Fables, livres VII à IX

LIVRE SEPTIÈME

À Madame de Montespan

L'apologue est un don qui vient des immortels ;

Ou, si c'est un présent des hommes,

Quiconque nous l'a fait mérite des autels :

Nous devons tous tant que nous sommes

Ériger en divinité

Le sage par qui fut ce bel art inventé.

C'est proprement un charme : il rend l'âme attentive,

Ou plutôt il la tient captive,

Nous attachant à des récits

Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.

Ô vous qui l'imitez, Olympe, si ma muse

A quelquefois pris place à la table des Dieux,

Sur ses dons aujourd'hui daignez porter les yeux ;

Favorisez les jeux où mon esprit s'amuse.

Le temps, qui détruit tout, respectant votre appui,

Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage :

Tout auteur qui voudra vivre encore après lui

Doit s'acquérir votre suffrage.

C'est de vous que mes vers attendent tout leur prix :

Il n'est beauté dans nos écrits

Dont vous ne connaissiez jusque aux moindres traces.

Eh ! qui connaît que vous les beautés et les grâces ?

Paroles et regards, tout est charme dans vous.

Ma muse, en un sujet si doux,

Voudrait s'étendre davantage ;

Mais il faut réserver à d'autres cet emploi ;

Et d'un plus grand maître que moi

Votre louange est le partage.

Olympe, c'est assez qu'à mon dernier ouvrage

Votre nom serve un jour de rempart et d'abri ;

Protégez désormais le livre favori

Par qui j'ose espérer une seconde vie ;

Sous vos seuls auspices ces vers

Seront jugés, malgré l'envie,

Dignes des yeux de l'Univers.

Je ne mérite pas une faveur si grande ;

La fable en son nom la demande :

Vous savez quel crédit ce mensonge a sur nous.

S'il procure à mes vers le bonheur de vous plaire,

Je croirai lui devoir un temple pour salaire :

Mais je ne veux bâtir des temples que pour vous.


Les Animaux malades de la peste

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

Faisait aux Animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :

On n'en voyait point d'occupés

À chercher le soutien d'une mourante vie ;

Nul mets n'excitait leur envie ;

Ni Loups ni Renards n'épiaient

La douce et l'innocente proie ;

Les Tourterelles se fuyaient :

Plus d'amour, partant plus de joie.

Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune.

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévouements.

Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence

L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,

J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait ? nulle offense ;

Même il m'est arrivé quelquefois de manger

Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi ;

Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Et bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,

Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,

En les croquant, beaucoup d'honneur ;

Et quant au berger, l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux,

Étant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire. »

Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d'applaudir.

On n'osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,

Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples Mâtins,

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L'Âne vint à son tour, et dit : « J'ai souvenance

Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense

Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. »

À ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un Loup quelque peu clerc, prouva par sa harangue

Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !

Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.


Le mal Marié

Que le bon soit toujours camarade du beau,

Dès demain je chercherai femme ;

Mais comme le divorce entre eux n'est pas nouveau,

Et que peu de beaux corps, hôtes d'une belle âme,

Assemblent l'un et l'autre point,

Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.

J'ai vu beaucoup d'hymens ; aucuns d'eux ne me tentent :

Cependant des humains presque les quatre parts

S'exposent hardiment au plus grand des hasards ;

Les quatre parts aussi des humains se repentent.

J'en vais alléguer un qui, s'étant repenti,

Ne put trouver d'autre parti,

Que de renvoyer son épouse,

Querelleuse, avare, et jalouse.

Rien ne la contentait, rien n'était comme il faut :

On se levait trop tard, on se couchait trop tôt ;

Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose.

Les valets enrageaient, l'époux était à bout :

« Monsieur ne songe à rien, monsieur dépense tout,

Monsieur court, monsieur se repose. »

Elle en dit tant que monsieur, à la fin,

Lassé d'entendre un tel lutin,

Vous la renvoie à la campagne

Chez ses parents. La voilà donc compagne

De certaines Philis qui gardent les dindons

Avec les gardeurs de cochons.

Au bout de quelque temps qu'on la crut adoucie,

Le mari la reprend. « Eh bien ! qu'avez-vous fait ?

Comment passiez-vous votre vie ?

L'innocence des champs est-elle votre fait ?

– Assez, dit-elle : mais ma peine

Était de voir les gens plus paresseux qu'ici ;

Ils n'ont des troupeaux nul souci.

Je leur savais bien dire, et m'attirais la haine

De tous ces gens si peu soigneux.

– Eh ! madame, reprit son époux tout à l'heure,

Si votre esprit est si hargneux

Que le monde qui ne demeure

Qu'un moment avec vous, et ne revient qu'au soir,

Est déjà lassé de vous voir,

Que feront des valets qui, toute la journée,

Vous verront contre eux déchaînée ?

Et que pourra faire un époux

Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous ?

Retournez au village : adieu. Si de ma vie

Je vous rappelle et qu'il m'en prenne envie,

Puissé-je chez les morts avoir, pour mes péchés,

Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés ! »


Le Rat qui s'est retiré du monde

Les Levantins en leur légende

Disent qu'un certain Rat, las des soins d'ici-bas,

Dans un fromage de Hollande

Se retira loin du tracas.

La solitude était profonde,

S'étendant partout à la ronde.

Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.

Il fit tant, de pieds et de dents,

Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage

Le vivre et le couvert : que faut-il davantage ?

Il devint gros et gras : Dieu prodigue ses biens

À ceux qui font vœu d'être siens.

Un jour, au dévot personnage

Des députés du peuple rat

S'en vinrent demander quelque aumône légère :

Ils allaient en terre étrangère

Chercher quelque secours contre le peuple chat ;

Ratopolis était bloquée :

On les avait contraints de partir sans argent,

Attendu l'état indigent

De la république attaquée.

Ils demandaient fort peu, certains que le secours

Serait prêt dans quatre ou cinq jours.

« Mes amis, dit le solitaire,

Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :

En quoi peut un pauvre reclus

Vous assister ? que peut-il faire,

Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?

J'espère qu'il aura de vous quelque souci. »

Ayant parlé de cette sorte,

Le nouveau saint ferma sa porte.

Qui désigné-je, à votre avis,

Par ce rat si peu secourable ?

Un moine ? Non, mais un dervis :

Je suppose qu'un moine est toujours charitable.


Le Héron

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,

Le Héron au long bec emmanché d'un long cou :

Il côtoyait une rivière.

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours ;

Ma commère la Carpe y faisait mille tours

Avec le Brochet son compère.

Le Héron en eût fait aisément son profit :

Tous approchaient du bord ; l'oiseau n'avait qu'à prendre.

Mais il crut mieux faire d'attendre

Qu'il eût un peu plus d'appétit :

Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.

Après quelques moments l'appétit vint : l'oiseau,

S'approchant du bord, vit sur l'eau

Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.

Le mets ne lui plut pas ; il s'attendait à mieux,

Et montrait un goût dédaigneux,

Comme le rat du bon Horace.

« Moi, des tanches ! dit-il ; moi, Héron, que je fasse

Une si pauvre chère ! et pour qui me prend-on ? »

La tanche rebutée, il trouva du goujon.

« Du goujon ! c'est bien là le dîner d'un Héron !

J'ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! »

Il l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon

Qu'il ne vit plus aucun poisson.

La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise

De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles :

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;

On hasarde de perdre en voulant trop gagner.

Gardez-vous de rien dédaigner ;

Surtout quand vous avez à peu près votre compte.

Bien des gens y sont pris. Ce n'est pas aux hérons

Que je parle : écoutez, humains, un autre conte ;

Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons.


La Fille

Certaine fille, un peu trop fière

Prétendait trouver un mari

Jeune, bien fait et beau, d'agréable manière,

Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.

Cette fille voulait aussi

Qu'il eût du bien, de la naissance,

De l'esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?

Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :

Il vint des partis d'importance.

La belle les trouva trop chétifs de moitié :

« Quoi ! moi ? quoi ! ces gens-là ? l'on radote, je pense.

À moi les proposer ! hélas ! ils font pitié :

Voyez un peu la belle espèce ! »

L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;

L'autre avait le nez fait de cette façon-là :

C'était ceci, c'était cela ;

C'était tout ; car les précieuses

Font dessus tout les dédaigneuses.

Après les bons partis, les médiocres gens

Vinrent se mettre sur les rangs.

Elle de se moquer. « Ah ! vraiment je suis bonne

De leur ouvrir la porte ! Ils pensent que je suis

Fort en peine de ma personne :

Grâce à Dieu, je passe les nuits

Sans chagrin, quoique en solitude. »

La belle se sut gré de tous ces sentiments.

L'âge la fit déchoir : adieu tous les amants.

Un an se passe, et deux, avec inquiétude :

Le chagrin vient ensuite ; elle sent chaque jour

Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour ;

Puis ses traits choquer et déplaire ;

Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire

Qu'elle échappât au Temps, cet insigne larron.

Les ruines d'une maison

Se peuvent réparer : que n'est cet avantage

Pour les ruines du visage !

Sa préciosité changea lors de langage.

Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari. »

Je ne sais quel désir le lui disait aussi :

Le désir peut loger chez une précieuse.

Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,

Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse

De rencontrer un malotru.


Les Souhaits

Il est au Mogol des follets

Qui font office de valets,

Tiennent la maison propre, ont soin de l'équipage,

Et quelquefois du jardinage.

Si vous touchez à leur ouvrage,

Vous gâtez tout. Un d'eux près du Gange autrefois

Cultivait le jardin d'un assez bon bourgeois.

Il travaillait sans bruit, avait beaucoup d'adresse,

Aimait le maître et la maîtresse,

Et le jardin surtout. Dieu sait si les Zéphyrs,

Peuple ami du Démon, l'assistaient dans sa tâche !

Le follet, de sa part, travaillant sans relâche,

Comblait ses hôtes de plaisirs.

Pour plus de marques de son zèle,

Chez ces gens pour toujours il se fût arrêté,

Nonobstant la légèreté

À ses pareils si naturelle ;

Mais ses confrères les esprits

Firent tant que le chef de cette république,

Par caprice ou par politique,

Le changea bientôt de logis.

Ordre lui vient d'aller au fond de la Norvège

Prendre le soin d'une maison

En tout temps couverte de neige ;

Et d'Indou qu'il était on vous le fait Lapon.

Avant que de partir, l'esprit dit à ses hôtes :

« On m'oblige de vous quitter ;

Je ne sais pas pour quelles fautes :

Mais enfin il le faut. Je ne puis arrêter

Qu'un temps fort court, un mois, peut-être une semaine :

Employez-la ; formez trois souhaits : car je puis

Rendre trois souhaits accomplis ;

Trois, sans plus. » Souhaiter, ce n'est pas une peine

Étrange et nouvelle aux humains.

Ceux-ci, pour premier vœu, demandent l'abondance ;

Et l'Abondance à pleines mains,

Verse en leur coffre la finance,

En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins ;

Tout en crève. Comment ranger cette chevance ?

Quels registres, quels soins, quel temps il leur fallut !

Tous deux sont empêchés si jamais on le fut.

Les voleurs contre eux complotèrent ;

Les grands seigneurs leur empruntèrent ;

Le prince les taxa. Voilà les pauvres gens

Malheureux par trop de fortune.

« Ôtez-nous de ces biens l'affluence importune,

Dirent-ils l'un et l'autre : heureux les indigents !

La pauvreté vaut mieux qu'une telle richesse.

Retirez-vous, trésors ; fuyez : et toi, déesse,

Mère du bon esprit, compagne du repos,

Ô médiocrité, reviens vite. » À ces mots

La Médiocrité revient ; on lui fait place :

Avec elle ils rentrent en grâce,

Au bout de deux souhaits étant aussi chanceux

Qu'ils étaient, et que sont tous ceux

Qui souhaitent toujours et perdent en chimères

Le temps qu'ils feraient mieux de mettre à leurs affaires.

Le follet en rit avec eux.

Pour profiter de sa largesse,

Quand il voulut partir et qu'il fut sur le point,

Ils demandèrent la Sagesse :

C'est un trésor qui n'embarrasse point.


La cour du Lion

Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître

De quelles nations le Ciel l'avait fait maître.

Il manda donc par députés

Ses vassaux de toute nature,

Envoyant de tous les côtés

Une circulaire écriture,

Avec son sceau. L'écrit portait

Qu'un mois durant le Roi tiendrait

Cour plénière, dont l'ouverture

Devait être un fort grand festin,

Suivi des tours de Fagotin.

Par ce trait de magnificence

Le prince à ses sujets étalait sa puissance.

En son Louvre il les invita.

Quel Louvre ! un vrai charnier, dont l'odeur se porta

D'abord au nez des gens. L'Ours boucha sa narine :

Il se fût bien passé de faire cette mine,

Sa grimace déplut : le monarque irrité

L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Le Singe approuva fort cette sévérité ;

Et, flatteur excessif, il loua la colère

Et la griffe du prince, et l'antre, et cette odeur :

Il n'était ambre, il n'était fleur,

Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie

Eut un mauvais succès, et fut encore punie :

Ce monseigneur du Lion-là

Fut parent de Caligula.

Le Renard étant proche : « Or çà, lui dit le sire,

Que sens-tu ? dis-le-moi : parle sans déguiser. »

L'autre aussitôt de s'excuser,

Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire

Sans odorat. Bref, il s'en tire.

Ceci vous sert d'enseignement :

Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,

Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,

Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.


Les Vautours et les Pigeons

Mars autrefois mit tout l'air en émute.

Certain sujet fit naître la dispute

Chez les oiseaux, non ceux que le Printemps

Mène à sa cour, et qui, sous la feuillée,

Par leur exemple et leurs sons éclatants

Font que Vénus est en nous réveillée ;

Ni ceux encore que la mère d'Amour

Met à son char ; mais le peuple vautour,

Au bec retors, à la tranchante serre,

Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.

