Didactique de la lecture

01Le Livre de sable

... thy rope of sands...

George Herbert (1593-1633)

La ligne est composée d'un nombre infini de points ; le plan, d'un nombre infini de lignes ; le volume, d'un nombre infini de plans ; l'hypervolume, d'un nombre infini de volumes... Non, décidément, ce n'est pas là, more geometrico, la meilleure façon de commencer mon récit. C'est devenu une convention aujourd'hui d'affirmer de tout conte fantastique qu'il est véridique ; le mien, pourtant, est véridique.

Je vis seul, au quatrième étage d'un immeuble de la rue Belgrano. II y a de cela quelques mois, en fin d'après-midi, j'entendis frapper à ma porte. J'ouvris et un inconnu entra. C'était un homme grand, aux traits imprécis. Peut-être est-ce ma myopie qui me les fit voir de la sorte. Tout son aspect reflétait une pauvreté décente. II était vêtu de gris et il tenait une valise à la main. Je me rendis tout de suite compte que c'était un étranger. Au premier abord, je le pris pour un homme âgé ; ensuite je constatai que j'avais été trompé par ses cheveux clairsemés, blonds, presque blancs, comme chez les Nordiques. Au cours de notre conversation, qui ne dura pas plus d'une heure, j'appris qu'il était originaire des Orcades.

Je lui offris une chaise. L'homme laissa passer un moment avant de parler. II émanait de lui une espèce de mélancolie, comme il doit en être de moi aujourd'hui.

- Je vends des bibles, me dit-il.

Non sans pédanterie, je lui répondis :

- II y a ici plusieurs bibles anglaises, y compris la première, celle de Jean Wiclef. J'ai également celle de Cipriano de Valera, celle de Luther, qui du point de vue littéraire est la plus mauvaise, et un exemplaire en latin de la Vulgate. Comme vous voyez, ce ne sont pas précisément les bibles qui me manquent.

Après un silence, il me rétorqua :

- Je ne vends pas que des bibles. Je puis vous montrer un livre sacré qui peut-être vous intéressera. Je l'ai acheté à la frontière du Bikanir.

Il ouvrit sa valise et posa l'objet sur la table. C'était un volume in-octavo, relié en toile. Il avait sans aucun doute passé par bien des mains. Je l'examinai ; son poids insolite me surprit. En haut du dos je lus Holy Writ et en bas Bombay.

- Il doit dater du dix-neuvième siècle, observai-je.

- Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais su, me fut-il répondu.

Je l'ouvris au hasard. Les caractères m'étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d'une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d'une bible. Le texte était serré et disposé en versets. A l'angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu'une page paire portait, par exemple, le numéro 40514 et l'impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d'une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d'un enfant.

L'inconnu me dit alors:

- Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus.

Il y avait comme une menace dans cette affirmation, mais pas dans la voix.

Je repérai sa place exacte dans le livre et fermai le volume. Je le rouvris aussitôt. Je cherchai en vain le dessin de l'ancre, page par page. Pour masquer ma surprise, je lui dis :

- Il s'agit d'une version de l'Ecriture Sainte dans une des langues hindoues, n'est-ce pas ?

- Non, me répondit-il.

Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret :

- J'ai acheté ce volume, dit-il, dans un village de la plaine, en échange de quelques roupies et d'une bible. Son possesseur ne savait pas lire. Je suppose qu'il a pris le Livre des Livres pour une amulette. II appartenait à la caste la plus inférieure; on ne pouvait, sans contamination, marcher sur son ombre. II me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.

II me demanda de chercher la première page.

Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l'index. Je m'efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.

- Maintenant cherchez la dernière.

Mes tentatives échouèrent de même; à peine pus-je balbutier d'une voix qui n'était plus ma voix :

- Cela n'est pas possible.

Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :

- Cela n'est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d'une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque.

Puis, comme s'il pensait à voix haute, il ajouta :

- Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps.

Ses considérations m'irritèrent.

- Vous avez une religion, sans doute ? lui demandai-je.

- Oui, je suis presbytérien. Ma conscience est tranquille. Je suis sûr de ne pas avoir escroqué l'indigène en lui donnant la Parole du Seigneur en échange de son livre diabolique.

