Il demeure au-delà de l'eau.
Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Léon Brunschvicg, fragment 292, 1670.
Tout au fond de la mer, l'eau est si bleue qu'elle ressemble aux pétales du plus beau bleuet*, elle y est aussi claire que le verre le plus pur ; mais elle est très profonde, si profonde qu'aucun câble d'ancre ne pourrait atteindre le fond. De nombreux clochers devraient être posés les uns sur les autres pour atteindre la surface de l'eau. Dans ces profondeurs vivent les habitants de la mer.1
Pourtant, n'allez surtout pas croire qu'on ne trouve là que de blancs fonds sablonneux ; non, il y pousse les arbres et les plantes les plus étranges. Leurs tiges et leurs feuilles sont d'une telle souplesse, qu'au moindre mouvement de l'onde*, elles s'agitent comme n'importe quel être vivant. Tous les poissons, petits et gros, se faufilent entre les branches, comme le font les oiseaux dans les airs. Le château du roi de la mer gît* au plus profond des flots, ses murs sont de corail et ses longues fenêtres gothiques sont de l'ambre* le plus clair qui soit ; le toit est fait de coquillages qui s'ouvrent et se ferment suivant les courants marins. Quel tableau ! Chacun renferme une perle éblouissante ; une seule suffirait à parer* majestueusement la couronne d'une reine.
Durant de longues années, le roi de la mer était resté veuf, mais sa vieille mère tenait la maison. C'était une femme pleine de sagesse, mais très fière de son rang, aussi ne se déplaçait-elle qu'avec douze huîtres sur sa queue, alors que les autres personnes de qualité ne devaient en porter que six. On la vantait aussi très souvent, surtout pour l'amour qu'elle portait aux petites princesses de la mer, ses petites-filles. C'étaient six charmantes enfants, mais la plus jeune était la plus belle de toutes, sa peau était si claire, son teint si délicat, comme un pétale de rose, ses yeux aussi bleus que le plus profond des lacs ; mais tout comme ses sœurs, elle n'avait pas de pieds, son corps finissait par une queue de poisson. Elles pouvaient jouer, là-bas dans le château, à longueur de journée, dans les grandes salles où des fleurs vivantes poussaient le long des murs. Les grandes fenêtres d'ambre étaient alors ouvertes, et les poissons pouvaient entrer, tout comme chez nous les hirondelles bien souvent viennent voleter dans les maisons lorsque nous les ouvrons ; mais les poissons filaient droit sur les princesses ; ils venaient manger dans leurs mains et se laissaient caresser. Devant le château, il y avait un grand jardin avec de grands arbres d'un bleu profond et d'un rouge éclatant ; ses fruits brillaient comme de l'or, et ses fleurs ressemblaient à un feu ardent, car leurs tiges et leurs feuilles tremblaient sans cesse. Le sol quant à lui était recouvert du sable le plus fin, mais il était bleu telle une flamme de soufre. Le tout était couronné d'une étrange lueur bleutée et, ainsi plongé au beau milieu des nues, l'on aurait cru être bien haut dans le ciel plutôt qu'au fond de la mer. Par temps calme, on pouvait apercevoir le soleil qui ressemblait à une fleur pourpre* dont le calice* déversait toute sa lumière.
