Sur des pages de manuels (on/ont)
Reprenons les différentes étapes de la leçon : on observe, on dégage une règle, on applique. Qui applique ? L’élève, bien sûr. Mais qui observe ? L’élève ? N’est-ce pas plutôt l’enseignant qui lui fait observer — qui dit — ce qu’il faut voir? Et qui formule la règle ? Pas l’élève, puisque la règle est énoncée par le livre (ou l’enseignant). Comment pourrait-il d’ailleurs tirer une règle d’un ou deux exemples ? Pour inférer un fonctionnement linguistique, il faut certainement travailler sur un corpus de plus d’une phrase ou deux! C’est bien le signe que les exemples n’ont pas pour fonction une observation qui pourrait déboucher sur l’induction d’une règle; ils servent plutôt d’illustration à la règle que l’élève n’a plus qu’à apprendre et à mettre en application. Mais, à y regarder de plus près, ce qu’on attend de l’élève est d’une grande complexité.
En premier lieu, il doit déduire l’orthographe d’un mot d’une règle générale; or aller du général au particulier n’a rien de naturel, l’élève qui écrit a en tête un mot précis, pas le produit de l’application d’une règle générale. En second lieu, il doit mettre en œuvre mentalement un raisonnement conditionnel de type « Si... alors..., sinon... alors... ». Ce qui donne à peu près : «Je veux écrire /ɔ̃/ ; si je peux le remplacer par l'homme (ou il ou elle), alors j’écris on\ si je ne peux pas et si, par contre, je peux le remplacer par avait, alors j’écris ont». Or, selon des psychologues, ce raisonnement serait impossible avant l’âge de douze ans; pour d’autres, il serait possible, mais pas sans un support matériel.
Plus fondamentalement, la conception sous-jacente à ce type de leçon s’inspire du béhaviorisme. Elle postule qu’apprendre consiste à monter un processus réflexe plutôt que réflexif, comme on entraine des rats à trouver leur chemin dans un labyrinthe. Elle vise à créer le plus rapidement possible le couple stimulus-réponse par une « boucle répétitive » : évocation mentale d’un mot homophone (stimulus) ; déclenchement d’une « règle » (réponse) pour trouver la bonne graphie ; renforcement de la bonne réponse (élimination de la mauvaise) par la correction de l’exercice, avec ou sans récompense (ou punition).
S’il peut rendre compte de certains apprentissages, le béhaviorisme ne se soucie pas de ce qui se passe dans la «boite noire», le cerveau de l’élève. Or les apprentissages conceptuels ne se réduisent pas à des montages de mécanismes: cet élève, il pense. Pourtant, ce principe fait apparaitre naturel et simple aux yeux de tous un processus allant «de la règle à son application ». Il a pour lui la force de l’habitude. Il a contre lui le démenti des faits : seuls les élèves considérés comme les meilleurs appliquent les règles. Pourtant, rien n’y fait, il reste le favori des tenants de l’immobilisme.
Un doute illusoire
Les manuels présupposent que les élèves vont recourir à l’algorithme de remplacement par avaient ou auront, il ou l'homme, parce qu’ils s’interrogent sur la graphie homophone. Mais tabler sur un doute initial qui déclencherait cet algorithme se révèle un contresens, une vue d’esprit d’adulte. En effet, les élèves ne s’interrogent pas. Ils savent. Ils ne savent pas qu’ils se trompent, mais ils pensent qu’ils savent, ce qui revient au même.
Pour que les élèves puissent s’interroger, il faudrait que 1 idée d’un ont douteux leur vienne, mais, pour douter, il faut avoir des raisons de douter. Or, on le verra, leur choix est solidement arrimé à une explication qui dans bien d’autres circonstances eu exactement celle qu’on exige d’eux. La modalité du doute ne va pas de soi à huit ou douze ans, c’est une attitude scientifique ou philosophique qui se développerait plutôt avec l’âge...
De plus, elle n’est pas très pratique, elle est même contraire à l’acte d’écrire. S’il fallait s’interroger à chaque mot, on n’écrirait pas. Comment un jeune scripteur pourrait-il d’ailleurs distinguer les mots dont il lui faut douter de ceux qu’il sait écrire ? Se demander avant de tracer chaque mot si c’est bien « comme ça » reviendrait à essayer de marcher en se demandant quel est le prochain muscle à bouger, avec les conséquences que l’on devine. Il faut bien que l’apprenti commence à avoir quelques certitudes. Et ce qui compte avant tout, c’est de ne pas perdre ses idées, comme il l’explique volontiers.