Je l'assurai qu'il n'avait rien à se reprocher et je lui demandai s'il était de passage seulement sous nos climats. Il me répondit qu'il pensait retourner prochainement dans sa patrie. C'est alors que j'appris qu'il était Écossais, des îles Orcades. Je lui dis que j'aimais personnellement l'Ecosse, ayant une véritable passion pour Stevenson et pour Hume.

- Et pour Robbie Burns, corrigea-t-il.

Tandis que nous parlions je continuais à feuilleter le livre infini.

- Vous avez l'intention d'offrir ce curieux spécimen au British Muséum ? lui demandai-je, feignant l'indifférence.

- Non. C'est à vous que je l'offre, me répliqua-t-il, et il énonça un prix élevé.

Je lui répondis, en toute sincérité, que cette somme n'était pas dans mes moyens et je me mis à réfléchir. Au bout de quelques minutes, j'avais ourdi mon plan.

- Je vous propose un échange, lui dis-je. Vous, vous avez obtenu ce volume contre quelques roupies et un exemplaire de l'Écriture Sainte ; moi, je vous offre le montant de ma retraite, que je viens de toucher, et la bible de Wiclef en caractères gothiques. Elle me vient de mes parents.

- A black letter Wiclef ! murmura-t-il.

J'allai dans ma chambre et je lui apportai l'argent et le livre. Il le feuilleta et examina la page de titre avec une ferveur de bibliophile.

- Marché conclu, me dit-il.

Je fus surpris qu'il ne marchandât pas. Ce n'est que par la suite que je compris qu'il était venu chez moi décidé à me vendre le livre. Sans même les compter, il mit les billets dans sa poche.

Nous parlâmes de l'Inde, des Orcades et des jarls norvégiens qui gouvernèrent ces îles. Quand l'homme s'en alla, il faisait nuit. Je ne l'ai jamais revu et j'ignore son nom.

Je comptais ranger le Livre de Sable dans le vide qu'avait laissé la bible de Wiclef, mais je décidai finalement de le dissimuler derrière des volumes dépareillés des Mille et Une Nuits.

Je me couchai mais ne dormis point. Vers trois ou quatre heures du matin, j'allumai. Je repris le livre impossible et me mis à le feuilleter. Sur l'une des pages, je vis le dessin d'un masque. Le haut du feuillet portait un chiffre, que j'ai oublié, élevé à la puissance 9.

Je ne montrai mon trésor à personne. Au bonheur de le posséder s'ajouta la crainte qu'on ne me le volât, puis le soupçon qu'il ne fût pas véritablement infini. Ces deux soucis vinrent accroître ma vieille misanthropie. J'avais encore quelques amis ; je cessai de les voir. Prisonnier du livre, je ne mettais pratiquement plus les pieds dehors. J'examinai à la loupe le dos et les plats fatigués et je repoussai l'éventualité d'un quelconque artifice. Je constatai que les petites illustrations se trouvaient à deux mille pages les unes des autres. Je les notai dans un répertoire alphabétique que je ne tardai pas à remplir. Elles ne réapparurent jamais. La nuit, pendant les rares intervalles que m'accordait l'insomnie, je rêvais du livre.

L'été déclinait quand je compris que ce livre était monstrueux. Cela ne me servit à rien de reconnaître que j'étais moi-même également monstrueux, moi qui le voyais avec mes yeux et le palpais avec mes dix doigts et mes ongles. Je sentis que c'était un objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité.

Je pensai au feu, mais je craignis que la combustion d'un livre infini ne soit pareillement infinie et n'asphyxie la planète par sa fumée.

Je me souvins d'avoir lu quelque part que le meilleur endroit où cacher une feuille c'est une forêt. Avant d'avoir pris ma retraite, je travaillais à la Bibliothèque nationale, qui abrite neuf cent mille livres ; je sais qu'à droite du vestibule, un escalier en colimaçon descend dans les profondeurs d'un sous-sol où sont gardés les périodiques et les cartes. Je profitai d'une inattention des employés pour oublier le livre de sable sur l'un des rayons humides. J'essayai de ne pas regarder à quelle hauteur ni à quelle distance de la porte.

