Orthographe et problématisation

L'orthographe aujourd'hui

Le niveau d'orthographe baisse.

Et pourtant la recherche a fait des avancées importantes. Rappel des principes fondamentaux de l'acquisition de l'orthographe.

Pourquoi ce paradoxe ? Sans doute faible diffusion dans les pratiques.

Du coup : la maîtrise de l'orthographe est devenue aussi une question cruciale et beaucoup déplorée mais peu pensée au lycée, en BTS.

Pourquoi cette faible diffusion ? Des dispositifs compliqués à mettre en oeuvre. Pour les enseignants, une part d'imprévisible. Un positionnement très différent du positionnement traditionnel.

Quelles solutions ? 1°) Réfléchir ensemble à la transposition de ces dispositifs au lycée. La phrase dictée du jour. Le chantier d'orthographe. 2°) Aborder l'enseignement de l'orthographe sous l'angle de l'apprentissage par problématisation. Faire de l'orthographe un problème. Former les enseignants au cadre de la problématisation.

Sur des pages de manuels (on/ont)

Reprenons les différentes étapes de la leçon : on observe, on dégage une règle, on applique. Qui applique ? L’élève, bien sûr. Mais qui observe ? L’élève ? N’est-ce pas plutôt l’enseignant qui lui fait observer — qui dit — ce qu’il faut voir? Et qui formule la règle ? Pas l’élève, puisque la règle est énoncée par le livre (ou l’enseignant). Comment pourrait-il d’ailleurs tirer une règle d’un ou deux exemples ? Pour inférer un fonctionnement linguistique, il faut certainement travailler sur un corpus de plus d’une phrase ou deux! C’est bien le signe que les exemples n’ont pas pour fonction une observation qui pourrait déboucher sur l’induction d’une règle; ils servent plutôt d’illustration à la règle que l’élève n’a plus qu’à apprendre et à mettre en application. Mais, à y regarder de plus près, ce qu’on attend de l’élève est d’une grande complexité.

En premier lieu, il doit déduire l’orthographe d’un mot d’une règle générale; or aller du général au particulier n’a rien de naturel, l’élève qui écrit a en tête un mot précis, pas le produit de l’application d’une règle générale. En second lieu, il doit mettre en œuvre mentalement un raisonnement conditionnel de type « Si... alors..., sinon... alors... ». Ce qui donne à peu près : «Je veux écrire /ɔ̃/ ; si je peux le remplacer par l'homme (ou il ou elle), alors j’écris on\ si je ne peux pas et si, par contre, je peux le remplacer par avait, alors j’écris ont». Or, selon des psychologues, ce raisonnement serait impossible avant l’âge de douze ans; pour d’autres, il serait possible, mais pas sans un support matériel.

Plus fondamentalement, la conception sous-jacente à ce type de leçon s’inspire du béhaviorisme. Elle postule qu’apprendre consiste à monter un processus réflexe plutôt que réflexif, comme on entraine des rats à trouver leur chemin dans un labyrinthe. Elle vise à créer le plus rapidement possible le couple stimulus-réponse par une « boucle répétitive » : évocation mentale d’un mot homophone (stimulus) ; déclenchement d’une « règle » (réponse) pour trouver la bonne graphie ; renforcement de la bonne réponse (élimination de la mauvaise) par la correction de l’exercice, avec ou sans récompense (ou punition).

S’il peut rendre compte de certains apprentissages, le béhaviorisme ne se soucie pas de ce qui se passe dans la «boite noire», le cerveau de l’élève. Or les apprentissages conceptuels ne se réduisent pas à des montages de mécanismes: cet élève, il pense. Pourtant, ce principe fait apparaitre naturel et simple aux yeux de tous un processus allant «de la règle à son application ». Il a pour lui la force de l’habitude. Il a contre lui le démenti des faits : seuls les élèves considérés comme les meilleurs appliquent les règles. Pourtant, rien n’y fait, il reste le favori des tenants de l’immobilisme.

Un doute illusoire

Les manuels présupposent que les élèves vont recourir à l’algorithme de remplacement par avaient ou auront, il ou l'homme, parce qu’ils s’interrogent sur la graphie homophone. Mais tabler sur un doute initial qui déclencherait cet algorithme se révèle un contresens, une vue d’esprit d’adulte. En effet, les élèves ne s’interrogent pas. Ils savent. Ils ne savent pas qu’ils se trompent, mais ils pensent qu’ils savent, ce qui revient au même.

Pour que les élèves puissent s’interroger, il faudrait que 1 idée d’un ont douteux leur vienne, mais, pour douter, il faut avoir des raisons de douter. Or, on le verra, leur choix est solidement arrimé à une explication qui dans bien d’autres circonstances eu exactement celle qu’on exige d’eux. La modalité du doute ne va pas de soi à huit ou douze ans, c’est une attitude scientifique ou philosophique qui se développerait plutôt avec l’âge...

De plus, elle n’est pas très pratique, elle est même contraire à l’acte d’écrire. S’il fallait s’interroger à chaque mot, on n’écrirait pas. Comment un jeune scripteur pourrait-il d’ailleurs distinguer les mots dont il lui faut douter de ceux qu’il sait écrire ? Se demander avant de tracer chaque mot si c’est bien « comme ça » reviendrait à essayer de marcher en se demandant quel est le prochain muscle à bouger, avec les conséquences que l’on devine. Il faut bien que l’apprenti commence à avoir quelques certitudes. Et ce qui compte avant tout, c’est de ne pas perdre ses idées, comme il l’explique volontiers.

En fait, si les élèves se rappellent que /ɔ̃/ pose problème, c’est sans doute que ce problème est déjà résolu et que le recours à la substitution devient inutile. En d’autres termes, fonder l’apprentissage sur un doute préalable, dont l’issue dépend d’une opération linguistique formelle et mentale, est une illusion dommageable. [...]

Une matière morcelée

L’intérêt de savoir écrire correctement les homophones est indiscutable. Après on/ont, viennent donc a/à, et/est, oui où, quel/qu’elle, son/sont, etc. On fera donc appel respectivement à avait, était, ou bien, qu'il, ses, etc. À chaque couple d’homophones, un procédé spécifique. Leçon après leçon, tous les homophones vont se décliner selon le même principe: mise en opposition et règle d’action à mémoriser.

Et toute l’orthographe se dévide ainsi : les « mots commençant par... », les « mots se terminant par... », les noms féminins en té ou tié, le pluriel des noms en s, celui des noms en oux et en aux, ceux qui ne prennent pas de s, le féminin des noms, le féminin des adjectifs, l’accord du participe passé avec être, avec avoir... Certaines tables des matières donnent le tournis. On distingue mal, en effet, ce qui préside à la décision d’intercaler l'étude des noms composés entre celle des adjectifs en eux et celle des adjectifs en ique, oire et île, ou de traiter les accents entre les graphèmes g/ge, c/ç (alors que ce rapprochement ne manquerait pas d’intérêt s'il était explicité).

Au mieux, l’ordre provient de la répartition traditionnelle en trois grandes catégories : l’orthographe lexicale, l’orthographe grammaticale, la conjugaison, sans oublier les homonymes qu’il faut parvenir à caser. Mais, à l’intérieur de ces grandes catégories, l’accumulation et la disparité dominent avec la juxtaposition de leçons, souvent sans lien, souvent centrées sur un secteur étroit, voire minuscule.

Ce qui se dégage de cette manière d’organiser l’enseignement de l’orthographe, c’est donc une vision très morcelée et confuse. Rien n’est mis en perspective - on empile -, ni hiérarchisé — on fait tout apprendre, l’essentiel comme le secondaire —, rien n’est gradué — on répète les mêmes leçons ou presque, du cours préparatoire au collège, sans parvenir à donner une vue d’ensemble de l’orthographe et des problèmes quelle résout. La façon de traiter les homophones, par exemple, n’amène pas les élèves à réfléchir sur l’homophonie si caractéristique de la langue française, sur son ampleur, sur ses causes, sur l’ambiguïté qui en résulte et sur son traitement par l’orthographe.

Cette approche morcelée de l’orthographe a plusieurs conséquences préjudiciables. D’une part, à cause de la quantité d’éléments présentés, l’apprentissage soumet à forte charge la mémoire, déjà très fortement sollicitée par l’écriture. D’autre part, cette vision à la fois pointilliste et encyclopédique conforte les élèves dans un traitement de l’orthographe au coup par coup, à un bricolage dans la situation immédiate : or ils n’ont que trop tendance à traiter un mot comme un évènement unique, ce on-là ou ce ont-\k à cet endroit-là de cette phrase-là, au lieu de l’appréhender comme l’occurrence d’une classe en rapport avec d’autres unités et rattachée à un fonctionnement orthographique identifiable.

La tripartition dominante qui veut que tout fait orthographique appartienne à une catégorie ou à une autre tient ainsi lieu de théorie, mais de théorie bien sommaire : où donc placer leur! l'heure? Et ont a fini, est-ce une erreur de conjugaison ou d’orthographe grammaticale? A la fois rigide, cloisonnée et cumulative, elle laisse les maitres démunis pour interpréter les erreurs des élèves ; quant à ces derniers, elle les prive de la possibilité de concevoir l’orthographe autrement que comme une succession de «difficultés », de règles « inventées pour embêter les enfants », comme le pensait Lionel, élève de CM2 qui aimait écrire des romans, mais que l’orthographe de sa langue contrariait. Fidèle à sa réputation, celle-ci finit par n’être qu’une accumulation de petits phénomènes disparates, traités dans des compartiments étanches, et son enseignement tout autant que son apprentissage une corvée bien décourageante.

Des principes discutables

Si ce choix est encore fait, alors qu’on dispose, depuis un demi-siècle, d’une théorie linguistique qui offre une description d’ensemble de l’orthographe du français, c’est sans doute qu’un impératif supérieur l’emporte. Ne peut-on y voir un effet des principes cartésiens (ou plutôt de leur adaptation scolaire), si fortement ancrés dans le monde de l’éducation en France, selon lesquels il convient de, «diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre » et de « conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaitre, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés» ? Le découpage de l’orthographe en portions minuscules et successives serait conforme à ces deux principes du Discours de la méthode: les difficultés orthographiques sont réduites en éléments « simples » qu’il est alors possible d’apprendre, chaque « difficulté » devant être surmontée avant de passer à une autre, avec, au bout du chemin, la norme orthographique.

Mais pourquoi faut-il considérer les notions orthographiques comme des difficultés et non comme des savoirs nouveaux à appréhender ? Il n’y a sans doute aucune autre discipline qui envisage son objet en ces termes et qui confonde difficulté et complexité. D’ailleurs, si on lit attentivement ce que dit Descartes, c’est le sujet qui, percevant lui-même une difficulté, procède à la division et à l’examen et en détermine l’ordre. Faut-il ajouter qu’il s’agit d’un adulte, homme de sciences et philosophe de surcroit ?

L’élève, lui, ne perçoit rien du tout et se voit présenter une règle qui est le produit d’une analyse à laquelle il n’a pas procédé lui-même. Il n’en connait que le résultat', or un résultat, sans les tenants et aboutissants qui y ont conduit, est quelque chose de très abstrait, à quoi il est difficile d’adhérer. À cet égard, commencer par des exercices dont il faut tirer une conclusion partielle et où chaque homophone est d’abord examiné pour lui-même est une démarche certainement mieux adaptée. Ce n’est cependant pas suffisant pour créer une vraie rupture.

Dans l’enseignement traditionnel, la vision en tunnel de l’orthographe, micro-élément après micro-élément, accroit la difficulté. Comment ne pas s’y perdre ? En revanche, rassembler sous un même principe explicatif une multitude de faits apparemment distincts (par exemple, les différents moyens pour distinguer on/ont, a/à, et/est, ou/où, quel/qu'elle, son/sont ; les accents et les lois qui régissent les graphèmes s, c, g), établir des relations et des hiérarchies entre les phénomènes orthographiques facilite l’apprentissage, car elle en réduit la complexité et soulage la mémoire de travail ; les lignes de force qui organisent le système orthographique se dessineraient peu à peu, permettant l’intégration de nouveaux faits à moindres frais.

Un problème insoupçonné

Pour tous les manuels, ce qui fait problème, c’est la confusion entre le pronom on et la forme verbale ont. Sans doute les apparences sont-elles en faveur de cette analyse. Mais quand on interroge les élèves, on découvre que le problème est ailleurs. Voici ce qu en dit, parmi bien d’autres, Anaïs (CE 2) à propos de ont lui en livre : «J’ai mis o-n-t, parce que... je sais pas... c’est plusieurs personnes qui lui en livrent » ; ou Céline (CE2) pour ont l'appelait la belle : « La maitresse nous a expliqué que, quand il y en avait plusieurs, il fallait n-t automatiquement, et là comme il y a plusieurs gens qui l’appellent la belle, on met n-t».

Le point commun à ces explications n’est donc pas une hypothétique confusion entre on et le verbe avoir. Si confusion il y a, elle est bien plus subtile : elle a pour origine l’équivalence sémantique entre on et nous. C’est elle qui amène les élèves à transférer sur le pronom on le trait de pluralité de nous et à trouver dans la forme graphique ont la combinaison idéale: on pour transcrire loi et nt pour le pluriel. A aucun moment, ils ne voient le ont comme une forme du verbe avoir. Et même quand la graphie semble juste, ce peut être encore par le même raisonnement inapproprié, comme le fait Zahra (CE2) avec on eu une récréation : « On avec un n pas avec un t à la fin. Parce qu’il n’y en avait pas beaucoup, pas beaucoup de personnes ».

Ces commentaires confirment que les élèves ne doutent pas, au contraire. Leur raisonnement est solide, imparable: quand on dit on, c’est qu’on n’est pas tout seul; le pluriel se marque par nt\ ont est une forme de pluriel. Ni doute, ni confusion : la graphie ont pour le pronom apparait comme une valeur sûre. Du reste, quand ils doutent, souvent des élèves plus âgés, ils savent entre quoi et quoi ils hésitent, mais leur interprétation sémantique de on les empêche de trancher, telle Annelise (CM2) qui hésite pour ont va la voir: «Je me suis demandé si c’était o-n ou o-n-t et je suis pas sûre si c’est o-n ou o-n-t... Parce que c’est nous, donc on est plusieurs, et c’est o-n-t, c’est comme ils ou elles avec un s». On voit au passage qu’à aucun moment ne surgit l’idée de recourir à la substitution préconisée par avait, pourtant enseignée de façon systématique.

Or, malgré les liens étroits entre on et nous, seuls deux manuels les mettent en relation, et seulement de façon indirecte : l’un, dans un schéma sans commentaire ; l’autre, dans un exercice avec la caution de la littérature (Le Petit Nicolas). Pourquoi cette réticence ? Sans doute parce que l’école a décrété depuis longtemps, à l’encontre de tous les usages sociaux, qu’il ne faut pas employer on à la place de nous. Cette surnorme constitue un obstacle supplémentaire pour les élèves, qui doivent se débrouiller seuls du rapprochement entre on et mus.

Si on tient compte des élèves, l’objectif n’est donc pas tant de leur faire découvrir et apprendre que la forme ont est la troisième personne du pluriel d’avoir: il est de leur faire découvrir et apprendre que le mot (ou le pronom) on, bien que pouvant représenter « plusieurs personnes », n'est pas un pluriel, mais un singulier et ne prend pas la marque nt, ce que mettent en évidence les procédures linguistiques de substitution et de combinaison.

Ce qui fait problème n’est donc pas traité. Et ce qui est traité est inutile ou néfaste, car l’opposition systématique entre on et ont conduit en fait les élèves à les associer, avec tous les risques de renforcer la confusion cognitive. D’ailleurs, la maitresse le répète: il faut mettre nt au pluriel ! Cette leçon, qui se propose de résoudre une confusion imaginaire, mais ne touche pas à la confusion réelle, est pourtant refaite chaque année à l'identique... Mais tant qu’il n’est pas posé dans les termes des élèves, un «problème» reste entier. C’est bien pourquoi des élèves de cinquième peuvent continuer à justifier la graphie ont pour le pronom on par l’idée de «plusieurs », et que l’on croit remédier aux erreurs en répétant les mêmes leçons de l’école au collège.

De fait, l’approche traditionnelle postule un élève exécutant pas à pas ce qui lui est indiqué à l’intérieur du cadre immuable "Exemple/Règle/Exercice", et elle ne sait pas faire avec les sujets réels quand ils dévient des voies qu’elle leur trace. En raison de l’insuffisance de la réflexion sur les contenus enseignés et de la méconnaissance des façons de penser et des modes d’apprentissage propres aux jeunes scripteurs, elle ne sait que renvoyer l’élève à lui-même. On ne peut alors que prendre acte du peu d’effets des leçons.

Cogis, D. (2005). Pour enseigner et apprendre l’orthographe : Nouveaux enjeux - Pratiques nouvelles Ecole/Collège.

Sur la gestion des accords

Deux catégories de mécanismes semblent impliquées dans la production des accords en genre et en nombre. Le premier traite les items nouveaux ou rares, peu ou jamais rencontrés. En production, il consiste à segmenter ces items en morphèmes et à appliquer une ou des procédure(s) permettant de composer un mot à partir de ces constituants. Ainsi, le pluriel de pédoncule (mot rare) peut être construit à partir du radical auquel est ajoutée la flexion –s. Ce mécanisme est général et génératif puisqu’il s’applique à tous les items. Il peut être formalisé par une règle du type « pour former le pluriel des noms (ou des adjectifs), on ajoute –s à la racine ». Il correspond à la mise en œuvre d’une procédure, et s’applique en principe à tous les items appartenant aux catégories des noms et des adjectifs. Sa mise en œuvre est lente et coûteuse en attention. Elle conduit souvent à des omissions alors même que les individus savent effectuer l’accord et corriger leurs erreurs.

Le second mécanisme consiste en la récupération directe en mémoire de mots, de séries de lettres constituées en groupes stables et généralement associées à une signification : les représentations lexicales orthographiques. La connaissance correspondante est dite item-spécifique : elle ne vaut que pour un item particulier et n’a rien de génératif. Ce mécanisme nécessite que les items concernés aient été préalablement rencontrés et traités un nombre suffisant de fois pour que leur trace en mémoire soit stabilisée. Il arrive que la procédure et la récupération conduisent à des résultats différents, la récupération, plus rapide, aboutissant à une forme erronée. Il s’ensuit un conflit. De tels conflits surviennent précocement. Ainsi, les enfants de 1re et 2e primaires mémorisent les formes fléchies des mots qu’ils rencontrent fréquemment (les parents), au point que les flexions (–s) se voient pour ainsi dire regroupées avec les autres lettres constitutives de ces mots. Ces mots se voient souvent transcrits sous la forme plurielle, même lorsqu’ils sont au singulier.

Des conflits similaires surviennent avec d’autres difficultés orthographiques. L’apprentissage et la gestion des finales en /e/ soulève en français des difficultés nombreuses qui rendent longue l’acquisition et fragile la maitrise des accords. Diverses transcriptions sont possibles : –é (é/ée/és/ées) ; –ais (ait, aient) ; –ai ; –ez ; –er ; voire même –et ; ce qui rend plus difficile la gestion des accords et la mémorisation de formes toutes fléchies, celles-ci devant être suffisamment fréquentes pour être stockées. Le participe passé (mangé) se trouve très tôt en compétition avec l’infinitif (manger). L’accord du premier évolue de l’absence de marquage (–é) à l’accord généralisé avec le sujet (Les chiens sont fatigués mais aussi Les chiens ont fatigués les chasseurs), même dans le cas de l’auxiliaire avoir. C’est plus tardivement que s’amorce la prise en compte de la position du complément d’objet direct dans le cas de l’auxiliaire avoir. Toutefois, certaines formes sont encore directement retrouvées en mémoire chez les élèves de classe de première.

Une importante question a trait à la manière dont ces différents mécanismes interviennent au cours même de la production. De fait, le plus souvent, les calculs de l’accord et la remémoration conduisent au même résultat, la forme correcte. Toutefois, dans un nombre restreint de circonstances, le résultat diffère. Cela conduit-il inévitablement à une erreur ou une instance de contrôle intervient-elle ? Et si oui, quand et comment ?

Des adultes devaient rappeler par écrit de brèves phrases comportant des sujets inversés ou non (Dans le parc courent les enfants vs Les enfants courent dans le parc). Les phrases à sujet inversé incluaient un complément circonstanciel dont le chef de syntagme pouvait ou non constituer un sujet plausible du verbe. Dans « Pendant des heures tourne le disque », les heures comme le disque sont susceptibles de tourner. Cela ne vaut pas pour « Sur la pente jouent les enfants », la pente ne peut jouer. Deux éventualités existent. Soit l’accord est d’emblée correctement calculé en tenant compte de la plausibilité sémantique et seuls ceux qui n’y sont pas sensibles commettent des erreurs. Soit l’accord s’effectue automatiquement du fait qu’en français le sujet précède presque toujours le verbe et, dans ce cas, les adultes risquent de ne pas percevoir l’erreur, notamment avec les noms sujets plausibles. Ce dernier scénario correspond aux observations : les adultes tendent à accorder le verbe avec le nom qui le précède, plausible ou non, ce qui suggère qu’ils ont automatisé cette procédure. Lorsque cela aboutit à un accord non plausible sémantiquement (Dans les champs galope le cheval), ils corrigent mentalement l’erreur et produisent la forme correcte, mais au prix d’un effort de concentration. Au contraire, si l’enchainement est sémantiquement plausible (Sur le mouton sautent les puces), l’accord s’avère souvent erroné. Qui plus est, il passe inaperçu : les adultes sont en quelque sorte leurrés par la plausibilité, et leur attention n’est pas affectée.

Au total, les adultes connaissent les règles au moins en ce qui concerne l’accord de l’adjectif, du verbe, et même du participe passé employé seul ou comme attribut (moins bien pour le participe passé employé avec avoir). La plupart du temps, ils ne s’y réfèrent pas : s’ils le faisaient, le coût en attention ou en mémoire serait tel qu’ils ne parviendraient plus à rédiger. Ils font appel à une procédure soit simplifiée, sans doute automatisée, d’accord avec le mot qui précède, soit de récupération en mémoire d’une forme toute fléchie. Ces procédures réussissent presque toujours du fait de la fréquence avec laquelle elles sont mobilisées lors de la rédaction ou de la lecture de textes. Elles n’échouent que lorsque le mot régissant (erronément) l’accord ou la forme fléchie a un nombre (voire un genre) différent de celui du sujet. Dans le second cas, leur échec tient au fait que la catégorie syntaxique n’est pas la même (nom plutôt que verbe). Dans l’un et l’autre cas, l’accord se réalise automatiquement, sans recours à l’attention. Chez les adultes, et peut-être chez ceux qui reçoivent un entrainement intensif, un mécanisme jusqu’alors peu étudié évalue la compatibilité sémantique entre le nom et le verbe ou entre l’adjectif et le nom. Lorsque la compatibilité est élevée, l’erreur potentielle passe inaperçue : des erreurs subsistent même dans des textes très contrôlés (grands journaux, thèses). Lorsque la compatibilité est faible, l’attention du rédacteur se trouve éveillée. Si l’auteur dispose de suffisamment de temps et d’attention, il utilise la règle et la procédure explicites : il peut ainsi corriger l’erreur avant même de l’avoir transcrite, mais au prix d’un coût élevé en mémoire et en attention. Ces constats amènent à s’interroger sur l’intérêt qu’il y aurait à enseigner des stratégies optimales, focalisant l’attention des enfants et adultes sur des configurations à risque, de manière à ce qu’ils consacrent leurs ressources cognitives aux situations les plus pertinentes.

Fayol, M. & Jaffré, J. (2014). Le traitement de la morphologie : flexions et dérivations. Dans : Michel Fayol éd., L'orthographe (pp. 90-122). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.

Des études statistiques

La dictée 0 faute (D0F) et la phrase dictée du jour (PDJ) sont deux pratiques qui amènent les élèves à mobiliser leurs connaissances grammaticales et orthographiques afin de résoudre un problème posé par l'écriture. Dans le cas de la D0F, un court texte est dicté ; après chaque phrase, les élèves peuvent exprimer leurs doutes orthographiques en questionnant (par exemple : « est-ce que [le mot X] s'accorde avec [le mot Y]? »). Avec la PDJ, une seule phrase est dictée à la classe, un élève porte sa version au tableau et l'enseignante ajoute, sous ces premières graphies, toutes celles qui ont été produites par les autres élèves. La discussion s'engage alors afin de déterminer quelle graphie correspond à la norme.