En fait, si les élèves se rappellent que /ɔ̃/ pose problème, c’est sans doute que ce problème est déjà résolu et que le recours à la substitution devient inutile. En d’autres termes, fonder l’apprentissage sur un doute préalable, dont l’issue dépend d’une opération linguistique formelle et mentale, est une illusion dommageable. [...]
Un problème insoupçonné
Pour tous les manuels, ce qui fait problème, c’est la confusion entre le pronom on et la forme verbale ont. Sans doute les apparences sont-elles en faveur de cette analyse. Mais quand on interroge les élèves, on découvre que le problème est ailleurs. Voici ce qu en dit, parmi bien d’autres, Anaïs (CE 2) à propos de ont lui en livre : «J’ai mis o-n-t, parce que... je sais pas... c’est plusieurs personnes qui lui en livrent » ; ou Céline (CE2) pour ont l'appelait la belle : « La maitresse nous a expliqué que, quand il y en avait plusieurs, il fallait n-t automatiquement, et là comme il y a plusieurs gens qui l’appellent la belle, on met n-t».
Le point commun à ces explications n’est donc pas une hypothétique confusion entre on et le verbe avoir. Si confusion il y a, elle est bien plus subtile : elle a pour origine l’équivalence sémantique entre on et nous. C’est elle qui amène les élèves à transférer sur le pronom on le trait de pluralité de nous et à trouver dans la forme graphique ont la combinaison idéale: on pour transcrire loi et nt pour le pluriel. A aucun moment, ils ne voient le ont comme une forme du verbe avoir. Et même quand la graphie semble juste, ce peut être encore par le même raisonnement inapproprié, comme le fait Zahra (CE2) avec on eu une récréation : « On avec un n pas avec un t à la fin. Parce qu’il n’y en avait pas beaucoup, pas beaucoup de personnes ».
Ces commentaires confirment que les élèves ne doutent pas, au contraire. Leur raisonnement est solide, imparable: quand on dit on, c’est qu’on n’est pas tout seul; le pluriel se marque par nt\ ont est une forme de pluriel. Ni doute, ni confusion : la graphie ont pour le pronom apparait comme une valeur sûre. Du reste, quand ils doutent, souvent des élèves plus âgés, ils savent entre quoi et quoi ils hésitent, mais leur interprétation sémantique de on les empêche de trancher, telle Annelise (CM2) qui hésite pour ont va la voir: «Je me suis demandé si c’était o-n ou o-n-t et je suis pas sûre si c’est o-n ou o-n-t... Parce que c’est nous, donc on est plusieurs, et c’est o-n-t, c’est comme ils ou elles avec un s». On voit au passage qu’à aucun moment ne surgit l’idée de recourir à la substitution préconisée par avait, pourtant enseignée de façon systématique.
Or, malgré les liens étroits entre on et nous, seuls deux manuels les mettent en relation, et seulement de façon indirecte : l’un, dans un schéma sans commentaire ; l’autre, dans un exercice avec la caution de la littérature (Le Petit Nicolas). Pourquoi cette réticence ? Sans doute parce que l’école a décrété depuis longtemps, à l’encontre de tous les usages sociaux, qu’il ne faut pas employer on à la place de nous. Cette surnorme constitue un obstacle supplémentaire pour les élèves, qui doivent se débrouiller seuls du rapprochement entre on et mus.
Si on tient compte des élèves, l’objectif n’est donc pas tant de leur faire découvrir et apprendre que la forme ont est la troisième personne du pluriel d’avoir: il est de leur faire découvrir et apprendre que le mot (ou le pronom) on, bien que pouvant représenter « plusieurs personnes », n'est pas un pluriel, mais un singulier et ne prend pas la marque nt, ce que mettent en évidence les procédures linguistiques de substitution et de combinaison.
Ce qui fait problème n’est donc pas traité. Et ce qui est traité est inutile ou néfaste, car l’opposition systématique entre on et ont conduit en fait les élèves à les associer, avec tous les risques de renforcer la confusion cognitive. D’ailleurs, la maitresse le répète: il faut mettre nt au pluriel ! Cette leçon, qui se propose de résoudre une confusion imaginaire, mais ne touche pas à la confusion réelle, est pourtant refaite chaque année à l'identique... Mais tant qu’il n’est pas posé dans les termes des élèves, un «problème» reste entier. C’est bien pourquoi des élèves de cinquième peuvent continuer à justifier la graphie ont pour le pronom on par l’idée de «plusieurs », et que l’on croit remédier aux erreurs en répétant les mêmes leçons de l’école au collège.