Je suis un peu soulagé mais je ne veux pas même passer rue Mexico.

Borges, J. L. (1978). "Le Livre de sable". Le Livre de Sable.

01Le Miroir et le masque

Après la bataille de Clontarf, où l'ennemi norvégien connut la honte de la défaite, le Grand Roi parla ainsi au poète :

- Les exploits les plus éclatants perdent leur lustre si on ne les coule pas dans le bronze des mots. Je veux que tu proclames ma victoire et chantes ma louange. Je serai Énée ; tu seras mon Virgile. Te sens-tu capable d'entreprendre cette oeuvre qui nous rendra tous les deux immortels ?

- Oui, mon Roi, dit le poète. Je suis le grand Ollan. J'ai passé douze hivers à étudier l'art de la métrique. Je sais par coeur les trois cent soixante fables sur lesquelles se fonde la véritable poésie. Les cycles d'Ulster et de Munster sont dans les cordes de ma harpe. Les règles m'autorisent à user des mots les plus archaïques du langage et des métaphores les plus subtiles. Je connais les arcanes de l'écriture secrète qui permet à notre art d'échapper aux indiscrètes investigations de la foule. Je peux célébrer les amours, les vols de bétail, les périples, les guerres. Je connais les ascendances mythologiques de toutes les maisons royales d'Irlande. Je sais les vertus des herbes, l'astrologie justiciaire, les mathématiques et le droit canon. Aux joutes oratoires, j'ai battu mes rivaux. Je me suis exercé à la satire, qui provoque des maladies de peau, et même la lèpre. Je sais manier l'épée, comme je l'ai prouvé en combattant pour toi. Il n'y a qu'une chose que je ne sache faire, c'est te remercier assez du don que tu me fais. Le Roi, que fatiguaient facilement les longs discours prononcés par d'autres que lui-même, répondit avec soulagement :

- Je sais parfaitement tout cela. On vient de m'apprendre que le rossignol a déjà chanté en Angleterre. Quand auront passé les pluies et les neiges, quand le rossignol sera revenu de ses terres du Sud, tu réciteras ton poème à ma louange devant la cour et devant le Collège des Poètes. Je te donne une année entière. Tu cisèleras chaque syllabe et chaque mot. La récompense, tu le sais, ne sera pas indigne de mes façons royales ni de tes veilles inspirées.

- O Roi, la meilleure récompense est de contempler ton visage, dit le poète qui était aussi un courtisan.

Il fit ses révérences et s'en fut, ébauchant déjà quelque strophe. Le délai expiré, qui compta épidémies et révoltes, le poète présenta son panégyrique. Il le déclama avec une sûre lenteur, sans un coup d'oeil au manuscrit. Le Roi ponctuait son discours d'un hochement de tête approbateur. Tous imitaient son geste, même ceux qui, massés aux portes, ne pouvaient entendre le moindre mot. Quand le poète se tut, le Roi parla.

- Ton œuvre mérite mon suffrage. C'est une autre victoire. Tu as donné à chaque mot son sens véritable et à chaque substantif l'épithète que lui donnèrent les premiers poètes. Il n'y a pas dans tout ce poème une seule image que n'aient employée les classiques. La guerre est un beau tissu d'hommes et le sang l'eau de l'épée. La mer a son dieu et les nuages prédisent l'avenir. Tu as manié avec adresse la rime, l'allitération, l'assonance, les nombres, les artifices de la plus fine rhétorique, la savante alternance des mètres. Si toute la littérature de l'Irlande venait à se perdre -amen absit - on pourrait la reconstituer sans en rien perdre avec ton ode classique. Trente scribes vont la retranscrire douze fois.

Après un silence, il reprit :

- Tout cela est bien et pourtant rien ne s'est produit. Dans nos artères le sang ne bat pas plus vite. Nos mains n'ont pas cherché à saisir les arcs. Personne n'a pâli. Personne n'a poussé un cri de guerre, personne n'est allé affronter les Vikings. Dans un délai d'un an nous applaudirons un autre poème à ma louange, ô poète. En témoignage de notre satisfaction, reçois ce miroir qui est d'argent.