Quelle que soit la pratique, le rôle de l'enseignant est crucial. Il doit être à l'écoute des élèves, leur laisser du temps afin qu'ils puissent formuler leurs propos, éviter de répondre directement (ou de laisser voir par son comportement non verbal qu'il approuve ou désapprouve), pour amener plutôt les élèves à trouver le chemin du raisonnement grammatical qui permettra de surmonter la difficulté. Dans le contexte québécois qui est le nôtre, l'utilisation de la grammaire nouvelle est étroitement associée à ces pratiques, puisqu'elle offre un cadre d'analyse fondé sur les propriétés morphosyntaxiques des classes de mots et sur une compréhension du mécanisme de la phrase, ce qui rend possible le recours aux manipulations syntaxiques qui servent ainsi d'outils d'analyse stables et efficaces.

Du côté des élèves, ces pratiques sont susceptibles de faire le pont entre les exercices traditionnels (centrés sur une seule difficulté) et la révision de texte (mettant, au contraire, l'apprenant face à une multitude de difficultés). Bien menées, elles constituent une forme d'interaction de tutelle (Bruner, 1983) qui favorise chez les élèves l'appropriation de raisonnements grammaticaux, de stratégies d'élucidation (manipulations syntaxiques) et de connaissances conditionnelles (quand ? pourquoi?). Sous la guidance de l'enseignant, l'élève est constamment invité à réfléchir, en mobilisant ses connaissances, et à justifier les choix ou les opinions qu'il émet. Puisque retenir une règle pour l'appliquer en contexte restreint d'exercices, le plus souvent lacunaires, ne suffit pas, il apprend, en coopérant avec les autres, les procédures qui permettent de l'appliquer dans une variété de contextes.

En plus du potentiel pour l'apprentissage que laissaient présager ces deux pratiques, elles apparaissaient relativement aisées à introduire dans les classes pour une expérimentation à large échelle, et suffisamment équivalentes, ce qui a également motivé notre choix de les retenir.

Dans le cadre d'une recherche-action, ces dictées innovantes ont été expérimentées dans 23 classes au cours de la première année du projet (14 au primaire et 9 au secondaire) et dans 18 classes (avec essentiellement les mêmes enseignants) lors de la seconde année (13 au primaire et 5 au secondaire). Les données recueillies en octobre et en mai de chaque année comprennent, comme pré-et post-test, une dictée évaluative et une production écrite. De plus, deux enregistrements vidéos d'une séance de la pratique expérimentée ont été réalisés au cours de l'année. Pour l'ensemble des deux années du projet, le corpus correspond aux dictées de 777 élèves, présents aux deux moments de prise de données, et aux textes produits par 722 élèves. [...]

Les résultats montrent que les progrès réalisés aussi bien en dictée qu'en production écrite vont bien au- delà de ce qui apparait comme un progrès « normal », mesuré en dehors d'une approche déterminée. Les progrès sont particulièrement importants chez les élèves faibles, réduisant ainsi l'hétérogénéité des performances qui caractérise tous les niveaux scolaires en début d'année. Le transfert constaté en production écrite suggère, par ailleurs, qu'un entrainement à la réflexion grammaticale réalisé en groupe, sous la guidance d'un enseignant attentif aux conceptions sous-jacentes, conduit les élèves à développer leur compréhension du fonctionnement de la langue écrite et à orthographier leurs textes de manière plus sure.

Fisher, C., & Nadeau, M. (2014b). Le développement des compétences en orthographe grammaticale par la pratique de dictées. La Lettre de l’AIRDF. https://doi.org/10.3406/airdf.2014.2010

Sur les raisonnements orthographiques

De leurs expériences en lecture et en écriture, les élèves acquièrent très tôt des savoirs sur les textes et les mots (David, 2005 ; David et Morin, 2013 ; Read et Treiman, 2013). Ils s’en saisissent non pour mémoriser des formes figées, mais pour interroger l’écrit dans ses usages (communiquer à autrui, représenter l’absent, agir sur les autres…), dans ses diverses composantes (polyvalence des phonogrammes, relations des mots au texte, fonction des démarcations graphiques et des signes de ponctuation…), dans la compréhension de ses mécanismes (notation des unités de la langue orale, différenciation morphographique, grammaticalisation du nombre, du genre…).

Nos travaux montrent que les productions graphiques des élèves – même très jeunes – révèlent des raisonnements souvent logiques et parfois efficients qui ne peuvent se réduire à l’enregistrement passif des formes de l’écrit. Ces expériences individuelles ou collectives, guidées par l’enseignant, sont à la base du développement d’une compétence orthographique qui se manifeste dans les commentaires des élèves. [...]

Le guidage pédagogique doit en même temps viser le repérage des unités et catégories linguistiques, mais aussi leurs relations morphosyntaxiques. En l’occurrence, la solution du problème exige la mobilisation de raisonnements appliqués aux deux plans paradigmatique (identifier les classes de mots, les catégoriser…) et syntagmatique (repérer les liens grammaticaux, les accords orthographiques…). On verra dès lors qu’il est vain d’enfermer les élèves dans des exercices qui entretiennent voire accentuent les erreurs dans des séries homophoniques hétérogènes. Il convient au contraire de leur montrer que ces homophones lexicaux et/ou grammaticaux (par exemple porte vs portent distingués par Marie) s’opposent parce qu’ils ne peuvent apparaitre dans les mêmes contextes linguistiques, parce qu’ils sont l’objet de transformations morphosyntaxiques singulières, et en définitive parce qu’ils appartiennent à des classes de mots différentes.

Chiss, J. & David, J. (2018). Chapitre 6. L’orthographe du français et son apprentissage. Dans : , J. Chiss & J. David (Dir), Didactique du français: Enjeux disciplinaires et étude de la langue (pp. 229-248). Paris: Armand Colin.

Sur les débats orthographiques

Que ce soit en classe ou comme ici en entretien, chaque élève se doit de défendre ses choix face aux autres. Thématisations, arguments, présupposés s’offrent alors à un examen externe, et donc à une reformulation plus explicite par autrui ou à une réfutation. Mais, une fois en débat, ces éléments peuvent aussi être remis en cause par l’auteur lui-même. La discussion porte en effet non pas sur des opinions, mais sur des savoirs linguistiques. Ce qui s’explore et s’échange, ce sont des notions, des marques, des propriétés, des vocables, des opérations, des règles, des procédures (Nonnon, 1996). En classe, les élèves sont entrainés à justifier leurs propos en fournissant des « preuves » valides, qui dépendent de leur base de connaissances.

Le débat orthographique agit ainsi sur deux plans. D’une part, il renforce la maitrise d’une notion parce que certaines de ses propriétés, négligées, sont rappelées, ou que certaines manipulations, lacunaires, sont complétées. D’autre part, il peut générer un conflit dont le dépassement repose sur une attention nouvelle à certains aspects linguistiques. Ici, ce sont bien l’insuffisance de la justification initiale de Max, la contradiction perçue par Fabien (ni ée, ni é, ni er) et l’opiniâtreté des deux élèves à résoudre le problème, avec l’étayage de l’adulte, qui permettent au conflit de trouver une issue dans un approfondissement du savoir.

Trop souvent, on réduit l’apprentissage de l’orthographe grammaticale à la connaissance des règles et de marques, en méconnaissant le fait que celles-ci mettent en jeu des catégories inconnues avant l’apprentissage. Comment, en effet, respecter les règles, si les notions sous-jacentes ne sont pas élaborées ? La catégorisation commence quand les élèves font des liens entre différents cas (« C’est pareil que arrivée et venue »). Dans la séquence, Max et Fabien passent ainsi des mots en mention propres à la phrase donnée (arrivée, elle) à des termes généralisants (participe passé, sujet), tout en se livrant à une série de déductions scandées par une avalanche de donc.

Les élèves faibles, qui auraient tendance à dire qu’ils ont écrit « comme ça », finissent par suivre le mouvement collectif, « piégés » par l’envie de participer au débat. Ils découvrent que les « bons » font aussi des erreurs, mais qu’ils utilisent des méthodes, des raisonnements pour les rectifier. Par exemple, une élève de CM1 en zone très défavorisée, reconnait son oubli d’un s par « On m’a fait comprendre la dernière fois que tout doit être pareil dans le groupe nominal ». Comme les autres, ces élèves intériorisent ainsi peu à peu ce qu’ils sauront faire seuls par la suite (Vygotski, 1934/1997) et leurs progrès peuvent s’avérer remarquables, comme l’a montré une recherche québécoise (Nadeau & Fisher, 2014).

Parallèlement, en verbalisant ce qu’ils ont fait, en prenant conscience de ce qu’ils pensent, les élèves travaillent à une autre posture intellectuelle : le langage n’est plus seulement un moyen de communication, c’est aussi un objet sur lequel on peut réfléchir ; la norme n’est plus quelque chose qu’on subit, mais quelque chose qu’on partage. Ce rapport au langage et aux normes ne va pas de soi chez les élèves de milieux populaires, alors qu’il se révèle déterminant pour apprendre (Lahire, 1993 ; Bautier, 2001 ; Bautier & Branca, 2002 ; Bautier & Goigoux, 2004). Parce que les marques sont des traces perceptibles de fonctionnements syntaxiques, relativement maniables, et qu’on peut les discuter, travailler l’orthographe grammaticale, jusque dans les textes où le jeu des marques contribue à leur cohérence, nous est apparu comme un premier tremplin vers l’abstraction, la conscience de la langue comme système de régularités et l’appropriation d’un rapport distancé au langage dès l’école primaire. Des effets bénéfiques s’observent déjà au cours préparatoire (CP) (Gourdet et al., 2015).

Consacrer autant de temps à la graphie d’un participe passé peut surprendre. C’est qu’il ne s’agit pas d’une simple correction, mais d’une élaboration notionnelle qu’on suit à travers les multiples évènements langagiers observés. C’est au milieu d’erreurs et d’une certaine confusion qu’une vérité se fraie un chemin, non sans régression : Fabien, qui vient d’établir que la finale ne peut pas être er, mais é, revient à sa première idée quand Max prononce le terme infinitif, avant d’y renoncer définitivement. À son tour, Max défend er dans la seconde occurrence de /arive/, avant de se reprendre. De plus, même si les deux élèves disposent de savoirs conséquents, leur mobilisation sous une forme intelligible est laborieuse. Ce qui peut apparaitre comme des redondances lassantes ou des temps morts correspond sans doute à des jalons posés pour assurer la récupération des connaissances en mémoire et l’ancrage du raisonnement. À la fin, il ne leur faut plus que 1 minute 16 secondes pour argumenter entre eux la question du participe plantée, écrit initialement er.

C’est souvent à l’issue de séances longues, en entretien ou en classe, que nous avons observé ces mouvements conceptuels, parfois intenses, parfois légers, nécessaires à une future production normée. Par exemple, cette élève de CP qui lève le doigt à la fin de la discussion pour dire « Maitresse, je ne suis plus d’accord avec ce que j’ai écrit » ou cette autre de CM2 qui, après avoir défendu pendant quarante minutes un accord erroné, fait part de son revirement avec un grand sourire « Ben c’est vrai » (Cogis, Fisher & Nadeau, 2015).

Réjouissants pour l’enseignant, ces moments de clairvoyance sont néanmoins fragiles. Il est important que les élèves rencontrent rapidement les mêmes structures de façon à ce qu’ils puissent faire des rapprochements, réemployer les termes ou roder les manipulations. La dernière phase de la séquence a offert l’occasion aux deux élèves d’associer à peine arrivée, Arriver à l’entrée de la grotte une lance plantée dans le dos, une tribu venue, et d’établir la relation sujet/participe passé en recourant à l’encadrement c’est… qui avec davantage de fluidité. Rien ne garantit cependant qu’ils sauront écrire correctement un autre participe passé détaché après cette première découverte, sans explications formelles données par leur enseignante et un travail de consolidation prolongé.

Le temps est une denrée rare à l’école, certes, mais il serait mieux utilisé si l’on tenait compte des acquis sur la mémoire et l’apprentissage. Trop de notions dans trop peu de temps, rien ne se fixe. C’est parce que la dimension conceptuelle de l’orthographe grammaticale est sous-estimée qu’on presse les élèves dans des corrections de surface, qui les laissent démunis la fois suivante, tout en enchainant les leçons de langue pour suivre les impératifs des programmes (ou des manuels). Si l’on n’a sans doute pas intérêt à limiter la durée des échanges, au moins dans les premières mises en œuvre, on peut toutefois regagner du temps en groupant les notions grammaticales qui posent des problèmes orthographiques identiques, en insistant notamment sur celles qui constituent des obstacles cognitifs (Brissaud & Cogis, 2011). Laisser aux élèves assez de temps avant de passer à un autre contenu évite d’en perdre à reprendre sans cesse les mêmes points pour tenter de combler les manques, parfois sans plus de succès.

En classe, l’enseignant ne s’en tient pas à ce seul rôle de meneur de jeu. Il apporte des éclaircissements ou de nouveaux contenus au moment opportun et organise d’autres activités ; il modèle les raisonnements, utilise un langage grammatical explicite et guide les élèves dans leurs manipulations, soutenant ainsi l’émergence et le développement de ce rapport réflexif à la langue (Fisher & Nadeau, 2014 ; Gourdet, 2018). Il s’agit donc moins d’une neutralité qu’une mise en retrait provisoire qui permet le repérage des manques ou la découverte d’obstacles insoupçonnés. L’équilibre est parfois difficile à trouver entre une intervention magistrale trop rapide bloquant la réflexion au nom de l’efficacité ou un retrait trop prolongé au risque de laisser la classe s’enliser et ne rien construire de solide.

Répétons-le. L’accompagnement dont les élèves ont besoin pour s’approprier les connaissances en orthographe grammaticale varie selon les moments et les objectifs : présentations structurées sur une nouvelle notion ; long travail sur la morphographie par des confrontations argumentées dans des contextes différents ; observation systématique des structures syntaxiques conformes à la norme et entrainements à justifier les marques et à catégoriser sur la base de critères explicites ; guidage dans la révision orthographique des écrits, qui devrait occuper l’essentiel du temps, quand les élèves ont à peu près compris « comment ça marche », car la compréhension n’empêche pas de laisser passer des erreurs, comme chacun sait.

Ainsi, partis d’une graphie juste, mais mal justifiée, les acteurs de la séquence présentée sont parvenus non seulement à justifier cette graphie, mais aussi à découvrir de nouveaux fonctionnements syntaxiques. Tous les entretiens métagraphiques, tous les débats en classe ne débouchent pas sur de telles découvertes, loin de là. Mais il est fréquent d’observer des changements, car le dispositif langagier peut être considéré comme générateur de transformations par son pouvoir de clarification et de mémorisation, à condition d’accorder aux élèves le temps de penser et un accompagnement adapté.

Faire des interactions verbales un des moteurs de l’acquisition de l’orthographe grammaticale qui, par définition, est du ressort de l’écrit et du silence intime semble relever d’un paradoxe. Mais, par les effets qu’elles provoquent, elles en sont bien une clé primordiale.

Porte ouverte sur les mondes cognitifs des élèves, leur mérite est de saisir sur le vif les efforts des élèves pour appréhender une matière aussi complexe. Si les erreurs sont parfois le signe d’un renoncement chez les élèves les plus âgés, pour les plus jeunes, elles sont le plus souvent la trace d’un niveau de compréhension encore incomplète des fonctionnements morphographiques (ou de la difficulté intrinsèque des tâches d’écriture). C’est donc à un changement d’attitude par rapport aux erreurs des élèves que les interactions conduisent inéluctablement (ou devraient conduire).

L’issue heureuse de la séquence présentée et de toutes celles qui travaillent plus modestement à la consolidation des connaissances de base n’est pas le fruit du hasard. Les élèves trouvent dans les activités où ils sont mis en situation de verbaliser leur raisonnement et d’argumenter leurs choix l’espace nécessaire au déploiement de leur réflexion. L’écoute bienveillante, les incitations à dire et à essayer ce qu’ils croient, mais aussi l’exigence de raisonnements explicites et complets au moment opportun favorisent leurs changements d’attitude, car ils se sentent reconnus dans leur apprentissage. Libérés du poids de la faute, ils sont entrainés dans un mouvement de conceptualisation de plus haut niveau. Les retours réflexifs sur leurs graphies deviennent plus opérants et, parce qu’ils comprennent mieux, leurs progrès suscitent d’autres progrès. Ce qui est en jeu dans les interactions verbales, c’est bien l’acquisition de la dimension conceptuelle de la morphographie.

Cogis, D. (2020). Ce qu’apportent les interactions verbales à l’acquisition de l’orthographe grammaticale. Recherches en éducation, 40.

La phrase dictée (version courte)

Ce dispositif a été adapté des ateliers de négociation graphique et on y retrouve la même inspiration de type socioconstructiviste. Il s’agit ici encore de partir des graphies produites par les élèves à qui on donne la parole pour qu’ils s'en expliquent.

Son objectif est de faire émerger les représentations des élèves par la confrontation afin de les faire évoluer vers une meilleure compréhension des phénomènes orthographiques, principalement grammaticaux.

Déroulement

Une phrase est dictée à l'ensemble de la classe. Chaque élève l’écrit sur son cahier et la relit. Ensuite, l’enseignant recopie au tableau celle d’un élève. Il demande alors aux autres élèves s’ils ont écrit certains mots d’une autre façon. Toutes les graphies d’un même mot sont collectées au tableau en colonne, de façon à faire apparaitre les différences. Le tableau suivant montre le résultat obtenu avec une phrase dictée en classe de CM2 :

"Rusées, les sœurs de Cendrillon lui donnent de longs travaux à faire"

Kuser les |soeur | de |Cendrillons | lui | donne de |l'on |travaux |a {faire Rusées soeurs Cendrillon donnent long |traveaux |à fair Rusée sœurs Cendrion longs Rusaient sœures Candrillon lon Rusé Cendrillont longe Kusser Sandrillon

cendrillon

Candrillion

La parole est ensuite donnée aux élèves afin qu'ils argumentent pour éliminer ou, au contraire, retenir telle ou telle graphie. Quand tous les élèves sont d'accord, les graphies jugées erronées sont effacées.

La séance se termine :

- par la récapitulation, à partir de questions, de ce que les élèves ont appris : « Que retenez-vous de ce travail ? Qu’est-ce qui est important pour vous ? Qu'est-ce qui a été difficile ? » ;

- par la copie de la phrase dans un cahier qui sert de répertoire ou cahier des phrases outils.

S’il manque du temps à la fin de la séance, il est très efficace de faire la synthèse l’après-midi ou le lendemain : avoir à se souvenir, c'est apprendre.

Position de l'enseignant

Le rôle de l’enseignant est sensiblement le même que dans l'atelier de négociation graphique : il-distribue la parole et ne se satisfait pas de la bonne réponse, donnée par les meilleurs élèves. Il écoute, reformule, relance, guette. Il peut aussi sélectionner les points qui seront discutés en priorité, en fonction du travail qui a déjà été fait avec les élèves ou d’un objectif d’apprentissage précis : Dans l'exemple de Cendrillon, il peut décider de focaliser l'attention des élèves sur le seul verbe donner ou sur l'accord de l'adjectif (rusées, longs) ; la question de l'écriture de Cendrillon peut être réglée rapidement, en demandant à un élève de se reporter au conte et à l'origine du mot.

L'enseignant veille à ce que les élèves ne discutent d'orthographe lexicale que s'il y a des régularités à prendre en compte comme le s/ss à propos de rusées ou gu à propos de long / longue. Au besoin, il indique l'orthographe d'un mot ou la fait chercher dans un dictionnaire de façon à ce que les élèves aient rapidement une image correcte sous les yeux : la réflexion sur les marques grammaticales en est facilitée.

Peut-on laisser des erreurs au tableau ?

Certains enseignants hésitent à exposer leurs élèves à des erreurs. Le risque potentiel de retenir les erreurs parait pourtant largement contrebalancé par le bénéfice qu’il y a à démonter des mécanismes d’erreurs récurrentes. On réalise d’ailleurs, en conduisant ce type d’activité, combien des raisonnements erronés, non adaptés à la situation, peuvent présider à la répétition des erreurs grammaticales.

On peut aussi se dire que si l’on retenait des formes par la simple exposition, on mémoriserait plutôt ce qui est juste et on ne ferait pas d’erreurs : en effet, le temps d’exposition aux graphies normées en lecture est en général largement supérieur au temps d’exposition aux graphies erronées en dictée ou en production écrite.

La prudence peut cependant nous inviter à ne laisser les erreurs au tableau que le temps nécessaire pour faire les observations dont on a besoin et à écrire, ou faire écrire, la forme lexicale correcte dès que possible.

Intérêt

Les élèves expliquent leur raisonnement, donnent des raisons, des arguments pour justifier leurs choix. Les conceptions en accord avec la norme, mais aussi celles qui sont sources d'erreurs, émergent. Ainsi, mises en mots, elles peuvent être remises en cause, discutées, contrées : Dans l'exemple de Cendrillon, au début de l'échange, un seul élève de CM2 fait ressortir la relation entre les sœurs et donnent ; plusieurs sont convaincus que donne est correct. Ceux- ci se réfèrent au caractère unique de Cendrillon (« on donne à Cendrillon »). Ce n’est qu'au bout de plusieurs minutes d'échanges qu’un consensus est atteint et que la classe établit la relation d'accord entre le sujet et le verbe.

Cette activité ne profite pas qu’aux élèves à l’aise à l'oral. Après quelques séances, le nombre de ceux qui prennent la parole s’accroit. Peu à peu, les élèves apprennent à justifier leurs choix et à exprimer un désaccord avec les arguments des autres. Souvent, une vraie écoute se développe. Le temps consacré aux échanges peut paraître long, mais c’est précisément celui dont les élèves ont besoin pour réfléchir et comprendre. Il n'est pas rare t'entendre un élève annoncer : «Je ne suis plus d’accord avec ce que j'ai écrit. »

Cette façon.de réfléchir à l’orthographe est plébiscitée par les étèves qui découvrent un autre rapport possible à l'écriture de leur langue. Elle l’est également par les enseignants qui découvrent, parfois avec effarement, les raisonnements qui sous-tendent les choix graphiques de leurs élèves. Ils sont alors mieux à même d'envisager d’autres dispositifs didactiques.

Brissaud, C., & Cogis, D. (2011). Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui ?

1. Choisir la phrase du jour

Toute phrase en français recèle des problèmes orthographiques à résoudre, certains préalablement identifiés par l’enseignant, d'autres insoupçonnés.

La phrase dictée du jour ne s'intéresse pas aux erreurs en tant que telles, mais à ce qui en est la cause, c'est-à-dire aux idées plus ou moins pertinentes que les élèves se forgent relativement au fonctionnement de l'orthographe. Le progrès de l'élève repose en grande partie sur l'évolution de ses conceptions, de sa manière de traiter les problèmes d'orthographe. La phrase dictée du jour va lui permettre de valider ce qu’il sait ou l’aider à remettre en cause ce qu'il sait mal. Pour apprendre, l'élève à en effet besoin de réfléchir à ce qu'il apprend à partir de ce qu’il fait. On a vu que, pendant longtemps, ce qu'il sait ne peut être que partiellement juste, mais lui ne le sait pas, et il ne peut même pas concevoir qu'il ne sait pas.

Ce dispositif offre donc un espace à chacun pour mettre à l'épreuve l’ensemble de ses connaissances, qu’elles concernent des formes, des notions, des règles, des procédures de reconnaissance, des raisonnements. C'est l’occasion de vérifier, de clarifier, d'organiser, de généraliser, d’élaguer, à travers des rencontres multiples de problèmes similaires sous des manifestations différentes en surface. Parfois, il arrive que de véritables découvertes se produisent. Par exemple, en travaillant la phrase Les sports et les jeux violents sont interdits à l'école, des élèves de CE2 ont commencé à découvrir qu'un mot peut se terminer par deux lettres muettes de fonctions différentes, une lettre lexicale et une lettre grammaticale. La phrase dictée du jour permet ainsi d'aborder avec des élèves jeunes des éléments parfois complexes de façon intuitive. Certes, tout le monde apprend qu'un adjectif s'accorde en genre et en nombre au nom auquel il se rapporte. Mais, si l'on en juge par les erreurs de collégiens, il est certain qu'il y a là un obstacle que la connaissance de la règle ne suffit pas à franchir. La phrase dictée du jour permet, elle, d'y revenir aussi longtemps que nécessaire.

Ce type de situation favorise les remaniements conceptuels. Mais un remaniement ne se produit que si l’élève est en mesure d'entendre, au sens de concevoir, la différence, c'est-à-dire si son système de référence du moment s’est déjà un peu fissuré sous l'effet d'expériences déstabilisatrices, lors de débats sur des graphies. Dans le cas inverse, les explications, même s'il dit qu'il a compris et qu'il est d'accord, glissent, et à la première occasion, c’est la conception primitive qui réapparait.

Origine des phrases

À l'école, la phrase du jour est en général une phrase simple. Au CM2 ou au collège, on proposera des phrases plus complexes. Mais, la notion de simplicité étant très relative, différente du point de vue de l’élève et de l'enseignant, même une phrase simple se révèle souvent, en cours de la séance, plus difficile que prévu. Il faut donc se garder d'accumuler les difficultés qui excéderaient les capacités de traitement des élèves et prendraient trop de temps. De toute façon, les surprises ne manquent jamais.

La phrase proposée aux élèves a deux origines : soit elle provient d'une de leurs productions écrites (les programmes de l’école comme ceux du collège incitent à travailler à partir des écrits des élèves); soit d’une lecture en cours, littéraire ou non. La plupart du temps, on les réaménage un peu. Parfois, on les fabrique pour revoir une question ou soulever une interrogation, aller plus loin par un contre-exemple. On peur ainsi choisir de faire surgir délibérément un problème orthographique, voire la découverte d'une notion : l'accord du participe passé avec l’objet antéposé est un bon exemple de ce qu’une phrase donnée du jour permet d'observer. L'observation de la phrase peut encore servir d'introduction à une étude approfondie au cours d’un chantier, Dans tous les cas, la phrase proposée sert à traiter ce qui pose problème aux élèves et qu'on repère dans leurs ratures et signes de doute. Elle doit donc appartenir à la sphère de ce qu'ils sont susceptibles de produire à l’écrit. Sauf cas d'espèce, on exclura à priori le registre soutenu et les thèmes improbables, ceux dont les dictées raffolent.

Contenus linguistiques

De l'orthographe lexicale à l’orthographe grammaticale, l'éventail des thèmes orthographiques travaillés dans le cadre de la phrase du jour est très large.

L'apprentissage du lexique n’est pas l’objectif premier, car la phrase ne contient que quelques mots, ce qui n'est pas suffisant pour mémoriser l’ensemble du vocabulaire dont un élève a besoin pour écrire. On peut néanmoins profiter de l’occasion pour revoir certains mots en relation avec ce qui est étudié en classe à ce moment-là (par exemple, les connecteurs temporels ancrés dans la situation d'énonciation hier, aujourd'hui, avec le récit d'expérience personnelle, ou le vocabulaire de géométrie. Normalement, l’orthographe lexicale ne relève pas d’une discussion: un mot est composé d’une suite de lettres qu’il faut connaitre. Mais la phrase du jour est utile pour tout ce qui se rattache à un principe plus général (règles phonogrammiques, radicaux, affixes).

La raison d'être de la phrase du jour, ce sont les conceptions à l’œuvre dans le champ, immense, de la variation linguistique et des marques morphographiques, en gros, le domaine de l'orthographe grammaticale, C'est là que les élèves s'efforcent de résoudre des problèmes qui les dépassent avec des procédures inadéquates, issues de leur compréhension trop limitée du fonctionnement de l'orthographe. On retrouve là la notion d'objectifs-obstacles développée par la didactique des sciences, tout aussi pertinente en orthographe. L’obstacle que constitue la conception devient alors un objectif, en ce sens que l'enseignant fait de son franchissement l'objectif du travail qu'il met en place. Il s'agit donc de fabriquer un matériau de travail pour sa classe en fonction des conceptions qu'on veut essayer de faire évoluer. C’est en écoutant ce que disent ses propres élèves qu'on repère les obstacles qu'ils ont à franchir et qu'on décide des directions à prendre.

Principe du rebond

Faut-il vraiment programmer les contenus linguistiques des phrases du jour ? Il existe deux approches. L'une tend à une programmation stricte des notions abordées, à la manière des « progressions » traditionnelles peu convaincantes. L'autre adopte une position plus souple, dans la mesure où n'importe quelle phrase ou presque met en jeu des conceptions à travailler. Il est donc inutile de trop prévoir, la logique d'une programmation à partir des seuls contenus linguistiques a bien peu de chances de répondre aux besoins des élèves. Leur progression est d'autant moins programmable que c'est souvent sous le choc de rencontres imprévues qu'ils révèlent ces raisonnements qu'il faut ensuite chercher à faire évoluer. Mais cette approche a pour inconvénient l'insécurité dans laquelle se sentent certains enseignants qui ont alors l'impression de ne pas savoir où ils vont. On peut donc choisir une voie moyenne, en ciblant un ou deux points que l’on veut faire travailler, le hasard faisant le reste.

En réalité, c'est un autre principe qui est le plus souvent adopté et qu'on peut appeler le principe du rebond : une phrase en appelle une autre. En effet, pour faire bouger une représentation non fondée, il faut l'attaquer à plusieurs reprises. Un problème rencontré dans une phrase dictée du jour conduit à y confronter à nouveau les élèves dans les semaines suivantes. On le fait, tantôt en conservant à l'identique le problème, tantôt en le camouflant sous une légère variation.

Analyse prévisionnelle

Une fois la phrase choisie, la phase de préparation n’est pas terminée. En effet, il est bon, surtout quand on manque encore d'expérience, de s'efforcer de prévoir les graphies des élèves pour chaque mot, et d’envisager les arguments et les procédures auxquels on risque d’être confronté. L'avantage, pour l'enseignant, est qu’il peut réfléchir à un type d'intervention possible face à tel ou tel scénario et qu’il se laissera moins surprendre sous les feux de l’action.

Cette préparation peut prendre la forme d’un tableau très structuré, tel celui présenté à la fin du chapitre, mais une prise de notes au fil des associations d'idées permet déjà de s'obliger à voir avec les yeux d'un élève. Cette phase donne aussi la possibilité de compléter ses propres informations linguistiques, par exemple pour éclairer l'orthographe d’un mot (son étymologie, son histoire). Cependant, le risque est alors de s’accrocher à la trame qu'on s’est donnée, et d'être moins attentif à ce qu'on n’a pas prévu.

En fait, les inquiétudes cèdent au bout de quelques séances de pratique. Cette activité, qui consiste à proposer patiemment des situations de résolution de problème destinées à clarifier les choses, a l'avantage de ne pas réclamer une préparation lourde. Encore une fois, il y a une certaine illusion à vouloir tracer une ligne logique : les commentaires des élèves nous ont appris que leurs conceptions sont multiformes, hétérogènes et labiles ; elles ne se laissent pas encadrer dans la pensée d'autrui. Leur logique n'est pas la nôtre, L'important est donc de ne pas perdre de vue l’essentiel : la phrase du jour est du côté du sujet en train d’apprendre — ce qu’il pense, ce qu’il croit, comment son savoir se construit. Et l’évolution de ses conceptions, le franchissement des obstacles qui le retiennent en arrière, la transformation de ses procédures, les ajustements et les changements cognitifs, restent hors du contrôle et de la programmation du maitre — mais non de son action.

2. Organiser la séance

Une séance de phrase du jour ressemble à une mini-pièce de théâtre, improvisée à partir d'un canevas imposé, avec son exposition, la dictée de la phrase et le recueil des graphies ; son action, le débat entre les acteurs ; son dénouement, la résolution de toutes les graphies et la copie de la phrase dans un cahier.

Fréquence et durée

L'activité s'intègre aux séquences, soit au moment de la révision des écrits, soit au moment des apprentissages grammaticaux. Mais il faut aussi instituer un temps régulier hors séquence réservé à cette réflexion sur les graphies dans la mesure où l'on ne peut pas considérer l'apprentissage de l'orthographe comme achevé à ce niveau de la scolarité.

La phrase du jour n'est pas la seule activité d’orthographe. Mais pour que les élèves progressent, il est nécessaire qu'ils soient en mesure de réfléchir sur les graphies qu'ils produisent et sur des graphies normées de façon régulière et continue. On a donc tout intérêt à conserver à cette activité une fréquence significative, c’est-à-dire de l’ordre d'une ou deux fois par semaine à l’école. D'ailleurs, en travaillant l'orthographe, on travaille bien plus que l’orthographe, une stricte comptabilité horaire est donc peu pertinente.

Classe entière ou groupes à effectif réduit

La phrase du jour peut se mener aussi bien en classe entière qu’en petits groupes, avec des objectifs et un rapport avantages/inconvénients différents.

Le travail collectif permet à l'enseignant de garder la maitrise du déroulement de la séance et de faire émerger aux yeux de tous les représentations dans leur diversité. Un effectif plus réduit donne bien sûr à davantage d'élèves la possibilité d'exprimer leurs conceptions et d'argumenter. Le travail en petits effectifs nécessite une organisation particulière, souvent inspirée par la pédagogie Freinet ou la pédagogie institutionnelle, avec des « contrats de travail », mode de fonctionnement habituel dans les classes uniques ou à double niveau.

Comment choisir entre classe entière ou groupes à effectif réduit ? Pour se lancer dans cette activité, il est important de choisir le mode de travail dans lequel on se sent le mieux. Plus proche des habitudes, le travail en classe entière paraitra plus simple, ou le seul possible, à ceux qui n’ont pas l'habitude de gérer le travail en groupe ou qui estiment que leur classe ne le permet pas. Le travail collectif peut être aussi plus facile pour roder la phrase du jour et mettre en place un rituel commun à toute la classe. Mais le travail en effectif réduit s'impose quand l’hétérogénéité des élèves devient trop forte.

Travail différencié

À partir d’un certain niveau de connaissances, au collège et déjà parfois en CM2, certains font peu de fautes: ils n’ont plus besoin de la phrase du jour, mais seulement de développer leur vigilance orthographique en situation d'écriture. Peu nombreux dans une classe, ils ne bloquent pas nécessairement le débat en donnant la bonne réponse, ils l'alimentent même souvent en obligeant les autres à se confronter à leur point de vue.

Mais, quand ils sont nombreux dans une classe à argumenter avec des raisonnements métalinguistiques de type déductif, on observe que le débat tourne vite court. Que dire, en effet, après les six ou sept « bons en orthographe » qui expliquent avec assurance que fut est le passé simple du verbe être et arrivé un participe passé qui, comme tout participe passé employé avec l’auxiliaire être, s'accorde avec le sujet, et donc s'écrit é et pas er, et que d'ailleurs, il suffit de le remplacer par vendu ? On est alors dans une situation paradoxale: les élèves qui ont encore besoin de travailler leurs conceptions orthographiques ne peuvent plus le faire; ceux qui n’en ont plus vraiment besoin, du moins en apparence, puisqu'ils n’apprennent plus rien, sont ceux qui travaillent. Pour éviter que les premiers paralysent les seconds et que tous perdent leur temps, il vaut mieux organiser un travail différencié.

Dictée et recueil des graphies

La phrase du jour est d'abord lue et dictée, Les élèves ont un moment pour se relire et corriger.

L'enseignant choisit ensuite l’un des cahiers et recopie la phrase au tableau, ou demande à un élève d’épeler sa phrase ; un volontaire peut même avoir écrit directement au tableau pendant que les autres notent leur phrase sur leur cahier, la règle du jeu étant de ne pas regarder avant la fin. Le plus souvent, les élèves épèlent un mot à tour de rôle. Quelle que soit la méthode, pour chaque mot, il faut recueillir l’ensemble des graphies.

Débat

Une fois toutes les graphies exposées au regard de toute la classe (ou du groupe), s'ouvre le moment essentiel de l'activité, celui du débat. Avant de commencer, il est nécessaire de rappeler le contrat de travail. Par exemple: Il est interdit de se moquer, on laisse parler, on argumente en pour on en contre pour dire ce qu'on pense qu'il faut écrire. Plus que dans d'autres domaines, en effet, le travail sur les conceptions orthographiques exige que cet impératif soit respecté, sans quoi les élèves renouent vite avec le sentiment de honte attaché à la faute d'orthographe. Avec les collégiens, le risque est encore plus grand de les voir se renfermer dans le mutisme ou le « je sais pas ».

Après le rappel de la règle, l'enseignant invite l'élève qui a proposé une graphie à expliquer pourquoi il a pensé que le mot devait s’écrire de cette façon. Si un autre élève a choisi la même graphie, mais pour une autre raison, il est à son tour invité à expliquer les raisons de son choix. La classe écoute ainsi d’abord toutes les explications.

Ce n'est que dans un deuxième temps que la classe entreprend de débattre de toutes les graphies proposées pour déterminer la bonne. Chacun peut alors donner son point de vue en disant quelle proposition lui semble correcte et pourquoi. En réalité, en dehors des « bons en orthographe » qui indiquent rapidement la bonne graphie et la justifient convenablement, la plupart des élèves procèdent par élimination : du plus facile à réfuter au moins évident, Quand une partie des graphies a été éliminée, on y voit plus clair. La discussion se resserre alors sur le « noyau dur ».

Régulièrement, l'enseignant demande ce que la classe décide. On peur bien sûr penser que certains élèves donnent leur accord à une proposition pour se rallier à la majorité, sans trop comprendre pourquoi. C'est vrai en début d'année, mais, peu à peu, les élèves n'hésitent plus à exprimer leurs doutes ou leur désaccord : l'erreur orthographique n'est plus ressentie comme une « faute », mais comme un moment d'un apprentissage, et ils ont pu constater qu'ils font tous des erreurs, même les bons.

Au fur et à mesure que les arguments s’échangent et se renforcent, les graphies qui ne sont plus « défendables » sont supprimées. À la fin de l'examen d'un mot, il ne reste plus que la proposition qui fait l'objet du consensus de la classe. Certains enseignants préfèrent rayer, d'autres effacer : rayer permet de conserver la trace du cheminement, effacer matérialise l'avancée de la réflexion et rend plus lisible les choix restants, ce qui est un avantage. Le moment où il ne reste plus qu'une proposition est souvent un moment jubilatoire. On reviendra plus en détail sur le rôle de l'enseignant dans le débat et sur certains aspects plus particuliers, par exemple, si la classe ne se met pas d'accord sur une proposition ou opte pour une graphie non conforme à la norme.

Consignation de la phrase

Quand la graphie de tous les mots a été établie, les élèves recopient la phrase normée au propre, généralement dans un cahier-outil ou dans une section du classeur : ces phrases sont en effet destinées à servir de référence à des problèmes d’orthographe similaires, et les élèves sont incités à les consulter quand ils révisent leurs écrits. En outre, ils complètent leur répertoire personnel en y notant les mots à apprendre. Pour la consignation de la phrase, plusieurs cas de figure sont envisageables : les élèves recopient la phrase ; ils recopient la phrase sans regarder le tableau et vérifient ensuite ; ils recopient, en regardant ou non, et vérifient ensuite ; la phrase est redictée en fin de semaine ; ils recopient, en regardant ou non et vérifient ensuite ; la phrase est redictée avec une série d'autres phrases du jour lors d'un contrôle périodique (avec, parfois, des phrases où de minimes changements ont été introduits).

Quel que soit le mode choisi, et il peut varier dans l’année, il est impératif de vérifier qu'il n’y a pas d'erreurs, dans la mesure où les phrases du jour ou les répertoires deviennent des outils de référence, Il y a toujours deux ou trois élèves qui oublient un mot ou une majuscule, ou qui reviennent ici ou là à leur conception antérieure… C'est une vérification très rapide qui se fait en passant dans les rangs ou quand les élèves quittent la classe en tendant leur cahier. Le voisin, l’équipe, peuvent aussi être mis à contribution, dans un échange de bons procédés. Pour éviter tout risque, on peut préférer que le cahier-outil ne comporte que des phrases du jour issues d’un traitement de texte. On peut alors charger de cette tâche deux élèves à tour de rôle : ils saisissent la phrase et la vérifient à l’aide du correcteur; puis l'enseignant donne l’indispensable BAT, le bon à tirer. Les phrases sont enregistrées soit dans l'ordre chronologique, soit dans un ordre logique. Dans ce dernier cas, discuter du classement des phrases fait partie de leur apprentissage et on peut s’y consacrer une ou deux fois par trimestre.

Récapitulation

Au moment de la consignation de la phrase, ou juste avant, un bilan se révèle des plus utiles: «Quels problèmes avons-nous rencontrés avec cette phrase? Comment avons-nous fait?», «Que retenez-vous aujourd'hui?» Ou encore, plus indirectement: « Avons-nous déjà une phrase avec laquelle nous allons classer celle d'aujourd'hui ? » Ou bien: « Allons-nous faire une nouvelle catégorie ? » Ce retour métacognitif s'apparente à celui proposé dans les chantiers, mais en beaucoup plus bref.

Souvent, le temps manque à la fin d’une séance qui est de toute façon déjà lourde, Dans ce cas, on y revient l'après-midi ou quelques jours après, ce qui permet de revoir et de consolider les éléments travaillés. De temps à autre, il est intéressant de faire faire cette récapitulation d'abord individuellement par écrit, loin de la précipitation de la réponse orale, qui, une fois donnée par un ou deux élèves, met fin à la réflexion. C'est aussi une occasion supplémentaire de développer une dimension du langage, en rupture avec les usages quotidiens, que beaucoup d'élèves ne pratiquent pas.

Une fois la phrase du jour enregistrée et vérifiée, la séance est terminée. Le sentiment qui prévaut pour la classe ou le groupe, enseignant compris, est alors souvent celui d'avoir bien joué son rôle dans une pièce dont le texte n’était pas écrit d'avance et dont la fin est restée incertaine jusqu'au bout. Dans cette partie, la position de l'enseignant se révèle essentielle.

3. Mener la séance

Position de l’enseignant

L'évolution des conceptions orthographiques passe par leur libre expression et le débat entre élèves. L'enseignant reste donc en retrait au cours des échanges. Cependant, ce retrait est relatif. Certes, il ne fournit pas la bonne réponse, comme c'est le cas d'habitude en orthographe, mais c'est bien lui qui garde la main sur le déroulement de la séance. D'abord, il donne le ton en respectant le premier cette règle qui s'impose à tous, et qu'il fait respecter: on ne se moque pas quand il y a une erreur, ni par un propos désobligeant, ni même par un geste ou une intonation. Ensuite, comme dans toute activité scolaire, l'enseignant est à la fois l'organisateur de la situation d'apprentissage, son metteur en scène et son animateur.

La réussite d’une séance de phrase du jour, et de la phrase dictée plus particulièrement, se joue sur un fil: d’un côté, l’activité tient la gageure de faire travailler véritablement les conceptions des élèves; de l’autre, elle retombe dans la correction de fautes d'orthographe où l’on troque une graphie fautive contre une graphie juste, avec, quand c’est nécessaire et possible, le rappel d'une règle. La différence est donc à la fois ténue (de fait, on rappelle les règles, on cherche la norme) et décisive: elle tient à un état d'esprit au moins autant qu’à des façons de faire qui en sont la concrétisation.

C’est donc bien l'enseignant qui détient la clé pour amener ses élèves à s'engager dans l'activité, en ne faisant pas de la norme et du rappel des règles des arguments d'autorité, dont l'invocation suffit à clore la discussion, mais, au contraire en permettant au débat de s'instaurer autour des conceptions orthographiques de chacun. S'il n'intervient pas directement, ou peu, dans la discussion sur le fond, il intervient en permanence en tant qu'animateur des débats, soit par des interventions directes pour susciter, organiser et structurer les échanges, soit par les multiples micro-décisions qu'il doit prendre pour conduire et accompagner les élèves dans leur travail de réflexion. C’est de cette manière qu'il exerce son rôle d'enseignant. Comme souvent, ce rôle se manifeste par une façon d’intervenir et par une façon de diriger la séance, la première étant plus apparente, la seconde plus souterraine.

Façons de parler

Pour que les élèves s'expriment et confrontent leurs points de vue, il est nécessaire de situer clairement les échanges au plan des idées et non des fautes : cela passe par un effort pour éviter non seulement le terme de faute avec ses connotations inopportunes, mais aussi celui d’erreur. Ces termes présupposent un manquement à un savoir qui serait déjà constitué, ce qui n'est pas le cas: la phrase du jour est précisément au service de l'appropriation du savoir expert qu'est la norme orthographique. C’est pour la même raison que le travail sur un mot n’est pas présenté comme un travail de correction, ce qui sous-entend toujours l'idée d'erreur.

On utilise plus volontiers les termes de proposition, de choix ou de graphie pour désigner ce que les élèves écrivent ; de même, le but du débat est présenté comme la recherche d'un accord sur les raisons que l’on a de retenir une proposition et pas une autre. Les mots de l'enseignant ne sont pas neutres: ils se répercutent sur la manière dont les élèves situent leur activité mentale et métalinguistique ; ils contribuent, dans une certaine mesure, à modifier leur propre regard sur leur travail et sur l’orthographe.

Quant aux termes métalinguistiques, en règle générale, on se contente de reprendre en écho les mots des élèves, sans reformuler outre mesure, surtout au début de l'examen d'un mot. Par exemple, si un élève dit « J'ai mis s» ou « J'ai mis a - i - t», on utilise la même expression mettre s, mettre a-i-t; en revanche, s’il dit « J'ai accordé au pluriel », ou « J'ai conjugué à l’imparfait », on reprend ces termes qui sont des indicateurs d’un niveau de conceptualisation supérieur. En réalité, il arrive fréquemment qu’en quelques tours de parole, certains termes apparaissent dans la bouche d’un élève avancé et soient repris peu à peu par d’autres : les formulations plus canoniques se diffusent alors, et ce d'autant que l’enseignant lui-même laisse passer ces formulations qui sont tout naturellement les siennes. L'important est qu’elles ne soient pas considérées comme des préalables, ni exigées à tout bout de champ avec le risque de couper court aux échanges, mais des moyens d'apprentissage indirect.

Modes de questionnement

Le débat entre élèves ne s’instaure pas magiquement, Il n’a lieu que si l'enseignant le met en place et crée les conditions d’un déroulement favorable. Si, en groupe, les élèves se débrouillent seuls pour discuter et se mettre d'accord sur une graphie, en collectif ou s’il travaille avec quelques élèves, c'est l’enseignant qui régule le débat. Mais, alors, comment intervenir de façon équilibrée? Comment faire pour ne pas induire les réponses ? Quelles sont les questions les plus intéressantes pour atteindre l’objectif que l’on se fixe ?

Dans la phrase du jour, l'enseignant pose en effet des questions. Ces questions, directes ou indirectes, ont plusieurs fonctions et prennent des formes différentes selon la fonction visée. Parfois, ces fonctions se combinent ; par commodité, elles sont ici présentées séparément.

- Les questions d'incitation ont pour fonction de lancer ou de relancer le débat, et d’encourager les élèves à oser s'exprimer. Certaines sont destinées à celui qui à fait une proposition, d’autres au reste de la classe pour qu’elle réagisse à la proposition ou à l'argument qui la sous-tend.

- Les questions d'élucidation permettent de mieux comprendre ce que les élèves veulent dire en les poussant à expliciter davantage,

- Les questions de régulation visent à organiser la discussion, scander l'examen des graphies, faire le point, prendre une décision, vérifier le degré de consensus, faire synthétiser.