De fait, l’approche traditionnelle postule un élève exécutant pas à pas ce qui lui est indiqué à l’intérieur du cadre immuable "Exemple/Règle/Exercice", et elle ne sait pas faire avec les sujets réels quand ils dévient des voies qu’elle leur trace. En raison de l’insuffisance de la réflexion sur les contenus enseignés et de la méconnaissance des façons de penser et des modes d’apprentissage propres aux jeunes scripteurs, elle ne sait que renvoyer l’élève à lui-même. On ne peut alors que prendre acte du peu d’effets des leçons.
Cogis, D. (2005). Pour enseigner et apprendre l’orthographe : Nouveaux enjeux - Pratiques nouvelles Ecole/Collège.
Sur la gestion des accords
Deux catégories de mécanismes semblent impliquées dans la production des accords en genre et en nombre. Le premier traite les items nouveaux ou rares, peu ou jamais rencontrés. En production, il consiste à segmenter ces items en morphèmes et à appliquer une ou des procédure(s) permettant de composer un mot à partir de ces constituants. Ainsi, le pluriel de pédoncule (mot rare) peut être construit à partir du radical auquel est ajoutée la flexion –s. Ce mécanisme est général et génératif puisqu’il s’applique à tous les items. Il peut être formalisé par une règle du type « pour former le pluriel des noms (ou des adjectifs), on ajoute –s à la racine ». Il correspond à la mise en œuvre d’une procédure, et s’applique en principe à tous les items appartenant aux catégories des noms et des adjectifs. Sa mise en œuvre est lente et coûteuse en attention. Elle conduit souvent à des omissions alors même que les individus savent effectuer l’accord et corriger leurs erreurs.
Le second mécanisme consiste en la récupération directe en mémoire de mots, de séries de lettres constituées en groupes stables et généralement associées à une signification : les représentations lexicales orthographiques. La connaissance correspondante est dite item-spécifique : elle ne vaut que pour un item particulier et n’a rien de génératif. Ce mécanisme nécessite que les items concernés aient été préalablement rencontrés et traités un nombre suffisant de fois pour que leur trace en mémoire soit stabilisée. Il arrive que la procédure et la récupération conduisent à des résultats différents, la récupération, plus rapide, aboutissant à une forme erronée. Il s’ensuit un conflit. De tels conflits surviennent précocement. Ainsi, les enfants de 1re et 2e primaires mémorisent les formes fléchies des mots qu’ils rencontrent fréquemment (les parents), au point que les flexions (–s) se voient pour ainsi dire regroupées avec les autres lettres constitutives de ces mots. Ces mots se voient souvent transcrits sous la forme plurielle, même lorsqu’ils sont au singulier.
Des conflits similaires surviennent avec d’autres difficultés orthographiques. L’apprentissage et la gestion des finales en /e/ soulève en français des difficultés nombreuses qui rendent longue l’acquisition et fragile la maitrise des accords. Diverses transcriptions sont possibles : –é (é/ée/és/ées) ; –ais (ait, aient) ; –ai ; –ez ; –er ; voire même –et ; ce qui rend plus difficile la gestion des accords et la mémorisation de formes toutes fléchies, celles-ci devant être suffisamment fréquentes pour être stockées. Le participe passé (mangé) se trouve très tôt en compétition avec l’infinitif (manger). L’accord du premier évolue de l’absence de marquage (–é) à l’accord généralisé avec le sujet (Les chiens sont fatigués mais aussi Les chiens ont fatigués les chasseurs), même dans le cas de l’auxiliaire avoir. C’est plus tardivement que s’amorce la prise en compte de la position du complément d’objet direct dans le cas de l’auxiliaire avoir. Toutefois, certaines formes sont encore directement retrouvées en mémoire chez les élèves de classe de première.
Une importante question a trait à la manière dont ces différents mécanismes interviennent au cours même de la production. De fait, le plus souvent, les calculs de l’accord et la remémoration conduisent au même résultat, la forme correcte. Toutefois, dans un nombre restreint de circonstances, le résultat diffère. Cela conduit-il inévitablement à une erreur ou une instance de contrôle intervient-elle ? Et si oui, quand et comment ?
Des adultes devaient rappeler par écrit de brèves phrases comportant des sujets inversés ou non (Dans le parc courent les enfants vs Les enfants courent dans le parc). Les phrases à sujet inversé incluaient un complément circonstanciel dont le chef de syntagme pouvait ou non constituer un sujet plausible du verbe. Dans « Pendant des heures tourne le disque », les heures comme le disque sont susceptibles de tourner. Cela ne vaut pas pour « Sur la pente jouent les enfants », la pente ne peut jouer. Deux éventualités existent. Soit l’accord est d’emblée correctement calculé en tenant compte de la plausibilité sémantique et seuls ceux qui n’y sont pas sensibles commettent des erreurs. Soit l’accord s’effectue automatiquement du fait qu’en français le sujet précède presque toujours le verbe et, dans ce cas, les adultes risquent de ne pas percevoir l’erreur, notamment avec les noms sujets plausibles. Ce dernier scénario correspond aux observations : les adultes tendent à accorder le verbe avec le nom qui le précède, plausible ou non, ce qui suggère qu’ils ont automatisé cette procédure. Lorsque cela aboutit à un accord non plausible sémantiquement (Dans les champs galope le cheval), ils corrigent mentalement l’erreur et produisent la forme correcte, mais au prix d’un effort de concentration. Au contraire, si l’enchainement est sémantiquement plausible (Sur le mouton sautent les puces), l’accord s’avère souvent erroné. Qui plus est, il passe inaperçu : les adultes sont en quelque sorte leurrés par la plausibilité, et leur attention n’est pas affectée.
Au total, les adultes connaissent les règles au moins en ce qui concerne l’accord de l’adjectif, du verbe, et même du participe passé employé seul ou comme attribut (moins bien pour le participe passé employé avec avoir). La plupart du temps, ils ne s’y réfèrent pas : s’ils le faisaient, le coût en attention ou en mémoire serait tel qu’ils ne parviendraient plus à rédiger. Ils font appel à une procédure soit simplifiée, sans doute automatisée, d’accord avec le mot qui précède, soit de récupération en mémoire d’une forme toute fléchie. Ces procédures réussissent presque toujours du fait de la fréquence avec laquelle elles sont mobilisées lors de la rédaction ou de la lecture de textes. Elles n’échouent que lorsque le mot régissant (erronément) l’accord ou la forme fléchie a un nombre (voire un genre) différent de celui du sujet. Dans le second cas, leur échec tient au fait que la catégorie syntaxique n’est pas la même (nom plutôt que verbe). Dans l’un et l’autre cas, l’accord se réalise automatiquement, sans recours à l’attention. Chez les adultes, et peut-être chez ceux qui reçoivent un entrainement intensif, un mécanisme jusqu’alors peu étudié évalue la compatibilité sémantique entre le nom et le verbe ou entre l’adjectif et le nom. Lorsque la compatibilité est élevée, l’erreur potentielle passe inaperçue : des erreurs subsistent même dans des textes très contrôlés (grands journaux, thèses). Lorsque la compatibilité est faible, l’attention du rédacteur se trouve éveillée. Si l’auteur dispose de suffisamment de temps et d’attention, il utilise la règle et la procédure explicites : il peut ainsi corriger l’erreur avant même de l’avoir transcrite, mais au prix d’un coût élevé en mémoire et en attention. Ces constats amènent à s’interroger sur l’intérêt qu’il y aurait à enseigner des stratégies optimales, focalisant l’attention des enfants et adultes sur des configurations à risque, de manière à ce qu’ils consacrent leurs ressources cognitives aux situations les plus pertinentes.
Fayol, M. & Jaffré, J. (2014). Le traitement de la morphologie : flexions et dérivations. Dans : Michel Fayol éd., L'orthographe (pp. 90-122). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.
Des études statistiques
La dictée 0 faute (D0F) et la phrase dictée du jour (PDJ) sont deux pratiques qui amènent les élèves à mobiliser leurs connaissances grammaticales et orthographiques afin de résoudre un problème posé par l'écriture. Dans le cas de la D0F, un court texte est dicté ; après chaque phrase, les élèves peuvent exprimer leurs doutes orthographiques en questionnant (par exemple : « est-ce que [le mot X] s'accorde avec [le mot Y]? »). Avec la PDJ, une seule phrase est dictée à la classe, un élève porte sa version au tableau et l'enseignante ajoute, sous ces premières graphies, toutes celles qui ont été produites par les autres élèves. La discussion s'engage alors afin de déterminer quelle graphie correspond à la norme.