- Je te rends grâce et je comprends, dit le poète.

Les étoiles du ciel reprirent leurs chemins de lumière. Le rossignol de nouveau chanta dans les forêts saxonnes et le poète revint avec son manuscrit, moins long que le précédent. Il ne le récita pas de mémoire; il le lut avec un manque visible d'assurance, omettant certains passages, comme si lui-même ne les comprenait pas entièrement ou qu'il ne voulût pas les profaner. Le texte était étrange. Ce n'était pas une description de la bataille, c'était la bataille. Dans son désordre belliqueux s'agitaient le Dieu qui est Trois en Un, les divinités païennes d'Irlande et ceux qui devaient guerroyer des siècles plus tard, au début de l'Edda Majeure. La forme n'en était pas moins surprenante. Un substantif au singulier était sujet d'un verbe pluriel. Les prépositions échappaient aux normes habituelles. L'âpreté alternait avec la douceur. Les métaphores étaient arbitraires ou semblaient telles. Le Roi échangea quelques mots avec les hommes de lettres qui l'entouraient et parla ainsi :

- De ton premier poème, j'ai dit à juste titre qu'il était une parfaite somme de tout ce qui avait été jusque-là composé en Irlande. Celui-ci dépasse tout ce qui l'a précédé et en même temps l'annule. Il étonne, il émerveille, il éblouit. Il n'est pas fait pour les ignorants mais pour les doctes, en petit nombre. Un coffret d'ivoire en préservera l'unique exemplaire. De la plume qui a produit une oeuvre aussi insigne nous pouvons attendre une oeuvre encore plus sublime. Il ajouta avec un sourire :

- Nous sommes les personnages d'une fable et n'oublions pas que dans les fables c'est le nombre trois qui fait la loi. Le poète se risqua à murmurer :

- Les trois dons du magicien, les triades et l'indiscutable Trinité.

Le Roi reprit :

- Comme témoignage de notre satisfaction, reçois ce masque qui est en or.

- Je te rends grâce et j'ai compris, dit le poète.

Une année passa. Au jour fixé, les sentinelles du palais remarquèrent que le poète n'apportait pas de manuscrit. Stupéfait, le Roi le considéra ; il semblait être un autre. Quelque chose, qui n'était pas le temps, avait marqué et transformé ses traits. Ses yeux semblaient regarder très loin ou être devenus aveugles. Le poète le pria de bien vouloir lui accorder un instant d'entretien. Les esclaves quittèrent la pièce.

- Tu n'as pas composé l'ode ? demanda le Roi.

- Si, dit tristement le poète. Plût au ciel que le Christ Notre-Seigneur m'en eût empêché !

- Tu peux la réciter ?

- Je n'ose.

- Je vais te donner le courage qui te fait défaut, déclara le Roi.

Le poète récita l'ode. Elle consistait en un seul mot.

Sans se risquer à le déclamer à haute voix, le poète et son Roi le murmurèrent comme s'il se fût agi d'une prière secrète ou d'un blasphème. Le Roi n'était pas moins émerveillé ni moins frappé que le poète. Tous deux se regardèrent, très pâles.

- Du temps de ma jeunesse, dit le Roi, j'ai navigué vers le Ponant. Dans une île, j'ai vu des lévriers d'argent qui mettaient à mort des sangliers d'or. Dans une autre, nous nous sommes nourris du seul parfum des pommes enchantées. Dans une autre, j'ai vu des murailles de feu. Dans la plus lointaine de toutes un fleuve passant sous des voûtes traversait le ciel et ses eaux étaient sillonnées de poissons et de bateaux. Ce sont là des choses merveilleuses, mais on ne peut les comparer à ton poème, qui en quelque sorte les contient toutes. Quel sortilège te l'inspira ?

- A l'aube, dit le poète, je me suis réveillé en prononçant des mots que d'abord je n'ai pas compris. Ces mots sont un poème. J'ai eu l'impression d'avoir commis un péché, celui peut-être que l'Esprit ne pardonne pas.