- Les questions critiques cherchent à remettre en cause des propos tenus pour évidents, en soulevant un point non envisagé, en pointant une conséquence problématique, une contradiction avec un propos antérieur ou un savoir bien établi ; elles permettent à l'auteur d'un argument ou à la classe de repérer un problème et de chercher une solution qui va faire évoluer une conception. Autrement dit, elles ont une fonction de provocation, dont l'usage est délicat: pour éviter d'arrêter le travail en bloquant les élèves, elles s'emploient rarement au début de la séance ou de l'examen d’une graphie, et seulement quand l’activité est bien rodée : il s'agit alors de plaider le faux pour susciter le vrai, bref, de bousculer en poussant les élèves dans leurs derniers retranchements.

Cette variété de questions dont l'expérience a montré l'impact positif constitue une différence majeure avec l'enseignement traditionnel de l’orthographe dont la question dominante est « Pourquoi tu as oublié un s ? », question à laquelle l’élève a bien du mal à répondre par une raison valable et qui est forcément ressentie comme un reproche. Pour éviter de piéger les élèves par une question qui éveille un sentiment de culpabilité (ou de déni) et qui inhibe souvent la réflexion au profit de la devinette, on préfère des questions en «Comment tu as fait pour...?» ou en « Qu'est-ce qui t'a fait penser à?» À travers la question qu’on pose, il s'agit donc toujours de situer l’élève comme un être qui dispose d'une rationalité.

Distribution de la parole

Le but de l'activité de la phrase du jour est d'offrir à un maximum d’élèves la possibilité d'expliquer leurs représentations pour qu'elles évoluent. Il ne s’agit donc pas de chercher à régler rapidement les problèmes soulevés par les graphies, mais, au contraire, de rechercher un consensus qui soit bien le point d’aboutissement d'un réel échange d'arguments. Pour cela, il est important que la classe ne soit pas orientée trop vite vers la bonne réponse. Or les élèves les plus avancés s'y précipitent, enclins à imposer leur point de vue avec leur réputation d'élèves forts en orthographe.

Deux moments sont particulièrement critiques: le recueil des propositions et la première prise de parole sur un mot. Il vaut mieux en effet éviter d’avoir systématiquement en tête de colonnes des graphies normées: elles ont tendance à rallier trop vite les suffrages sans que le travail se fasse en profondeur. On s'arrange donc pour n’en avoir qu'une ou deux, selon la longueur de la phrase, ou pas du tout. Par exemple : Léa à décidée de travaillée ce matin. De même, pour que le rappel d'une règle ou d'une procédure ne bloque pas l'expression des raisons qui ont poussé les autres élèves à écrire comme ils l'ont fait, on s'arrange là encore pour que règles et procédures exactes ne soient pas énoncées systématiquement en premier. Par exemple, en donnant la parole à Liana qui dira qu’on écrit travaillée «avec un e, parce que Léa, c'est une fille », plutôt qu'à Yvon, réputé pour la sûreté de ses connaissances orthographiques, qui expliquera d'emblée que « derrière la préposition de, le verbe est à l’infinitif, donc travailler, er».

Bien évidemment, il ne s’agit pas d’interdire de parole les bons élèves! Mais en faisant appel à eux au moment opportun, l'enseignant dispose d’un moyen de régulation du déroulement de la séance, tantôt pour confirmer un argument, tantôt pour mettre la classe sur une piste, tantôt pour accélérer la réflexion, tantôt encore pour une reformulation en termes métalinguistiques. Quant aux élèves les plus faibles, il est important de leur accorder une place, par exemple, en leur donnant l'occasion de faire valoir une connaissance de base, c’est-à-dire souvent en leur donnant la parole dans les premiers, ou sur des points qu’on sait à leur portée. Dans le même ordre d'idées, tout élève qui a commis ce qui lui apparait être une erreur doit pouvoir, en la rectifiant lui-même d'emblée, « sauver la face ». I] va sans dire que, comme toujours, on s'efforce de distribuer la parole le plus largement possible, en n'interrogeant pas toujours les mêmes, et surtout en invitant nominalement ceux qui ne s'expriment pas spontanément à donner leur point de vue. Cela suffit souvent à les inciter à le faire.

Modulation de la tâche

En principe, les mots sont examinés un par un du début à la fin, en conservant la logique de la mise en mots linéaire de la phrase. Mais ce principe doit rester souple. En effet, au fur et à mesure que l'enseignant découvre les différentes graphies des élèves, il peur être amené à prendre d'autres décisions concernant l’ordre de traitement et le choix des mots à examiner.

En dehors des problèmes de segmentation (sil voit), qui, de fait, obligent à s'occuper de deux mots à la fois, dans certaines phrases, il faut parfois mettre en relation deux unités distantes pour déterminer une orthographe, par exemple une chaine avec des anaphores. On peut alors régler du même coup le sort de deux unités. C’est d'ailleurs souvent une remarque d'élèves qui vient rompre l'examen linéaire de la phrase («C'est pareil avec. »): il vaut mieux alors suivre la piste et traiter ce qui vient d’être pointé. L'enseignant peut lui-même choisir de commencer par un mot ou un groupe de mots qui joue un rôle clé ou qui présente un éventail de graphies intéressant. Par exemple, lorsque la maitresse fait d'abord repérer et traiter le verbe dans Les sports et les jeux violents sont interdits à l'école, ce qui permet ensuite d'aborder interdits de façon plus efficace.

Quand les problèmes qui se posent sont trop nombreux pour le temps imparti ou quand des signes de lassitude apparaissent, l'enseignant peut décider de ne pas tout traiter. Il peut aussi choisir de passer plus vite sur certaines graphies de moindre intérêt ou finalement trop difficiles pour la classe. Dans ce cas, l'enseignant indique lui-même quelle est la bonne proposition parmi celles qui ont été proposées, ou la donne si elle n’a été trouvée par personne, en la justifiant rapidement, au besoin d'un expéditif «On le verra plus tard ». Rien n'oblige en effet à traiter tous les mots. Dans une phrase d’une certaine longueur ou d'une certaine complexité, on peut décider à l'avance de ne travailler que sur quatre ou cinq mots: soit on décide préalablement lesquels, soit on les sélectionne en fonction de la situation, par exemple en passant dans les rangs. L'avantage est d’écourter considérablement le recueil des graphies, ce qui permet de consacrer tout le temps nécessaire au débat.

C'est de cette manière qu’on peut raccourcir la durée de l’activité, et, éventuellement, augmenter sa fréquence, tout en conservant aux phrases dictées des structures suffisamment élaborées pour poser des problèmes véritables, sans pour autant alourdir le travail. La variation possible entre fréquence, durée, nombre de mots examinés, laisse ainsi beaucoup de jeu à l’activité.

Hiérarchisation des problèmes

Tous les mots ne réclament pas le même type de discussion, toutes les propositions des élèves non plus. En effet, tout dépend de la zone ou des zones du système, car il y en a souvent plus d’une, qui se trouvent impliquées, et du niveau de classe. Inutile de s'appesantir sur une erreur banale, signalée par son auteur, qui ne relève pas d’un débat conceptuel, comme l'oubli du s dans les personnage en CM2 ou en 6°.

L'enseignant doit donc décider s’il laisse ou non les élèves continuer un échange en fonction de la nature lexicale, morphosyntaxique ou homophonique des problèmes soulevés, et donc de la possibilité de s'appuyer sur des repères connus. Voici, par exemple, des graphies recueillies en CM2 pour une phrase dont on a vu que le verbe pose encore problème en 3e:

La variante atantion n'appelle pas de débat. L'enseignante interpelle directement l'auteur de la graphie: « C’est toi, Florent ? Donc c’est pareil, ça sera à mettre dans ra liste de mots ». En revanche, attentions, avec une finale en s, mérite un arrêt. S'il s'agit, pour l'élève, d'un s non fonctionnel, comme dans souris, corps, pelais, où d’une association qu'il considère comme absolue (« C’est souvent qu'on met ons à la fin »), il lui faudra simplement consigner attention dans la liste des mots à apprendre; mais il peut s'agir aussi de la marque d’une conception à travailler. C'est effectivement ce que montre l’argument de type morphosémantique justifiant aux yeux de Samir (5e) la marque de pluriel : « Moi, j'ai mis plutôt attention avec un s, parce qu'imaginons qu'ils n'avaient pas fait attention de faire une faute, peut-être qu'ils en ont fait plusieurs ».

D'une manière générale, on ne discute guère d'orthographe lexicale, sauf quand la suite des lettres ne correspond pas aux phonèmes qui composent ce mot, comme dans une partie des propositions concernant expliqué.

La connaissance des principales procédures des élèves selon les domaines de l'orthographe permet en général d'anticiper sur leurs raisonnements, dans la préparation de la séance ou sur le vif. On apprend ainsi à concentrer les efforts de la classe sur les problèmes qui méritent débat, c’est-à-dire tout ce qui relève des chaines d'accord, des marques verbales, de l’homophonie. En dernier ressort, c'est avec l'habitude d'écouter les élèves qu'on évite d'aller trop vite et qu’on apprend à hiérarchiser les problèmes.

Segmentation des problèmes

Très souvent, non seulement les élèves proposent plusieurs variantes pour un mot, mais ces variantes se situent à plusieurs endroits du mot. Il est alors nécessaire de procéder à l’examen de toutes les zones problématiques. C’est la raison pour laquelle on peut passer dix ou quinze minutes, voire plus, sur un seul mot. Tout dépend, en effet, de la nature des raisonnements que les variantes des différentes zones suscitent. Les verbes, évidemment, font plus particulièremenc l’objet de ces traitements multiples. Dans le cours du débat, l'enseignant aide à sérier les problèmes en les segmentant, car les élèves n’ont pas une conscience claire de la structure des mots et des différents niveaux d'organisation de l'orthographe en jeu: ils tendent à glisser d'une zone à l'autre sans aller au bout. Dans l'exemple de préférais, les élèves enchainaient une remarque sur la finale avec une autre sur la graphie prai et encore une autre sur la présence des deux f.

La complexité de la zone phonogrammique peut obscurcir l'analyse morphographique, celle qui bouscule le plus les conceptions. On a donc intérêt le plus souvent à régler d’abord la question des phonogrammes de façon à rendre plus lisible la zone la plus problématique, généralement la finale : les choix à faire et l'argumentation à développer sont alors plus clairs. Cette décision dépend avant tout de la nature et de la quantité des propositions qui augmentent la confusion. Par exemple, dans le cas de préférais, un élève a expliqué: « Je sais qu'il y a ai dans le mot, mais je ne sais pas où ». L'enseignante a donc choisi de mettre un peu d'ordre et fait traiter séparément :

— le début du mot, c'est-à-dire le préfixe pré, comme prévenir, et non ai ou e suivi du doublement de la consonne f;

— le radical avec la voyelle é, et non pas ai;

— la désinence.

En focalisant d’abord le travail de la classe sur la partie phono/logogrammique, c’est- à-dire sur la partie stable du mot, les élèves perçoivent ainsi progressivement qu'un mot comporte souvent une partie fixe, soumise aux lois de la phonographie et qu’il faut connaitre par cœur ou vérifier dans le dictionnaire, et une partie variable qui dépend d'autres lois. La différenciation des fonctionnements linguistiques à l’intérieur du mot constitue alors un apprentissage incident.

Usages du tableau

Au cours de l'examen de la phrase, le tableau est largement utilisé. Sa première fonction est bien sûr de rendre visible aux yeux de tous l’ensemble des graphies proposées par la classe et, au bout du trajet, de faire apparaître la phrase normée, dégagée de toutes les graphies inappropriées. Il est donc le révélateur de l'existence d’un problème à résoudre et de sa résolution victorieuse.

Mais le tableau a une autre fonction. C’est le lieu du tâtonnement, des essais, des exemples apportés par les uns et des contre-exemples apportés par les autres, élèves ou enseignant. Il sert en effet à noter certaines suggestions qui apparaissent au cours de la discussion : un mot qu’un élève rapproche d’un mot de la phrase, une terminaison différente si on introduit une modification à un endroit donné, ou encore toute graphie qui serait la conséquence d'un raisonnement échafaudé par un élève. Les élèves peuvent d'ailleurs venir eux-mêmes écrire ce qu'ils évoquent verbalement. Plutôt que de laisser en l’air une idée, il est souvent préférable de la matérialiser: la classe est mieux à même d'argumenter.

Enfin, le tableau peut rassembler de brèves synthèses, directement ou sur panneaux: listes de mots présentant la même particularité graphique, familles de mots, formalisation de règles, Construire ces synthèses au fur et à mesure de la discussion est certainement un outil d'aide des plus efficaces dans un groupe de soutien à effectif réduit. Si c'est possible, il vaut mieux réserver systématiquement une partie du rableau aux essais et une partie aux synchèses.

À la fin de l’activité, le tableau comporte donc un certain nombre d’ajouts, parfois un peu désordonnés, et il n’est pas toujours très lisible aux yeux de qui entrerait à ce moment-là dans la salle. En général, on recommande d’avoir un tableau bien ordonné, pour que les élèves s’y retrouvent. Il est vrai qu’il y a souvent pour eux une difficulté qu'on méconnait: le tableau suit un ordonnancement qui correspond souvent à la seule pensée de l'enseignant. Mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas d'entrer dans l'organisation de quelqu'un d'autre, puisque ce qui se déploie sur le tableau à la fin d'une séance de phrase du jour reflète l’activité réflexive de la classe et le travail de recherche qui vient de s'effectuer, comme sur un cahier de brouillon. On ne demande pas à un cahier de brouillon d'avoir la lisibilité d’un manuel, même si une voie moyenne est sans doute à trouver centre le tiré au cordeau et l’illisible. Quoi qu'il en soit, en travaillant de la sorte devant et avec les élèves, on leur enseigne l'usage de l'écrit réflexif.

Stratégies d’intervention

Au cours d’une séance de phrase du jour, l'enseignant peut avoir à intervenir de façon ouverte, soit sur une procédure, soit sur le contenu, soit sur l’activité cognitive elle-même.

Lors des premières séances, notamment, on peut suggérer aux élèves, un peu déroutés par la tâche et la diversité des graphies, d'essayer d’abord d’éliminer les propositions dont ils sont sûrs qu'elles ne conviennent pas. Ou bien, quand les élèves sont à court d'argument et semblent être dans une impasse, on peut souligner une différence dans les arguments ou suggérer une manipulation. Avec une phrase donnée, demander explicitement aux élèves de rappeler et d'utiliser certaines procédures travaillées collectivement est une stratégie qui fait partie de l’activité. Il faut toutefois garder à l'esprit qu’imposer trop tôt une façon de faire risque toujours de ne pas laisser émerger quelque chose d'intéressant à travailler ou de masquer d’autres problèmes. Les interventions les plus efficaces tiennent d'ailleurs souvent moins à leur contenu qu’à leur pouvoir catalyseur en tombant au bon moment. Par exemple: « Il n’y a pas quelque chose que vous pourriez essayer de changer?» peut dénouer une situation, tout en étant une suggestion volontairement imprécise. De même, donner à voir au tableau sans aucun commentaire ce que les élèves disent de manière confuse peut suffire à éclairer le propos et à régler une question, comme avec Ont avait acheté inscrit sous On a acheté: en visualisant ce qu'il fait, l'élève comprend qu’il ne se sert pas de la règle de substitution de la bonne façon.

De temps à autre, l'intervention magistrale a pour but de provoquer l'approfondissement de la réflexion, soit par une prise en compte d’un élément non perçu, soit par un réajustement de la formulation.

Validation

La question sans doute la plus délicate est celle de la validation des arguments des élèves et de la solution à laquelle ils parviennent. Quand et comment valider ? C'est là que le rôle de l'enseignant est certainement le plus déterminant. D'une manière générale, celui-ci s'efforce de ne pas donner d'indication sur la validité où non des propositions et des arguments. Les « d’accord » éventuels qui ponctuent son discours signifient seulement que l’élève qui vient de s’exprimer a été entendu et non pas que ce qu'il a dit est juste. Ensuite, le maitre s'efface le plus possible du débat.

En fait, on apprécie en continu la teneur, l'orientation, et l'intérêt de la discussion pour l'apprentissage. Il faut en effet décider si les échanges doivent se poursuivre ou non. Oui, quand on a le sentiment que les élèves peuvent aller plus loin, que trop peu ont exprimé un point de vue; non, quand tout semble avoir été dit. Inutile de laisser s’enliser le débat et retarder certaines confirmations. La question de la validation se pose donc différemment selon qu'un problème de conceptualisation existe ou non, ou que le débat peut encore apporter quelque chose de nouveau. La difficulté consiste d’abord dans cette appréciation, ensuite à repérer le bon moment pour inciter la classe à conclure. C’est un savant équilibre, car l'expérience montre que des éléments importants surviennent au moment où l'on décide de clore.

En pratique, la validation se fait d'elle-même, au fur et à mesure que les propositions erronées sont réfutées : à la fin, il n’en reste qu'une. Si la bonne réponse ne figure pas dans les propositions de départ, elle émerge la plupart du temps de la discussion (ou alors la phrase pré- sente une difficulté mal évaluée au départ). En acceptant de supprimer les propositions du tableau et d'entériner celle qui reste, l'enseignant fait savoir aux élèves que les arguments énoncés en faveur de cette dernière sont justes, qu'ils ont trouvé la solution et qu'ils peuvent conclure, Il valide ainsi le travail de réflexion de la classe.

Solution différée

Avec la phrase du jour, il arrive que la classe se heurte à un obstacle cognitif important et qu'elle ne parvienne pas à se mettre d'accord sur une graphie. Les connaissances impliquées se révèlent hors de la portée des élèves ou d’une trop grande partie de la classe. Le cadre n'offre en tout cas pas les moyens de trouver les moyens d'aboutir. L'enseignant doit alors prendre la décision de donner la réponse lui-même, ou de différer la solution pour pouvoir mettre en place une autre situation d’apprentissage. Tel a été le choix pour Ils ont expliqué.

L'enseignant doit donc décider, en cas de blocage, de la sortie la plus intéressante en fonction de paramètres internes (liés aux élèves et à l'apprentissage de l'orthographe) et externes (liés au déroulement des enseignements à ce moment-là), en d’autres termes, si le moment est venu de faire d’un obstacle cognitif un objectif-obstacle pour la classe. Il vaut mieux dans ce cas ne pas trop différer le travail d’élucidation et profiter d’une situation particulièrement propice : les élèves ont bien en mémoire le problème orthographique posé et sont désireux d’avoir une réponse; les termes de l'alternative sont clairs, ce qui va faciliter la résolution du problème et l'appropriation du nouveau savoir. Les laisser trop longtemps dans le doute irait à l’encontre du but recherché.

Ainsi, tout au long de l'activité, l'enseignant doit prendre une série de décisions en fonction du déroulement effectif de la séance : choisir qui parle en premier ou en dernier, se contenter de reprendre en écho les mots d’un élève, même inexacts, faire écrire une proposition au tableau pour soutenir la réflexion ou rendre plus clair le propos, laisser s'exprimer ceux qui ont une conception erronée, continuer à solliciter la classe alors que la bonne réponse a déjà été don- née, introduire un contre-argument, proposer un contre-exemple, donner la parole à celui qui sait ou la retarder, demander à la classe ce qu'elle décide, énoncer l'impossibilité de conclure et reporter la solution à un travail ultérieur ou finir par donner la solution. Ce sont autant de façons indirectes de mener une séance de phrase du jour pour permettre aux élèves d'évoluer dans leur compréhension de l’orthographe.

Auto-formation

L'intervention de l'enseignant est donc constante, mais discrète sur le fond, puisqu'il ne corrige pas les fautes, ni ne délivre à proprement parler le savoir orthographique. Cette position va à l'encontre de nos habitudes profondément ancrées, surtout dans le domaine de l'orthographe. Le risque existe donc en animant la séance, sous couvert de la nécessité d'arriver au bout de la phrase du jour, de réoccuper tout l’espace, de presser les élèves, de chercher avant tout la bonne graphie et finalement de ne pas laisser se faire le travail cognitif autour des conceptions orthographiques.

C'est pourquoi l'activité de la phrase du jour nécessite un temps d'adaptation, d’élaboration du cadre ou du « format », pour reprendre le terme de Bruner, dans lequel l'échange s'inscrit, aussi bien pour les élèves que pour l'enseignant. Pour les élèves, il y a le temps de la découverte, de la ritualisation, du rodage : c’est le jeu réglé des échanges qui les aide à appréhender cette situation comme une nouvelle situation d'apprentissage. Pour l'enseignant, la maitrise de l'activité dépend de son expérience dans le métier. Celui qui n’en est plus à faire ses premières classes connait bien le jeu de la distribution de la parole, par exemple. De même, si on met déjà l'accent en sciences sur les représentations initiales ou si on à mis en place des conseils d’élèves, on a déjà fait une bonne partie de ce travail d'adaptation. Néanmoins, chacun devra élaborer avec sa classe sa propre façon de mener la phrase du jour. La période d'auto-formation n'est d'ailleurs pas forcément longue, même pour un débutant. Pour le montrer, on comparera la position de la maitresse, professeur-stagiaire dans une classe de CM2, lors des deuxième et troisième séances d’une activité également nouvelle pour tous :

Deux exemples

Phrase dictée du jour n° 2 : Marc sursauta: il les avait vus derrière son Lit: sursotta — sûr sauta — sursauta — sursota — sursotat — sur ce tas Phrase dictée du jour n° 3 : Elle les voit tous les jours à la gare avant d'aller chercher son frère: voi — voie — voient — voit

1a. Enseignante : On regarde ce premier mot.

2a. Laurie: Moi, j'ai écrit le quatrième.

3a. Enseignante : Pourquoi ?

Aa. Aleth: Sur ce tas, en trois mots cela ne va pas, j'avais mal entendu.

5a. Enseignante: Qu'est-ce qu’on regarde pour savoir si c’est ça ou un autre ?

Ga. Jean: Il y a le mot sauter à l'intérieur.

7a. Enseignante : C’est quoi le mot sursauter ?

8a. Colin: C’est un verbe.

9a. Enseignante : Est-ce que celui-là, c'est un verbe ? [sur ce tas]

10a. Éloi: Non.

11a. Enseignante: Donc, celui-là, on l’enlève.

1b. Jeanne: Je ne suis pas d'accord avec la dernière, car v-o-i-e, c'est la voie du train, la voie ferrée.

2b. Enseignante : Donc c'est quoi ?

3b. Éloi: C'est un nom.

4b. Enseignante: Comment on sait que, dans la phrase, voit, c’est un verbe ?

5b. Alban: C’est elle qui les voit.

6b. Tristan: Elle, quand c’est au féminin, ça prend un e.

7b. Simon: Mais c'est pas des filles ! e-n-t, c'est un verbe.

8b. Enseignante : On a éliminé v-o-i-e, car vous m'avez dit que c'était un nom et pas un verbe, alors comment prouver que dans la phrase vous avez un verbe et pas un nom? Comment savoir si c’est le nom ou le verbe, /vwa/ ?

9b. Éva: On regarde les mots avant ou après.

1Ob. Annie: /vwa/, qui est-ce qui les voit ? C’est elle, donc cela ne peur pas être e-n-t.

11b. Thibault: Voie, il y à un ou une, ou les, mais là il y a elle les voit.

12b. Ishaq : Les, c'est un pronom COD,

13b. Enseignante: Cela ne prouve pas que c’est un verbe, on peut aussi avoir les devant un nom. [...]

Le changement se remarque tout de suite. Sur le plan quantitatif, les échanges sont plus longs ; l'examen des graphies n’est plus mené au pas de charge, puisque, à la treizième prise de parole, le débat se poursuit encore. Mais c'est sur le plan qualitatif que la différence est encore plus nette. D'une part, les questions sont des questions ouvertes : à la deuxième séance, la question pourquoi [3a] reste sans réponse, la question est-ce que n'amène que la réponse négative attendue [9a-10a]. Mais à la troisième séance, les questions en comment poussent les élèves à développer leurs arguments ; il y a d’ailleurs des enchainements élève/élève, ce qui signifie que le cours du débat est moins sous l'emprise directe de la maitresse. Celle-ci tire davantage parti des propos des uns et des autres, contrairement à la deuxième séance où elle n'avait pas repris la remarque de Jean [6a-7a]. D'autre part, elle relance le débat à plusieurs reprises [4b, 8b, 13b], elle n'accepte pas facilement les arguments de ses élèves, elle exige qu'ils aillent plus loin [8b] et n'hésite pas à donner un contre-argument pour les y pousser [13b]. En somme, ses attentes se sont déplacées. On voit alors le résultat: parce que le mode d'intervention ne vise plus à obtenir rapidement la bonne graphie, les élèves sont conduits à mobiliser et à mettre à l'épreuve toute une série de savoirs sur la phrase, notionnels [7b], terminologiques [12b] et procéduraux [10b]. Il aurait été très facile, en effet, après la réponse d’Alban [5b], de procéder comme dans [11a] à l'élimination immédiate de voie. En laissant le débat se poursuivre, une conception erronée des plus classiques, le verbe au féminin, a pu être énoncée par un élève [6b], puis partiellement réfutée par un autre [7b].