Quelle que soit la pratique, le rôle de l'enseignant est crucial. Il doit être à l'écoute des élèves, leur laisser du temps afin qu'ils puissent formuler leurs propos, éviter de répondre directement (ou de laisser voir par son comportement non verbal qu'il approuve ou désapprouve), pour amener plutôt les élèves à trouver le chemin du raisonnement grammatical qui permettra de surmonter la difficulté. Dans le contexte québécois qui est le nôtre, l'utilisation de la grammaire nouvelle est étroitement associée à ces pratiques, puisqu'elle offre un cadre d'analyse fondé sur les propriétés morphosyntaxiques des classes de mots et sur une compréhension du mécanisme de la phrase, ce qui rend possible le recours aux manipulations syntaxiques qui servent ainsi d'outils d'analyse stables et efficaces.
Du côté des élèves, ces pratiques sont susceptibles de faire le pont entre les exercices traditionnels (centrés sur une seule difficulté) et la révision de texte (mettant, au contraire, l'apprenant face à une multitude de difficultés). Bien menées, elles constituent une forme d'interaction de tutelle (Bruner, 1983) qui favorise chez les élèves l'appropriation de raisonnements grammaticaux, de stratégies d'élucidation (manipulations syntaxiques) et de connaissances conditionnelles (quand ? pourquoi?). Sous la guidance de l'enseignant, l'élève est constamment invité à réfléchir, en mobilisant ses connaissances, et à justifier les choix ou les opinions qu'il émet. Puisque retenir une règle pour l'appliquer en contexte restreint d'exercices, le plus souvent lacunaires, ne suffit pas, il apprend, en coopérant avec les autres, les procédures qui permettent de l'appliquer dans une variété de contextes.
En plus du potentiel pour l'apprentissage que laissaient présager ces deux pratiques, elles apparaissaient relativement aisées à introduire dans les classes pour une expérimentation à large échelle, et suffisamment équivalentes, ce qui a également motivé notre choix de les retenir.
Dans le cadre d'une recherche-action, ces dictées innovantes ont été expérimentées dans 23 classes au cours de la première année du projet (14 au primaire et 9 au secondaire) et dans 18 classes (avec essentiellement les mêmes enseignants) lors de la seconde année (13 au primaire et 5 au secondaire). Les données recueillies en octobre et en mai de chaque année comprennent, comme pré-et post-test, une dictée évaluative et une production écrite. De plus, deux enregistrements vidéos d'une séance de la pratique expérimentée ont été réalisés au cours de l'année. Pour l'ensemble des deux années du projet, le corpus correspond aux dictées de 777 élèves, présents aux deux moments de prise de données, et aux textes produits par 722 élèves. [...]
Les résultats montrent que les progrès réalisés aussi bien en dictée qu'en production écrite vont bien au- delà de ce qui apparait comme un progrès « normal », mesuré en dehors d'une approche déterminée. Les progrès sont particulièrement importants chez les élèves faibles, réduisant ainsi l'hétérogénéité des performances qui caractérise tous les niveaux scolaires en début d'année. Le transfert constaté en production écrite suggère, par ailleurs, qu'un entrainement à la réflexion grammaticale réalisé en groupe, sous la guidance d'un enseignant attentif aux conceptions sous-jacentes, conduit les élèves à développer leur compréhension du fonctionnement de la langue écrite et à orthographier leurs textes de manière plus sure.
Fisher, C., & Nadeau, M. (2014b). Le développement des compétences en orthographe grammaticale par la pratique de dictées. La Lettre de l’AIRDF. https://doi.org/10.3406/airdf.2014.2010
Sur les raisonnements orthographiques
De leurs expériences en lecture et en écriture, les élèves acquièrent très tôt des savoirs sur les textes et les mots (David, 2005 ; David et Morin, 2013 ; Read et Treiman, 2013). Ils s’en saisissent non pour mémoriser des formes figées, mais pour interroger l’écrit dans ses usages (communiquer à autrui, représenter l’absent, agir sur les autres…), dans ses diverses composantes (polyvalence des phonogrammes, relations des mots au texte, fonction des démarcations graphiques et des signes de ponctuation…), dans la compréhension de ses mécanismes (notation des unités de la langue orale, différenciation morphographique, grammaticalisation du nombre, du genre…).
Nos travaux montrent que les productions graphiques des élèves – même très jeunes – révèlent des raisonnements souvent logiques et parfois efficients qui ne peuvent se réduire à l’enregistrement passif des formes de l’écrit. Ces expériences individuelles ou collectives, guidées par l’enseignant, sont à la base du développement d’une compétence orthographique qui se manifeste dans les commentaires des élèves. [...]
Le guidage pédagogique doit en même temps viser le repérage des unités et catégories linguistiques, mais aussi leurs relations morphosyntaxiques. En l’occurrence, la solution du problème exige la mobilisation de raisonnements appliqués aux deux plans paradigmatique (identifier les classes de mots, les catégoriser…) et syntagmatique (repérer les liens grammaticaux, les accords orthographiques…). On verra dès lors qu’il est vain d’enfermer les élèves dans des exercices qui entretiennent voire accentuent les erreurs dans des séries homophoniques hétérogènes. Il convient au contraire de leur montrer que ces homophones lexicaux et/ou grammaticaux (par exemple porte vs portent distingués par Marie) s’opposent parce qu’ils ne peuvent apparaitre dans les mêmes contextes linguistiques, parce qu’ils sont l’objet de transformations morphosyntaxiques singulières, et en définitive parce qu’ils appartiennent à des classes de mots différentes.
Chiss, J. & David, J. (2018). Chapitre 6. L’orthographe du français et son apprentissage. Dans : , J. Chiss & J. David (Dir), Didactique du français: Enjeux disciplinaires et étude de la langue (pp. 229-248). Paris: Armand Colin.
Sur les débats orthographiques
Que ce soit en classe ou comme ici en entretien, chaque élève se doit de défendre ses choix face aux autres. Thématisations, arguments, présupposés s’offrent alors à un examen externe, et donc à une reformulation plus explicite par autrui ou à une réfutation. Mais, une fois en débat, ces éléments peuvent aussi être remis en cause par l’auteur lui-même. La discussion porte en effet non pas sur des opinions, mais sur des savoirs linguistiques. Ce qui s’explore et s’échange, ce sont des notions, des marques, des propriétés, des vocables, des opérations, des règles, des procédures (Nonnon, 1996). En classe, les élèves sont entrainés à justifier leurs propos en fournissant des « preuves » valides, qui dépendent de leur base de connaissances.
Le débat orthographique agit ainsi sur deux plans. D’une part, il renforce la maitrise d’une notion parce que certaines de ses propriétés, négligées, sont rappelées, ou que certaines manipulations, lacunaires, sont complétées. D’autre part, il peut générer un conflit dont le dépassement repose sur une attention nouvelle à certains aspects linguistiques. Ici, ce sont bien l’insuffisance de la justification initiale de Max, la contradiction perçue par Fabien (ni ée, ni é, ni er) et l’opiniâtreté des deux élèves à résoudre le problème, avec l’étayage de l’adulte, qui permettent au conflit de trouver une issue dans un approfondissement du savoir.
Trop souvent, on réduit l’apprentissage de l’orthographe grammaticale à la connaissance des règles et de marques, en méconnaissant le fait que celles-ci mettent en jeu des catégories inconnues avant l’apprentissage. Comment, en effet, respecter les règles, si les notions sous-jacentes ne sont pas élaborées ? La catégorisation commence quand les élèves font des liens entre différents cas (« C’est pareil que arrivée et venue »). Dans la séquence, Max et Fabien passent ainsi des mots en mention propres à la phrase donnée (arrivée, elle) à des termes généralisants (participe passé, sujet), tout en se livrant à une série de déductions scandées par une avalanche de donc.
Les élèves faibles, qui auraient tendance à dire qu’ils ont écrit « comme ça », finissent par suivre le mouvement collectif, « piégés » par l’envie de participer au débat. Ils découvrent que les « bons » font aussi des erreurs, mais qu’ils utilisent des méthodes, des raisonnements pour les rectifier. Par exemple, une élève de CM1 en zone très défavorisée, reconnait son oubli d’un s par « On m’a fait comprendre la dernière fois que tout doit être pareil dans le groupe nominal ». Comme les autres, ces élèves intériorisent ainsi peu à peu ce qu’ils sauront faire seuls par la suite (Vygotski, 1934/1997) et leurs progrès peuvent s’avérer remarquables, comme l’a montré une recherche québécoise (Nadeau & Fisher, 2014).