- Celui que désormais nous sommes deux à avoir commis, murmura le Roi. Celui d'avoir connu la Beauté, faveur interdite aux hommes. Maintenant il nous faut l'expier. Je t'ai donné un miroir et un masque d'or ; voici mon troisième présent qui sera le dernier. Il lui mit une dague dans la main droite.

Pour ce qui est du poète nous savons qu'il se donna la mort au sortir du palais ; du Roi nous savons qu'il est aujourd'hui un mendiant parcourant les routes de cette Irlande qui fut son royaume, et qu'il n'a jamais redit le poème.

Borges, J. L. (1978). "Le Miroir et le Masque". Le livre de Sable.

02Les livres intérieurs

Ainsi les livres dont nous parlons ne sont-ils pas seulement les livres réels qu'une imaginaire lecture intégrale retrouverait dans leur matérialité objective, mais aussi des livres-fantômes qui surgissent au croisement des virtualités inabouties de chaque livre et de nos inconscients, et dont le prolongement nourrit nos rêveries et nos conversations plus sûrement encore que les objets réels dont ils sont théoriquement issus.

On voit comment la discussion sur un livre ouvre à un espace où les notions de vrai et de faux [...] perdent beaucoup de leur validité. Il est d'abord difficile de savoir avec précision si l'on a ou non lu un livre, tant la lecture est le lieu de l'évanescence. Il est ensuite à peu près impossible de savoir si les autres l'ont lu, ce qui impliquerait d'abord qu'ils puissent eux-mêmes répondre à cette question. Enfin, le contenu du texte est une notion floue, tant il est difficile d'affirmer avec certitude que quelque chose ne s'y trouve pas.

L'espace virtuel de la discussion sur les livres est donc marqué par une grande indécision, qui concerne aussi bien les acteurs de cette scène, inaptes à dire rigoureusement ce qu'ils ont lu, que l'objet mobile de leur discussion. Mais cette indécision ne présente pas que des inconvénients. Elle offre aussi des opportunités si les différents habitants de cette bibliothèque fugitive saisissent leur chance et en profitent pour la transformer en un authentique espace de fiction. [...]

Dans un autre de ses romans, Oreiller d'herbes, Sôseki nous présente un peintre qui s'est retiré dans les montagnes pour faire le point sur son art. Un jour entre dans la pièce où il travaille la fille de sa logeuse, qui, le voyant avec un livre, lui demande ce qu'il est en train de lire. Le peintre lui répond qu'il l'ignore, puisque sa méthode consiste à ouvrir le livre au hasard et à lire la page qui lui tombe sous les yeux sans rien savoir du reste. Devant la surprise de la jeune femme, le peintre lui explique qu'il est pour lui plus intéressant de procéder ainsi : "J'ouvre le livre au hasard comme je tirerais au sort et je lis la page qui me tombe sous les yeux et c'est là ce qui est intéressant." La femme lui suggère alors de lui montrer comment il lit, ce qu'il accepte de faire, en lui donnant au fur et à mesure une traduction japonaise du livre anglais qu'il a en main. Il y est question d'un homme et d'une femme dont on ignore tout sinon qu'ils se trouvent sur un bateau à Venise. À la question de sa compagne, désireuse de savoir qui sont ces personnages, le peintre répond qu'il n'en sait rien, puisqu'il n'a pas lu le livre, et qu'il tient précisément à ne pas le savoir :

- Qui sont cet homme et cette femme ?

- Moi-même je n'en sais rien. Mais c'est justement pour cela que c'est intéressant. On n'a pas à se soucier de leurs relations jusque-là. Tout comme vous et moi qui nous retrouvons ensemble, ce n'est que cet instant qui compte.

Ce qui est important dans le livre lui est extérieur, puisque c'est le moment du discours dont il est le prétexte ou le moyen. Parler d'un livre concerne moins l'espace de ce livre que le temps du discours à son sujet. Ici, la véritable relation ne concerne pas les deux personnages du livre, mais le couple de ses "lecteurs". Or ceux-ci pourront d'autant mieux communiquer que le livre les gênera moins et qu'il demeurera un objet plus ambigu. C'est à ce prix que les livres intérieurs de chacun auront quelque chance [...] de se relier un bref moment les uns aux autres.