Les effets de l’auto-formation se font ainsi sentir dès la troisième séance tant pour l’enseignante que pour ses élèves. Celle-ci les a fait entrer dans une activité où ils réfléchissent vraiment sur l'orthographe et où leur réflexion d'élèves est prise en compte. Bien sûr, avec plus d'expérience, certains propos auraient mérité d’être poursuivis, On peut imaginer, par exemple, qu'on redonnerait la parole à Thibault par un «Tu peux expliquer davantage ce que tu veux dire ? », et à la classe par «Que pensez-vous de ce qu’a expliqué Thibault et de ce qu'a répondu Simon?» H y a là en germe un conflit cognitif qu’il est peut-être dommage de laisser s'éteindre. Toutefois, il faut se rappeler qu'un enseignant, même chevronné, ne perçoit jamais tout de ce qui se passe dans sa classe, mais que ce n’est pas très grave, car les conceptions des élèves, surtout, s'il s'agit d'une de ces conceptions tenaces, resurgissent un jour ou l’autre.

Toute la difficulté des décisions à prendre dans l’activité de la phrase du jour provient donc de l'incertitude dans laquelle on est pour évaluer la difficulté réelle des problèmes en jeu pour des élèves précis, et donc de la réponse à apporter, au sens large, c’est-à-dire choisir entre écho, relance, validation, provocation. C’est dans le niveau de connaissance qu’on a des procédures des élèves que se joue une partie de la suite. En l'occurrence, cette enseignante connaissait la perturbation posée par la présence d’un pronom devant le verbe et la tendance des élèves à vouloir accorder un verbe conjugué au féminin ; elle avait donc pu anticiper sur les raisonnements susceptibles d'être proposés. L'anticipation est bien une façon de se préparer à l'improvisation, l'expérience aide aussi, évidemment.

La maitrise de la conduite de l'activité est donc progressive chez l'enseignant. Elle repose sut le développement de trois capacités conjointes :

— la capacité à faire des hypothèses sur les procédures orthographiques des élèves pendant l'activité, autrement dit, à passer de savoirs mobilisables (connaissances linguistiques, psycholinguistiques, didactiques) à des repérages effectifs dans le feu de l'action ;

— la capacité à faire interagir les élèves dans le but de faire évoluer leurs conceptions orthographiques et de leur faire acquérir des connaissances, autrement dit à animer des débats sans perdre de vue l'objectif ;

— la capacité à ajuster son intervention en fonction de la situation, autrement dit à analyser cette situation en temps réel pour garantir un étayage efficace.

Parallèlement se développe une attitude d'ouverture et de curiosité envers l’activité métalinguistique des élèves. En effet, Avec la phrase du jour, nous pénétrons un peu à l’intérieur de la « boite noire », c'est-à-dire dans ce qui se passe dans la tête d’un élève qui essaie de s'approprier l'univers de l'écrit. S'ils sont seuls à pouvoir faire le chemin, nous sommes aussi les seuls à chercher les moyens appropriés pour les aider à le faire.

D'après Cogis, D. (2005). Pour enseigner et apprendre l’orthographe : Nouveaux enjeux - Pratiques nouvelles Ecole/Collège.

La phrase dictée (version longue)

Ce dispositif a été adapté des ateliers de négociation graphique et on y retrouve la même inspiration de type socioconstructiviste. Il s’agit ici encore de partir des graphies produites par les élèves à qui on donne la parole pour qu’ils s'en expliquent.

Son objectif est de faire émerger les représentations des élèves par la confrontation afin de les faire évoluer vers une meilleure compréhension des phénomènes orthographiques, principalement grammaticaux.

Déroulement

Une phrase est dictée à l'ensemble de la classe. Chaque élève l’écrit sur son cahier et la relit. Ensuite, l’enseignant recopie au tableau celle d’un élève. Il demande alors aux autres élèves s’ils ont écrit certains mots d’une autre façon. Toutes les graphies d’un même mot sont collectées au tableau en colonne, de façon à faire apparaitre les différences. Le tableau suivant montre le résultat obtenu avec une phrase dictée en classe de CM2 :

"Rusées, les sœurs de Cendrillon lui donnent de longs travaux à faire"

Kuser les |soeur | de |Cendrillons | lui | donne de |l'on |travaux |a {faire Rusées soeurs Cendrillon donnent long |traveaux |à fair Rusée sœurs Cendrion longs Rusaient sœures Candrillon lon Rusé Cendrillont longe Kusser Sandrillon

cendrillon

Candrillion

La parole est ensuite donnée aux élèves afin qu'ils argumentent pour éliminer ou, au contraire, retenir telle ou telle graphie. Quand tous les élèves sont d'accord, les graphies jugées erronées sont effacées.

La séance se termine :

- par la récapitulation, à partir de questions, de ce que les élèves ont appris : « Que retenez-vous de ce travail ? Qu’est-ce qui est important pour vous ? Qu'est-ce qui a été difficile ? » ;

- par la copie de la phrase dans un cahier qui sert de répertoire ou cahier des phrases outils.

S’il manque du temps à la fin de la séance, il est très efficace de faire la synthèse l’après-midi ou le lendemain : avoir à se souvenir, c'est apprendre.

Position de l'enseignant

Le rôle de l’enseignant est sensiblement le même que dans l'atelier de négociation graphique : il-distribue la parole et ne se satisfait pas de la bonne réponse, donnée par les meilleurs élèves. Il écoute, reformule, relance, guette. Il peut aussi sélectionner les points qui seront discutés en priorité, en fonction du travail qui a déjà été fait avec les élèves ou d’un objectif d’apprentissage précis : Dans l'exemple de Cendrillon, il peut décider de focaliser l'attention des élèves sur le seul verbe donner ou sur l'accord de l'adjectif (rusées, longs) ; la question de l'écriture de Cendrillon peut être réglée rapidement, en demandant à un élève de se reporter au conte et à l'origine du mot.

L'enseignant veille à ce que les élèves ne discutent d'orthographe lexicale que s'il y a des régularités à prendre en compte comme le s/ss à propos de rusées ou gu à propos de long / longue. Au besoin, il indique l'orthographe d'un mot ou la fait chercher dans un dictionnaire de façon à ce que les élèves aient rapidement une image correcte sous les yeux : la réflexion sur les marques grammaticales en est facilitée.

Peut-on laisser des erreurs au tableau ?

Certains enseignants hésitent à exposer leurs élèves à des erreurs. Le risque potentiel de retenir les erreurs parait pourtant largement contrebalancé par le bénéfice qu’il y a à démonter des mécanismes d’erreurs récurrentes. On réalise d’ailleurs, en conduisant ce type d’activité, combien des raisonnements erronés, non adaptés à la situation, peuvent présider à la répétition des erreurs grammaticales.

On peut aussi se dire que si l’on retenait des formes par la simple exposition, on mémoriserait plutôt ce qui est juste et on ne ferait pas d’erreurs : en effet, le temps d’exposition aux graphies normées en lecture est en général largement supérieur au temps d’exposition aux graphies erronées en dictée ou en production écrite.

La prudence peut cependant nous inviter à ne laisser les erreurs au tableau que le temps nécessaire pour faire les observations dont on a besoin et à écrire, ou faire écrire, la forme lexicale correcte dès que possible.

Intérêt

Les élèves expliquent leur raisonnement, donnent des raisons, des arguments pour justifier leurs choix. Les conceptions en accord avec la norme, mais aussi celles qui sont sources d'erreurs, émergent. Ainsi, mises en mots, elles peuvent être remises en cause, discutées, contrées : Dans l'exemple de Cendrillon, au début de l'échange, un seul élève de CM2 fait ressortir la relation entre les sœurs et donnent ; plusieurs sont convaincus que donne est correct. Ceux- ci se réfèrent au caractère unique de Cendrillon (« on donne à Cendrillon »). Ce n’est qu'au bout de plusieurs minutes d'échanges qu’un consensus est atteint et que la classe établit la relation d'accord entre le sujet et le verbe.

Cette activité ne profite pas qu’aux élèves à l’aise à l'oral. Après quelques séances, le nombre de ceux qui prennent la parole s’accroit. Peu à peu, les élèves apprennent à justifier leurs choix et à exprimer un désaccord avec les arguments des autres. Souvent, une vraie écoute se développe. Le temps consacré aux échanges peut paraître long, mais c’est précisément celui dont les élèves ont besoin pour réfléchir et comprendre. Il n'est pas rare t'entendre un élève annoncer : «Je ne suis plus d’accord avec ce que j'ai écrit. »

Cette façon.de réfléchir à l’orthographe est plébiscitée par les étèves qui découvrent un autre rapport possible à l'écriture de leur langue. Elle l’est également par les enseignants qui découvrent, parfois avec effarement, les raisonnements qui sous-tendent les choix graphiques de leurs élèves. Ils sont alors mieux à même d'envisager d’autres dispositifs didactiques.

Brissaud, C., & Cogis, D. (2011). Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui ?

1. Choisir la phrase du jour

Toute phrase en français recèle des problèmes orthographiques à résoudre, certains préalablement identifiés par l’enseignant, d'autres insoupçonnés.

La phrase dictée du jour ne s'intéresse pas aux erreurs en tant que telles, mais à ce qui en est la cause, c'est-à-dire aux idées plus ou moins pertinentes que les élèves se forgent relativement au fonctionnement de l'orthographe. Le progrès de l'élève repose en grande partie sur l'évolution de ses conceptions, de sa manière de traiter les problèmes d'orthographe. La phrase dictée du jour va lui permettre de valider ce qu’il sait ou l’aider à remettre en cause ce qu'il sait mal. Pour apprendre, l'élève à en effet besoin de réfléchir à ce qu'il apprend à partir de ce qu’il fait. On a vu que, pendant longtemps, ce qu'il sait ne peut être que partiellement juste, mais lui ne le sait pas, et il ne peut même pas concevoir qu'il ne sait pas.

Ce dispositif offre donc un espace à chacun pour mettre à l'épreuve l’ensemble de ses connaissances, qu’elles concernent des formes, des notions, des règles, des procédures de reconnaissance, des raisonnements. C'est l’occasion de vérifier, de clarifier, d'organiser, de généraliser, d’élaguer, à travers des rencontres multiples de problèmes similaires sous des manifestations différentes en surface. Parfois, il arrive que de véritables découvertes se produisent. Par exemple, en travaillant la phrase Les sports et les jeux violents sont interdits à l'école, des élèves de CE2 ont commencé à découvrir qu'un mot peut se terminer par deux lettres muettes de fonctions différentes, une lettre lexicale et une lettre grammaticale. La phrase dictée du jour permet ainsi d'aborder avec des élèves jeunes des éléments parfois complexes de façon intuitive. Certes, tout le monde apprend qu'un adjectif s'accorde en genre et en nombre au nom auquel il se rapporte. Mais, si l'on en juge par les erreurs de collégiens, il est certain qu'il y a là un obstacle que la connaissance de la règle ne suffit pas à franchir. La phrase dictée du jour permet, elle, d'y revenir aussi longtemps que nécessaire.

Ce type de situation favorise les remaniements conceptuels. Mais un remaniement ne se produit que si l’élève est en mesure d'entendre, au sens de concevoir, la différence, c'est-à-dire si son système de référence du moment s’est déjà un peu fissuré sous l'effet d'expériences déstabilisatrices, lors de débats sur des graphies. Dans le cas inverse, les explications, même s'il dit qu'il a compris et qu'il est d'accord, glissent, et à la première occasion, c’est la conception primitive qui réapparait.

Origine des phrases

À l'école, la phrase du jour est en général une phrase simple. Au CM2 ou au collège, on proposera des phrases plus complexes. Mais, la notion de simplicité étant très relative, différente du point de vue de l’élève et de l'enseignant, même une phrase simple se révèle souvent, en cours de la séance, plus difficile que prévu. Il faut donc se garder d'accumuler les difficultés qui excéderaient les capacités de traitement des élèves et prendraient trop de temps. De toute façon, les surprises ne manquent jamais.

La phrase proposée aux élèves a deux origines : soit elle provient d'une de leurs productions écrites (les programmes de l’école comme ceux du collège incitent à travailler à partir des écrits des élèves); soit d’une lecture en cours, littéraire ou non. La plupart du temps, on les réaménage un peu. Parfois, on les fabrique pour revoir une question ou soulever une interrogation, aller plus loin par un contre-exemple. On peur ainsi choisir de faire surgir délibérément un problème orthographique, voire la découverte d'une notion : l'accord du participe passé avec l’objet antéposé est un bon exemple de ce qu’une phrase donnée du jour permet d'observer. L'observation de la phrase peut encore servir d'introduction à une étude approfondie au cours d’un chantier, Dans tous les cas, la phrase proposée sert à traiter ce qui pose problème aux élèves et qu'on repère dans leurs ratures et signes de doute. Elle doit donc appartenir à la sphère de ce qu'ils sont susceptibles de produire à l’écrit. Sauf cas d'espèce, on exclura à priori le registre soutenu et les thèmes improbables, ceux dont les dictées raffolent.

Contenus linguistiques

De l'orthographe lexicale à l’orthographe grammaticale, l'éventail des thèmes orthographiques travaillés dans le cadre de la phrase du jour est très large.

L'apprentissage du lexique n’est pas l’objectif premier, car la phrase ne contient que quelques mots, ce qui n'est pas suffisant pour mémoriser l’ensemble du vocabulaire dont un élève a besoin pour écrire. On peut néanmoins profiter de l’occasion pour revoir certains mots en relation avec ce qui est étudié en classe à ce moment-là (par exemple, les connecteurs temporels ancrés dans la situation d'énonciation hier, aujourd'hui, avec le récit d'expérience personnelle, ou le vocabulaire de géométrie. Normalement, l’orthographe lexicale ne relève pas d’une discussion: un mot est composé d’une suite de lettres qu’il faut connaitre. Mais la phrase du jour est utile pour tout ce qui se rattache à un principe plus général (règles phonogrammiques, radicaux, affixes).

La raison d'être de la phrase du jour, ce sont les conceptions à l’œuvre dans le champ, immense, de la variation linguistique et des marques morphographiques, en gros, le domaine de l'orthographe grammaticale, C'est là que les élèves s'efforcent de résoudre des problèmes qui les dépassent avec des procédures inadéquates, issues de leur compréhension trop limitée du fonctionnement de l'orthographe. On retrouve là la notion d'objectifs-obstacles développée par la didactique des sciences, tout aussi pertinente en orthographe. L’obstacle que constitue la conception devient alors un objectif, en ce sens que l'enseignant fait de son franchissement l'objectif du travail qu'il met en place. Il s'agit donc de fabriquer un matériau de travail pour sa classe en fonction des conceptions qu'on veut essayer de faire évoluer. C’est en écoutant ce que disent ses propres élèves qu'on repère les obstacles qu'ils ont à franchir et qu'on décide des directions à prendre.

Principe du rebond

Faut-il vraiment programmer les contenus linguistiques des phrases du jour ? Il existe deux approches. L'une tend à une programmation stricte des notions abordées, à la manière des « progressions » traditionnelles peu convaincantes. L'autre adopte une position plus souple, dans la mesure où n'importe quelle phrase ou presque met en jeu des conceptions à travailler. Il est donc inutile de trop prévoir, la logique d'une programmation à partir des seuls contenus linguistiques a bien peu de chances de répondre aux besoins des élèves. Leur progression est d'autant moins programmable que c'est souvent sous le choc de rencontres imprévues qu'ils révèlent ces raisonnements qu'il faut ensuite chercher à faire évoluer. Mais cette approche a pour inconvénient l'insécurité dans laquelle se sentent certains enseignants qui ont alors l'impression de ne pas savoir où ils vont. On peut donc choisir une voie moyenne, en ciblant un ou deux points que l’on veut faire travailler, le hasard faisant le reste.

En réalité, c'est un autre principe qui est le plus souvent adopté et qu'on peut appeler le principe du rebond : une phrase en appelle une autre. En effet, pour faire bouger une représentation non fondée, il faut l'attaquer à plusieurs reprises. Un problème rencontré dans une phrase dictée du jour conduit à y confronter à nouveau les élèves dans les semaines suivantes. On le fait, tantôt en conservant à l'identique le problème, tantôt en le camouflant sous une légère variation.

Analyse prévisionnelle

Une fois la phrase choisie, la phase de préparation n’est pas terminée. En effet, il est bon, surtout quand on manque encore d'expérience, de s'efforcer de prévoir les graphies des élèves pour chaque mot, et d’envisager les arguments et les procédures auxquels on risque d’être confronté. L'avantage, pour l'enseignant, est qu’il peut réfléchir à un type d'intervention possible face à tel ou tel scénario et qu’il se laissera moins surprendre sous les feux de l’action.

Cette préparation peut prendre la forme d’un tableau très structuré, tel celui présenté à la fin du chapitre, mais une prise de notes au fil des associations d'idées permet déjà de s'obliger à voir avec les yeux d'un élève. Cette phase donne aussi la possibilité de compléter ses propres informations linguistiques, par exemple pour éclairer l'orthographe d’un mot (son étymologie, son histoire). Cependant, le risque est alors de s’accrocher à la trame qu'on s’est donnée, et d'être moins attentif à ce qu'on n’a pas prévu.

En fait, les inquiétudes cèdent au bout de quelques séances de pratique. Cette activité, qui consiste à proposer patiemment des situations de résolution de problème destinées à clarifier les choses, a l'avantage de ne pas réclamer une préparation lourde. Encore une fois, il y a une certaine illusion à vouloir tracer une ligne logique : les commentaires des élèves nous ont appris que leurs conceptions sont multiformes, hétérogènes et labiles ; elles ne se laissent pas encadrer dans la pensée d'autrui. Leur logique n'est pas la nôtre, L'important est donc de ne pas perdre de vue l’essentiel : la phrase du jour est du côté du sujet en train d’apprendre — ce qu’il pense, ce qu’il croit, comment son savoir se construit. Et l’évolution de ses conceptions, le franchissement des obstacles qui le retiennent en arrière, la transformation de ses procédures, les ajustements et les changements cognitifs, restent hors du contrôle et de la programmation du maitre — mais non de son action.

2. Organiser la séance

Une séance de phrase du jour ressemble à une mini-pièce de théâtre, improvisée à partir d'un canevas imposé, avec son exposition, la dictée de la phrase et le recueil des graphies ; son action, le débat entre les acteurs ; son dénouement, la résolution de toutes les graphies et la copie de la phrase dans un cahier.

Fréquence et durée

L'activité s'intègre aux séquences, soit au moment de la révision des écrits, soit au moment des apprentissages grammaticaux. Mais il faut aussi instituer un temps régulier hors séquence réservé à cette réflexion sur les graphies dans la mesure où l'on ne peut pas considérer l'apprentissage de l'orthographe comme achevé à ce niveau de la scolarité.

La phrase du jour n'est pas la seule activité d’orthographe. Mais pour que les élèves progressent, il est nécessaire qu'ils soient en mesure de réfléchir sur les graphies qu'ils produisent et sur des graphies normées de façon régulière et continue. On a donc tout intérêt à conserver à cette activité une fréquence significative, c’est-à-dire de l’ordre d'une ou deux fois par semaine à l’école. D'ailleurs, en travaillant l'orthographe, on travaille bien plus que l’orthographe, une stricte comptabilité horaire est donc peu pertinente.

Classe entière ou groupes à effectif réduit

La phrase du jour peut se mener aussi bien en classe entière qu’en petits groupes, avec des objectifs et un rapport avantages/inconvénients différents.

Le travail collectif permet à l'enseignant de garder la maitrise du déroulement de la séance et de faire émerger aux yeux de tous les représentations dans leur diversité. Un effectif plus réduit donne bien sûr à davantage d'élèves la possibilité d'exprimer leurs conceptions et d'argumenter. Le travail en petits effectifs nécessite une organisation particulière, souvent inspirée par la pédagogie Freinet ou la pédagogie institutionnelle, avec des « contrats de travail », mode de fonctionnement habituel dans les classes uniques ou à double niveau.

Comment choisir entre classe entière ou groupes à effectif réduit ? Pour se lancer dans cette activité, il est important de choisir le mode de travail dans lequel on se sent le mieux. Plus proche des habitudes, le travail en classe entière paraitra plus simple, ou le seul possible, à ceux qui n’ont pas l'habitude de gérer le travail en groupe ou qui estiment que leur classe ne le permet pas. Le travail collectif peut être aussi plus facile pour roder la phrase du jour et mettre en place un rituel commun à toute la classe. Mais le travail en effectif réduit s'impose quand l’hétérogénéité des élèves devient trop forte.

Travail différencié

À partir d’un certain niveau de connaissances, au collège et déjà parfois en CM2, certains font peu de fautes: ils n’ont plus besoin de la phrase du jour, mais seulement de développer leur vigilance orthographique en situation d'écriture. Peu nombreux dans une classe, ils ne bloquent pas nécessairement le débat en donnant la bonne réponse, ils l'alimentent même souvent en obligeant les autres à se confronter à leur point de vue.

Mais, quand ils sont nombreux dans une classe à argumenter avec des raisonnements métalinguistiques de type déductif, on observe que le débat tourne vite court. Que dire, en effet, après les six ou sept « bons en orthographe » qui expliquent avec assurance que fut est le passé simple du verbe être et arrivé un participe passé qui, comme tout participe passé employé avec l’auxiliaire être, s'accorde avec le sujet, et donc s'écrit é et pas er, et que d'ailleurs, il suffit de le remplacer par vendu ? On est alors dans une situation paradoxale: les élèves qui ont encore besoin de travailler leurs conceptions orthographiques ne peuvent plus le faire; ceux qui n’en ont plus vraiment besoin, du moins en apparence, puisqu'ils n’apprennent plus rien, sont ceux qui travaillent. Pour éviter que les premiers paralysent les seconds et que tous perdent leur temps, il vaut mieux organiser un travail différencié.

Dictée et recueil des graphies

La phrase du jour est d'abord lue et dictée, Les élèves ont un moment pour se relire et corriger.

L'enseignant choisit ensuite l’un des cahiers et recopie la phrase au tableau, ou demande à un élève d’épeler sa phrase ; un volontaire peut même avoir écrit directement au tableau pendant que les autres notent leur phrase sur leur cahier, la règle du jeu étant de ne pas regarder avant la fin. Le plus souvent, les élèves épèlent un mot à tour de rôle. Quelle que soit la méthode, pour chaque mot, il faut recueillir l’ensemble des graphies.

Débat

Une fois toutes les graphies exposées au regard de toute la classe (ou du groupe), s'ouvre le moment essentiel de l'activité, celui du débat. Avant de commencer, il est nécessaire de rappeler le contrat de travail. Par exemple: Il est interdit de se moquer, on laisse parler, on argumente en pour on en contre pour dire ce qu'on pense qu'il faut écrire. Plus que dans d'autres domaines, en effet, le travail sur les conceptions orthographiques exige que cet impératif soit respecté, sans quoi les élèves renouent vite avec le sentiment de honte attaché à la faute d'orthographe. Avec les collégiens, le risque est encore plus grand de les voir se renfermer dans le mutisme ou le « je sais pas ».

Après le rappel de la règle, l'enseignant invite l'élève qui a proposé une graphie à expliquer pourquoi il a pensé que le mot devait s’écrire de cette façon. Si un autre élève a choisi la même graphie, mais pour une autre raison, il est à son tour invité à expliquer les raisons de son choix. La classe écoute ainsi d’abord toutes les explications.