Il plut du sang : je n'exagère point.

Si je voulais conter de point en point

Tout le détail, je manquerais d'haleine.

Maint chef périt, maint héros expira ;

Et sur son roc Prométhée espéra

De voir bientôt une fin à sa peine.

C'était plaisir d'observer leurs efforts ;

C'était pitié de voir tomber les morts.

Valeur, adresse, et ruses, et surprises,

Tout s'employa. Les deux troupes, éprises

D'ardent courroux, n'épargnaient nuls moyens

De peupler l'air que respirent les ombres :

Tout élément remplit de citoyens

Le vaste enclos qu'ont les royaumes sombres.

Cette fureur mit la compassion

Dans les esprits d'une autre nation

Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.

Elle employa sa médiation

Pour accorder une telle querelle :

Ambassadeurs par le peuple pigeon

Furent choisis, et si bien travaillèrent,

Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.

Ils firent trêve, et la paix s'ensuivit.

Hélas ! ce fut aux dépens de la race

À qui la leur aurait dû rendre grâce.

La gent maudite aussitôt poursuivit

Tous les Pigeons, en fit ample carnage,

En dépeupla les bourgades, les champs.

Peu de prudence eurent les pauvres gens,

D'accommoder un peuple si sauvage.

Tenez toujours divisés les méchants :

La sûreté du reste de la terre

Dépend de là. Semez entre eux la guerre,

Ou vous n'aurez avec eux nulle paix.

Ceci soit dit en passant : je me tais.


Le Coche et la Mouche

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche.

Femmes, moine, vieillards, tout était descendu :

L'attelage suait, soufflait, était rendu.

Une Mouche survient, et des chevaux s'approche,

Prétend les animer par son bourdonnement,

Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment

Qu'elle fait aller la machine,

S'assied sur le timon, sur le nez du cocher ;

Aussitôt que le char chemine,

Et qu'elle voit les gens marcher,

Elle s'en attribue uniquement la gloire,

Va, vient, fait l'empressée : il semble que ce soit

Un sergent de bataille allant en chaque endroit

Faire avancer ses gens et hâter la victoire.

La Mouche, en ce commun besoin,

Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin ;

Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.

Le moine disait son bréviaire :

Il prenait bien son temps ! Une femme chantait :

C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait !

Dame Mouche s'en va chanter à leurs oreilles,

Et fait cent sottises pareilles.

Après bien du travail, le coche arrive au haut :

« Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :

J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.

Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine. »

Ainsi certaines gens, faisant les empressés,

S'introduisent dans les affaires :

Ils font partout les nécessaires,

Et, partout importuns, devraient être chassés.


La Laitière et le Pot au lait

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait

Bien posé sur un coussinet,

Prétendait arriver sans encombre à la ville.

Légère et court vêtue, elle allait à grands pas ;

Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,

Cotillon simple et souliers plats.

Notre laitière ainsi troussée

Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait ; en employait l'argent ;

Achetait un cent d'œufs, faisait triple couvée :

La chose allait à bien par son soin diligent.

« Il m'est, disait-elle, facile,

D'élever des poulets autour de ma maison ;

Le renard sera bien habile,

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.

Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;

Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable :

J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.

Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,

Vu le prix dont il est, une vache et son veau,

Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »

Perrette là-dessus saute aussi, transportée :

Le lait tombe : adieu veau, vache, cochon, couvée.

La dame de ces biens, quittant d'un œil marri

Sa fortune ainsi répandue,

Va s'excuser à son mari,

En grand danger d'être battue.

Le récit en farce en fut fait ;

On l'appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne ?

Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,

Autant les sages que les fous.

Chacun songe en veillant ; il n'est rien de plus doux :

Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes ;

Tout le bien du monde est à nous,

Tous les honneurs, toutes les femmes.

Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;

Je m'écarte, je vais détrôner le sophi ;

On m'élit roi, mon peuple m'aime ;

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :

Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;

Je suis Gros-Jean comme devant.


Le Curé et le Mort

Un Mort s'en allait tristement

S'emparer de son dernier gîte ;

Un Curé s'en allait gaiement

Enterrer ce mort au plus vite.

Notre défunt était en carrosse porté,

Bien et dûment empaqueté ;

Et vêtu d'une robe, hélas ! qu'on nomme bière,

Robe d'hiver, robe d'été,

Que les morts ne dépouillent guère.

Le pasteur était à côté ;

Et récitait, à l'ordinaire,

Maintes dévotes oraisons,

Et des psaumes et des leçons,

Et des versets et des répons :

« Monsieur le Mort, laissez-nous faire,

On vous en donnera de toutes les façons ;

Il ne s'agit que du salaire. »

Messire Jean Chouart couvait des yeux son mort,

Comme si l'on eût dû lui ravir ce trésor ;

Et des regards semblait lui dire :

« Monsieur le Mort, j'aurai de vous

Tant en argent, et tant en cire,

Et tant en autres menus coûts. »

Il fondait là-dessus l'achat d'une feuillette

Du meilleur vin des environs ;

Certaine nièce assez propette

Et sa chambrière Pâquette

Devaient avoir des cotillons.

Sur cette agréable pensée

Un heurt survient : adieu le char.

Voilà messire Jean Chouart

Qui du choc de son mort a la tête cassée.

Le paroissien en plomb entraîne son pasteur ;

Notre Curé suit son seigneur ;

Tous deux s'en vont de compagnie.

Proprement toute notre vie

Est le curé Chouart qui sur son mort comptait,

Et la fable du Pot au lait.


L'Homme qui court après la Fortune et l'Homme qui l'attend dans son lit

Qui ne court après la Fortune ?

Je voudrais être en lieu d'où je pusse aisément

Contempler la foule importune

De ceux qui cherchent vainement

Cette fille du Sort, de royaume en royaume,

Fidèles courtisans d'un volage fantôme.

Quand ils sont près du bon moment,

L'inconstante aussitôt à leurs désirs échappe.

Pauvres gens ! Je les plains ; car on a pour les fous

Plus de pitié que de courroux.

« Cet homme, disent-ils, était planteur de choux ;

Et le voilà devenu pape !

Ne le valons-nous pas ? » Vous valez cent fois mieux :

Mais que vous sert votre mérite ?

La Fortune a-t-elle des yeux ?

Et puis la papauté vaut-elle ce qu'on quitte,

Le repos ? le repos, trésor si précieux

Qu'on en faisait jadis le partage des Dieux ?

Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.

Ne cherchez point cette Déesse,

Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.

Certain couple d'amis, en un bourg établi,

Possédait quelque bien. L'un soupirait sans cesse

Pour la Fortune ; il dit à l'autre un jour :

« Si nous quittions notre séjour ?

Vous savez que nul n'est prophète

En son pays : cherchons notre aventure ailleurs.

– Cherchez, dit l'autre ami ; pour moi, je ne souhaite

Ni climats ni destins meilleurs.

Contentez-vous, suivez votre humeur inquiète :

Vous reviendrez bientôt. Je fais vœu cependant

De dormir en vous attendant. »

L'ambitieux, ou, si l'on veut, l'avare,

S'en va par voie et par chemin.

Il arriva le lendemain

En un lieu que devait la Déesse bizarre

Fréquenter sur tout autre ; et ce lieu, c'est la cour.

Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,

Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures

Que l'on sait être les meilleures ;

Bref, se trouvant à tout, et n'arrivant à rien.

« Qu'est ceci ? se dit-il, cherchons ailleurs du bien.

La Fortune pourtant habite ces demeures ;

Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,

Chez celui-là : d'où vient qu'aussi

Je ne puis héberger cette capricieuse ?

On me l'avait bien dit, que des gens de ce lieu

L'on n'aime pas toujours l'humeur ambitieuse.

Adieu, messieurs de cour ; messieurs de cour, adieu :

Suivez jusqu'au bout une ombre qui vous flatte.

La Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;

Allons là. » Ce fut un de dire et s'embarquer.

Âmes de bronze, humains, celui-là fut sans doute

Armé de diamant, qui tenta cette route,

Et le premier osa l'abîme défier.

Celui-ci, pendant son voyage,

Tourna les yeux vers son village

Plus d'une fois, essuyant les dangers

Des pirates, des vents, du calme et des rochers,

Ministres de la Mort : avec beaucoup de peines

On s'en va la chercher en des rives lointaines,

La trouvant assez tôt sans quitter la maison.

L'homme arrive au Mogol ; on lui dit qu'au Japon

La Fortune pour lors distribuait ses grâces.

Il y court. Les mers étaient lasses

De le porter ; et tout le fruit

Qu'il tira de ses longs voyages,

Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :

« Demeure en ton pays, par la nature instruit. »

Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme

Que le Mogol l'avait été :

Ce qui lui fit conclure en somme,

Qu'il avait à grand tort son village quitté.

Il renonce aux courses ingrates,

Revient en son pays, voit de loin ses pénates,

Pleure de joie, et dit : « Heureux qui vit chez soi,

De régler ses désirs faisant tout son emploi !

Il ne sait que par ouïr dire

Ce que c'est que la cour, la mer et ton empire,

Fortune, qui nous fais passer devant les yeux

Des dignités, des biens que jusqu'au bout du monde

On suit, sans que l'effet aux promesses réponde.

Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux. »

En raisonnant de cette sorte,

Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,

Il la trouve assise à la porte

De son ami plongé dans un profond sommeil.


Les deux Coqs

Deux Coqs vivaient en paix : une Poule survint,

Et voilà la guerre allumée.

Amour, tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint

Cette querelle envenimée

Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint !

Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint ;

Le bruit s'en répandit par tout le voisinage :

La gent qui porte crête au spectacle accourut.

Plus d'une Hélène au beau plumage

Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :

Il alla se cacher au fond de sa retraite,

Pleura sa gloire et ses amours,

Ses amours qu'un rival, tout fier de sa défaite

Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours

Cet objet rallumer sa haine et son courage ;

Il aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,

Et, s'exerçant contre les vents,

S'armait d'une jalouse rage.

Il n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits

S'alla percher, et chanter sa victoire.

Un Vautour entendit sa voix :

Adieu les amours et la gloire ;

Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour.

Enfin, par un fatal retour,

Son rival autour de la Poule

S'en revint faire le coquet.

Je laisse à penser quel caquet ;

Car il eut des femmes en foule.

La Fortune se plaît à faire de ces coups :

Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.

Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous

Après le gain d'une bataille.


L'ingratitude et l'injustice des Hommes envers la Fortune

Un trafiquant sur mer, par bonheur, s'enrichit.

Il triompha des vents pendant plus d'un voyage :

Gouffre, banc, ni rocher, n'exigea de péage

D'aucun de ses ballots ; le Sort l'en affranchit.

Sur tous ses compagnons Atropos et Neptune

Recueillirent leur droit, tandis que la Fortune

Prenait soin d'amener son marchand à bon port.

Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle.

Il vendit son tabac, son sucre, sa canelle,

Ce qu'il voulut, sa porcelaine encore :

Le luxe et la folie enflèrent son trésor ;

Bref, il plut dans son escarcelle.

On ne parlait chez lui que par doubles ducats ;

Et mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses :

Ses jours de jeûne étaient des noces.

Un sien ami, voyant ces somptueux repas,

Lui dit : « Et d'où vient donc un si bon ordinaire ?

– Et d'où me viendrait-il que de mon savoir-faire ?

Je n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent

De risquer à propos, et bien placer l'argent. »

Le profit lui semblant une fort douce chose,

Il risqua de nouveau le gain qu'il avait fait ;

Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.

Son imprudence en fut la cause :

Un vaisseau mal frété périt au premier vent ;

Un autre, mal pourvu des armes nécessaires,

Fut enlevé par les corsaires ;

Un troisième au port arrivant,

Rien n'eut cours ni débit : le luxe et la folie

N'étaient plus tels qu'auparavant.

Enfin ses facteurs le trompant,

Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,

Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,

Il devint pauvre tout d'un coup.

Son ami, le voyant en mauvais équipage,

Lui dit : « D'où vient cela ? – De la fortune, hélas !

– Consolez-vous, dit l'autre ; et s'il ne lui plaît pas

Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage. »

Je ne sais s'il crut ce conseil ;

Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,

Son bonheur à son industrie ;

Et, si de quelque échec notre faute est suivie,

Nous disons injures au Sort.

Chose n'est ici plus commune.

Le bien, nous le faisons ; le mal, c'est la Fortune :

On a toujours raison, le Destin toujours tort.


Les Devineresses

C'est souvent du hasard que naît l'opinion,

Et c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.

Je pourrais fonder ce prologue

Sur gens de tous états : tout est prévention,

Cabale, entêtement ; point ou peu de justice :

C'est un torrent ; qu'y faire ? Il faut qu'il ait son cours :

Cela fut et sera toujours.

Une femme, à Paris, faisait la pythonisse :

On l'allait consulter sur chaque événement ;

Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,

Un mari vivant trop au gré de son épouse,

Une mère fâcheuse, une femme jalouse ;

Chez la Devineuse on courait,

Pour se faire annoncer ce que l'on désirait.

Son fait consistait en adresse :

Quelques termes de l'art, beaucoup de hardiesse,

Du hasard quelquefois, tout cela concourait,

Tout cela bien souvent faisait crier miracle.

Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,

Elle passait pour un oracle.

L'oracle était logé dedans un galetas :

Là, cette femme emplit sa bourse,

Et, sans avoir d'autre ressource,

Gagne de quoi donner un rang à son mari ;

Elle achète un office, une maison aussi.

Voilà le galetas rempli

D'une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,

Femmes, filles, valets, gros messieurs, tout enfin,

Allait, comme autrefois, demander son destin ;

Le galetas devint l'antre de la Sibylle.

L'autre femelle avait achalandé ce lieu.