Parallèlement, en verbalisant ce qu’ils ont fait, en prenant conscience de ce qu’ils pensent, les élèves travaillent à une autre posture intellectuelle : le langage n’est plus seulement un moyen de communication, c’est aussi un objet sur lequel on peut réfléchir ; la norme n’est plus quelque chose qu’on subit, mais quelque chose qu’on partage. Ce rapport au langage et aux normes ne va pas de soi chez les élèves de milieux populaires, alors qu’il se révèle déterminant pour apprendre (Lahire, 1993 ; Bautier, 2001 ; Bautier & Branca, 2002 ; Bautier & Goigoux, 2004). Parce que les marques sont des traces perceptibles de fonctionnements syntaxiques, relativement maniables, et qu’on peut les discuter, travailler l’orthographe grammaticale, jusque dans les textes où le jeu des marques contribue à leur cohérence, nous est apparu comme un premier tremplin vers l’abstraction, la conscience de la langue comme système de régularités et l’appropriation d’un rapport distancé au langage dès l’école primaire. Des effets bénéfiques s’observent déjà au cours préparatoire (CP) (Gourdet et al., 2015).
Consacrer autant de temps à la graphie d’un participe passé peut surprendre. C’est qu’il ne s’agit pas d’une simple correction, mais d’une élaboration notionnelle qu’on suit à travers les multiples évènements langagiers observés. C’est au milieu d’erreurs et d’une certaine confusion qu’une vérité se fraie un chemin, non sans régression : Fabien, qui vient d’établir que la finale ne peut pas être er, mais é, revient à sa première idée quand Max prononce le terme infinitif, avant d’y renoncer définitivement. À son tour, Max défend er dans la seconde occurrence de /arive/, avant de se reprendre. De plus, même si les deux élèves disposent de savoirs conséquents, leur mobilisation sous une forme intelligible est laborieuse. Ce qui peut apparaitre comme des redondances lassantes ou des temps morts correspond sans doute à des jalons posés pour assurer la récupération des connaissances en mémoire et l’ancrage du raisonnement. À la fin, il ne leur faut plus que 1 minute 16 secondes pour argumenter entre eux la question du participe plantée, écrit initialement er.
C’est souvent à l’issue de séances longues, en entretien ou en classe, que nous avons observé ces mouvements conceptuels, parfois intenses, parfois légers, nécessaires à une future production normée. Par exemple, cette élève de CP qui lève le doigt à la fin de la discussion pour dire « Maitresse, je ne suis plus d’accord avec ce que j’ai écrit » ou cette autre de CM2 qui, après avoir défendu pendant quarante minutes un accord erroné, fait part de son revirement avec un grand sourire « Ben c’est vrai » (Cogis, Fisher & Nadeau, 2015).
Réjouissants pour l’enseignant, ces moments de clairvoyance sont néanmoins fragiles. Il est important que les élèves rencontrent rapidement les mêmes structures de façon à ce qu’ils puissent faire des rapprochements, réemployer les termes ou roder les manipulations. La dernière phase de la séquence a offert l’occasion aux deux élèves d’associer à peine arrivée, Arriver à l’entrée de la grotte une lance plantée dans le dos, une tribu venue, et d’établir la relation sujet/participe passé en recourant à l’encadrement c’est… qui avec davantage de fluidité. Rien ne garantit cependant qu’ils sauront écrire correctement un autre participe passé détaché après cette première découverte, sans explications formelles données par leur enseignante et un travail de consolidation prolongé.
Le temps est une denrée rare à l’école, certes, mais il serait mieux utilisé si l’on tenait compte des acquis sur la mémoire et l’apprentissage. Trop de notions dans trop peu de temps, rien ne se fixe. C’est parce que la dimension conceptuelle de l’orthographe grammaticale est sous-estimée qu’on presse les élèves dans des corrections de surface, qui les laissent démunis la fois suivante, tout en enchainant les leçons de langue pour suivre les impératifs des programmes (ou des manuels). Si l’on n’a sans doute pas intérêt à limiter la durée des échanges, au moins dans les premières mises en œuvre, on peut toutefois regagner du temps en groupant les notions grammaticales qui posent des problèmes orthographiques identiques, en insistant notamment sur celles qui constituent des obstacles cognitifs (Brissaud & Cogis, 2011). Laisser aux élèves assez de temps avant de passer à un autre contenu évite d’en perdre à reprendre sans cesse les mêmes points pour tenter de combler les manques, parfois sans plus de succès.