Ce n'est que dans un deuxième temps que la classe entreprend de débattre de toutes les graphies proposées pour déterminer la bonne. Chacun peut alors donner son point de vue en disant quelle proposition lui semble correcte et pourquoi. En réalité, en dehors des « bons en orthographe » qui indiquent rapidement la bonne graphie et la justifient convenablement, la plupart des élèves procèdent par élimination : du plus facile à réfuter au moins évident, Quand une partie des graphies a été éliminée, on y voit plus clair. La discussion se resserre alors sur le « noyau dur ».

Régulièrement, l'enseignant demande ce que la classe décide. On peur bien sûr penser que certains élèves donnent leur accord à une proposition pour se rallier à la majorité, sans trop comprendre pourquoi. C'est vrai en début d'année, mais, peu à peu, les élèves n'hésitent plus à exprimer leurs doutes ou leur désaccord : l'erreur orthographique n'est plus ressentie comme une « faute », mais comme un moment d'un apprentissage, et ils ont pu constater qu'ils font tous des erreurs, même les bons.

Au fur et à mesure que les arguments s’échangent et se renforcent, les graphies qui ne sont plus « défendables » sont supprimées. À la fin de l'examen d'un mot, il ne reste plus que la proposition qui fait l'objet du consensus de la classe. Certains enseignants préfèrent rayer, d'autres effacer : rayer permet de conserver la trace du cheminement, effacer matérialise l'avancée de la réflexion et rend plus lisible les choix restants, ce qui est un avantage. Le moment où il ne reste plus qu'une proposition est souvent un moment jubilatoire. On reviendra plus en détail sur le rôle de l'enseignant dans le débat et sur certains aspects plus particuliers, par exemple, si la classe ne se met pas d'accord sur une proposition ou opte pour une graphie non conforme à la norme.

Consignation de la phrase

Quand la graphie de tous les mots a été établie, les élèves recopient la phrase normée au propre, généralement dans un cahier-outil ou dans une section du classeur : ces phrases sont en effet destinées à servir de référence à des problèmes d’orthographe similaires, et les élèves sont incités à les consulter quand ils révisent leurs écrits. En outre, ils complètent leur répertoire personnel en y notant les mots à apprendre. Pour la consignation de la phrase, plusieurs cas de figure sont envisageables : les élèves recopient la phrase ; ils recopient la phrase sans regarder le tableau et vérifient ensuite ; ils recopient, en regardant ou non, et vérifient ensuite ; la phrase est redictée en fin de semaine ; ils recopient, en regardant ou non et vérifient ensuite ; la phrase est redictée avec une série d'autres phrases du jour lors d'un contrôle périodique (avec, parfois, des phrases où de minimes changements ont été introduits).

Quel que soit le mode choisi, et il peut varier dans l’année, il est impératif de vérifier qu'il n’y a pas d'erreurs, dans la mesure où les phrases du jour ou les répertoires deviennent des outils de référence, Il y a toujours deux ou trois élèves qui oublient un mot ou une majuscule, ou qui reviennent ici ou là à leur conception antérieure… C'est une vérification très rapide qui se fait en passant dans les rangs ou quand les élèves quittent la classe en tendant leur cahier. Le voisin, l’équipe, peuvent aussi être mis à contribution, dans un échange de bons procédés. Pour éviter tout risque, on peut préférer que le cahier-outil ne comporte que des phrases du jour issues d’un traitement de texte. On peut alors charger de cette tâche deux élèves à tour de rôle : ils saisissent la phrase et la vérifient à l’aide du correcteur; puis l'enseignant donne l’indispensable BAT, le bon à tirer. Les phrases sont enregistrées soit dans l'ordre chronologique, soit dans un ordre logique. Dans ce dernier cas, discuter du classement des phrases fait partie de leur apprentissage et on peut s’y consacrer une ou deux fois par trimestre.

Récapitulation

Au moment de la consignation de la phrase, ou juste avant, un bilan se révèle des plus utiles: «Quels problèmes avons-nous rencontrés avec cette phrase? Comment avons-nous fait?», «Que retenez-vous aujourd'hui?» Ou encore, plus indirectement: « Avons-nous déjà une phrase avec laquelle nous allons classer celle d'aujourd'hui ? » Ou bien: « Allons-nous faire une nouvelle catégorie ? » Ce retour métacognitif s'apparente à celui proposé dans les chantiers, mais en beaucoup plus bref.

Souvent, le temps manque à la fin d’une séance qui est de toute façon déjà lourde, Dans ce cas, on y revient l'après-midi ou quelques jours après, ce qui permet de revoir et de consolider les éléments travaillés. De temps à autre, il est intéressant de faire faire cette récapitulation d'abord individuellement par écrit, loin de la précipitation de la réponse orale, qui, une fois donnée par un ou deux élèves, met fin à la réflexion. C'est aussi une occasion supplémentaire de développer une dimension du langage, en rupture avec les usages quotidiens, que beaucoup d'élèves ne pratiquent pas.

Une fois la phrase du jour enregistrée et vérifiée, la séance est terminée. Le sentiment qui prévaut pour la classe ou le groupe, enseignant compris, est alors souvent celui d'avoir bien joué son rôle dans une pièce dont le texte n’était pas écrit d'avance et dont la fin est restée incertaine jusqu'au bout. Dans cette partie, la position de l'enseignant se révèle essentielle.

3. Mener la séance

Position de l’enseignant

L'évolution des conceptions orthographiques passe par leur libre expression et le débat entre élèves. L'enseignant reste donc en retrait au cours des échanges. Cependant, ce retrait est relatif. Certes, il ne fournit pas la bonne réponse, comme c'est le cas d'habitude en orthographe, mais c'est bien lui qui garde la main sur le déroulement de la séance. D'abord, il donne le ton en respectant le premier cette règle qui s'impose à tous, et qu'il fait respecter: on ne se moque pas quand il y a une erreur, ni par un propos désobligeant, ni même par un geste ou une intonation. Ensuite, comme dans toute activité scolaire, l'enseignant est à la fois l'organisateur de la situation d'apprentissage, son metteur en scène et son animateur.

La réussite d’une séance de phrase du jour, et de la phrase dictée plus particulièrement, se joue sur un fil: d’un côté, l’activité tient la gageure de faire travailler véritablement les conceptions des élèves; de l’autre, elle retombe dans la correction de fautes d'orthographe où l’on troque une graphie fautive contre une graphie juste, avec, quand c’est nécessaire et possible, le rappel d'une règle. La différence est donc à la fois ténue (de fait, on rappelle les règles, on cherche la norme) et décisive: elle tient à un état d'esprit au moins autant qu’à des façons de faire qui en sont la concrétisation.

C’est donc bien l'enseignant qui détient la clé pour amener ses élèves à s'engager dans l'activité, en ne faisant pas de la norme et du rappel des règles des arguments d'autorité, dont l'invocation suffit à clore la discussion, mais, au contraire en permettant au débat de s'instaurer autour des conceptions orthographiques de chacun. S'il n'intervient pas directement, ou peu, dans la discussion sur le fond, il intervient en permanence en tant qu'animateur des débats, soit par des interventions directes pour susciter, organiser et structurer les échanges, soit par les multiples micro-décisions qu'il doit prendre pour conduire et accompagner les élèves dans leur travail de réflexion. C’est de cette manière qu'il exerce son rôle d'enseignant. Comme souvent, ce rôle se manifeste par une façon d’intervenir et par une façon de diriger la séance, la première étant plus apparente, la seconde plus souterraine.

Façons de parler

Pour que les élèves s'expriment et confrontent leurs points de vue, il est nécessaire de situer clairement les échanges au plan des idées et non des fautes : cela passe par un effort pour éviter non seulement le terme de faute avec ses connotations inopportunes, mais aussi celui d’erreur. Ces termes présupposent un manquement à un savoir qui serait déjà constitué, ce qui n'est pas le cas: la phrase du jour est précisément au service de l'appropriation du savoir expert qu'est la norme orthographique. C’est pour la même raison que le travail sur un mot n’est pas présenté comme un travail de correction, ce qui sous-entend toujours l'idée d'erreur.

On utilise plus volontiers les termes de proposition, de choix ou de graphie pour désigner ce que les élèves écrivent ; de même, le but du débat est présenté comme la recherche d'un accord sur les raisons que l’on a de retenir une proposition et pas une autre. Les mots de l'enseignant ne sont pas neutres: ils se répercutent sur la manière dont les élèves situent leur activité mentale et métalinguistique ; ils contribuent, dans une certaine mesure, à modifier leur propre regard sur leur travail et sur l’orthographe.

Quant aux termes métalinguistiques, en règle générale, on se contente de reprendre en écho les mots des élèves, sans reformuler outre mesure, surtout au début de l'examen d'un mot. Par exemple, si un élève dit « J'ai mis s» ou « J'ai mis a - i - t», on utilise la même expression mettre s, mettre a-i-t; en revanche, s’il dit « J'ai accordé au pluriel », ou « J'ai conjugué à l’imparfait », on reprend ces termes qui sont des indicateurs d’un niveau de conceptualisation supérieur. En réalité, il arrive fréquemment qu’en quelques tours de parole, certains termes apparaissent dans la bouche d’un élève avancé et soient repris peu à peu par d’autres : les formulations plus canoniques se diffusent alors, et ce d'autant que l’enseignant lui-même laisse passer ces formulations qui sont tout naturellement les siennes. L'important est qu’elles ne soient pas considérées comme des préalables, ni exigées à tout bout de champ avec le risque de couper court aux échanges, mais des moyens d'apprentissage indirect.

Modes de questionnement

Le débat entre élèves ne s’instaure pas magiquement, Il n’a lieu que si l'enseignant le met en place et crée les conditions d’un déroulement favorable. Si, en groupe, les élèves se débrouillent seuls pour discuter et se mettre d'accord sur une graphie, en collectif ou s’il travaille avec quelques élèves, c'est l’enseignant qui régule le débat. Mais, alors, comment intervenir de façon équilibrée? Comment faire pour ne pas induire les réponses ? Quelles sont les questions les plus intéressantes pour atteindre l’objectif que l’on se fixe ?

Dans la phrase du jour, l'enseignant pose en effet des questions. Ces questions, directes ou indirectes, ont plusieurs fonctions et prennent des formes différentes selon la fonction visée. Parfois, ces fonctions se combinent ; par commodité, elles sont ici présentées séparément.

- Les questions d'incitation ont pour fonction de lancer ou de relancer le débat, et d’encourager les élèves à oser s'exprimer. Certaines sont destinées à celui qui à fait une proposition, d’autres au reste de la classe pour qu’elle réagisse à la proposition ou à l'argument qui la sous-tend.

- Les questions d'élucidation permettent de mieux comprendre ce que les élèves veulent dire en les poussant à expliciter davantage,

- Les questions de régulation visent à organiser la discussion, scander l'examen des graphies, faire le point, prendre une décision, vérifier le degré de consensus, faire synthétiser.

- Les questions critiques cherchent à remettre en cause des propos tenus pour évidents, en soulevant un point non envisagé, en pointant une conséquence problématique, une contradiction avec un propos antérieur ou un savoir bien établi ; elles permettent à l'auteur d'un argument ou à la classe de repérer un problème et de chercher une solution qui va faire évoluer une conception. Autrement dit, elles ont une fonction de provocation, dont l'usage est délicat: pour éviter d'arrêter le travail en bloquant les élèves, elles s'emploient rarement au début de la séance ou de l'examen d’une graphie, et seulement quand l’activité est bien rodée : il s'agit alors de plaider le faux pour susciter le vrai, bref, de bousculer en poussant les élèves dans leurs derniers retranchements.

Cette variété de questions dont l'expérience a montré l'impact positif constitue une différence majeure avec l'enseignement traditionnel de l’orthographe dont la question dominante est « Pourquoi tu as oublié un s ? », question à laquelle l’élève a bien du mal à répondre par une raison valable et qui est forcément ressentie comme un reproche. Pour éviter de piéger les élèves par une question qui éveille un sentiment de culpabilité (ou de déni) et qui inhibe souvent la réflexion au profit de la devinette, on préfère des questions en «Comment tu as fait pour...?» ou en « Qu'est-ce qui t'a fait penser à?» À travers la question qu’on pose, il s'agit donc toujours de situer l’élève comme un être qui dispose d'une rationalité.

Distribution de la parole

Le but de l'activité de la phrase du jour est d'offrir à un maximum d’élèves la possibilité d'expliquer leurs représentations pour qu'elles évoluent. Il ne s’agit donc pas de chercher à régler rapidement les problèmes soulevés par les graphies, mais, au contraire, de rechercher un consensus qui soit bien le point d’aboutissement d'un réel échange d'arguments. Pour cela, il est important que la classe ne soit pas orientée trop vite vers la bonne réponse. Or les élèves les plus avancés s'y précipitent, enclins à imposer leur point de vue avec leur réputation d'élèves forts en orthographe.

Deux moments sont particulièrement critiques: le recueil des propositions et la première prise de parole sur un mot. Il vaut mieux en effet éviter d’avoir systématiquement en tête de colonnes des graphies normées: elles ont tendance à rallier trop vite les suffrages sans que le travail se fasse en profondeur. On s'arrange donc pour n’en avoir qu'une ou deux, selon la longueur de la phrase, ou pas du tout. Par exemple : Léa à décidée de travaillée ce matin. De même, pour que le rappel d'une règle ou d'une procédure ne bloque pas l'expression des raisons qui ont poussé les autres élèves à écrire comme ils l'ont fait, on s'arrange là encore pour que règles et procédures exactes ne soient pas énoncées systématiquement en premier. Par exemple, en donnant la parole à Liana qui dira qu’on écrit travaillée «avec un e, parce que Léa, c'est une fille », plutôt qu'à Yvon, réputé pour la sûreté de ses connaissances orthographiques, qui expliquera d'emblée que « derrière la préposition de, le verbe est à l’infinitif, donc travailler, er».

Bien évidemment, il ne s’agit pas d’interdire de parole les bons élèves! Mais en faisant appel à eux au moment opportun, l'enseignant dispose d’un moyen de régulation du déroulement de la séance, tantôt pour confirmer un argument, tantôt pour mettre la classe sur une piste, tantôt pour accélérer la réflexion, tantôt encore pour une reformulation en termes métalinguistiques. Quant aux élèves les plus faibles, il est important de leur accorder une place, par exemple, en leur donnant l'occasion de faire valoir une connaissance de base, c’est-à-dire souvent en leur donnant la parole dans les premiers, ou sur des points qu’on sait à leur portée. Dans le même ordre d'idées, tout élève qui a commis ce qui lui apparait être une erreur doit pouvoir, en la rectifiant lui-même d'emblée, « sauver la face ». I] va sans dire que, comme toujours, on s'efforce de distribuer la parole le plus largement possible, en n'interrogeant pas toujours les mêmes, et surtout en invitant nominalement ceux qui ne s'expriment pas spontanément à donner leur point de vue. Cela suffit souvent à les inciter à le faire.

Modulation de la tâche

En principe, les mots sont examinés un par un du début à la fin, en conservant la logique de la mise en mots linéaire de la phrase. Mais ce principe doit rester souple. En effet, au fur et à mesure que l'enseignant découvre les différentes graphies des élèves, il peur être amené à prendre d'autres décisions concernant l’ordre de traitement et le choix des mots à examiner.

En dehors des problèmes de segmentation (sil voit), qui, de fait, obligent à s'occuper de deux mots à la fois, dans certaines phrases, il faut parfois mettre en relation deux unités distantes pour déterminer une orthographe, par exemple une chaine avec des anaphores. On peut alors régler du même coup le sort de deux unités. C’est d'ailleurs souvent une remarque d'élèves qui vient rompre l'examen linéaire de la phrase («C'est pareil avec. »): il vaut mieux alors suivre la piste et traiter ce qui vient d’être pointé. L'enseignant peut lui-même choisir de commencer par un mot ou un groupe de mots qui joue un rôle clé ou qui présente un éventail de graphies intéressant. Par exemple, lorsque la maitresse fait d'abord repérer et traiter le verbe dans Les sports et les jeux violents sont interdits à l'école, ce qui permet ensuite d'aborder interdits de façon plus efficace.

Quand les problèmes qui se posent sont trop nombreux pour le temps imparti ou quand des signes de lassitude apparaissent, l'enseignant peut décider de ne pas tout traiter. Il peut aussi choisir de passer plus vite sur certaines graphies de moindre intérêt ou finalement trop difficiles pour la classe. Dans ce cas, l'enseignant indique lui-même quelle est la bonne proposition parmi celles qui ont été proposées, ou la donne si elle n’a été trouvée par personne, en la justifiant rapidement, au besoin d'un expéditif «On le verra plus tard ». Rien n'oblige en effet à traiter tous les mots. Dans une phrase d’une certaine longueur ou d'une certaine complexité, on peut décider à l'avance de ne travailler que sur quatre ou cinq mots: soit on décide préalablement lesquels, soit on les sélectionne en fonction de la situation, par exemple en passant dans les rangs. L'avantage est d’écourter considérablement le recueil des graphies, ce qui permet de consacrer tout le temps nécessaire au débat.

C'est de cette manière qu’on peut raccourcir la durée de l’activité, et, éventuellement, augmenter sa fréquence, tout en conservant aux phrases dictées des structures suffisamment élaborées pour poser des problèmes véritables, sans pour autant alourdir le travail. La variation possible entre fréquence, durée, nombre de mots examinés, laisse ainsi beaucoup de jeu à l’activité.

Hiérarchisation des problèmes

Tous les mots ne réclament pas le même type de discussion, toutes les propositions des élèves non plus. En effet, tout dépend de la zone ou des zones du système, car il y en a souvent plus d’une, qui se trouvent impliquées, et du niveau de classe. Inutile de s'appesantir sur une erreur banale, signalée par son auteur, qui ne relève pas d’un débat conceptuel, comme l'oubli du s dans les personnage en CM2 ou en 6°.

L'enseignant doit donc décider s’il laisse ou non les élèves continuer un échange en fonction de la nature lexicale, morphosyntaxique ou homophonique des problèmes soulevés, et donc de la possibilité de s'appuyer sur des repères connus. Voici, par exemple, des graphies recueillies en CM2 pour une phrase dont on a vu que le verbe pose encore problème en 3e:

La variante atantion n'appelle pas de débat. L'enseignante interpelle directement l'auteur de la graphie: « C’est toi, Florent ? Donc c’est pareil, ça sera à mettre dans ra liste de mots ». En revanche, attentions, avec une finale en s, mérite un arrêt. S'il s'agit, pour l'élève, d'un s non fonctionnel, comme dans souris, corps, pelais, où d’une association qu'il considère comme absolue (« C’est souvent qu'on met ons à la fin »), il lui faudra simplement consigner attention dans la liste des mots à apprendre; mais il peut s'agir aussi de la marque d’une conception à travailler. C'est effectivement ce que montre l’argument de type morphosémantique justifiant aux yeux de Samir (5e) la marque de pluriel : « Moi, j'ai mis plutôt attention avec un s, parce qu'imaginons qu'ils n'avaient pas fait attention de faire une faute, peut-être qu'ils en ont fait plusieurs ».

D'une manière générale, on ne discute guère d'orthographe lexicale, sauf quand la suite des lettres ne correspond pas aux phonèmes qui composent ce mot, comme dans une partie des propositions concernant expliqué.

La connaissance des principales procédures des élèves selon les domaines de l'orthographe permet en général d'anticiper sur leurs raisonnements, dans la préparation de la séance ou sur le vif. On apprend ainsi à concentrer les efforts de la classe sur les problèmes qui méritent débat, c’est-à-dire tout ce qui relève des chaines d'accord, des marques verbales, de l’homophonie. En dernier ressort, c'est avec l'habitude d'écouter les élèves qu'on évite d'aller trop vite et qu’on apprend à hiérarchiser les problèmes.

Segmentation des problèmes

Très souvent, non seulement les élèves proposent plusieurs variantes pour un mot, mais ces variantes se situent à plusieurs endroits du mot. Il est alors nécessaire de procéder à l’examen de toutes les zones problématiques. C’est la raison pour laquelle on peut passer dix ou quinze minutes, voire plus, sur un seul mot. Tout dépend, en effet, de la nature des raisonnements que les variantes des différentes zones suscitent. Les verbes, évidemment, font plus particulièremenc l’objet de ces traitements multiples. Dans le cours du débat, l'enseignant aide à sérier les problèmes en les segmentant, car les élèves n’ont pas une conscience claire de la structure des mots et des différents niveaux d'organisation de l'orthographe en jeu: ils tendent à glisser d'une zone à l'autre sans aller au bout. Dans l'exemple de préférais, les élèves enchainaient une remarque sur la finale avec une autre sur la graphie prai et encore une autre sur la présence des deux f.

La complexité de la zone phonogrammique peut obscurcir l'analyse morphographique, celle qui bouscule le plus les conceptions. On a donc intérêt le plus souvent à régler d’abord la question des phonogrammes de façon à rendre plus lisible la zone la plus problématique, généralement la finale : les choix à faire et l'argumentation à développer sont alors plus clairs. Cette décision dépend avant tout de la nature et de la quantité des propositions qui augmentent la confusion. Par exemple, dans le cas de préférais, un élève a expliqué: « Je sais qu'il y a ai dans le mot, mais je ne sais pas où ». L'enseignante a donc choisi de mettre un peu d'ordre et fait traiter séparément :

— le début du mot, c'est-à-dire le préfixe pré, comme prévenir, et non ai ou e suivi du doublement de la consonne f;

— le radical avec la voyelle é, et non pas ai;

— la désinence.

En focalisant d’abord le travail de la classe sur la partie phono/logogrammique, c’est- à-dire sur la partie stable du mot, les élèves perçoivent ainsi progressivement qu'un mot comporte souvent une partie fixe, soumise aux lois de la phonographie et qu’il faut connaitre par cœur ou vérifier dans le dictionnaire, et une partie variable qui dépend d'autres lois. La différenciation des fonctionnements linguistiques à l’intérieur du mot constitue alors un apprentissage incident.

Usages du tableau

Au cours de l'examen de la phrase, le tableau est largement utilisé. Sa première fonction est bien sûr de rendre visible aux yeux de tous l’ensemble des graphies proposées par la classe et, au bout du trajet, de faire apparaître la phrase normée, dégagée de toutes les graphies inappropriées. Il est donc le révélateur de l'existence d’un problème à résoudre et de sa résolution victorieuse.

Mais le tableau a une autre fonction. C’est le lieu du tâtonnement, des essais, des exemples apportés par les uns et des contre-exemples apportés par les autres, élèves ou enseignant. Il sert en effet à noter certaines suggestions qui apparaissent au cours de la discussion : un mot qu’un élève rapproche d’un mot de la phrase, une terminaison différente si on introduit une modification à un endroit donné, ou encore toute graphie qui serait la conséquence d'un raisonnement échafaudé par un élève. Les élèves peuvent d'ailleurs venir eux-mêmes écrire ce qu'ils évoquent verbalement. Plutôt que de laisser en l’air une idée, il est souvent préférable de la matérialiser: la classe est mieux à même d'argumenter.

Enfin, le tableau peut rassembler de brèves synthèses, directement ou sur panneaux: listes de mots présentant la même particularité graphique, familles de mots, formalisation de règles, Construire ces synthèses au fur et à mesure de la discussion est certainement un outil d'aide des plus efficaces dans un groupe de soutien à effectif réduit. Si c'est possible, il vaut mieux réserver systématiquement une partie du rableau aux essais et une partie aux synchèses.

À la fin de l’activité, le tableau comporte donc un certain nombre d’ajouts, parfois un peu désordonnés, et il n’est pas toujours très lisible aux yeux de qui entrerait à ce moment-là dans la salle. En général, on recommande d’avoir un tableau bien ordonné, pour que les élèves s’y retrouvent. Il est vrai qu’il y a souvent pour eux une difficulté qu'on méconnait: le tableau suit un ordonnancement qui correspond souvent à la seule pensée de l'enseignant. Mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas d'entrer dans l'organisation de quelqu'un d'autre, puisque ce qui se déploie sur le tableau à la fin d'une séance de phrase du jour reflète l’activité réflexive de la classe et le travail de recherche qui vient de s'effectuer, comme sur un cahier de brouillon. On ne demande pas à un cahier de brouillon d'avoir la lisibilité d’un manuel, même si une voie moyenne est sans doute à trouver centre le tiré au cordeau et l’illisible. Quoi qu'il en soit, en travaillant de la sorte devant et avec les élèves, on leur enseigne l'usage de l'écrit réflexif.