Cette femme eut beau faire, eut beau dire :

« Moi Devine ! on se moque : eh ! messieurs, sais-je lire ?

Je n'ai jamais appris que ma croix de par Dieu. »

Point de raison : fallut deviner et prédire,

Mettre à part force bons ducats,

Et gagner malgré soi plus que deux avocats.

Le meuble et l'équipage aidaient fort à la chose :

Quatre sièges boiteux, un manche de balai,

Tout sentait son sabbat et sa métamorphose.

Quand cette femme aurait dit vrai

Dans une chambre tapissée,

On s'en serait moqué : la vogue était passée

Au galetas ; il avait le crédit.

L'autre femme se morfondit.

L'enseigne fait la chalandise.

J'ai vu dans le palais une robe mal mise

Gagner gros : les gens l'avaient prise

Pour maître tel, qui traînait après soi

Force écoutants. Demandez-moi pourquoi.


Le Chat, la Belette, et le petit Lapin

Du palais d'un jeune Lapin

Dame Belette, un beau matin,

S'empara : c'est une rusée.

Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.

Elle porta chez lui ses pénates, un jour

Qu'il était allé faire à l'Aurore sa cour,

Parmi le thym et la rosée.

Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,

Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.

La Belette avait mis le nez à la fenêtre.

« Ô Dieux hospitaliers ! que vois-je ici paraître ?

Dit l'animal chassé du paternel logis.

Holà ! madame la Belette,

Que l'on déloge sans trompette,

Ou je vais avertir tous les rats du pays. »

La dame au nez pointu répondit que la terre

Était au premier occupant.

C'était un beau sujet de guerre,

Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant !

« Et quand ce serait un royaume,

Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi

En a pour toujours fait l'octroi

À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,

Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi. »

Jean Lapin allégua la coutume et l'usage.

« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis

Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,

L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.

Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?

– Or bien, sans crier davantage,

Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis. »

C'était un Chat vivant comme un dévot ermite,

Un Chat faisant la chattemite,

Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,

Arbitre expert sur tous les cas.

Jean Lapin pour juge l'agrée.

Les voilà tous deux arrivés

Devant Sa Majesté fourrée.

Grippeminaud leur dit : « Mes enfants, approchez,

Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. »

L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose.

Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,

Grippeminaud, le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,

Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.

Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois

Les petits souverains se rapportant aux rois.


La Tête et la Queue du Serpent

Le Serpent a deux parties

Du genre humain ennemies,

Tête et Queue ; et toutes deux

Ont acquis un nom fameux

Auprès des Parques cruelles :

Si bien qu'autrefois entre elles

Il survint de grands débats

Pour le pas.

La Tête avait toujours marché devant la Queue.

La Queue au Ciel se plaignit,

Et lui dit :

« Je fais mainte et mainte lieue,

Comme il plaît à celle-ci :

Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi ?

Je suis son humble servante.

On m'a faite, Dieu merci,

Sa sœur et non sa suivante.

Toutes deux de même sang,

Traitez-nous de même sorte

Aussi bien qu'elle je porte

Un poison prompt et puissant.

Enfin, voilà ma requête :

C'est à vous de commander

Qu'on me laisse précéder

À mon tour ma sœur la Tête.

Je la conduirai si bien,

Qu'on ne se plaindra de rien. »

Le Ciel eut pour ses vœux une bonté cruelle.

Souvent sa complaisance a de méchants effets.

Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.

Il ne le fut pas lors ; et la guide nouvelle,

Qui ne voyait, au grand jour,

Pas plus clair que dans un four,

Donnait tantôt contre un marbre,

Contre un passant, contre un arbre :

Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.

Malheureux les États tombés dans son erreur !


Un Animal dans la Lune

Pendant qu'un philosophe assure,

Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,

Un autre philosophe jure,

Qu'ils ne nous ont jamais trompés.

Tous les deux ont raison ; et la philosophie

Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont,

Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;

Mais aussi si l'on rectifie

L'image de l'objet sur son éloignement,

Sur le milieu qui l'environne,

Sur l'organe et sur l'instrument,

Les sens ne tromperont personne.

La nature ordonna ces choses sagement :

J'en dirai quelque jour les raisons amplement.

J'aperçois le soleil : quelle en est la figure ?

Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour :

Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,

Que serait-ce à mes yeux que l'œil de la nature ?

Sa distance me fait juger de sa grandeur ;

Sur l'angle et les côtés ma main la détermine.

L'ignorant le croit plat ; j'épaissis sa rondeur :

Je le rends immobile ; et la terre chemine.

Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :

Ce sens ne me nuit point par son illusion.

Mon âme, en toute occasion,

Développe le vrai caché sous l'apparence ;

Je ne suis point d'intelligence

Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,

Ni mon oreille, lente à m'apporter les sons.

Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse :

La raison décide en maîtresse.

Mes yeux, moyennant ce secours,

Ne me trompent jamais en me mentant toujours.

Si je crois leur rapport, erreur assez commune,

Une tête de femme est au corps de la lune.

Y peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ?

Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.

La lune nulle part n'a sa surface unie :

Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie,

L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent,

Un homme, un bœuf, un éléphant.

Naguère l'Angleterre y vit chose pareille,

La lunette placée, un animal nouveau

Parut dans cet astre si beau ;

Et chacun de crier merveille.

Il était arrivé là-haut un changement

Qui présageait sans doute un grand événement.

Savait-on si la guerre entre tant de puissances

N'en était point l'effet ? Le Monarque accourut :

Il favorise en roi ces hautes connaissances.

Le monstre dans la lune à son tour lui parut.

C'était une souris cachée entre les verres ;

Dans la lunette était la source de ces guerres.

On en rit. Peuple heureux ! quand pourront les François

Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ?

Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire :

C'est à nos ennemis de craindre les combats,

À nous de les chercher, certains que la Victoire,

Amante de Louis, suivra partout ses pas.

Ses lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire.

Même les Filles de Mémoire

Ne nous ont point quittés ; nous goûtons des plaisirs :

La paix fait nos souhaits et non point nos soupirs.

Charles en sait jouir : il saurait dans la guerre

Signaler sa valeur, et mener l'Angleterre

À ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui.

Cependant s'il pouvait apaiser la querelle,

Que d'encens ! est-il rien de plus digne de lui ?

La carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle

Que les fameux exploits du premier des Césars ?

Ô peuple trop heureux ! quand la paix viendra-t-elle

Nous rendre, comme vous, tout entiers aux beaux-arts ?

LIVRE HUITIÈME

La Mort et le Mourant

La Mort ne surprend point le sage :

Il est toujours prêt à partir,

S'étant su lui-même avertir

Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage.

Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :

Qu'on le partage en jours, en heures, en moments,

Il n'en est point qu'il ne comprenne

Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;

Et le premier instant où les enfants des rois

Ouvrent les yeux à la lumière,

Est celui qui vient quelquefois

Fermer pour toujours leur paupière.

Défendez-vous par la grandeur ;

Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse ;

La mort ravit tout sans pudeur :

Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.

Il n'est rien de moins ignoré ;

Et puisqu'il faut que je le die,

Rien où l'on soit moins préparé.

Un Mourant, qui comptait plus de cent ans de vie,

Se plaignait à la Mort que précipitamment

Elle le contraignait de partir tout à l'heure,

Sans qu'il eût fait son testament,

Sans l'avertir au moins. « Est-il juste qu'on meure

Au pied levé ? dit-il ; attendez quelque peu ;

Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;

Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;

Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.

Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle !

– Vieillard, lui dit la mort, je ne t'ai point surpris ;

Tu te plains sans raison de mon impatience :

Eh ! n'as-tu pas cent ans ? Trouve-moi dans Paris

Deux mortels aussi vieux ; trouve-m'en dix en France.

Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis

Qui te disposât à la chose :

J'aurais trouvé ton testament tout fait,

Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait.

Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause

Du marcher et du mouvement,

Quand les esprits, le sentiment,

Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe ;

Toute chose pour toi semble être évanouie ;

Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus :

Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.

Je t'ai fait voir tes camarades,

Ou morts, ou mourants, ou malades ;

Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ?

Allons, vieillard, et sans réplique.

Il n'importe à la république

Que tu fasses ton testament. »

La Mort avait raison : je voudrais qu'à cet âge

On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,

Remerciant son hôte ; et qu'on fit son paquet :

Car de combien peut-on retarder le voyage ?

Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,

Vois-les marcher, vois-les courir

À des morts, il est vrai, glorieuses et belles,

Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.

J'ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :

Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.


Le Savetier et le Financier

Un Savetier chantait du matin jusqu'au soir :

C'était merveilles de le voir,

Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages,

Plus content qu'aucun des Sept Sages.

Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,

Chantait peu, dormait moins encore :

C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,

Le Savetier alors en chantant l'éveillait ;

Et le Financier se plaignait,

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,

Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,

Que gagnez-vous par an ? – Par an ? ma foi, monsieur,

Dit avec un ton de rieur,

Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière

De compter de la sorte ; et je n'entasse guère

Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin

J'attrape le bout de l'année :

Chaque jour amène son pain.

– Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?

– Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours

(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),

Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours

Qu'il faut chômer ; on nous ruine en fêtes :

L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »

Le Financier, riant de sa naïveté,

Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.

Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,

Pour vous en servir au besoin. »

Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre

Avait, depuis plus de cent ans,

Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre

L'argent, et sa joie à la fois.

Plus de chant : il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.

Le sommeil quitta son logis :

Il eut pour hôtes les soucis,

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet ; et la nuit,

Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. À la fin le pauvre homme

S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :

« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,

Et reprenez vos cent écus. »


Le Lion, le Loup, et le Renard

Un Lion, décrépit, goutteux, n'en pouvant plus,

Voulait que l'on trouvât remède à la vieillesse.

Alléguer l'impossible aux rois, c'est un abus.

Celui-ci parmi chaque espèce

Manda des médecins : il en est de tous arts.

Médecins au Lion viennent de toutes parts ;

De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.

Dans les visites qui sont faites,

Le Renard se dispense, et se tient clos et coi.

Le Loup en fait sa cour, daube, au coucher du Roi

Son camarade absent. Le Prince tout à l'heure

Veut qu'on aille enfumer Renard dans sa demeure,

Qu'on le fasse venir. Il vient, est présenté ;

Et, sachant que le Loup lui faisait cette affaire :

« Je crains, sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère,

Ne m'ait à mépris imputé

D'avoir différé cet hommage ;

Mais j'étais en pèlerinage,

Et m'acquittais d'un vœu fait pour votre santé.

Même j'ai vu dans mon voyage

Gens experts et savants ; leur ai dit la langueur

Dont votre Majesté craint à bon droit la suite.

Vous ne manquez que de chaleur ;

Le long âge en vous l'a détruite :

D'un loup écorché vif appliquez-vous la peau

Toute chaude et toute fumante :

Le secret sans doute en est beau

Pour la nature défaillante.

Messire Loup vous servira,

S'il vous plaît, de robe de chambre. »

Le Roi goûte cet avis-là.

On écorche, on taille, on démembre

Messire Loup. Le Monarque en soupa,

Et de sa peau s'enveloppa.

Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire ;

Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire :

Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.

Les daubeurs ont leur tour d'une ou d'autre manière :

Vous êtes dans une carrière

Où l'on ne se pardonne rien.


Le Pouvoir des Fables

À M. de Barillon

La qualité d'ambassadeur

Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ?

Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?

S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,

Seront-ils point traités par vous de téméraires ?

Vous avez bien d'autres affaires

À démêler que les débats

Du Lapin et de la Belette.

Lisez-les, ne les lisez pas :

Mais empêchez qu'on ne nous mette

Toute l'Europe sur les bras.

Que de mille endroits de la terre

Il nous vienne des ennemis,

J'y consens ; mais que l'Angleterre

Veuille que nos deux rois se lassent d'être amis,

J'ai peine à digérer la chose.

N'est-il point encore temps que Louis se repose ?

Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las

De combattre cette hydre ? et faut-il qu'elle oppose

Une nouvelle tête aux efforts de son bras ?

Si votre esprit plein de souplesse,

Par éloquence et par adresse,

Peut adoucir les cœurs et détourner ce coup,

Je vous sacrifierai cent moutons : c'est beaucoup

Pour un habitant du Parnasse.

Cependant faites-moi la grâce

De prendre en don ce peu d'encens.

Prenez en gré mes vœux ardents,

Et le récit en vers qu'ici je vous dédie.

Son sujet vous convient, je n'en dirai pas plus :

Sur les éloges que l'envie

Doit avouer qui vous sont dus,

Vous ne voulez pas qu'on appuie.

Dans Athènes autrefois, peuple vain et léger,

Un orateur, voyant sa patrie en danger,

Courut à la tribune ; et, d'un art tyrannique,

Voulant forcer les cœurs dans une république,

Il parla fortement sur le commun salut.

On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut

À ces figures violentes

Qui savent exciter les âmes les plus lentes :

Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put :

Le vent emporta tout, personne ne s'émut.

L'animal aux têtes frivoles

Étant fait à ces traits, ne daignait l'écouter ;

Tous regardaient ailleurs : il en vit s'arrêter

À des combats d'enfants, et point à ses paroles.

Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.

« Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour

Avec l'Anguille et l'Hirondelle :

Un fleuve les arrête, et l'Anguille en nageant,

Comme l'Hirondelle en volant,

Le traversa bientôt. » L'assemblée à l'instant

Cria tout d'une voix : « Et Cérès, que fit-elle ?

– Ce qu'elle fit ? un prompt courroux

L'anima d'abord contre vous.

Quoi ! de contes d'enfants son peuple s'embarrasse ;

Et du péril qui le menace

Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !

Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? »

À ce reproche l'assemblée,

Par l'apologue réveillée,

Se donne entière à l'orateur.

Un trait de fable en eut l'honneur.

Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même

Au moment que je fais cette moralité,

Si Peau d'âne m'était conté,

J'y prendrais un plaisir extrême.

Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant

Il le faut amuser encore comme un enfant.


L'Homme et la Puce

Par des vœux importuns nous fatiguons les Dieux,

Souvent pour des sujets même indignes des hommes.

Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes

Soit obligé d'avoir incessamment les yeux,

Et que le plus petit de la race mortelle,

À chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle,

Doive intriguer l'Olympe et tous ses citoyens,

Comme s'il s'agissait des Grecs et des Troyens.

Un sot par une Puce eut l'épaule mordue.

Dans les plis de ses draps elle alla se loger.

« Hercule, se dit-il, tu devais bien purger

La terre de cette hydre au printemps revenue !

Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue

Tu n'en perdes la race afin de me venger ? »

Pour tuer une Puce, il voulait obliger

Ces Dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.


Les Femmes et le Secret

Rien ne pèse tant qu'un secret ;

Le porter loin est difficile aux dames ;

Et je sais même sur ce fait

Bon nombre d'hommes qui sont femmes.

Pour éprouver la sienne un mari s'écria,

La nuit, étant près d'elle : « Ô Dieux ! qu'est-ce cela ?

Je n'en puis plus ; on me déchire ;

Quoi j'accouche d'un œuf ! – D'un œuf ? – Oui, le voilà,

Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire ;

On m'appellerait poule. Enfin n'en parlez pas. »

La Femme, neuve sur ce cas,

Ainsi que sur mainte autre affaire,

Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;

Mais ce serment s'évanouit

Avec les ombres de la nuit.

L'épouse, indiscrète et peu fine,

Sort du lit quand le jour fut à peine levé ;

Et de courir chez sa voisine :

« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;

N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre :

Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.

Au nom de Dieu, gardez-vous bien

D'aller publier ce mystère.

– Vous moquez-vous ? dit l'autre : ah ! vous ne savez guère

Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »

La femme du pondeur s'en retourne chez elle.

L'autre grille déjà de conter la nouvelle :

Elle va la répandre en plus de dix endroits :

Au lieu d'un œuf elle en dit trois.

Ce n'est pas encore tout ; car une autre commère

En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait :

Précaution peu nécessaire ;

Car ce n'était plus secret.

Comme le nombre d'œufs, grâce à la Renommée,

De bouche en bouche allait croissant,

Avant la fin de la journée

Ils se montaient à plus d'un cent.


Le Chien qui porte à son cou le dîner de son Maître

Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,

Ni les mains à celle de l'or :

Peu de gens gardent un trésor

Avec des soins assez fidèles.

Certain Chien, qui portait la pitance au logis,

S'était fait un collier du dîner de son maître.

Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être

Quand il voyait un mets exquis ;

Mais enfin il l'était : et, tous tant que nous sommes,

Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.

Chose étrange ! on apprend la tempérance aux chiens,

Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes !

Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné,

Un Mâtin passe, et veut lui prendre le dîner.

Il n'en eut pas toute la joie

Qu'il espérait d'abord : le Chien mit bas la proie,

Pour la défendre mieux, n'en étant plus chargé.

Grand combat. D'autres chiens arrivent :

Ils étaient de ceux-là qui vivent

Sur le public, et craignent peu les coups.

Notre Chien, se voyant trop faible contre eux tous,

Et que la chair courait un danger manifeste,

Voulut avoir sa part ; et lui sage, il leur dit :

« Point de courroux, messieurs ; mon lopin me suffit :

Faites votre profit du reste. »

À ces mots, le premier, il vous happe un morceau ;

Et chacun de tirer, le Mâtin, la canaille,

À qui mieux mieux : ils firent tous ripaille ;

Chacun d'eux eut part au gâteau.

Je crois voir en ceci l'image d'une ville,

Où l'on met les deniers à la merci des gens.

Échevins, prévôt des marchands,

Tout fait sa main : le plus habile

Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps

De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.

Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,

Veut défendre l'argent et dit le moindre mot,

On lui fait voir qu'il est un sot.

Il n'a pas de peine à se rendre :

C'est bientôt le premier à prendre.


Le Rieur et les Poissons

On cherche les rieurs ; et moi je les évite.

Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite :

Dieu ne créa que pour les sots

Les méchants diseurs de bons mots.

J'en vais peut-être en une fable

Introduire un ; peut-être aussi

Que quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.

Un Rieur était à la table

D'un financier, et n'avait en son coin

Que de petits poissons : tous les gros étaient loin.

Il prend donc les menus, puis leur parle à l'oreille,

Et puis il feint, à la pareille,

D'écouter leur réponse. On demeura surpris :

Cela suspendit les esprits.

Le Rieur alors, d'un ton sage,

Dit qu'il craignait qu'un sien ami

Pour les grandes Indes parti,

N'eût depuis un an fait naufrage.

Il s'en informait donc à ce menu fretin :

Mais tous lui répondaient qu'ils n'étaient pas d'un âge

À savoir au vrai son destin ;

Les gros en sauraient davantage.

« N'en puis-je donc, messieurs, un gros interroger ? »

De dire si la compagnie

Prit goût à sa plaisanterie,

J'en doute ; mais enfin il les sut engager

À lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire

Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus

Qui n'en étaient pas revenus,

Et que depuis cent ans sous l'abîme avaient vus

Les Anciens du vaste Empire.


Le Rat et l'Huître

Un Rat, hôte d'un champ, rat de peu de cervelle,

Des lares paternels un jour se trouva sou.

Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,

Va courir le pays, abandonne son trou.

Sitôt qu'il fut hors de la case :

« Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !

Voilà les Apennins, et voici le Caucase. »

La moindre taupinée était mont à ses yeux.

Au bout de quelques jours, le voyageur arrive

En un certain canton où Thétys sur la rive

Avait laissé mainte huître ; et notre Rat d'abord

Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.

« Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :

Il n'osait voyager, craintif au dernier point :

Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire ;

J'ai passé les déserts ; mais nous n'y bûmes point. »

D'un certain magister le Rat tenait ces choses,

Et les disait à travers champs,

N'étant pas de ces Rats qui, les livres rongeants,

Se font savants jusque'aux dents.

Parmi tant d'huîtres toutes closes,

Une s'était ouverte ; et, bâillant au soleil,

Par un doux zéphyr réjouie,

Humait l'air, respirait, était épanouie,

Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nompareil.

D'aussi loin que le Rat voit cette Huître qui bâille :

« Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ;

Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,

Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais. »

Là-dessus, maître Rat, plein de belle espérance,

Approche de l'écaille, allonge un peu le cou,

Se sent pris comme aux lacs ; car l'huître tout d'un coup

Se referme. Et voilà ce que fait l'ignorance.

Cette fable contient plus d'un enseignement :

Nous y voyons premièrement :

Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience

Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement ;

Et puis nous y pouvons apprendre

Que tel est pris qui croyait prendre.


L'Ours et l'Amateur des jardins

Certain Ours montagnard, ours à demi léché,

Confiné par le Sort dans un bois solitaire,

Nouveau Bellérophon, vivait seul et caché.

Il fût devenu fou : la raison d'ordinaire

N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés.

Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;

Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.

Nul animal n'avait affaire

Dans les lieux que l'Ours habitait ;

Si bien que tout Ours qu'il était,

Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.

Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,

Non loin de là certain Vieillard

S'ennuyait aussi de sa part.

Il aimait les jardins, était prêtre de Flore,

Il l'était de Pomone encore.

Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrais parmi

Quelque doux et discret ami.

Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre :

De façon que, lassé de vivre

Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,

Va chercher compagnie, et se met en campagne.

L'Ours, porté d'un même dessein,

Venait de quitter sa montagne.

Tous deux, par un cas surprenant,

Se rencontrent en un tournant.

L'Homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?

Se tirer en Gascon d'une semblable affaire

Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.

L'Ours, très mauvais complimenteur,

Lui dit : « Viens-t'en me voir. » L'autre reprit : « Seigneur,

Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire

Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,

J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas

De nos seigneurs les Ours le manger ordinaire ;

Mais j'offre ce que j'ai. » L'Ours l'accepte et d'aller.

Les voilà bons amis avant que d'arriver ;

Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble :

Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,

Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,

Comme l'Ours en un jour ne disait pas deux mots,

L'Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.

L'Ours allait à la chasse, apportait du gibier ;

Faisait son principal métier

D'être bon émoucheur ; écartait du visage

De son ami dormant ce parasite ailé,

Que nous avons mouche appelé.

Un jour que le Vieillard dormait d'un profond somme,

Sur le bout de son nez une allant se placer

Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.

« Je t'attraperai bien, dit-il, et voici comme. »

Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur

Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur,

Casse la tête à l'Homme en écrasant la mouche ;

Et non moins bon archer que mauvais raisonneur,

Raide mort étendu sur la place il le couche.

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;

Mieux vaudrait un sage ennemi.


Les deux Amis

Deux vrais Amis vivaient au Monomotapa :

L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre :

Les amis de ce pays-là

Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.

Une nuit que chacun s'occupait au sommeil,

Et mettait à profit l'absence du soleil,

Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ;

Il court chez son intime, éveille les valets :

Morphée avait touché le seuil de ce palais.

L'Ami couché s'étonne ; il prend sa bourse, il s'arme,

Vient trouver l'autre, et dit : « Il vous arrive peu

De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme

À mieux user du temps destiné pour le somme :

N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?

En voici. S'il vous est venu quelque querelle,

J'ai mon épée ; allons. Vous ennuyez-vous point

De coucher toujours seul ? une esclave assez belle

Était à mes côtés ; voulez-vous qu'on l'appelle ?

– Non, dit l'Ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point :

Je vous rends grâce de ce zèle.

Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu ;

J'ai craint qu'il ne fût vrai ; je suis vite accouru.

Ce maudit songe en est la cause. »

Qui d'eux aimait le mieux ? Que t'en semble, lecteur ?

Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.

Qu'un ami véritable est une douce chose.

Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;

Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même :

Un songe, un rien, tout lui fait peur

Quand il s'agit de ce qu'il aime.


Le Cochon, la Chèvre et le Mouton

Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras,

Montés sur même char, s'en allaient à la foire.

Leur divertissement ne les y portait pas ;

On s'en allait les vendre, à ce que dit l'histoire :

Le charton n'avait pas dessein

De les mener voir Tabarin,

Dom Pourceau criait en chemin

Comme s'il avait eu cent bouchers à ses trousses :

C'était une clameur à rendre les gens sourds.

Les autres animaux, créatures plus douces,

Bonnes gens, s'étonnaient qu'il criât au secours ;

Ils ne voyaient nul mal à craindre.

Le charton dit au Porc : « Qu'as-tu tant à te plaindre ?

Tu nous étourdis tous : que ne te tiens-tu coi ?

Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi,

Devraient t'apprendre à vivre ou du moins à te taire :

Regarde ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot ?

Il est sage. – Il est un sot,

Repartit le Cochon : s'il savait son affaire,

Il crierait, comme moi, du haut de son gosier ;

Et cette autre personne honnête

Crierait tout du haut de sa tête.

Ils pensent qu'on les veut seulement décharger,

La Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine :

Je ne sais pas s'ils ont raison ;

Mais quant à moi qui ne suis bon

Qu'à manger, ma mort est certaine.

Adieu mon toit et ma maison. »

Dom Pourceau raisonnait en subtil personnage :

Mais que lui servait-il ? Quand le mal est certain,

La plainte ni la peur ne changent le destin ;

Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.


Tircis et Amarante

Pour Mademoiselle de Sillery

J'avais Ésope quitté

Pour être tout à Boccace ;

Mais une divinité

Veut revoir sur le Parnasse

Des fables de ma façon ;

Or, d'aller lui dire : Non,

Sans quelque valable excuse,

Ce n'est pas comme on en use

Avec des Divinités,

Surtout quand ce sont de celles

Que la qualité de belles

Fait reines des volontés.

Car, afin que l'on le sache,

C'est Sillery qui s'attache

À vouloir que, de nouveau,

Sire Loup, Sire Corbeau

Chez moi se parlent en rime.

Qui dit Sillery dit tout ;

Peu de gens en leur estime

Lui refusent le haut bout ;

Comment le pourrait-on faire ?

Pour venir à notre affaire,

Mes contes, à son avis,

Sont obscurs : les beaux esprits

N'entendent pas toute chose.

Faisons donc quelques récits

Qu'elle déchiffre sans glose :

Amenons des Bergers ; et puis nous rimerons

Ce que disent entre eux les loups et les moutons.

Tircis disait un jour à la jeune Amarante :

« Ah ! si vous connaissiez comme moi certain mal

Qui nous plaît et qui nous enchante,

Il n'est bien sous le ciel qui vous parût égal !

Souffrez qu'on vous le communique ;

Croyez-moi, n'ayez point de peur :

Voudrais-je vous tromper, vous, pour qui je me pique

Des plus doux sentiments que puisse avoir un cœur ? »

Amarante aussitôt réplique :

« Comment l'appelez-vous, ce mal ? quel est son nom ?

– L'amour. – Ce mot est beau : dites-moi quelques marques

À quoi je le pourrai connaître : que sent-on ?

– Des peines près de qui le plaisir des monarques

Est ennuyeux et fade : on s'oublie, on se plaît

Toute seule en une forêt.

Se mire-t-on près un rivage,

Ce n'est pas soi qu'on voit ; on ne voit qu'une image

Qui sans cesse revient, et qui suit en tous lieux :

Pour tout le reste on est sans yeux.

Il est un berger du village

Dont l'abord, dont la voix, dont le nom fait rougir :

On soupire à son souvenir ;

On ne sait pas pourquoi, cependant on soupire,

On a peur de le voir, encore qu'on le désire. »

Amarante dit à l'instant :

« Oh ! oh ! c'est là ce mal que vous me prêchez tant ?