Chaque princesse avait son petit lopin* de terre, où elle pouvait jardiner et planter comme bon lui semblait ; l'une lui donna la forme d'une baleine, une autre préféra lui donner la forme d'une petite sirène, tandis que la cadette lui donna une forme parfaitement ronde comme celle du soleil, et elle n'avait que des fleurs d'un rouge éclatant, comme lui. C'était une étrange enfant, calme et pensive ; et tandis que les autres sœurs décoraient leur jardin avec les objets les plus bizarres qu'elles avaient pu trouver dans les épaves de bateau, hormis les fleurs roses qui lui rappelaient le soleil tout là-haut, elle ne voulait que sa jolie statue de marbre, un beau garçon taillé dans une pierre blanche éclatante qui, à la suite d'un naufrage, avait échoué au fond de la mer. À côté de sa statue, elle planta un saule pleureur rose qui poussait merveilleusement, laissant tomber sur elle son feuillage frais et caressant le fond sablonneux et bleuté de son ombre aux tons mauves qui ondoyait tout comme ses branches. On aurait cru que la cime* et les branches jouaient à s'embrasser. Pour elle, nulle joie n'était plus grande que d'écouter les histoires du monde des hommes, là-haut. Leur vieille grand-mère devait alors leur raconter tout ce qu'elle savait sur les navires et les villes, les hommes et les animaux ; surtout, elle trouvait étrange et merveilleux que là-haut, sur terre, les fleurs aient un parfum car, tout au fond de la mer, elles n'en avaient pas, ou que les arbres soient verts et que les poissons que l'on voyait dans les branches chantent si joliment et si haut que c'en était un vrai plaisir. Leur grand-mère les appelait des poissons, car autrement, elles n'auraient pas pu comprendre, puisqu'elles n'avaient jamais vu d'oiseaux.
— Lorsque vous aurez quinze ans, dit-elle, vous aurez alors la permission de sortir de la mer, de vous asseoir au clair de lune sur les rochers, et de regarder passer les grands bateaux ; vous verrez des villes et des forêts !
Cette année-là, une des sœurs devait avoir ses quinze ans, oui mais les autres ! Chacune avait un an de moins que la précédente, la cadette ayant ainsi cinq ans de retard en tout, avant de pouvoir quitter les profondeurs marines et voir à quoi ressemblait notre monde. Mais l'une promettait à l'autre de lui raconter ce qu'elle avait vu et ce qu'elle avait trouvé de plus beau le premier jour, car elles considéraient que leur grand-mère ne leur en disait pas assez ; il y avait tant de choses qu'elles avaient soif de découvrir. Mais aucune n'était aussi impatiente que la cadette, elle qui justement devait attendre le plus longtemps et qui était si calme et si songeuse. Plus d'une nuit elle était restée à sa fenêtre ouverte, contemplant les eaux sombres et bleutées que les poissons frappaient de leurs nageoires et de leur queue. Elle pouvait apercevoir la lune et les étoiles, et à la vérité, elles brillaient d'une pâle lueur, mais à travers l'eau, elles semblaient beaucoup plus grosses qu'elles n'apparaissent à nos yeux. Qu'une sorte de nuage sombre glissât en dessous, elle savait que, soit une baleine, soit un gros navire plein de gens passait au-dessus d'elle. Ils ne pensaient sûrement pas qu'une ravissante petite sirène se trouvait en dessous d'eux, tendant ses blanches mains vers la quille*.
Hans Cristian Andersen, La Petite Sirène, traduit du danois par Jacques Privas, 1837.
Une nuit d'août, là-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d'un grand bruit de fureur, avaient été célébrées ses noces avec la mer.
Avec la mer qui autrefois avait été aussi sa nourrice ; c'était elle qui l'avait bercé, qui l'avait fait adolescent large et fort, — et ensuite elle l'avait repris, dans sa virilité superbe, pour elle seule. Un profond mystère avait enveloppé ces noces monstrueuses. Tout le temps, des voiles obscurs s'étaient agités au-dessus, des rideaux mouvants et tourmentés, tendus pour cacher la fête ; et la fiancée donnait de la voix, faisait toujours son plus grand bruit horrible pour étouffer les cris. — Lui, se souvenant de Gaud, sa femme de chair, s'était défendu, dans une lutte de géant, contre cette épousée de tombeau. Jusqu'au moment où il s'était abandonné, les bras ouverts pour la recevoir, avec un grand cri profond comme un taureau qui râle, la bouche déjà emplie d'eau ; les bras ouverts, étendus et raidis pour jamais.
Pierre Loti, Pêcheur d'Islande, Cinquième partie, XI, 1886.
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer.