanovskifié.

- Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant marcher quatre-vingt-seize machines identiques ! - Sa voix était presque vibrante d'enthousiasme. On sait vraiment où l'on va. Pour la première fois dans l'histoire. - il cita la devise planétaire: "Communauté, Identité, Stabilité."

Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes, 1932, éd. Plon, 1977.

Séance 05

De pures rêveries ?

Oral

1. Lisez la fin du texte précédent en variant les intonations : joie, tristesse, peur, colère, dégoût, surprise, ironie.

2. Par groupes de trois, proposez une lecture expressive du texte ci-contre.

Recherche

Faites une recherche documentaire sur l'Eldorado.

Pistes

Lecture analytique

1. En quoi l'Eldorado est-il un pays utopique ?

2. Montrez que ce texte est ironique.

Prolongement

Alberto Manguel écrit : "Une utopie est soit une société idéale, comme chez Thomas More, soit le monde d'un seul homme, où l'on reconstruit la société, comme chez Defoe (Robinson Crusoë)… N'oublions pas le troisième modèle. C'est celui de Swift, où nous ne sommes plus en présence ni d'une société idéale (comme celle de More) ni d'une société reconstruite (comme celle de Crusoé). Swift, c'est la "société-miroir" : des mondes qui sont des reflets de certains aspects de notre société" (Magazine littéraire, 387, mai 2000).

En quoi la description d'une utopie permet-elle de faire réfléchir le lecteur ?

Proposez une argumentation illustrée d'exemple.

En essayant d'aller à Cayenne, à bout de forces, Candide et son compagnon s'embarquent dans un canot abandonné. Le courant les porte jusqu'à un pays merveilleux, l'Eldorado. Là, on les conduit chez un vieillard qui les accueille.

Hayao Miyazaki, Le Château dans le ciel, 1986, de 1:25:25 à 1:33:35.

Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris des appartements n'étaient que d'or, mais travaillés avec tant de goût que les plus riches lambris ne l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la vérité incrustée que de rubis et d'émeraudes ; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamant ; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes :

"Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très-imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols. Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ; et c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l'ont appelé Eldorado ; et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh, en a même approché il y a environ cent années ; mais, comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de la rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier."

La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. Comment donc ! dit-il, en pouvez-vous douter ? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats ? Cacambo demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado. Le vieillard rougit encore : Est-ce qu'il peut y avoir deux religions ? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le monde ; nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. N'adorez vous qu'un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprète aux doutes de Candide. Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulières. Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu dans Eldorado. Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ; nous n'avons rien à lui demander, il nous a donné tout ce qu'il nous faut ; nous le remercions sans cesse. Candide eut la curiosité de voir des prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de grâces solennellement tous les matins, et cinq ou six mille musiciens les accompagnent.--Quoi ! vous n'avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis ? --Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ; nous sommes tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-même : Ceci est bien différent de la Vestphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait de mieux sur la terre ; il est certain qu'il faut voyager.

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux voyageurs pour les conduire à la cour. Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays, s'il y en a quelques uns qui vous déplaisent.

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de sa majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer sa majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle : en un mot, quelle était la cérémonie. L'usage, dit le grand-officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématiques et de physique.

Voltaire, Candide, 1759.

Questions

I. L'Eldorado paraît être un pays parfait

1. Quelles sont les ressources de ce pays ?

2. Quel est l'état des connaissances et de la culture ?

3. Montrez que les hommes y sont justes et heureux.

II. Le texte se moque des Européens, mais aussi de l'utopie

1. Que montrent les questions posées par Candide et Cacambo ?

2. Comment Voltaire dénonce-t-il l'avidité des Européens ?

3. Voltaire croit-il à son utopie ?

Exemple

Ci-contre un exemple de paragraphe rédigé. Poursuivez la rédaction entamée.

Dans ce texte, Voltaire nous présente un monde parfait, qui relève de l'utopie.

Les habitants, d'abord, sont d'un caractère pacifique et généreux. Il paraît n'y avoir nul conflit, nulle tension dans cette société. Tous vivent en harmonie les uns avec les autres, au point qu'ils ignorent complètement les maux de l'Europe, comme Candide le découvre quand il cherche les tribunaux et les prisons : "il n'y en avait point", "on ne plaidait jamais." La série de négations souligne l'opposition complète de ce monde avec le nôtre. Les habitants de l'Eldorado paraissent d'une grande bonté. Ainsi, l'interlocuteur de Candide, le vieillard, est qualifié de "bon vieillard" à deux reprises, ainsi que de "bon et respectable sage". La répétition du qualificatif indique clairement le caractère du vieil homme. Celui-ci répond avec patience aux questions des étrangers qu'il accueille, comme le roi plus tard, "avec toute la grâce imaginable". Les moeurs paisibles de ses habitants, généreux et hospitaliers, sont donc le premier signe de l'utopie, dans cette contrée.

C'est aussi un pays qui dispose de très grandes ressources...

Séance 06

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Pistes

Le Familistère La Cité radieuse Louvain-la-Neuve Masdar
Concepteur(s), motivation et sources d'inspiration
Date, lieu, dimensions
Urbanisme, architecture, moyens de transport
Population, organisation sociale, système éducatif
Ressources et économie
Système politique, lois, justice