Il ne m'est pas nouveau : je pense le connaître. »

Tircis à son but croyait être,

Quand la belle ajouta : « Voilà tout justement

Ce que je sens pour Clidamant. »

L'autre pensa mourir de dépit et de honte.

Il est force gens comme lui,

Qui prétendent n'agir que pour leur propre compte,

Et qui font le marché d'autrui.


Les Obsèques de la Lionne

La femme du Lion mourut ;

Aussitôt chacun accourut

Pour s'acquitter envers le Prince

De certains compliments de consolation,

Qui sont surcroît d'affliction.

Il fit avertir sa province

Que les obsèques se feraient

Un tel jour, en tel lieu ; ses prévôts y seraient

Pour régler la cérémonie,

Et pour placer la compagnie.

Jugez si chacun s'y trouva.

Le Prince aux cris s'abandonna,

Et tout son antre en résonna :

Les lions n'ont point d'autre temple.

On entendit, à son exemple,

Rugir en leurs patois messieurs les Courtisans.

Je définis la cour un pays où les gens

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu'il plaît au prince, ou, s'ils ne peuvent l'être,

Tâchent au moins de le paraître.

Peuple caméléon, peuple singe du maître ;

On dirait qu'un esprit anime mille corps ;

C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.

Pour revenir à notre affaire,

Le Cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ?

Cette mort le vengeait : la reine avait jadis

Étranglé sa femme et son fils.

Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,

Et soutint qu'il l'avait vu rire.

La colère du Roi, comme dit Salomon,

Est terrible, et surtout celle du Roi Lion ;

Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.

Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois

Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.

Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes

Nos sacrés ongles ; venez, Loups,

Vengez la Reine ; immolez tous

Ce traître à ses augustes mânes.

Le Cerf reprit alors : « Sire, le temps de pleurs

Est passé ; la douleur est ici superflue.

Votre digne moitié, couchée entre des fleurs,

Tout près d'ici m'est apparue ;

Et je l'ai d'abord reconnue.

« Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,

« Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.

« Aux Champs-Élysiens j'ai goûté mille charmes,

« Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.

« Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi :

« J'y prends plaisir. » À peine on eut ouï la chose,

Qu'on se mit à crier : Miracle ! Apothéose !

Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.

Amusez les rois par des songes,

Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges :

Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,

Ils goberont l'appât ; vous serez leur ami.


Le Rat et l'Éléphant

Se croire un personnage est fort commun en France :

On y fait l'homme d'importance,

Et l'on n'est souvent qu'un bourgeois.

C'est proprement le mal français.

La sotte vanité nous est particulière.

Les Espagnols sont vains, mais d'une autre manière :

Leur orgueil me semble, en un mot,

Beaucoup plus fou, mais pas si sot.

Donnons quelque image du nôtre

Qui sans doute en vaut bien un autre.

Un Rat des plus petits voyait un Éléphant

Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent

De la bête de haut parage,

Qui marchait à gros équipage.

Sur l'animal à triple étage

Une sultane de renom,

Son Chien, son Chat et sa Guenon,

Son Perroquet, sa Vieille et toute sa maison,

S'en allait en pèlerinage.

Le Rat s'étonnait que les gens

Fussent touchés de voir cette pesante masse :

« Comme si d'occuper ou plus ou moins de place

Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants !

Mais qu'admirez-vous tant en lui, vous autres hommes ?

Serait-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ?

Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,

D'un grain moins que les éléphants. »

Il en aurait dit davantage ;

Mais le Chat, sortant de sa cage,

Lui fit voir en moins d'un instant

Qu'un rat n'est pas un éléphant.


L'Horoscope

On rencontre sa destinée

Souvent par des chemins qu'on prend pour l'éviter.

Un père eut pour toute lignée

Un fils qu'il aima trop, jusque à consulter

Sur le sort de sa géniture

Les diseurs de bonne aventure.

Un de ces gens lui dit que des lions surtout

Il éloignât l'enfant jusque à certain âge ;

Jusqu'à vingt ans, point davantage.

Le père, pour venir a bout

D'une précaution sur qui roulait la vie

De celui qu'il aimait, défendit que jamais

On lui laissât passer le seuil de son palais.

Il pouvait, sans sortir, contenter son envie,

Avec ses compagnons tout le jour badiner,

Sauter, courir, se promener.

Quand il fut en l'âge où la chasse

Plaît le plus aux jeunes esprits,

Cet exercice avec mépris

Lui fut dépeint : mais, quoi qu'on fasse,

Propos, conseil, enseignement,

Rien ne change un tempérament.

Le jeune homme, inquiet, ardent, plein de courage,

À peine se sentit des bouillons d'un tel âge,

Qu'il soupira pour ce plaisir.

Plus l'obstacle était grand, plus fort fut le désir.

Il savait le sujet des fatales défenses,

Et comme ce logis, plein de magnificences,

Abondait partout en tableaux,

Et que la laine et les pinceaux

Traçaient de tous côtés chasses et paysages,

En cet endroit des animaux,

En ce autre des personnages,

Le jeune homme s'émut, voyant peint un lion :

« Ah ! monstre, cria-t-il, c'est toi qui me fais vivre

Dans l'ombre et dans les fers ! » À ces mots, il se livre

Aux transports violents de l'indignation,

Porte le poing sur l'innocente bête.

Sous la tapisserie un clou se rencontra :

Ce clou le blesse, il pénétra

Jusqu'aux ressorts de l'âme ; et cette chère tête

Pour qui l'art d'Esculape en vain fit ce qu'il put,

Dut sa perte à ces soins qu'on prit pour son salut.

Même précaution nuisit au poète Eschyle.

Quelque devin le menaça, dit-on,

De la chute d'une maison.

Aussitôt il quitta la ville,

Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les cieux.

Un aigle, qui portait en l'air une tortue,

Passa par là, vit l'homme, et sur sa tête nue,

Qui parut un morceau de rocher à ses yeux,

Étant de cheveux dépourvue,

Laissa tomber sa proie, afin de la casser :

Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer.

De ces exemples il résulte

Que cet art, s'il est vrai, fait tomber dans les maux

Que craint celui qui le consulte ;

Mais je l'en justifie, et maintiens qu'il est faux.

Je ne crois point que la Nature

Se soit lié les mains, et nous les lie encore,

Jusqu'au point de marquer dans les cieux notre sort :

Il dépend d'une conjoncture

De lieux, de personnes, de temps ;

Non des conjonctions de tous ces charlatans.

Ce berger et ce roi sont sous même planète ;

L'un d'eux porte le sceptre, et l'autre la houlette.

Jupiter le voulait ainsi.

Qu'est-ce que Jupiter ? un corps sans connaissance.

D'où vient donc que son influence

Agit différemment sur ces deux hommes-ci ?

Puis comment pénétrer jusque à notre monde ?

Comment percer des airs la campagne profonde ?

Percer Mars, le Soleil, et des vides sans fin ?

Un atome la peut détourner en chemin :

Où l'iront retrouver les faiseurs d'horoscope ?

L'état où nous voyons l'Europe

Mérite que du moins quelqu'un d'eux l'ait prévu :

Que ne l'a-t-il donc dit ? Mais nul d'eux ne l'a su.

L'immense éloignement, le point, et sa vitesse,

Celle aussi de nos passions,

Permettent-ils à leur faiblesse

De suivre pas à pas toutes nos actions ?

Notre sort en dépend : sa course entre-suivie,

Ne va, non plus que nous, jamais d'un même pas,

Et ces gens veulent au compas,

Tracer les cours de notre vie !

Il ne se faut point arrêter

Aux deux faits ambigus que je viens de conter.

Ce fils par trop chéri, ni le bonhomme Eschyle,

N'y font rien : tout aveugle et menteur qu'est cet art,

Il peut frapper au but une fois entre mille ;

Ce sont des effets du hasard.


L'Âne et le Chien

Il se faut entraider, c'est la loi de nature.

L'Âne un jour pourtant s'en moqua :

Et ne sais comme il y manqua ;

Car il est bonne créature.

Il allait par pays, accompagné du Chien,

Gravement, sans songer à rien ;

Tous deux suivis d'un commun maître.

Ce maître s'endormit. L'Âne se mit à paître :

Il était alors dans un pré

Dont l'herbe était fort à son gré.

Point de chardons pourtant ; il s'en passa pour l'heure :

Il ne faut pas toujours être si délicat ;

Et, faute de servir ce plat,

Rarement un festin demeure.

Notre baudet s'en sut enfin

Passer pour cette fois. Le Chien, mourant de faim

Lui dit : « Cher compagnon, baisse-toi, je te prie :

Je prendrai mon dîner dans le panier au pain. »

Point de réponse, mot ; le roussin d'Arcadie

Craignit qu'en perdant un moment,

Il ne perdît un coup de dent.

Il fit longtemps la sourde oreille :

Enfin il répondit : « Ami, je te conseille

D'attendre que ton maître ait fini son sommeil ;

Car il te donnera sans faute, à son réveil,

Ta portion accoutumée :

Il ne saurait tarder beaucoup. »

Sur ces entrefaites un Loup

Sort du bois, et s'en vient : autre bête affamée.

L'Âne appelle aussitôt le Chien à son secours.

Le Chien ne bouge, et dit : « Ami, je te conseille

De fuir en attendant que ton maître s'éveille ;

Il ne saurait tarder : détale vite, et cours.

Que si ce Loup t'atteint, casse-lui la mâchoire :

On t'a ferré de neuf ; et, si tu veux m'en croire,

Tu l'étendras tout plat. » Pendant ce beau discours,

Seigneur Loup étrangla le Baudet sans remède.

Je conclus qu'il faut qu'on s'entraide.


Le Bassa et le Marchand

Un marchand grec en certaine contrée

Faisait trafic. Un Bassa l'appuyait ;

De quoi le Grec en bassa le payait,

Non en marchand : tant c'est chère denrée

Qu'un protecteur ! Celui-ci coûtait tant,

Que notre Grec s'allait partout plaignant.

Trois autres Turcs, d'un rang moindre en puissance,

Lui vont offrir leur support en commun.

Eux trois voulaient moins de reconnaissance

Qu'à ce Marchand il n'en coûtait pour un.

Le Grec écoute ; avec eux il s'engage ;

Et le Bassa du tout est averti :

Même on lui dit qu'il jouera, s'il est sage,

À ces gens-là quelque méchant parti,

Les prévenant, les chargeant d'un message

Pour Mahomet, droit en son paradis,

Et sans tarder ; sinon, ces gens unis

Le préviendront, bien certains qu'à la ronde

Il a des gens tout prêts pour le venger :

Quelque poison l'enverra protéger

Les trafiquants qui sont en l'autre monde.

Sur cet avis le Turc se comporta

Comme Alexandre ; et, plein de confiance,

Chez le marchand tout droit il s'en alla,

Se mit à table. On vit tant d'assurance

En ces discours et dans tout son maintien,

Qu'on ne crut point qu'il se doutât de rien.

« Ami, dit-il, je sais que tu me quittes ;

Même l'on veut que j'en craigne les suites ;

Mais je te crois un trop homme de bien ;

Tu n'as point l'air d'un donneur de breuvage.

Je n'en dis pas là-dessus davantage.

Quant à ces gens qui pensent t'appuyer,

Écoute-moi : sans tant de dialogue,

Et de raisons qui pourraient t'ennuyer,

Je ne te veux conter qu'un apologue.

Il était un Berger, son Chien, et son troupeau.

Quelqu'un lui demanda ce qu'il prétendait faire

D'un dogue de qui l'ordinaire

Était un pain entier. Il fallait bien et beau

Donner cet animal au seigneur du village.

Lui, berger, pour plus de ménage

Aurait deux ou trois mâtineaux ;

Qui, lui dépensant moins, veilleraient aux troupeaux

Bien mieux que cette bête seule.

Il mangeait plus que trois ; mais on ne disait pas

Qu'il avait aussi triple gueule

Quand les loups livraient des combats.

Le Berger s'en défait ; il prend trois chiens de taille

À lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.

Le troupeau s'en sentit, et tu te sentiras

Du choix de semblable canaille.

Si tu fais bien, tu reviendras à moi. »

Le Grec le crut. Ceci montre aux provinces

Que, tout compté, mieux vaut en bonne foi,

S'abandonner à quelque puissant roi,

Que s'appuyer de plusieurs petits princes.


L'avantage de la science

Entre deux bourgeois d'une ville

S'émut jadis un différend :

L'un était pauvre, mais habile ;

L'autre, riche, mais ignorant.

Celui-ci sur son concurrent

Voulait emporter l'avantage ;

Prétendait que tout homme sage

Était tenu de l'honorer.

C'était tout homme sot ; car pourquoi révérer

Des biens dépourvus de mérite ?

La raison m'en semble petite.

« Mon ami, disait-il souvent

Au savant,

Vous vous croyez considérable ;

Mais, dites-moi, tenez-vous table ?

Que sert à vos pareils de lire incessamment ?

Ils sont toujours logés à la troisième chambre,

Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,

Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.

La République a bien affaire

De gens qui ne dépensent rien !

Je ne sais d'homme nécessaire

Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.

Nous en usons, Dieu sait ! notre plaisir occupe

L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,

Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez

À messieurs les gens de finance

De méchants livres bien payés. »

Ces mots remplis d'impertinence

Eurent le sort qu'ils méritaient.

L'homme lettré se tut, il avait trop à dire.

La guerre le vengea bien mieux qu'une satire.

Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient :

L'un et l'autre quitta sa ville.

L'ignorant resta sans asile ;

Il reçut partout des mépris :

L'autre reçut partout quelque faveur nouvelle :

Cela décida leur querelle.

Laissez dire les sots ; le savoir a son prix.