Ainsi convient-il, pour chaque livre surgi au hasard des rencontres, de se garder de le réduire par des affirmations trop précises, mais bien plutôt de l'accueillir dans toute sa polyphonie, pour ne rien laisser perdre de ses virtualités. Et d'ouvrir ce qui vient de ce livre – titre, fragment, citation vraie ou fausse –, comme ici l'image du couple sur le bateau à Venise, à toutes les possibilités de liens susceptibles, en cet instant précis, d'être créés entre les êtres.

Bayard P. (2007). Comment parler des livres qu'on n'a pas lus.

Les esthéticiens parlent parfois de "l'achèvement" et de l' "ouverture" de l'œuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation" de l'objet esthétique. Une œuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envisagé que sous un seul aspect; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et "close" dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est "ouverte" au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une œuvre d'art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale.

Une œuvre littéraire n'est jamais complète, ou, si l'on préfère, ne constitue pas un monde complet, au sens où l'est, quelles que soient ses imperfections, celui dans lequel nous vivons. Si elle emprunte des éléments à des mondes déjà existants, dont le nôtre, elle ne donne pas à voir et à vivre un univers entier, mais délivre une série d'informations parcellaires qui ne seraient pas suffisantes sans notre intervention. Il serait plus juste alors de parler, à propos de cet espace littéraire insuffisant, de fragments de monde.

Dès lors, l'activité de la lecture et de la critique est contrainte de compléter ce monde. Ajouter des données là où elles font défaut, finir les descriptions, poursuivre des pensées inachevées, inventer du passé et de l'avenir au texte. Ainsi l'œuvre se prolonge-t-elle chez chaque lecteur, qui, en venant l'habiter, la termine temporairement pour lui-même. Cette clôture personnelle concerne tous les niveaux de l'œuvre, notamment ceux où la littérature est en manque de représentation par rapport à l'image. On peut supposer que son mouvement est largement déterminé – par exemple du point de vue des phénomènes identificatoires – par l'inconscient du lecteur.

Sans doute serait-il souhaitable, en toute rigueur, que cette activité de complément soit aussi limitée que possible [...]. Mais il n'est pas sûr que cela soit réalisable et que l'on puisse facilement empêcher, même pour des textes plus explicites qu'Hamlet, le travail de l'imagination de se donner libre cours. Et ce d'autant plus que la reconnaissance de l'inconscient conduit à privilégier une conception de la lecture où dominent les images intimes venues d'une histoire incomparable, le texte n'étant plus accessible qu'au travers de découpes à chaque fois individuelles.

Cette incomplétude est particulièrement perceptible dans le cas du personnage littéraire. Structure ouverte et toujours en excès, qu'il est impossible de réduire aux mots qui lui donnent souffle, il est pour une part spécifié par le texte, mais aussi pour une part non négligeable produit par le lecteur, dont il est au moins partie prenante quand il n'en constitue pas, par projection, le prolongement direct. Pour cette raison il est particulièrement représentatif de la difficulté – évoquée au chapitre précédent – à immobiliser le référent, c'est-à-dire à parler de la même chose que ses interlocuteurs.

Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, 2014.

Trompettes. Le rideau se lève, découvrant la scène où commence une pantomime.

LA PANTOMIME

Entrent un roi et une reine qui s'embrassent fort tendrement. La reine s'agenouille et fait au roi force protestations, il la relève et appuie sa tête sur son épaule, puis il s'allonge sur un tertre couvert de fleurs. Elle, le voyant endormi, se retire. Paraît alors un personnage qui ôte au roi sa couronne, embrasse celle-ci, verse un poison dans l'oreille du dormeur, et s'en va. La reine revient et à la vue du roi mort s'abandonne au désespoir. À nouveau, suivi de trois ou quatre figurants, arrive l'empoisonneur. Il semble prendre part au deuil de la reine. On emporte le corps. L'empoisonneur courtise la reine en lui offrant des cadeaux. Elle le repousse d'abord, mais finit par accepter son amour.

OPHÉLIE

Qu'est-ce que cela veut dire, monseigneur ?

HAMLET

Action sournoise et mauvaise, par Dieu ! Et tout le mal qui s'ensuit.