En classe, l’enseignant ne s’en tient pas à ce seul rôle de meneur de jeu. Il apporte des éclaircissements ou de nouveaux contenus au moment opportun et organise d’autres activités ; il modèle les raisonnements, utilise un langage grammatical explicite et guide les élèves dans leurs manipulations, soutenant ainsi l’émergence et le développement de ce rapport réflexif à la langue (Fisher & Nadeau, 2014 ; Gourdet, 2018). Il s’agit donc moins d’une neutralité qu’une mise en retrait provisoire qui permet le repérage des manques ou la découverte d’obstacles insoupçonnés. L’équilibre est parfois difficile à trouver entre une intervention magistrale trop rapide bloquant la réflexion au nom de l’efficacité ou un retrait trop prolongé au risque de laisser la classe s’enliser et ne rien construire de solide.
Répétons-le. L’accompagnement dont les élèves ont besoin pour s’approprier les connaissances en orthographe grammaticale varie selon les moments et les objectifs : présentations structurées sur une nouvelle notion ; long travail sur la morphographie par des confrontations argumentées dans des contextes différents ; observation systématique des structures syntaxiques conformes à la norme et entrainements à justifier les marques et à catégoriser sur la base de critères explicites ; guidage dans la révision orthographique des écrits, qui devrait occuper l’essentiel du temps, quand les élèves ont à peu près compris « comment ça marche », car la compréhension n’empêche pas de laisser passer des erreurs, comme chacun sait.
Ainsi, partis d’une graphie juste, mais mal justifiée, les acteurs de la séquence présentée sont parvenus non seulement à justifier cette graphie, mais aussi à découvrir de nouveaux fonctionnements syntaxiques. Tous les entretiens métagraphiques, tous les débats en classe ne débouchent pas sur de telles découvertes, loin de là. Mais il est fréquent d’observer des changements, car le dispositif langagier peut être considéré comme générateur de transformations par son pouvoir de clarification et de mémorisation, à condition d’accorder aux élèves le temps de penser et un accompagnement adapté.
Faire des interactions verbales un des moteurs de l’acquisition de l’orthographe grammaticale qui, par définition, est du ressort de l’écrit et du silence intime semble relever d’un paradoxe. Mais, par les effets qu’elles provoquent, elles en sont bien une clé primordiale.
Porte ouverte sur les mondes cognitifs des élèves, leur mérite est de saisir sur le vif les efforts des élèves pour appréhender une matière aussi complexe. Si les erreurs sont parfois le signe d’un renoncement chez les élèves les plus âgés, pour les plus jeunes, elles sont le plus souvent la trace d’un niveau de compréhension encore incomplète des fonctionnements morphographiques (ou de la difficulté intrinsèque des tâches d’écriture). C’est donc à un changement d’attitude par rapport aux erreurs des élèves que les interactions conduisent inéluctablement (ou devraient conduire).
L’issue heureuse de la séquence présentée et de toutes celles qui travaillent plus modestement à la consolidation des connaissances de base n’est pas le fruit du hasard. Les élèves trouvent dans les activités où ils sont mis en situation de verbaliser leur raisonnement et d’argumenter leurs choix l’espace nécessaire au déploiement de leur réflexion. L’écoute bienveillante, les incitations à dire et à essayer ce qu’ils croient, mais aussi l’exigence de raisonnements explicites et complets au moment opportun favorisent leurs changements d’attitude, car ils se sentent reconnus dans leur apprentissage. Libérés du poids de la faute, ils sont entrainés dans un mouvement de conceptualisation de plus haut niveau. Les retours réflexifs sur leurs graphies deviennent plus opérants et, parce qu’ils comprennent mieux, leurs progrès suscitent d’autres progrès. Ce qui est en jeu dans les interactions verbales, c’est bien l’acquisition de la dimension conceptuelle de la morphographie.
Cogis, D. (2020). Ce qu’apportent les interactions verbales à l’acquisition de l’orthographe grammaticale. Recherches en éducation, 40.