Jupiter et les tonnerres

Jupiter voyant nos fautes,

Dit un jour du haut des airs :

« Remplissons de nouveaux hôtes

Les cantons de l'Univers

Habités par cette race

Qui m'importune et me lasse.

Va-t'en, Mercure, aux Enfers,

Amène-moi la Furie

La plus cruelle des trois.

Race que j'ai trop chérie,

Tu périras cette fois ! »

Jupiter ne tarda guère

À modérer son transport.

Ô vous, rois, qu'il voulut faire

Arbitres de notre sort,

Laissez, entre la colère

Et l'orage qui la suit,

L'intervalle d'une nuit.

Le Dieu dont l'aile est légère,

Et la langue a des douceurs,

Alla voir les noires sœurs.

À Tisiphone et Mégère

Il préféra, ce dit-on,

L'impitoyable Alecton.

Ce choix la rendit si fière,

Qu'elle jura par Pluton

Que toute l'engeance humaine

Serait bientôt du domaine

Des Déités de là-bas.

Jupiter n'approuva pas

Le serment de l'Euménide.

Il la renvoie ; et pourtant

Il lance un foudre à l'instant

Sur certain peuple perfide.

Le tonnerre, ayant pour guide

Le père même de ceux

Qu'il menaçait de ses feux,

Se contenta de leur crainte ;

Il n'embrasa que l'enceinte

D'un désert inhabité :

Tout père frappe à côté.

Qu'arriva-t-il ? Notre engeance

Prit pied sur cette indulgence.

Tout l'Olympe s'en plaignit ;

Et l'assembleur de nuages

Jura le Styx, et promit

De former d'autres orages :

Ils seraient sûrs. On sourit ;

On lui dit qu'il était père,

Et qu'il laissât, pour le mieux,

À quelqu'un des autres Dieux

D'autres tonnerres à faire.

Vulcan entreprit l'affaire.

Ce Dieu remplit ses fourneaux

De deux sortes de carreaux.

L'un jamais ne se fourvoie ;

Et c'est celui que toujours

L'Olympe en corps nous envoie :

L'autre s'écarte en son cours ;

Ce n'est qu'aux monts qu'il en coûte ;

Bien souvent même il se perd,

Et ce dernier en sa route

Nous vient du seul Jupiter.


Le Faucon et le Chapon

Une traîtresse voix bien souvent vous appelle ;

Ne vous pressez donc nullement :

Ce n'était pas un sot, non, non, et croyez-m'en,

Que le Chien de Jean de Nivelle.

Un citoyen du Mans, chapon de son métier

Était sommé de comparaître

Par-devant les lares du maître,

Au pied d'un tribunal que nous nommons foyer.

Tous les gens lui criaient, pour déguiser la chose :

« Petit, petit, petit ! » Mais, loin de s'y fier,

Le Normand et demi laissait les gens crier.

« Serviteur, disait-il ; votre appât est grossier :

On ne m'y tient pas ; et pour cause. »

Cependant un Faucon sur sa perche voyait

Notre Manceau qui s'enfuyait.

Les chapons ont en nous fort peu de confiance,

Soit instinct, soit expérience.

Celui-ci, qui ne fut qu'avec peine attrapé,

Devait, le lendemain, être d'un grand souper,

Fort à l'aise en un plat, honneur dont la volaille

Se serait passée aisément.

L'oiseau chasseur lui dit : « Ton peu d'entendement

Me rend tout étonné. Vous n'êtes que racaille,

Gens grossiers, sans esprit, à qui l'on n'apprend rien.

Pour moi, je sais chasser, et revenir au maître.

Le vois-tu pas à la fenêtre ?

Il t'attend : es-tu sourd ? – Je n'entends que trop bien,

Repartit le chapon ; mais que me veut-il dire,

Et ce beau cuisinier armé d'un grand couteau ?

Reviendrais-tu pour cet appeau :

Laisse-moi fuir ; cesse de rire

De l'indocilité qui me fait envoler,

Lorsque d'un ton si doux on s'en vient m'appeler.

Si tu voyais mettre à la broche

Tous les jours autant de faucons

Que j'y vois mettre de chapons,

Tu ne me ferais pas un semblable reproche. »


Le Chat et le Rat

Quatre animaux divers, le Chat grippe-fromage,

Triste-oiseau le Hibou, ronge-maille le Rat,

Dame Belette au long corsage,

Toutes gens d'esprit scélérat,

Hantaient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.

Tant y furent, qu'un soir à l'entour de ce pin

L'homme tendit ses rets. Le Chat, de grand matin

Sort pour aller chercher sa proie.

Les derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie

Le filet : il y tombe en danger de mourir ;

Et mon Chat de crier, et le Rat d'accourir,

L'un plein de désespoir, et l'autre plein de joie :

Il voyait dans les lacs son mortel ennemi.

Le pauvre Chat dit : « Cher ami,

Les marques de ta bienveillance

Sont communes en mon endroit ;

Viens m'aider à sortir du piège où l'ignorance

M'a fait tomber. C'est à bon droit

Que seul entre les tiens, par amour singulière,

Je t'ai toujours choyé, t'aimant comme mes yeux.

Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux Dieux.

J'allais leur faire ma prière ;

Comme tout dévot Chat en use les matins,

Ce réseau me retient : ma vie est en tes mains ;

Viens dissoudre ces nœuds. – Et quelle récompense

En aurai-je ? reprit le Rat.

– Je jure éternelle alliance

Avec toi, repartit le Chat.

Dispose de ma griffe, et sois en assurance :

Envers et contre tous je te protégerai ;

Et la Belette mangerai

Avec l'époux de la Chouette :

Ils t'en veulent tous deux. » Le Rat dit : « Idiot !

Moi ton libérateur ? je ne suis pas si sot. »

Puis il s'en va vers sa retraite.

La Belette était près du trou.

Le Rat grimpe plus haut ; il y voit le Hibou.

Dangers de toutes parts : le plus pressant l'emporte.

Ronge-maille retourne au Chat, et fait en sorte

Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant,

Qu'il dégage enfin l'hypocrite.

L'homme paraît en cet instant ;

Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.

À quelque temps de là, notre Chat vit de loin

Son Rat qui se tenait en alerte et sur ses gardes :

« Ah ! mon frère, dit-il, viens m'embrasser ; ton soin

Me fait injure ; tu regardes

Comme ennemi ton allié.

Penses-tu que j'aie oublié

Qu'après Dieu je te dois la vie ?

– Et moi, reprit le Rat, penses-tu que j'oublie

Ton naturel ? Aucun traité

Peut-il forcer un chat à la reconnaissance ?

S'assure-t-on sur l'alliance

Qu'a faite la nécessité ?


Le Torrent et la Rivière

Avec grand bruit et grand fracas

Un torrent tombait des montagnes :

Tout fuyait devant lui ; l'horreur suivait ses pas ;

Il faisait trembler les campagnes.

Nul voyageur n'osait passer

Une barrière si puissante ;

Un seul vit des voleurs ; et se sentant presser,

Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.

Ce n'était que menace et bruit sans profondeur :

Notre homme enfin n'eut que la peur.

Ce succès lui donnant courage,

Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,

Il rencontra sur son passage

Une rivière dont le cours

Image d'un sommeil doux, paisible, et tranquille,

Lui fit croire d'abord ce trajet fort facile :

Point de bords escarpés, un sable pur et net.

Il entre ; et son cheval le met

À couvert des voleurs, mais non de l'onde noire :

Tous deux au Styx allèrent boire ;

Tous deux, à nager malheureux,

Allèrent traverser, au séjour ténébreux,

Bien d'autres fleuves que les nôtres.

Les gens sans bruit sont dangereux :

Il n'en est pas ainsi des autres.


L'éducation

Laridon et César, frères dont l'origine

Venait de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,

À deux maîtres divers échus au temps jadis,

Hantaient, l'un les forêts, et l'autre la cuisine.

Ils avaient eu d'abord chacun un autre nom ;

Mais la diverse nourriture

Fortifiant en l'un cette heureuse nature,

En l'autre l'altérant, un certain marmiton

Nomma celui-ci Laridon.

Son frère, ayant couru mainte haute aventure,

Mis maint cerf aux abois, maint sanglier abattu,

Fut le premier César que la gent chienne ait eu.

On eut soin d'empêcher qu'une indigne maîtresse

Ne fit en ses enfants dégénérer son sang.

Laridon négligé témoignait sa tendresse

À l'objet le premier passant.

Il peupla tout de son engeance :

Tournebroches par lui rendus communs en France

Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,

Peuple antipode des Césars.

On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :

Le peu de soin, le temps, tout fait qu'on dégénère.

Faute de cultiver la nature et ses dons,

Oh ! combien de Césars deviendront Laridons !


Les deux Chiens et l'Âne mort

Les vertus devraient être sœurs,

Ainsi que les vices sont frères.

Dès que l'un de ceux-ci s'empare de nos cœurs,

Tous viennent à la file ; il ne s'en manque guères :

J'entends de ceux qui, n'étant pas contraires,

Peuvent loger sous même toit.

À l'égard des vertus, rarement on les voit

Toutes en un sujet éminemment placées

Se tenir par la main sans être dispersées.

L'un est vaillant, mais prompt ; l'autre est prudent,

[ mais froid.

Parmi les animaux, le Chien se pique d'être

Soigneux et fidèle à son maître ;

Mais il est sot, il est gourmand :

Témoin ces deux mâtins qui, dans l'éloignement,

Virent un Âne mort qui flottait sur les ondes.

Le vent de plus en plus l'éloignait de nos Chiens.

« Ami, dit l'un, tes yeux sont meilleurs que les miens :

Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes ;

J'y crois voir quelque chose. Est-ce un bœuf, un cheval ?

– Eh ! qu'importe quel animal ?

Dit l'un de ces mâtins ; voilà toujours curée.

Le point est de l'avoir ; car le trajet est grand ;

Et de plus il nous faut nager contre le vent.

Buvons toute cette eau ; notre gorge altérée

En viendra bien à bout : ce corps demeurera

Bientôt à sec, et ce sera

Provision pour la semaine. »

Voilà mes Chiens à boire ; ils perdirent l'haleine,

Et puis la vie ; ils firent tant

Qu'on les vit crever à l'instant.

L'homme est ainsi bâti : quand un sujet l'enflamme,

L'impossibilité disparaît à son âme.

Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas,

S'outrant pour acquérir des biens ou de la gloire !

Si j'arrondissais mes états !

Si je pouvais remplir mes coffres de ducats !

Si j'apprenais l'hébreu, les sciences, l'histoire !

Tout cela, c'est la mer à boire ;

Mais rien à l'homme ne suffit.

Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,

Il faudrait quatre corps ; encore, loin d'y suffire,

À mi-chemin je crois que tous demeureraient :

Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient

Mettre à fin ce qu'un seul désire.


Démocrite et les Abdéritains

Que j'ai toujours haï les pensées du vulgaire !

Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire,

Mettant de faux milieux entre la chose et lui,

Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !

Le maître d'Épicure en fit l'apprentissage.

Son pays le crut fou. Petits esprits ! Mais quoi ?

Aucun n'est prophète chez soi.

Ces gens étaient les fous, Démocrite, le sage.

L'erreur alla si loin qu'Abdère députa

Vers Hippocrate, et l'invita,

Par lettres et par ambassade,

À venir rétablir la raison du malade.

« Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,

Perd l'esprit : la lecture a gâté Démocrite.

Nous l'estimerions plus s'il était ignorant.

« Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :

« Peut-être même ils sont remplis

« De Démocrites infinis. »

Non content de ce songe, il y joint les atomes,

Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes ;

Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,

Il connaît l'Univers, et ne se connaît pas.

Un temps fut qu'il savait accorder les débats :

Maintenant il parle à lui-même.

Venez, divin mortel ; sa folie est extrême. »

Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens ;

Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,

Quelles rencontres dans la vie

Le sort cause ! Hippocrate arriva dans le temps

Que celui qu'on disait n'avoir raison ni sens

Cherchait dans l'homme et dans la bête

Quel siège a la raison, soit le cœur, soit la tête.

Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,

Les labyrinthes d'un cerveau

L'occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,

Et ne vit presque pas son ami s'avancer,

Attaché selon sa coutume.

Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser :

Le sage est ménager du temps et des paroles.

Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,

Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,

Ils tombèrent sur la morale.

Il n'est pas besoin que j'étale

Tout ce que l'un et l'autre dit.

Le récit précédent suffit

Pour montrer que le peuple est juge récusable.

En quel sens est donc véritable

Ce que j'ai lu dans certain lieu,

Que sa voix est la voix de Dieu ?


Le Loup et le Chasseur

Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux

Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux,

Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ?

Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ?

L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,

Ne dira-t-il jamais : « C'est assez, jouissons » ?

– Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre.

Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre :

Jouis. – Je le ferai. – Mais quand donc ? – Dès demain.

– Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin :

Jouis dès aujourd'hui ; redoute un sort semblable

À celui du Chasseur et du Loup de ma fable. »

Le premier de son arc avait mis bas un daim.

Un faon de biche passe, et le voilà soudain

Compagnon du défunt : tous deux gisent sur l'herbe.

La proie était honnête, un daim avec un faon ;

Tout modeste chasseur en eût été content :

Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe,

Tente encore notre archer, friand de tels morceaux.

Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux

Avec peine y mordaient ; la Déesse infernale

Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatale.

De la force du coup pourtant il s'abattit.

C'était assez de biens. Mais quoi ! rien ne remplit

Les vastes appétits d'un faiseur de conquêtes.

Dans le temps que le porc revient à soi, l'Archer

Voit le long d'un sillon une perdrix marcher ;

Surcroît chétif aux autres têtes :

De son arc toutefois il bande les ressorts.

Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,

Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps ;

Et la perdrix le remercie.

Cette part du récit s'adresse au Convoiteux ;

L'Avare aura pour lui le reste de l'exemple.