Stratégies d’intervention

Au cours d’une séance de phrase du jour, l'enseignant peut avoir à intervenir de façon ouverte, soit sur une procédure, soit sur le contenu, soit sur l’activité cognitive elle-même.

Lors des premières séances, notamment, on peut suggérer aux élèves, un peu déroutés par la tâche et la diversité des graphies, d'essayer d’abord d’éliminer les propositions dont ils sont sûrs qu'elles ne conviennent pas. Ou bien, quand les élèves sont à court d'argument et semblent être dans une impasse, on peut souligner une différence dans les arguments ou suggérer une manipulation. Avec une phrase donnée, demander explicitement aux élèves de rappeler et d'utiliser certaines procédures travaillées collectivement est une stratégie qui fait partie de l’activité. Il faut toutefois garder à l'esprit qu’imposer trop tôt une façon de faire risque toujours de ne pas laisser émerger quelque chose d'intéressant à travailler ou de masquer d’autres problèmes. Les interventions les plus efficaces tiennent d'ailleurs souvent moins à leur contenu qu’à leur pouvoir catalyseur en tombant au bon moment. Par exemple: « Il n’y a pas quelque chose que vous pourriez essayer de changer?» peut dénouer une situation, tout en étant une suggestion volontairement imprécise. De même, donner à voir au tableau sans aucun commentaire ce que les élèves disent de manière confuse peut suffire à éclairer le propos et à régler une question, comme avec Ont avait acheté inscrit sous On a acheté: en visualisant ce qu'il fait, l'élève comprend qu’il ne se sert pas de la règle de substitution de la bonne façon.

De temps à autre, l'intervention magistrale a pour but de provoquer l'approfondissement de la réflexion, soit par une prise en compte d’un élément non perçu, soit par un réajustement de la formulation.

Validation

La question sans doute la plus délicate est celle de la validation des arguments des élèves et de la solution à laquelle ils parviennent. Quand et comment valider ? C'est là que le rôle de l'enseignant est certainement le plus déterminant. D'une manière générale, celui-ci s'efforce de ne pas donner d'indication sur la validité où non des propositions et des arguments. Les « d’accord » éventuels qui ponctuent son discours signifient seulement que l’élève qui vient de s’exprimer a été entendu et non pas que ce qu'il a dit est juste. Ensuite, le maitre s'efface le plus possible du débat.

En fait, on apprécie en continu la teneur, l'orientation, et l'intérêt de la discussion pour l'apprentissage. Il faut en effet décider si les échanges doivent se poursuivre ou non. Oui, quand on a le sentiment que les élèves peuvent aller plus loin, que trop peu ont exprimé un point de vue; non, quand tout semble avoir été dit. Inutile de laisser s’enliser le débat et retarder certaines confirmations. La question de la validation se pose donc différemment selon qu'un problème de conceptualisation existe ou non, ou que le débat peut encore apporter quelque chose de nouveau. La difficulté consiste d’abord dans cette appréciation, ensuite à repérer le bon moment pour inciter la classe à conclure. C’est un savant équilibre, car l'expérience montre que des éléments importants surviennent au moment où l'on décide de clore.

En pratique, la validation se fait d'elle-même, au fur et à mesure que les propositions erronées sont réfutées : à la fin, il n’en reste qu'une. Si la bonne réponse ne figure pas dans les propositions de départ, elle émerge la plupart du temps de la discussion (ou alors la phrase pré- sente une difficulté mal évaluée au départ). En acceptant de supprimer les propositions du tableau et d'entériner celle qui reste, l'enseignant fait savoir aux élèves que les arguments énoncés en faveur de cette dernière sont justes, qu'ils ont trouvé la solution et qu'ils peuvent conclure, Il valide ainsi le travail de réflexion de la classe.

Solution différée

Avec la phrase du jour, il arrive que la classe se heurte à un obstacle cognitif important et qu'elle ne parvienne pas à se mettre d'accord sur une graphie. Les connaissances impliquées se révèlent hors de la portée des élèves ou d’une trop grande partie de la classe. Le cadre n'offre en tout cas pas les moyens de trouver les moyens d'aboutir. L'enseignant doit alors prendre la décision de donner la réponse lui-même, ou de différer la solution pour pouvoir mettre en place une autre situation d’apprentissage. Tel a été le choix pour Ils ont expliqué.

L'enseignant doit donc décider, en cas de blocage, de la sortie la plus intéressante en fonction de paramètres internes (liés aux élèves et à l'apprentissage de l'orthographe) et externes (liés au déroulement des enseignements à ce moment-là), en d’autres termes, si le moment est venu de faire d’un obstacle cognitif un objectif-obstacle pour la classe. Il vaut mieux dans ce cas ne pas trop différer le travail d’élucidation et profiter d’une situation particulièrement propice : les élèves ont bien en mémoire le problème orthographique posé et sont désireux d’avoir une réponse; les termes de l'alternative sont clairs, ce qui va faciliter la résolution du problème et l'appropriation du nouveau savoir. Les laisser trop longtemps dans le doute irait à l’encontre du but recherché.

Ainsi, tout au long de l'activité, l'enseignant doit prendre une série de décisions en fonction du déroulement effectif de la séance : choisir qui parle en premier ou en dernier, se contenter de reprendre en écho les mots d’un élève, même inexacts, faire écrire une proposition au tableau pour soutenir la réflexion ou rendre plus clair le propos, laisser s'exprimer ceux qui ont une conception erronée, continuer à solliciter la classe alors que la bonne réponse a déjà été don- née, introduire un contre-argument, proposer un contre-exemple, donner la parole à celui qui sait ou la retarder, demander à la classe ce qu'elle décide, énoncer l'impossibilité de conclure et reporter la solution à un travail ultérieur ou finir par donner la solution. Ce sont autant de façons indirectes de mener une séance de phrase du jour pour permettre aux élèves d'évoluer dans leur compréhension de l’orthographe.

Auto-formation

L'intervention de l'enseignant est donc constante, mais discrète sur le fond, puisqu'il ne corrige pas les fautes, ni ne délivre à proprement parler le savoir orthographique. Cette position va à l'encontre de nos habitudes profondément ancrées, surtout dans le domaine de l'orthographe. Le risque existe donc en animant la séance, sous couvert de la nécessité d'arriver au bout de la phrase du jour, de réoccuper tout l’espace, de presser les élèves, de chercher avant tout la bonne graphie et finalement de ne pas laisser se faire le travail cognitif autour des conceptions orthographiques.

C'est pourquoi l'activité de la phrase du jour nécessite un temps d'adaptation, d’élaboration du cadre ou du « format », pour reprendre le terme de Bruner, dans lequel l'échange s'inscrit, aussi bien pour les élèves que pour l'enseignant. Pour les élèves, il y a le temps de la découverte, de la ritualisation, du rodage : c’est le jeu réglé des échanges qui les aide à appréhender cette situation comme une nouvelle situation d'apprentissage. Pour l'enseignant, la maitrise de l'activité dépend de son expérience dans le métier. Celui qui n’en est plus à faire ses premières classes connait bien le jeu de la distribution de la parole, par exemple. De même, si on met déjà l'accent en sciences sur les représentations initiales ou si on à mis en place des conseils d’élèves, on a déjà fait une bonne partie de ce travail d'adaptation. Néanmoins, chacun devra élaborer avec sa classe sa propre façon de mener la phrase du jour. La période d'auto-formation n'est d'ailleurs pas forcément longue, même pour un débutant. Pour le montrer, on comparera la position de la maitresse, professeur-stagiaire dans une classe de CM2, lors des deuxième et troisième séances d’une activité également nouvelle pour tous :

Deux exemples

Phrase dictée du jour n° 2 : Marc sursauta: il les avait vus derrière son Lit: sursotta — sûr sauta — sursauta — sursota — sursotat — sur ce tas Phrase dictée du jour n° 3 : Elle les voit tous les jours à la gare avant d'aller chercher son frère: voi — voie — voient — voit

1a. Enseignante : On regarde ce premier mot.

2a. Laurie: Moi, j'ai écrit le quatrième.

3a. Enseignante : Pourquoi ?

Aa. Aleth: Sur ce tas, en trois mots cela ne va pas, j'avais mal entendu.

5a. Enseignante: Qu'est-ce qu’on regarde pour savoir si c’est ça ou un autre ?

Ga. Jean: Il y a le mot sauter à l'intérieur.

7a. Enseignante : C’est quoi le mot sursauter ?

8a. Colin: C’est un verbe.

9a. Enseignante : Est-ce que celui-là, c'est un verbe ? [sur ce tas]

10a. Éloi: Non.

11a. Enseignante: Donc, celui-là, on l’enlève.

1b. Jeanne: Je ne suis pas d'accord avec la dernière, car v-o-i-e, c'est la voie du train, la voie ferrée.

2b. Enseignante : Donc c'est quoi ?

3b. Éloi: C'est un nom.

4b. Enseignante: Comment on sait que, dans la phrase, voit, c’est un verbe ?

5b. Alban: C’est elle qui les voit.

6b. Tristan: Elle, quand c’est au féminin, ça prend un e.

7b. Simon: Mais c'est pas des filles ! e-n-t, c'est un verbe.

8b. Enseignante : On a éliminé v-o-i-e, car vous m'avez dit que c'était un nom et pas un verbe, alors comment prouver que dans la phrase vous avez un verbe et pas un nom? Comment savoir si c’est le nom ou le verbe, /vwa/ ?

9b. Éva: On regarde les mots avant ou après.

1Ob. Annie: /vwa/, qui est-ce qui les voit ? C’est elle, donc cela ne peur pas être e-n-t.

11b. Thibault: Voie, il y à un ou une, ou les, mais là il y a elle les voit.

12b. Ishaq : Les, c'est un pronom COD,

13b. Enseignante: Cela ne prouve pas que c’est un verbe, on peut aussi avoir les devant un nom. [...]

Le changement se remarque tout de suite. Sur le plan quantitatif, les échanges sont plus longs ; l'examen des graphies n’est plus mené au pas de charge, puisque, à la treizième prise de parole, le débat se poursuit encore. Mais c'est sur le plan qualitatif que la différence est encore plus nette. D'une part, les questions sont des questions ouvertes : à la deuxième séance, la question pourquoi [3a] reste sans réponse, la question est-ce que n'amène que la réponse négative attendue [9a-10a]. Mais à la troisième séance, les questions en comment poussent les élèves à développer leurs arguments ; il y a d’ailleurs des enchainements élève/élève, ce qui signifie que le cours du débat est moins sous l'emprise directe de la maitresse. Celle-ci tire davantage parti des propos des uns et des autres, contrairement à la deuxième séance où elle n'avait pas repris la remarque de Jean [6a-7a]. D'autre part, elle relance le débat à plusieurs reprises [4b, 8b, 13b], elle n'accepte pas facilement les arguments de ses élèves, elle exige qu'ils aillent plus loin [8b] et n'hésite pas à donner un contre-argument pour les y pousser [13b]. En somme, ses attentes se sont déplacées. On voit alors le résultat: parce que le mode d'intervention ne vise plus à obtenir rapidement la bonne graphie, les élèves sont conduits à mobiliser et à mettre à l'épreuve toute une série de savoirs sur la phrase, notionnels [7b], terminologiques [12b] et procéduraux [10b]. Il aurait été très facile, en effet, après la réponse d’Alban [5b], de procéder comme dans [11a] à l'élimination immédiate de voie. En laissant le débat se poursuivre, une conception erronée des plus classiques, le verbe au féminin, a pu être énoncée par un élève [6b], puis partiellement réfutée par un autre [7b].

Les effets de l’auto-formation se font ainsi sentir dès la troisième séance tant pour l’enseignante que pour ses élèves. Celle-ci les a fait entrer dans une activité où ils réfléchissent vraiment sur l'orthographe et où leur réflexion d'élèves est prise en compte. Bien sûr, avec plus d'expérience, certains propos auraient mérité d’être poursuivis, On peut imaginer, par exemple, qu'on redonnerait la parole à Thibault par un «Tu peux expliquer davantage ce que tu veux dire ? », et à la classe par «Que pensez-vous de ce qu’a expliqué Thibault et de ce qu'a répondu Simon?» H y a là en germe un conflit cognitif qu’il est peut-être dommage de laisser s'éteindre. Toutefois, il faut se rappeler qu'un enseignant, même chevronné, ne perçoit jamais tout de ce qui se passe dans sa classe, mais que ce n’est pas très grave, car les conceptions des élèves, surtout, s'il s'agit d'une de ces conceptions tenaces, resurgissent un jour ou l’autre.

Toute la difficulté des décisions à prendre dans l’activité de la phrase du jour provient donc de l'incertitude dans laquelle on est pour évaluer la difficulté réelle des problèmes en jeu pour des élèves précis, et donc de la réponse à apporter, au sens large, c’est-à-dire choisir entre écho, relance, validation, provocation. C’est dans le niveau de connaissance qu’on a des procédures des élèves que se joue une partie de la suite. En l'occurrence, cette enseignante connaissait la perturbation posée par la présence d’un pronom devant le verbe et la tendance des élèves à vouloir accorder un verbe conjugué au féminin ; elle avait donc pu anticiper sur les raisonnements susceptibles d'être proposés. L'anticipation est bien une façon de se préparer à l'improvisation, l'expérience aide aussi, évidemment.

La maitrise de la conduite de l'activité est donc progressive chez l'enseignant. Elle repose sut le développement de trois capacités conjointes :

— la capacité à faire des hypothèses sur les procédures orthographiques des élèves pendant l'activité, autrement dit, à passer de savoirs mobilisables (connaissances linguistiques, psycholinguistiques, didactiques) à des repérages effectifs dans le feu de l'action ;

— la capacité à faire interagir les élèves dans le but de faire évoluer leurs conceptions orthographiques et de leur faire acquérir des connaissances, autrement dit à animer des débats sans perdre de vue l'objectif ;

— la capacité à ajuster son intervention en fonction de la situation, autrement dit à analyser cette situation en temps réel pour garantir un étayage efficace.

Parallèlement se développe une attitude d'ouverture et de curiosité envers l’activité métalinguistique des élèves. En effet, Avec la phrase du jour, nous pénétrons un peu à l’intérieur de la « boite noire », c'est-à-dire dans ce qui se passe dans la tête d’un élève qui essaie de s'approprier l'univers de l'écrit. S'ils sont seuls à pouvoir faire le chemin, nous sommes aussi les seuls à chercher les moyens appropriés pour les aider à le faire.

D'après Cogis, D. (2005). Pour enseigner et apprendre l’orthographe : Nouveaux enjeux - Pratiques nouvelles Ecole/Collège.

La phrase dictée (un exemple)

188-268. "Pourtant l'utilisation d'éléments libres de droit [fourni / fournis / fournit / fournient] avec le logiciel est autorisée"

189. ALEXANDRE : Bah le "fourni" il est étayé par "utilisation" du coup c'est singulier. Du coup on peut enlever "fournient" avec e-n-t.

190. ENSEIGNANT : D'accord qu'est-ce qui est "fourni" en fait ? Est-ce que c'est "l'utilisation" ?

191. KHALID : C'est "l'é...".

192. ENSEIGNANT : "L'utilisation" est "fournie" ?

193. KHALID : Non. C'est "l'élément".

194. ZOÉ : C'est "les éléments"

195. KHALID : C'est "l'élément".

196. ENSEIGNANT : Ce sont les éléments qui sont fournis.

197. KHALID : Oui.

198. ZOÉ : Oui.

199. ENSEIGNANT : Ouais. Du coup on peut déjà supprimer quelques uns là-dedans dans la liste.

200. CHATRY : "i", "t".

201. ENSEIGNANT : "i" c'est pas bon, on est bien d'accord ? Si c'est "les éléments" ça ne marche pas.

202. CHATRY : "t" aussi.

203. ENSEIGNANT : On peut aussi supprimer "t" pourquoi ?

204. CHATRY : Parce que [indistinct].

205. ENSEIGNANT : Parce que "t" c'est pas une marque de pluriel donc il faut l'enlever. Restent "fourni" "s" ou "fourni" e-n-t. Quelle est la bonne et pourquoi ?

206. CHATRY : Je sais pas si "fourni" c'est un verbe du deuxième groupe ?

207. ZOÉ : Non moi je pense que c'est le premier.

208. ENSEIGNANT : Toute la question de là est-ce que "fourni" ici c'est un verbe ?

209. ZOÉ : Ouais.

210. ENSEIGNANT : Un verbe conjugué.

211. CHATRY : Si c'est... C'est un verbe conjugué.

212. ENSEIGNANT : C'est une question. Qu'est-ce qu'il faut pour qu'il y ait un verbe conjugué ?

213. KHALID : S'il n'y a pas d'auxiliaire automatiquement on met e-n-t.

214. ZOÉ : Mmh.

215. ENSEIGNANT : Je sais pas. Oui ?

216. ALEXANDRE : Et si jamais par exemple quand on met "fournis" avec un "s" normalement il y a un verbe et là il y a pas. Pas "fourni" ou euh...

217. ENSEIGNANT : "Fournis" avec un "s" il faut un verbe avec. Vous voulez parler d'un auxiliaire ?

218. KHALID : Oui, c'est ce que...

219. ALEXANDRE : Oui.

220. ENSEIGNANT : "Il a fourni."

221. ALEXANDRE : Oui. C'est plus... Comme "il a été" ou euh...

222. CHATRY : C'est qu'il n'y a pas d'auxiliaire là...

223. ALEXANDRE : Non, du coup on peut se dire que c'est pas c'est pas bon la première ligne du coup il faut utiliser "fournient" avec e-n-t comme il y a pas un verbe derrière.

224. ENSEIGNANT : Parce qu'il n'y a pas d'auxiliaire ?

225. ALEXANDRE : Oui.

226. ENSEIGNANT : D'accord. Ndiawa vous vouliez dire ?

227. NDIAWA : Oui. Si on met "founient" avec e-n-t ça veut dire que ce sont "les éléments" qui ont "fournient" alors qu'ici c'est "le logiciel" qui a "fourni" "les éléments"...

228. ENSEIGNANT : Alors... Vous revenez à la question qu'est-ce qui est "fourni" ?

229. NDIAWA : "Les éléments" ?

230. ENSEIGNANT : Alors... Ce sont "les éléments" qui sont "fournis". [...] Maintenant la question c'est comment est-ce qu'on écrit ça ? Comment est-ce qu'on écrit "les éléments" sont "fournis" ? C'est ça en fait, ce sont bien "les éléments" qui sont "fournis".

231. CHATRY : "Les éléments" sont "fournis" avec "s".

232. ENSEIGNANT : Bah je sais pas. J'ai e-n-t et j'ai "s" mais j'ai pas d'arguments . Pourquoi ? Pourquoi "s" ? Pourquoi e-n-t ?

233. CHATRY : "Les éléments" sont "vendus", c'est conjugué.

234. NDIAWA : "s" parce que "fourni" est un participe passé.

235. ENSEIGNANT : C'est quoi un participe passé ? Expliquez-moi.

236. ALEXANDRE : Bah un participe passé c'est a... Euh non... "Il a fait ça" euh...

237. KHALID : Quand il y a deux verbes tu veux dire...

238. ALEXANDRE : Non. [plusieurs paroles se chevauchent] Comme "il y a quelques instants il a fait ça" ou "je vais faire ça".

239. ENSEIGNANT : Le participe passé est effectivement souvent utilisé dans le temps qui s'appelle le passé composé donc c'est pas la seule utilisation mais c'est souvent effectivement lié au passé c'est ça que vous voulez dire ?

240. ALEXANDRE : Oui. Ou dans le futur proche.

241. KHALID : L'imparfait...

242. ENSEIGNANT : Ça me paraît plus compliqué mais... "Il aura fait" ? Futur proche ? C'est ça ce que vous voulez dire ? "Je vais faire."

243. ALEXANDRE : Oui c'est ça.

244. ENSEIGNANT : Oui mais "je vais faire" c'est plus un participe passé. "J'ai fait" c'est un participe passé, "je vais faire" c'est un infinitif (l'enseignant fait un tableau avec deux colonnes pour distinguer les deux notions et les deux exemples).

[...]

248. ENSEIGNANT : Bon la question c'est est-ce que c'est un verbe conjugué ou est-ce que c'est un participe ?

249. ALEXANDRE : J'ai peut-être une idée.

250. ENSEIGNANT : Oui ?

251. ALEXANDRE : Quand on dit euh quand on fabrique une phrase normalement c'est sujet verbe et complément adjectif sauf que là le sujet c'est plutôt "l'utilisation" et après il y a un complément et après il y a un verbe. Du coup je pense c'est plutôt comme un adjectif le "fourni".

252. ENSEIGNANT : Oui mais la question c'est est-ce que c'est un verbe qu'on conjugue "je fournis tu fournis il fournit nous fournissons vous fournissez ils fournissent" ou est-ce que c'est un participe passé ?

Le chantier d'orthographe

L'acquisition de l'orthographe est une vaste entreprise. Parallèlement aux occasions fournies par les séquences d'écriture, il est nécessaire d’instituer des séances qui ont pour finalité la connaissance du système graphique, des « leçons d'orthographe » en quelque sorte.

Dans un esprit bien différent, cependant, les chantiers d'orthographe mettent avant tout l’accent sur l'activité de découverte du fonctionnement de l'orthographe par les élèves: il s'agit de les accompagner dans ce travail, et non d'accumuler pour eux des règles et pseudo-règles qu'ils devront ensuite appliquer et répéter dans des exercices chaque année, comme la leçon On/Ont examinée dans la première partie. Pour aider l'élève dans la construction des savoirs orthographiques, il est indispensable de l'amener à observer, à faire des liens, à se poser des questions, pour comprendre comment ce système fonctionne.

Chaque chantier vise à faire découvrir un pan du système ou à mettre de l'ordre dans les connaissances relatives à un domaine, et, souvent, un peu les deux. Il a généralement pour point de départ un problème rencontré par les élèves ou une question soulevée par l'enseignant. Mais, à la différence de la séquence intégrée, il ne vise plus à répondre à l'urgence de la situation d’écriture, il vise à appréhender le système plus largement. Cependant, la démarche reste similaire, puisque, dans tous les cas, les élèves sont placés en position de recherche.

1. Repérage du problème

1.1. Sélectionner un thème d'étude pertinent

L'enseignant indique qu'il y a une étude à faire et pourquoi. Par exemple : "Vous n'avez pas réussi à vous mettre d'accord sur... Il faut donc qu'on creuse un peu cette question" ; ou "j'ai constaté de nombreuses erreurs sur tel point, il faut savoir pourquoi pour ne plus en faire". Le moteur peut bien sûr être aussi la curiosité, celle qui s'exprime dans la question d'un élève et qui est répercuté à la classe ; ou bien un défi lancé : "vous croyez que... En êtes-vous bien sûrs ?" ; ou encore : "Aujourd'hui, on va commencer l'étude d'une nouvelle question". C'est à ce problème formulé au début du travail que la classe reviendra, à la phase finale, pour prendre la mesure de l'apprentissage qu'elle vient de faire. Il doit donc être formulé clairement, mais toujours dans les termes des élèves.

La question posée au départ d'un chantier figure en général sur un bandeau bien visible de tous : elle facilite l'entrée dans une entreprise qui va durer un certain temps et couter pas mal d'efforts. Affichée jusqu'à la fin, elle rappelle la ligne directrice de la recherche et le sens du travail mené. Il y est fait appel à chaque récapitulation, ou lorsque les commentaires partent dans tous les sens ou qu'il faut évaluer un classement un peu décalé. Il arrive que la question initiale soit reformulée ou démultipliée en raison de l'avancée du travail de la classe. À la fin du chantier, elle sert à formuler les réponses et à faire le bilan final.

1.2. Constituer un corpus

On peut prélever les mots, phrases ou extraits de texte nécessaires pour fabriquer le corpus dans les productions écrits des élèves, dans les textes lus à ce moment-là dans la classe, mais aussi dans les manuels, notamment les exercices, sans hésiter à modifier le matériau initial pour les besoins de la classe.