OPHÉLIE

Cette pantomime dit sans doute quel est le sujet de la pièce.

Paraît un comédien.

HAMLET

Celui-ci va nous l'apprendre. Les comédiens ne savent pas garder un secret, ils vont tout vous dire.

OPHÉLIE

Va-t-il nous expliquer ce que l'on nous a montré ?

HAMLET

Oui, et tout ce que vous lui montrerez. Si vous ne rougissez pas d'en faire montre, il ne rougira pas de vous en dire l'usage.

OPHÉLIE

Oh ! vous êtes vilain, vilain. Je vais écouter la pièce.

LE COMÉDIEN

Nous livrons à votre clémence

La tragédie qui commence.

Écoutez-nous s'il vous plaît.

Avec un peu de patience.

Il sort.

HAMLET

Est-ce un prologue, ou la devise d'une bague ?

OPHÉLIE

Cela est bref, monseigneur.

HAMLET

Comme l'amour d'une femme.

Entrent deux comédiens, un roi et une reine.

LE ROI DE COMÉDIE8

Trente fois les coursiers de Phébus ont franchi

Le globe de Tellus et l'onde de Neptune,

D'un éclat emprunté trente fois douze lunes

Douze fois trente fois ont traversé nos nuits,

Depuis qu'Amour lia nos cœurs, depuis qu'Hymen

Dans une sainte union a réuni nos mains.

LA REINE DE COMÉDIE

Puissent Lune et Soleil faire autant d'autres tours

Avant que n'ait cessé de vivre notre amour !

Mais depuis peu, hélas ! vous me semblez si las,

Si malade, et en somme en un si triste état

Que je tremble pour vous. Et pourtant, monseigneur,

De mon anxiété n'ayez aucune peur.

Car l'amour d'une femme et sa peur sont les mêmes :

Ils ne sont rien ou bien se portent aux extrêmes.

Or, ce qu'est mon amour, Sire, vous le savez,

Et tel est mon amour, telle mon anxiété.

Lorsque l'amour est grand, tout est cause de trouble,

Et quand tout inquiète, un grand amour redouble.

LE ROI DE COMÉDIE

Oui, je dois te quitter, mon amour, et bientôt.

Les forces de mon corps n'aspirent qu'au repos.

Honorée, adorée, toi pourtant tu vivras

Dans ce bel univers – où tu accepteras

Peut-être qu'un mari aussi tendre…

LA REINE DE COMÉDIE

Arrêtez !

Qui en prend un second a tué le premier.

Un tel amour serait en mon cœur félonie,

Que maudite je sois si je me remarie !

HAMLET, à part.

Absinthe, absinthe amère.

LA REINE DE COMÉDIE

Le mobile qui porte à de secondes noces

Est moins une passion qu'un sordide négoce.

Une seconde fois je tue mon feu mari

Quand un second mari m'embrasse dans mon lit.

LE ROI DE COMÉDIE

Je sais que vous pensez ce qu'aujourd'hui vous dites,

Mais ce que nous voulons nous l'abandonnons vite.

La mémoire se joue de notre intention

Qui naît dans la violence et meurt de consomption.

De même le fruit vert à l'arbre reste pris

Qui sans qu'on le secoue en tombera, mûri.

Inévitablement nous manquons de payer

Ce qui n'est dû qu'à nous comme seuls créanciers,

Et ce que nous voulons quand la passion nous presse,

La fin de la passion en fait notre paresse.

L'allégresse et le deuil, même les plus violents,

S'achèvent, emportant avec eux les serments.

Où s'ébattait la joie le chagrin se lamente,

La gaieté pour un rien s'attriste et le deuil chante.

Ce monde périra. Faut-il donc s'étonner

Qu'avec notre destin notre amour soit changé ?

Si l'amour en effet mène la destinée

Ou l'inverse, c'est là question toujours posée.

D'un puissant abattu la clientèle fuit,

Un gueux s'élève-t-il, il n'a plus d'ennemi.

Et l'Amour n'est-il pas le serf de Destinée,

Puisqu'on voit la grandeur d'amis environnée

Tandis que le besoin, cherche-t-il un appui,

Voit de ses faux amis surgir des ennemis.

Mais pour en revenir à ma première idée,

Nos vœux s'opposent tant à notre destinée

Que tous nos plans toujours seront jetés à bas.

Nos pensées sont à nous, les faits ne le sont pas.

Crois donc que tu n'auras pas de second mari :

À la mort du premier tu changeras d'avis !

LA REINE DE COMÉDIE

Terre et ciel, privez-moi de fruits et de lumière,

Nuit et jour, privez-moi de liesse et de repos,

Mon espoir et ma foi, décevez mes prières,

Vie frugale d'ermite en prison, sois mon lot,

Et vous, maux dont pâlit la face de la joie,

Que mes plus chers projets deviennent votre proie

– Oui, qu'un malheur sans fin me chasse d'ici-bas,

Si je puis être veuve et ne le rester pas !

HAMLET

Si elle allait se parjurer !

LE ROI DE COMÉDIE

C'est un grave serment… Laissez-moi, mon amour,

Mon esprit s'affaiblit et je voudrais du jour

Tromper par le sommeil l'ennui…

Il dort.

LA REINE DE COMÉDIE

Que ton pauvre cerveau, le sommeil le répare

Et que le mauvais sort jamais ne nous sépare !

Elle sort.

HAMLET

Madame, que pensez-vous de cette pièce ?

LA REINE

La dame fait trop de serments, me semble-t-il.

HAMLET

Oh ! mais elle tiendra parole.

LE ROI

Connaissez-vous le sujet ? N'a-t-il rien qui puisse offenser ?

HAMLET

Offenser ? Absolument pas ; ce n'est qu'un jeu, ils s'empoisonnent pour rire.

LE ROI

Quel est le titre de la pièce ?

HAMLET

Le Piège de la souris. Et pourquoi diable ? Eh bien, au figuré. Cette pièce a pour sujet un meurtre commis à Vienne. Gonzague est le nom du duc, Baptista celui de sa femme, et vous allez voir qu'il s'agit d'un joli tour de coquin, mais n'est-ce pas, peu importe ! Votre Majesté et nous qui avons la conscience pure, cela ne nous émeut pas. Que bronche le cheval blessé, nous, notre col est indemne…

Entre Lucianus avec une fiole de poison. Il se dirige vers le dormeur.

Celui-ci, un certain Lucianus, le neveu du roi.

OPHÉLIE

Vous êtes un vrai coryphée, monseigneur.

HAMLET

Oh ! je saurais bien expliquer ce qui se passe entre vous et votre amoureux, pour peu que je puisse voir le trémoussement des marionnettes.

OPHÉLIE

Quelle pointe, quelle pointe, monseigneur !

HAMLET

Ne tentez pas de l'ébrécher, cela vous ferait gémir.

OPHÉLIE

Meilleur encore, mais pire.

HAMLET

C'est bien ainsi que vous prenez vos maris : pour le meilleur et le pire… Allons, meurtrier ! Par la vérole, finis-en avec tes maudites grimaces et commence ! Au fait, au fait ! « Le corbeau croassant beugle : Vengeance ! »

LUCIANUS

Pensée noire, main prompte, drogue sûre,

Convenance de l'heure, absence des témoins !

Ô toi faite à minuit, ô fétide mixture

Qu'Hécate a infectée de ses funestes soins,

Par l'affreuse magie de tes propriétés

Dévaste sans retard la vie et la santé.

Il verse le poison dans les oreilles du dormeur.

HAMLET

Il l'empoisonne dans son jardin pour lui ravir ses états. Son nom est Gonzague, on peut en lire l'histoire, elle est écrite dans l'italien le plus pur. Et maintenant vous allez voir comment le meurtrier se fait aimer de la femme de Gonzague.

OPHÉLIE

Le roi se lève !

HAMLET

Quoi, effrayé par un tir à blanc ?

LA REINE

Êtes-vous souffrant, monseigneur ?

POLONIUS

Qu'on interrompe la pièce !

LE ROI

Donnez-moi un flambeau ! Partons !

POLONIUS

Des flambeaux, des flambeaux, des flambeaux !

Tous sortent, sauf Hamlet et Horatio.