C'est par l'observation de ressemblances et de différences, de régularités, que les élèves vont pouvoir percevoir un phénomène orthographique. Le corpus doit donc être constitué d'échantillons représentatifs du phénomène et offrir une diversité suffisante, mais en même temps rester limité pour ne pas être une charge trop lourde en mémoire. Contrairement aux leçons habituelles qui soumettent aux élèves seulement deux ou trois phrases d'observation, le corpus est assez long et n'est pas édulcoré : lexique et longueur de phrase conservent la plupart du temps le degré de difficulté réel auquel se confrontent les élèves en tant que scripteurs.

2. Résolution du problème

2.1. Faire classer

Une fois le corpus constitué, la consigne est généralement très ouverte, voire floue : "Classez selon les critères de votre choix" ou "Mettez ensemble ce qui va ensemble". En réalité, la consigne de classement implique en elle-même une véritable contrainte et non des moindres, celle de la conceptualisation qui est l'objectif du chantier. En triant et en comparant des données, les élèves dégagent peu à peu les propriétés qui fondent catégories et règles. L'enjeu n'est pas de trouver "le bon classement". Il s'agit d'amener les élèves à : traiter les mots comme des objets observables ; définir des critères, c'est-à-dire des propriétés, en retenir certains, et réfléchir au lien entre les critères retenus ; s'interroger sur le mode de classement et sur sa pertinence par rapport à la question de départ ; se poser de nouvelles questions.

Le travail de groupe gagne à être précédé d'un temps de travail individuel : la mobilisation de chacun est plus forte ensuite pour présenter et défendre un point de vue qui a eu le temps d'être ébauché ; la parole a plus de chances de ne plus être dévolue aux seuls bons élèves ou aux grands parleurs.

2.2. Préparer la mise en commun

Il semble plus efficace de différer systématiquement la phase collective et de faire une pause. En effet, la mise en commun ne consiste pas à simplement valider ou invalider les tentatives de classement faites par chaque groupe. Elle a pour but d'élaborer, grâce à la mise en convergence des différentes recherches, de nouveaux savoirs, de faire faire un pas de plus à la classe, et cette élaboration s'accommode mal du hasard ou de l'improvisation.

2.3. Mener l'analyse collective des propositions

L'ordre de passage retenu joue comme un révélateur : il fait apparaître progressivement les propriétés les moins évidentes, les plus subtiles, de la notion étudiée. Le premier classement, en effet, s'en tient souvent à une opposition majeure, une grande propriété que les classements suivants précisent ou complètent.

Ce sont rarement les élèves qui ont effectué le classement effectué au tableau qui l'expliquent au reste de la classe, mais, au contraire, les autres qui vont devoir le lire et le décrypter. Les auteurs sont là pour confirmer ou rectifier, préciser, répondre aux questions ou objections qui surgissent. Cette façon de procéder a un effet très mobilisateur sur l'ensemble de la classe, surtout si l'on prend soin de laisser quelques instants de réflexion en silence avant toute discussion. La lecture des affiches ne se fait pas de façon uniforme, mais dans une accélération progressive. On démarre en ne soumettant qu'un seul classement à la classe. À partir de la troisième étape, il est généralement possible de soumettre à la réflexion des élèves deux ou trois travaux simultanément.

Au fur et à mesure de la discussion et de la comparaison des travaux de groupe, en fonction d'un nouveau critère plus pertinent, on peut être amené à revenir sur un classement antérieur. Toutes les affiches sont là, en effet, pour contribuer à établir les éléments déterminants des notions travaillées. C'est pourquoi elles peuvent subir des modifications : certains éléments peuvent être encadrés, reliés à d'autres par une flèche ; la colonne d'une affiche est repliée si elle gêne ou découpée pour venir en compléter une autre ; des subdivisions sont introduites. Les affiches sont avant tout un matériau de travail, au sens profond du terme : les manipulations visent à opérer une transformation chez les élèves.

3. Formulation des nouveaux savoirs

3.1. Faire écrire une synthèse collective

Marquant une étape clé ou le point d'arrivée dans l'étude d'une notion, les synthèses sont une mise en forme des découvertes des élèves et sont destinées à être mémorisées : ce sont des résumés, des règles, des exemples types, qu'il faut apprendre et que le travail mené en classe suffit d'ailleurs bien souvent à mémoriser.

La synthèse se distingue d'un simple passage à l'écrit : c'est la formalisation d'un nouveau savoir. Mais, la plupart du temps, les synthèses sont à considérer comme provisoires ; elles seront complétées par des recherches ultérieures conduisant généralement à une formulation plus élaborée.

Il arrive que les conclusions auxquelles on s'arrête puissent paraître inexactes. Mais il est important qu'elles reflètent le niveau commun de conceptualisation. Il ne s'agit pas de forcer les choses en cherchant une pseudo exhaustivité ou de transformer soudain les résumés en un jargon incompréhensible pour une partie de la classe. L'important est que la formulation soit bien le résultat de l'élaboration conceptuelle de la classe. On peut aussi demander aux élèves de rédiger d'abord individuellement une proposition de synthèse, puis de se mettre d'accord en binôme sur une formulation ; le résumé collectif est ensuite construit sous la direction de l'enseignant.

3.2. Aménager des retours réflexifs

Parce qu'il ne peut y avoir de véritables acquis à la fin d'un chantier, il n'y a généralement pas d'évaluation immédiate. En revanche, il est intéressant d'organiser des bilans d'apprentissage avec les élèves. De nombreux courants de recherche insistent, en effet, sur cette phase capitale pour les apprentissages que constitue le retour sur le travail. Ces phases dites de métacognition, qui vise à l'analyse par le sujet de son propre fonctionnement intellectuel, interviennent à certaines étapes clés du travail et, bien sûr, à la fin pour faire le point sur ce qui a été appris.

La question de base du bilan est celle-ci : « Qu’avez-vous appris que vous ne saviez pas ou pas très bien ? » Il peut prendre une forme écrite individuelle, très brève, avant une discussion collective. Si les élèves se cantonnent aux contenus, on peut les aiguiller vers une réflexion sur les méthodes de travail. Il peut arriver qu'un problème de fond surgisse pour lequel une brève mise au point ne suffise pas. Ce n'est évidemment pas le moment de tout reprendre : ces éléments qu'on prend soin de noter serviront pour organiser ultérieurement un nouveau cycle de travail. Les bilans individuels, examinés plus tard, sont également des sources d'informations utiles pour la suite.

Les bilans intermédiaires ou de fin de chantier concourent à la structuration des connaissances, car ils sont des occasions de reprises, de reformulations des notions, des propriétés, des structures. Ce sont des moments de synthèse qui permettent de ressaisir mentalement l'objet de travail dans son ensemble et dans ses composants. Une récapitulation très structurée est ainsi le pendant des phases de recherche tâtonnante ou de restitution difficile, au cours desquelles on se perd souvent. Les élèves y gagnent une vision large, « par au-dessus », et non plus «en tunnel ». Les bilans aident ainsi à la conceptualisation.

Tout savoir est à la fois individuel et socialisé. Les moments de bilan institutionnalisent, en les partageant, les nouveaux savoirs: validés avec une touche de solennité par l'enseignant comme partie prenante des savoirs sociaux, ils font désormais partie des références de la classe.

D'après Cogis, D. (2005). Pour enseigner et apprendre l’orthographe : Nouveaux enjeux - Pratiques nouvelles Ecole/Collège. pp. 236-249.

Problématiser l'orthographe

Faire de l'orthographe "un problème au sens plein du terme"

La pratique régulière des dictées métacognitives-interactives (désormais DMI) a conduit à des progrès en orthographe grammaticale à tous les niveaux scolaires. En ce qui concerne la réussite des accords en dictée, les progrès des élèves se révèlent importants et significatifs (Nadeau et Fisher, 2014), au-delà des attentes « normales » (Nadeau, Fisher et Cogis, 2014). En rédaction, l’analyse de la réussite de l’accord du verbe montre que ce sont surtout les élèves sous la moyenne en début d’année qui progressent significativement, ce qui réduit de moitié les écarts forts/faibles (Nadeau et Fisher, 2014). [...]

Si un problème d’homophone surgit, il est discuté en ayant recours aux classes de mots et au contexte syntaxique, au lieu d’être traité par un « truc » de substitution unique, sans liens avec les connaissances de base en grammaire. Ainsi, le mot examiné doit répondre à toutes les caractéristiques de sa classe, donc à ses manipulations (exemple : pour la forme verbale a, l’encadrement par la négation et le changement de personne peuvent être employés comme preuve, tout comme le changement de temps). De plus, l’usage d’un métalangage précis contribue à mieux percevoir les liens entre chaque graphie examinée et les régularités de la grammaire du français. En somme, ces dispositifs mettent en œuvre ce que préconisait Brissaud (2006) :

[…] faire de l’homophonie-hétérographie du français un objet de réflexion, de manipulation, un problème au sens plein du terme devant lequel pourront s’exprimer, au sens étymologique, les représentations des élèves. (p. 47)

Précisons que les DMI ne visent pas spécifiquement les homophones. Tout problème orthographique peut être soulevé et discuté lors des séances (accords, conjugaison, orthographe lexicale, etc.), dans des proportions qu’on ne peut contrôler puisque la discussion s’engage sur les mots qui donnent lieu à plusieurs graphies ou qui font l’objet d’une question.

Hilali, G. J. E., Nadeau, M., & Fisher, C. (2019). L’effet des dictées métacognitives-interactives sur la compétence à orthographier les homophones grammaticaux en rédaction. Repères, 60, 45‑63.

L'apprentissage par problématisation

Il existe bien des manières de classer les problèmes. J’en retiendrai trois types : l’énigme, la controverse et l’échec. L’énigme survient à l’occasion d’un événement inhabituel quand nous nous demandons ce dont il s’agit, ce qui l’a provoqué ; ou encore lorsque nous nous étonnons d’un phénomène pourtant banal (comme la rosée, les marées, l’alternance du jour et de la nuit). On connaît le succès des romans policiers qui posent la question de savoir qui est le coupable. Mais l’étonnement devant l’énigme est également ce qui enclenche l’enquête scientifique, avec la recherche d’une explication. Enfin, il y a énigme lorsqu’ayant l’idée d’un projet conséquent et difficile, nous nous demandons comment nous allons nous y prendre. La controverse, quant à elle, met aux prises deux thèses entre lesquelles on est bien en peine de trancher. Enfin, l’échec nous oblige également à revenir sur ce que nous avons fait pour nous interroger sur les buts poursuivis, les moyens employés et les procédures mises en œuvre.

Le point commun à tous ces problèmes, c’est qu’ils exigent du temps pour être résolus. Le temps est un élément essentiel dans toute problématisation. Ce processus s’étire en trois phases : la position, la construction et la résolution du problème. Si on a affaire à un vrai problème, on ne peut établir de court-circuit entre la question et la réponse, la position et la solution. Il importe toutefois de bien comprendre la différence entre la position et la construction du problème. Je peux savoir qu’il y a problème sans être capable de le construire. Lorsque je suis en panne de voiture ou lorsque je suis malade, j’ai souvent besoin de recourir à un spécialiste pour effectuer le diagnostic. Le diagnostic est un bon exemple de problématisation qui exige la perception du problème (le simple constat de la panne ou du malaise), la construction du problème (l’identification précise des dysfonctionnements ou des symptômes en fonction des lois mécaniques ou physiologiques connues de l’expert) et enfin la résolution qui consiste à émettre des hypothèses et à les tester jusqu’à trouver la bonne.

On le voit bien sur le cas du diagnostic, l’examen d’une question ou d’un problème s’effectue dans une modalité de pensée spécifique qui est celle du problématique. En logique il y a trois sortes de jugements. Si je dis « 2 + 2 = 4 », il s’agit d’un jugement apodictique, c’est-à-dire qui porte sur une nécessité. Il est en effet impossible que la somme de ces deux nombres ne soit pas égale à 4. Par contre si je dis « Il fait beau ce soir », il s’agit du constat d’un événement contingent, car il pourrait tout aussi bien pleuvoir. Il s’agit d’un jugement assertorique. Enfin, si je dis « Il se pourrait bien que Paul ait la grippe », mon jugement porte sur une possibilité, une éventualité qui n’est certainement pas dénuée de fondement, mais qui demande à être vérifiée. Ce jugement est dit problématique.

La problématisation s’effectue dans la modalité du problématique dans la mesure où on suspend, tout au long de l’examen, tout jugement définitif de type apodictique ou assertorique. Prendre le temps de problématiser signifie donc ne pas se précipiter sur la réponse et en même temps suspendre son jugement avant d’avoir étudié le dossier, fait le tour du problème.

Il y a donc toute une éducation au problématique à promouvoir à l’école. Car il faut éviter deux obstacles symétriques. Le premier est évidemment la précipitation. Mais le deuxième n’en est pas moins redoutable, c’est l’excès de prudence qui nous interdit d’avancer lorsqu’on n’est encore sûr de rien. C’est ce que j’appellerai l’obstacle cartésien. Descartes condamnait bien la précipitation, mais c’était pour tomber dans un autre travers. Soucieux d’une certitude absolue comme fondement du savoir, il considérait comme fausses toutes les choses dans lesquelles il y avait le moindre doute. Mais, comme Bachelard le faisait remarquer, ce doute hyperbolique ou exagéré interdit en fait toute problématisation véritable. Il arrive ainsi que dans un débat scientifique en classe, la problématisation tourne en rond, car l’enseignant ne considère que le côté incertain des hypothèses et non leur pouvoir heuristique : on n’est pas certain de ce qu’on avance donc on ne l’avance pas ! C’est un peu comme si le policier refusait de vérifier l’alibi d’un suspect au motif qu’il n’est pas certain qu’il soit coupable. [...]

D’ailleurs, vouloir douter de tout, comme le prétend Descartes, est-il seulement possible ? Comme le font remarquer aussi bien Dewey que Bachelard, on ne peut douter qu’en s’appuyant sur des certitudes. La question de savoir si c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre, ou l’inverse, suppose que l’on soit certain de leur existence et de celui d’un mouvement qui les concerne. S’il s’agit de savoir si Pierre est l’assassin, l’examen de cette question suppose toute une série de hors question. D’abord, cela signifie qu’on laisse de côté bien d’autres sujets. Il s’agit d’une enquête policière qui s’intéresse à un crime et non au temps qu’il fait par exemple. Toute problématisation s’effectue ainsi dans un contexte problématique déterminé : en s’intéressant à une question, on laisse de côté toutes les autres. Mais il y a également du hors question à l’intérieur même de la problématisation. Si je demande « Pierre est-il l’assassin ? » cela présuppose qu’il y a eu crime, que j’ai de bonnes raisons de suspecter Pierre, car il a, par exemple, un mobile et pas d’alibi. Il y a donc ici trois types de hors question : a) ce qui tombe en dehors du questionnement, ce dont on ne se préoccupe pas ; b) ce qui est présupposé par ce questionnement ; c) ce sur quoi il se fonde. Cette dialectique de certitude et d’incertitude est absolument essentielle. C’est l’âme même de la problématisation. On y reviendra. Wittgenstein (1976) utilise toute une série de métaphores pour en rendre compte. Il assimile le questionnement à une porte qui, pour s’ouvrir ou se fermer, requiert l’existence de gonds fixes ; ou encore à un fleuve qui ne peut s’écouler qu’entre des berges relativement solides. Il ajoute qu’évidemment ces certitudes, sur lesquelles le questionnement peut s’appuyer, n’ont rien d’absolu ni de définitif. Les raisons de suspecter Pierre peuvent tomber dans la suite de l’enquête : en fait, il avait bien un alibi, mais ne voulait pas compromettre sa maîtresse… Et même l’autopsie peut révéler que ce qu’on croyait être un crime est en réalité une mort tout à fait naturelle ou encore un suicide. L’important est de bien noter que ce caractère fragile et provisoire des certitudes n’empêche pas le processus de fonctionner. Cette relativité – disait Dewey (2003a) – est la caractéristique essentielle de la démarche scientifique depuis Galilée. Le fait que la science remette souvent en question ses théories ses concepts et ses résultats, loin d’entraver son développement, constitue au contraire le meilleur gage de son dynamisme.

Il n’y a pas de pensée sans étonnement, mais tout étonnement ne débouche pas nécessairement sur une pensée scientifique ou philosophique. Pour qu’un questionnement devienne problème, il est nécessaire de croiser deux dimensions : une dimension horizontale qui englobe les orientations cognitives de la position, de la construction et de la résolution de problème et une dimension verticale consistant à articuler données et conditions dans un cadre déterminé.

On peut schématiser ces deux dimensions sur un losange :

Prenons un exemple que fournit Dewey (2004). En faisant la vaisselle, on extrait de la savonnée chaude des verres mal rincés. On les place sur un plateau, l’ouverture en bas. On observe alors de petites bulles de savon qui sortent des verres. Au bout d’un certain temps, on les voit entrer à nouveau. Phénomène étonnant qui ne peut être problématisé qu’en sélectionnant, dans l’environnement, une série de données (les verres sont d’abord chauds puis froids, les bulles de savon sortent puis entrent dans les verres) et en recherchant les conditions de possibilité de ce phénomène, les lois physiques qui l’expliquent. Problématiser c’est ici chercher l’explication du phénomène. Les verres sont vides. Apparemment, rien ne peut pousser les bulles dehors, rien ne les force à y rentrer. Rien sinon l’air ! Les verres que je viens de poser sur le plateau sont encore chauds. Je sais que l’air chaud se dilate ; la pression doit chasser les bulles de savon. Au bout d’un moment, les verres se refroidissent, l’air froid se contracte, ce qui aspire les bulles vers l’intérieur du verre. Température et pression sont certainement les concepts physiques qui rendent compte des phénomènes et vont me permettre d’émettre des hypothèses. Hypothèse 1 : si je mets des glaçons sur les verres encore chauds, les bulles de savon qui commençaient à sortir du verre vont y rentrer. Hypothèse 2 : si je frotte ces verres, qui sont froids à présent, avec une éponge chaude, les bulles sortiront à nouveau du verre.

[...] Chercher une explication suppose à la fois de distinguer et d’articuler ce qui est à expliquer (les données) et les principes d’explication possibles (les conditions) ou encore les règles qui permettent de rendre compte de ce phénomène. Dans certains cas je connais déjà les conditions (par exemple ici la loi de Mariotte), dans d’autres cas il me faut les découvrir ou les inventer. C’est pourquoi la dimension verticale de la problématisation est fondamentale. Je peux multiplier les données, si je ne cherche pas des conditions, je n’arriverai jamais à construire le problème. Par exemple, le bon médecin n’est pas celui qui fait un examen systématique du malade, de la tête aux pieds. Ni d’ailleurs celui qui peut réciter par cœur tous les syndromes des maladies. C’est celui qui sait repérer les quelques symptômes significatifs que présente le malade et les associer en syndromes en cherchant, au besoin, à compléter les séries ou à lever les ambiguïtés par des examens complémentaires. Comment peut-il le faire ? Parce que son savoir médical lui permet d’associer rapidement tels ou tels symptômes à telle possibilité de maladies. Le diagnostic peut se formuler dans un raisonnement conditionnel de type : Si rhume + fièvre + fatigue… alors probablement X. Dans cette expression, les données (rhume, fièvre, fatigue) constituent des faits d’observation sélectionnés par le médecin en fonction de certaines conditions c’est-à-dire de certaines règles d’association (indiquées ici par les +). L’articulation des données et des conditions permet de formuler des hypothèses. Par exemple c’est probablement d’une laryngite ou d’une grippe qu’il s’agit ici. On le voit, ici le savoir médical guide la sélection des symptômes en fonction de règles et en retour l’examen clinique fournit des pistes, voire des hypothèses de maladies qui demandent à être confirmées par des examens cliniques ou biologiques complémentaires. Il est cependant des cas où le savoir fait défaut. Par exemple le médecin peut rencontrer une maladie inconnue. Dans ce cas il faudra inventer les conditions, c’est-à-dire identifier les régularités d’associations de symptômes, les circonstances de leur apparition, ce qui les provoque. [...]

On problématise toujours dans un cadre déterminé. Le cadre est l’instance normative qui définit ce à quoi il convient de donner statut de donnée, de condition ou de solution. Il peut ainsi déterminer ce qu’expliquer veut dire dans telle ou telle discipline scientifique. Il définit alors un paradigme. Au XVIIIe siècle les newtoniens et les cartésiens ne travaillent pas dans le même cadre. Les premiers admettent les actions à distance, lesquelles paraissent aux seconds des explications magiques. Pour les cartésiens, une bonne explication physique doit se situer dans un cadre mécanique avec ses figures géométriques, ses mouvements et ses actions par contacts. Les idées d’épistémé chez Foucault, de paradigme chez Kuhn, de registre explicatif (Orange, 2012), visent toutes à marquer l’insertion d’une problématisation dans un cadre déterminé. Une discipline scolaire (la littérature, la physique) fournit également un cadre. Le cadre peut également s’interpréter comme un système d’attentes, social ou institutionnel (Goffman, 1991). Ainsi, une bonne part du « métier d’élève » consiste à bien anticiper le système d’attentes du professeur de littérature ou de mathématiques pour savoir quel type d’activité et quelle posture intellectuelle sont requis dans chaque cas.

On peut schématiser les caractéristiques des données et des conditions dans le tableau suivant :

Exemples de problèmes Question Forme des conditions Nature des conditions Données Fonctions des conditions
Problème d'arithmétique

Combien Pierre et Paul ont-ils en tout ?

Règle à suivre pour trouver le résultat

Addition

Pierre a 18 billes, Paul a 46 billes

Indique l’opération à faire

Construction d’un objet technique

Comment construire une pirogue ?

Cahier des charges, critères d’évaluation

Flottabilité, accessibilité, sûreté, contenance

Matériaux  (bois, tissus…)

Définit les caractéristiques de l’objet, contrôle l’exécution, évalue la conformité

Préparation d’un voyage

Comment faire le tour du monde en 80 jours ?

Cahier des charges Règles à suivre

Continuités spatiales et temporelles, Impératif de rapidité

Réseaux de chemin de fer, de bateaux, horaires

Fournit des règles pour le choix des itinéraires les plus performants

Explication scientifique Pourquoi des bulles de savon entrent et sortent des verres ?

Explications Lois physiques, conditions de possibilité du phénomène

Dilatation et contraction de l’air sous l’influence de la chaleur ou du froid

Faits constatés : mouvement des bulles, chaleur, froid

Justification des hypothèses

Diagnostic médical

Quelle est la maladie qui affecte Le patient ?

Savoir médical, étiologie des maladies

Syndromes : associations des symptômes

Constats s’appuyant sur les dires du malade et l’observation clinique

Justification des hypothèses

Dissertation philosophique

La démocratie est-elle le meilleur des régimes ?

Principes, définitions, distinctions critères

Qu’est-ce qu’une démocratie ? Meilleur (en quoi ? Pour qui ?)

Exemples historiques, ou cas fictifs.

Établissement des bases sur lesquelles reposera la thèse
Problème d'orthographe

Comment s'écrit tel mot ? Pourquoi s'écrit-il ainsi ?

Règles à suivre ; savoir linguistique

Relations syntagmatiques et paradigmatiques (manifestées par les manipulations)

Corpus initial et en cours de problématisation

Indique la bonne graphie ; justifie les graphies

Le tableau le montre bien, alors que les données correspondent à des constats, c’est-à-dire à des informations sélectionnées et prélevées dans l’environnement ou le contexte, les conditions renvoient à des normes, à des règles à prendre en compte. En bonne logique on dira que les données relèvent de l’assertorique (elles sont ce qu’elles sont, mais pourraient aussi bien être autrement) tandis que les conditions relèvent de l’apodictique, elles expriment des nécessités (ce qui ne peut être autrement). Il y a problématisation si et seulement si, on peut trouver des moyens d’articuler des faits et des nécessités (ou plus généralement des constats et des normes dans un cadre déterminé. La fonction du cadre est précisément de déterminer quel genre de choses on peut admettre comme constat et quel genre de choses peut valoir comme norme.

Fabre, M. (2016). Le sens du problème Problématiser à l'école.