Un Loup vit, en passant, ce spectacle piteux :

« Ô fortune, dit-il, je te promets un temple.

Quatre corps étendus ! que de biens ! mais pourtant

Il faut les ménager, ces rencontres sont rares.

(Ainsi s'excusent les avares.)

J'en aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant :

Un, deux, trois, quatre corps ; ce sont quatre semaines,

Si je sais compter, toutes pleines.

Commençons dans deux jours ; et mangeons cependant

La corde de cet arc : il faut que l'on l'ait faite

De vrai boyau ; l'odeur me le témoigne assez. »

En disant ces mots, il se jette

Sur l'arc qui se détend, et fait de la sagette

Un nouveau mort : mon Loup a les boyaux percés.

Je reviens à mon texte. Il faut que l'on jouisse ;

Témoin ces deux gloutons punis d'un sort commun :

La convoitise perdit l'un ;

L'autre périt par l'avarice.

LIVRE NEUVIÈME

Le Dépositaire infidèle

Grâce aux filles de Mémoire,

J'ai chanté des animaux ;

Peut-être d'autres héros

M'auraient acquis moins de gloire.

Le Loup, en langue des Dieux,

Parle au Chien dans mes ouvrages :

Les bêtes, à qui mieux mieux,

Y font divers personnages :

Les uns fous, les autres sages,

De telle sorte pourtant

Que les fous vont l'emportant :

La mesure en est plus pleine.

Je mets aussi sur la scène

Des trompeurs, des scélérats,

Des tyrans, et des ingrats,

Mainte imprudence pécore,

Force sots, force flatteurs ;

Je pourrais y joindre encore

Des légions de menteurs :

« Tout homme ment », dit le sage.

S'il n'y mettait seulement

Que les gens du bas étage,

On pourrait aucunement

Souffrir ce défaut aux hommes ;

Mais que tous tant que nous sommes

Nous mentions, grand et petit,

Si quelque autre l'avait dit,

Je soutiendrais le contraire ;

Et même qui mentirait

Comme Ésope et comme Homère,

Un vrai menteur ne serait :

Le doux charme de maint songe

Par leur bel art inventé,

Sous les habits du mensonge

Nous offre la vérité.

L'un et l'autre a fait un livre

Que je tiens digne de vivre

Sans fin, et plus, s'il se peut.

Comme eux ne ment pas qui veut.

Mais mentir comme sut faire

Un certain dépositaire,

Payé par son propre mot,

Est d'un méchant et d'un sot.

Voici le fait : Un trafiquant de Perse,

Chez son voisin, s'en allant en commerce,

Mit en dépôt un cent de fer un jour.

« Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.

– Votre fer ? il n'est plus : j'ai regret de vous dire

Qu'un rat l'a mangé tout entier.

J'en ai grondé mes gens ; mais qu'y faire ? un grenier

A toujours quelque trou. » Le trafiquant admire

Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.

Au bout de quelques jours, il détourne l'enfant

Du perfide voisin ; puis à souper convie

Le père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant :

« Dispensez-moi, je vous supplie ;

Tous plaisirs pour moi sont perdus.

J'aimais un fils plus que ma vie :

Je n'ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l'ai plus.

On me l'a dérobé : plaignez mon infortune. »

Le marchand repartit : « Hier au soir, sur la brune,

Un chat-huant s'en vint votre fils enlever ;

Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter. »

Le père dit : « Comment voulez-vous que je croie

Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie ?

Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant.

– Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment :

Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je ;

Et ne vois rien qui vous oblige

D'en douter un moment après ce que je dis.

Faut-il que vous trouviez étrange

Que les chats-huants d'un pays

Où le quintal de fer par un seul rat se mange,

Enlèvent un garçon qui pèse un demi-cent ? »

L'autre vit où tendait cette feinte aventure :

Il rendit le fer au marchand,

Qui lui rendit sa géniture.

Même dispute advint entre deux voyageurs.

L'un d'eux était de ces conteurs

Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope ;

Tout est géant chez eux : écoutez-les, l'Europe,

Comme l'Afrique, aura des monstres à foison.

Celui-ci se croyait l'hyperbole permise.

« J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.

– Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église. »

Le premier se moquant, l'autre reprit : « Tout doux ;

On le fit pour cuire vos choux. »

L'homme au pot fut plaisant ; l'homme au fer fut habile.

Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur

De vouloir par raison combattre son erreur ;

Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.


Les deux Pigeons

Deux Pigeons s'aimaient d'amour tendre :

L'un d'eux, s'ennuyant au logis,

Fut assez fou pour entreprendre

Un voyage en lointain pays.

L'autre lui dit : « Qu'allez-vous faire ?

Voulez-vous quitter votre frère ?

L'absence est le plus grand des maux :

Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux,

Les dangers, les soins du voyage,

Changent un peu votre courage.

Encore, si la saison s'avançait davantage !

Attendez les zéphyrs : qui vous presse ? un corbeau

Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.

Je ne songerai plus que rencontre funeste,

Que faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :

Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,

Bon soupé, bon gîte, et le reste ? »

Ce discours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur ;

Mais le désir de voir et l'humeur inquiète

L'emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point ;

Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :

Je reviendrai dans peu conter de point en point

Mes aventures à mon frère ;

Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère

N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint

Vous sera d'un plaisir extrême.

Je dirai : J'étais là ; telle chose m'advint :

Vous y croirez être vous-même. »

À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.

Le voyageur s'éloigne : et voilà qu'un nuage

L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.

Un seul arbre s'offrit, tel encore que l'orage

Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.

L'air devenu serein, il part tout morfondu,

Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie ;

Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,

Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;

Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un lacs,

Les menteurs et traîtres appas.

Le lacs était usé ; si bien que, de son aile,

De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin :

Quelque plume y périt, et le pis du destin

Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle,

Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle

Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé,

Semblait un forçat échappé.

Le vautour s'en allait le lier, quand des nues

Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.

Le Pigeon profita du conflit des voleurs,

S'envola, s'abattit auprès d'une masure,

Crut, pour ce coup, que ses malheurs

Finiraient par cette aventure ;

Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)

Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié

La volatile malheureuse,

Qui, maudissant sa curiosité,

Traînant l'aile et tirant le pied,

Demi-morte et demi-boiteuse,

Droit au logis s'en retourna :

Que bien, que mal, elle arriva,

Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger

De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?

Que ce soit aux rives prochaines.

Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,

Toujours divers, toujours nouveau ;

Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.

J'ai quelquefois aimé : je n'aurais pas alors,

Contre le Louvre et ses trésors,

Contre le firmament et sa voûte céleste,

Changé les bois, changé les lieux

Honorés par les pas, éclairés par les yeux

De l'aimable et jeune bergère

Pour qui, sous le fils de Cythère,

Je servis, engagé par mes premiers serments.

Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?

Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants

Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?

Ah ! si mon cœur osait encore se renflammer !

Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ?

Ai-je passé le temps d'aimer ?


Le Singe et le Léopard

Le Singe avec le Léopard

Gagnaient de l'argent à la foire.

Ils affichaient chacun à part.

L'un d'eux disait : « Messieurs, mon mérite et ma gloire

Sont connus en bon lieu. Le Roi m'a voulu voir ;

Et, si je meurs, il veut avoir

Un manchon de ma peau : tant elle est bigarrée,

Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée ! »

La bigarrure plaît : partant chacun le vit.

Mais ce fut bientôt fait ; bientôt chacun sortit.

Le Singe de sa part disait : « Venez de grâce,

Venez, messieurs, je fais cent tours de passe-passe,

Cette diversité dont on vous parle tant,

Mon voisin Léopard l'a sur soi seulement :

Moi je l'ai dans l'esprit. Votre serviteur Gille,

Cousin et gendre de Bertrand,

Singe du Pape en son vivant,

Tout fraîchement en cette ville

Arrive en trois bateaux, exprès pour vous parler ;

Car il parle, on l'entend : il sait danser, baller,

Faire des tours de toute sorte,

Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs ;

Non, messieurs, pour un sou ; si vous n'êtes pas contents,

Nous rendrons à chacun son argent à la porte. »

Le Singe avait raison : ce n'est pas sur l'habit

Que la diversité me plaît ; c'est dans l'esprit :

L'une fournit toujours des choses agréables ;

L'autre, en moins d'un moment, lasse les regardants.

Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables,

N'ont que l'habit pour tous talents !


Le Gland et la Citrouille

Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve

En tout cet Univers, et l'aller parcourant,

Dans les citrouilles je la treuve.

Un villageois, considérant

Combien ce fruit est gros et sa tige menue :

« À quoi songeait-il, dit-il, l'Auteur de tout cela ?

Il a bien mal placé cette citrouille-là.

Eh parbleu ! je l'aurais pendue

À l'un des chênes que voilà ;

C'eût été justement l'affaire :

Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.

C'est dommage, Garo, que tu n'es point entré

Au conseil de Celui que prêche ton curé ;

Tout en eût été mieux : car pourquoi, par exemple,

Le gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,

Ne pend-il pas en cet endroit ?

Dieu s'est mépris : plus je contemple

Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo

Que l'on a fait un quiproquo. »

Cette réflexion embarrassant notre homme :

« On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit. »

Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.

Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.

Il s'éveille ; et portant la main sur son visage,

Il trouve encore le gland pris au poil du menton.

Son nez meurtri le force à changer de langage.

« Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc

S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,

Et que ce gland eût été gourde ?

Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il eut raison ;

J'en vois bien à présent la cause. »

En louant Dieu de toute chose,

Garo retourne à la maison.


L'Écolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin

Certain Enfant qui sentait son collège,

Doublement sot et doublement fripon

Par le jeune âge, et par le privilège

Qu'ont les pédants de gâter la raison,

Chez un voisin dérobait, ce dit-on,

Et fleurs et fruits. Ce voisin, en automne,

Des plus beaux dons que nous offre Pomone

Avait la fleur, les autres le rebut.

Chaque saison apportait son tribut :

Car au printemps il jouissait encore

Des plus beaux dons que nous présente Flore.

Un jour dans son jardin il vit notre écolier,

Qui, grimpant sans égard sur un arbre fruitier,

Gâtait jusqu'aux boutons, douce et frêle espérance,

Avant-coureurs des biens que promet l'abondance :

Même il ébranchait l'arbre, et fit tant à la fin

Que le possesseur du jardin

Envoya faire plainte au Maître de la classe.

Celui-ci vint suivi d'un cortège d'enfants :

Voilà le verger plein de gens

Pires que le premier. Le Pédant, de sa grâce,

Accrut le mal en amenant

Cette jeunesse mal instruite :

Le tout, à ce qu'il dit, pour faire un châtiment

Qui pût servir d'exemple, et dont toute sa suite

Se souvînt à jamais comme d'une leçon.

Là-dessus il cita Virgile et Cicéron,

Avec force traits de science.

Son discours dura tant, que la maudite engeance

Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.

Je hais les pièces d'éloquence

Hors de leur place, et qui n'ont point de fin ;

Et ne sais bête au monde pire

Que l'Écolier, si ce n'est le Pédant.

Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,

Ne me plairait aucunement.


Le Statuaire et la Statue de Jupiter

Un bloc de marbre était si beau

Qu'un statuaire en fit l'emplette.

« Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?

Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

Il sera Dieu ; même je veux

Qu'il ait en sa main un tonnerre.

Tremblez, humains. Faites des vœux ;

Voilà le Maître de la terre. »

L'artisan exprima si bien

Le caractère de l'idole,

Qu'on trouva qu'il ne manquait rien

À Jupiter que la parole :

Même l'on dit que l'ouvrier

Eut à peine achevé l'image,

Qu'on le vit frémir le premier,

Et redouter son propre ouvrage.

À la faiblesse du sculpteur

Le poète autrefois n'en dut guère,

Des dieux dont il fut l'inventeur

Craignant la haine et la colère.

Il était enfant en ceci ;

Les enfants n'ont l'âme occupée

Que du continuel souci

Qu'on ne fâche point leur poupée.

Le cœur suit aisément l'esprit :

De cette source est descendue

L'erreur païenne, qui se vit

Chez tant de peuples répandue.

Ils embrassaient violemment

Les intérêts de leur chimère :

Pygmalion devint amant

De la Vénus dont il fut père.

Chacun tourne en réalités,

Autant qu'il peut, ses propres songes :

L'homme est de glace aux vérités ;

Il est de feu pour les mensonges.


La Souris métamorphosée en fille

Une Souris tomba du bec d'un Chat-Huant :

Je ne l'eusse pas ramassée ;

Mais un Bramin le fit : je le crois aisément ;

Chaque pays a sa pensée.

La Souris était fort froissée.

De cette sorte de prochain

Nous nous soucions peu ; mais le peuple bramin

Le traite en frère. Ils ont en tête

Que notre âme, au sortir d'un roi,

Entre dans un ciron, ou dans telle autre bête

Qu'il plaît au Sort : c'est là l'un des points de loi.

Pythagore chez eux a puisé ce mystère.

Sur un tel fondement, le Bramin crut bien faire

De prier un Sorcier qu'il logeât la Souris

Dans un corps qu'elle eût eu pour hôte au temps jadis.

Le sorcier en fit une fille

De l'âge de quinze ans, et telle et si gentille,

Que le fils de Priam pour elle aurait tenté

Plus encore qu'il ne fit pour la grecque beauté.

Le Bramin fut surpris de chose si nouvelle.

Il dit à cet objet si doux :

« Vous n'avez qu'à choisir, car chacun est jaloux

De l'honneur d'être votre époux.

– En ce cas je donne, dit-elle,

Ma voix au plus puissant de tous.

– Soleil, s'écria lors le Bramin à genoux,

C'est toi qui seras notre gendre.

– Non, dit-il, ce nuage épais

Est plus puissant que moi, puisqu'il cache mes traits ;

Je vous conseille de le prendre.

– Hé bien ! dit le Bramin au nuage volant,

Es-tu né pour ma fille ? – Hélas ! non ; car le vent

Me chasse à son plaisir de contrée en contrée :

Je n'entreprendrai point sur les droits de Borée. »

Le Bramin fâché s'écria :

« Ô vent donc, puisque vent y a,

Viens dans les bras de notre belle. »

Il accourait ; un mont en chemin l'arrêta.

L'éteuf passant à celui-là,

Il le renvoie, et dit : « J'aurais une querelle

Avec le Rat ; et l'offenser

Ce serait être fou, lui qui peut me percer. »

Au mot de Rat, la damoiselle

Ouvrit l'oreille : il fut l'époux.

Un rat ! – Un rat : c'est de ces coups

Qu'Amour fait, témoin telle et telle.

Mais ceci soit dit entre nous.

On tient toujours du lieu dont on vient. Cette fable

Prouve assez bien ce point ; mais, à la voir de près,

Quelque peu de sophisme entre parmi ses traits :

Car quel époux n'est point au Soleil préférable,

En s'y prenant ainsi ? Dirai-je qu'un géant

Est moins fort qu'une puce ? Elle le mord pourtant.

Le Rat devait aussi renvoyer, pour bien faire,

La belle au Chat, le Chat au Chien,

Le Chien au Loup. Par le moyen

De cet argument circulaire,

Pilpay jusqu'au Soleil eût enfin remonté ;

Le Soleil eût joui de la jeune beauté.

Revenons, s'il se peut, à la métempsycose :

Le sorcier du Bramin fit sans doute une chose

Qui, loin de la prouver, fait voir sa fausseté.

Je prends droit là-dessus contre le Bramin même ;

Car il faut, selon son système,

Que l'Homme, la Souris, le Ver, enfin chacun

Aille puiser son âme en un trésor commun :

Toutes sont donc de même trempe ;

Mais, agissant diversement

Selon l'organe seulement,

L'une s'élève et l'autre rampe.

D'où vient donc que ce corps si bien organisé

Ne put obliger son hôtesse

De s'unir au Soleil ? Un Rat eut sa tendresse !

Tout débattu, tout bien pesé,

Les âmes des souris et les âmes des belles

Sont très différentes entre elles ;

Il faut en revenir toujours à son destin,

C'est-à-dire, à la loi par le Ciel établie :

Parlez au diable, employez la magie,

Vous ne détournerez nul être de sa fin.


Le Fou qui vend la Sagesse

Jamais auprès des fous ne te mets à portée :

Je ne te puis donner un plus sage conseil.

Il n'est enseignement pareil

À celui-là de fuir une tête éventée.

On en voit souvent dans les cours :

Le prince y prend plaisir ; car ils donnent toujours

Quelque trait aux fripons, aux sots, aux ridicules.

Un Fol allait criant par tous les carrefours

Qu'il vendait la sagesse ; et les mortels crédules

De courir à l'achat ; chacun fut diligent.

On essuyait force grimaces ;

Puis on avait pour son argent,

Avec un bon soufflet, un fil long de deux brasses.

La plupart s'en fâchaient ; mais que leur servait-il ?

C'étaient les plus moqués : le mieux était de rire,

Ou de s'en aller, sans rien dire

Avec son soufflet et son fil.

De chercher du sens à la chose

On se fût fait siffler ainsi qu'un ignorant.

La raison est-elle garant

De ce que fait un fou ? Le hasard est la cause

De tout ce qui se passe en un cerveau blessé.

Du fil et du soufflet pourtant embarrassé,

Un des dupes un jour alla trouver un sage,

Qui, sans hésiter davantage,

Lui dit : « Ce sont ici hiéroglyphes tout purs.

Les gens bien conseillés, et qui voudront bien faire,

Entre eux et les gens fous mettront pour l'ordinaire,

La longueur de ce fil ; sinon je les tiens sûrs

De quelque semblable caresse.

Vous n'êtes point trompé ; ce Fou vend la sagesse. »


L'Huître et les Plaideurs

Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent

Une Huître, que le flot y venait d'apporter :

Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;

À l'égard de la dent il fallut contester.

L'un se baissait déjà pour amasser la proie ;

L'autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir

Qui de nous en aura la joie.

Celui qui le premier a pu l'apercevoir

En sera le gobeur ; l'autre le verra faire.

– Si par là l'on juge l'affaire,

Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci.

– Je ne l'ai pas mauvais aussi,

Dit l'autre ; et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.

– Hé bien ! vous l'avez vue ; et moi je l'ai sentie. »

Pendant tout ce bel incident,

Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.

Perrin, fort gravement, ouvre l'Huître, et la gruge,

Nos deux messieurs le regardant.

Ce repas fait, il dit d'un ton de président :

« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille

Sans dépens ; et qu'en paix chacun chez soi s'en aille. »

Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;

Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles ;

Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,

Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.


Le Loup et le Chien maigre

Autrefois Carpillon fretin

Eut beau prêcher, il eut beau dire,

On le mit dans la poêle à frire.

Je fis voir que lâcher ce qu'on a dans la main,

Sous espoir de grosse aventure,

Est imprudence toute pure.

Le pêcheur eut raison ; Carpillon n'eut pas tort :

Chacun dit ce qu'il peut pour défendre sa vie.

Maintenant il faut que j'appuie

Ce que j'avançais lors, de quelque trait encore.

Certain Loup, aussi sot que le pêcheur fut sage,

Trouvant un Chien hors du village,

S'en allait l'emporter. Le Chien représenta

Sa maigreur : « Là ne plaise à Votre Seigneurie

De me prendre en cet état-là ;

Attendez : mon maître marie

Sa fille unique, et vous jugez

Qu'étant de noce, il faut, malgré moi, que j'engraisse. »

Le Loup le croit, le Loup le laisse.

Le Loup, quelques jours écoulés,

Revient voir si son Chien n'est point meilleur à prendre ;

Mais le drôle était au logis.

Il dit au Loup par un treillis :

« Ami, je vais sortir ; et, si tu veux attendre,

Le portier du logis et moi

Nous serons tout à l'heure à toi. »

Ce portier du logis était un chien énorme,

Expédiant les loups en forme.

Celui-ci s'en douta. « Serviteur au portier »,

Dit-il ; et de courir. Il était fort agile ;

Mais il n'était pas fort habile :

Ce loup ne savait pas encore bien son métier.


Rien de trop

Je ne vois point de créature

Se comporter modérément.

Il est certain tempérament

Que le Maître de la nature

Veut que l'on garde en tout. Le fait-on ? nullement :

Soit en bien, soit en mal, cela n'arrive guère,

Le blé, riche présent de la blonde Cérès,

Trop touffu bien souvent épuise les guérets :

En superfluités s'épandant d'ordinaire,

Et poussant trop abondamment,

Il ôte à son fruit l'aliment.

L'arbre n'en fait pas moins ; tant le luxe sait plaire !

Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons

De retrancher l'excès des prodigues moissons :

Tout au travers ils se jetèrent,

Gâtèrent tout, et tout broutèrent ;

Tant que le Ciel permit aux loups

D'en croquer quelques-uns : ils les croquèrent tous ;

S'ils ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.

Puis le Ciel permit aux humains

De punir ces derniers : les humains abusèrent

À leur tour des ordres divins.

De tous les animaux l'homme a le plus de pente

À se porter dedans l'excès.

Il faudrait faire le procès

Aux petits comme aux grands. Il n'est âme vivante

Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point

Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point.


Le Cierge

C'est du séjour des Dieux que les abeilles viennent.

Les premières, dit-on, s'en allèrent loger

Au mont Hymette, et se gorger

Des trésors qu'en ces lieux les zéphyrs entretiennent.

Quand on eut des palais de ces filles du Ciel

Enlevé l'ambroisie en leurs chambres enclose,

Ou, pour dire en français la chose,

Après que les ruches sans miel

N'eurent plus que la cire, on fit mainte bougie,

Maint cierge aussi fut façonné.

Un d'eux voyant la terre en brique au feu durcie

Vaincre l'effort des ans, il eut la même envie ;

Et, nouvel Empédocle aux flammes condamné

Par sa propre et pure folie,

Il se lança dedans. Ce fut mal raisonné :

Ce Cierge ne savait grain de philosophie.

Tout en tout est divers : ôtez-vous de l'esprit

Qu'aucun être ait été composé sur le vôtre.

L'Empédocle de cire au brasier se fondit :

Il n'était pas plus fou que l'autre.


Jupiter et le Passager

Oh ! combien le péril enrichirait les Dieux,

Si nous nous souvenions des vœux qu'il nous fait faire !

Mais, le péril passé, l'on ne se souvient guère

De ce qu'on a promis aux Cieux ;

On compte seulement ce qu'on doit à la terre.

« Jupiter, dit l'impie, est un bon créancier :

Il ne se sert jamais d'huissier.

– Eh ! qu'est-ce donc que le tonnerre ?

Comment appelez-vous ces avertissements ? »

Un Passager, pendant l'orage,

Avait voué cent bœufs au vainqueur des Titans.

Il n'en avait pas un : vouer cent éléphants

N'aurait pas coûté davantage.

Il brûla quelques os quand il fut au rivage :

Au nez de Jupiter la fumée en monta.

« Sire Jupin, dit-il, prends mon vœu ; le voilà :

C'est un parfum de bœuf que Ta Grandeur respire.

La fumée est ta part : je ne te dois plus rien. »

Jupiter fit semblant de rire ;

Mais, après quelques jours, le dieu l'attrapa bien,

Envoyant un songe lui dire

Qu'un tel trésor était en tel lieu. L'homme au vœu

Courut au trésor comme au feu.

Il trouva des voleurs ; et, n'ayant dans sa bourse

Qu'un écu pour toute ressource,

Il leur promit cent talents d'or,

Bien comptés, et d'un tel trésor :

On l'avait enterré dedans telle bourgade.

L'endroit parut suspect aux voleurs ; de façon

Qu'à notre prometteur l'un dit : « Mon camarade,

Tu te moques de nous ; meurs, et va chez Pluton

Porter tes cent talents en don. »


Le Chat et le Renard

Le Chat et le Renard, comme beaux petits saints,

S'en allaient en pèlerinage.

C'étaient deux vrais Tartufes, deux Archipatelins,

Deux francs Patte-pelus qui des frais du voyage,

Croquant mainte volaille, escroquant maint fromage,

S'indemnisaient à qui mieux mieux.

Le chemin était long, et partant ennuyeux,

Pour l'accourcir ils disputèrent.

La dispute est d'un grand secours ;

Sans elle on dormirait toujours.

Nos pèlerins s'égosillèrent.

Ayant bien disputé, l'on parla du prochain.

Le Renard au Chat dit enfin :

« Tu prétends être fort habile ;

En sais-tu tant que moi ? J'ai cent ruses au sac.

– Non, dit l'autre : je n'ai qu'un tour dans mon bissac,

Mais je soutiens qu'il en vaut mille. »

Eux de recommencer la dispute à l'envi.

Sur le que si, que non, tous deux étant ainsi,

Une meute apaisa la noise.

Le Chat dit au Renard : « Fouille en ton sac, ami ;

Cherche en ta cervelle matoise

Un stratagème sûr : pour moi, voici le mien. »

À ces mots, sur un arbre il grimpa bel et bien.

L'autre fit cent tours inutiles,

Entra dans cent terriers, mit cent fois en défaut

Tous les confrères de Brifaut.

Partout il tenta des asiles,

Et ce fut partout sans succès ;

La fumée y pourvut, ainsi que les bassets.

Au sortir d'un terrier deux chiens aux pieds agiles

L'étranglèrent du premier bond.

Le trop d'expédients peut gâter une affaire :

On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.

N'en ayons qu'un, mais qu'il soit bon.


Le Mari, la Femme, et le Voleur

Un mari fort amoureux,

Fort amoureux de sa femme,

Bien qu'il fût jouissant se croyait malheureux.

Jamais œillade de la dame,

Propos flatteur et gracieux,

Mot d'amitié, ni doux sourire,

Déifiant le pauvre sire,

N'avaient fait soupçonner qu'il fût vraiment chéri.

Je le crois ; c'était un mari.

Il ne tint point à l'hyménée

Que, content de sa destinée,

Il n'en remerciât les Dieux.

Mais quoi ? si l'amour n'assaisonne

Les plaisirs que l'hymen nous donne,

Je ne vois pas qu'on en soit mieux.

Notre épouse étant donc de la sorte bâtie,

Et n'ayant caressé son mari de sa vie,

Il en faisait sa plainte une nuit. Un Voleur

Interrompit la doléance.

La pauvre Femme eut si grand'peur

Qu'elle chercha quelque assurance

Entre les bras de son époux.

« Ami Voleur, dit-il, sans toi ce bien si doux

Me serait inconnu. Prends donc en récompense

Tout ce qui peut chez nous être à ta bienséance ;

Prends le logis aussi. » Les voleurs ne sont pas

Gens honteux, ni fort délicats :

Celui-ci fit sa main. J'infère de ce conte

Que la plus forte passion

C'est la peur ; elle fait vaincre l'aversion,

Et l'amour quelquefois ; quelquefois il la dompte :

J'en ai pour preuve cet amant

Qui brûla sa maison pour embrasser sa dame,

L'emportant à travers la flamme.

J'aime assez cet emportement ;

Le conte m'en a plu toujours infiniment :

Il est bien d'une âme espagnole,

Et plus grande encore que folle.


Le Trésor et les deux Hommes

Un Homme n'ayant plus ni crédit, ni ressource,

Et logeant le diable en sa bourse,

C'est-à-dire n'y logeant rien,

S'imagina qu'il ferait bien

De se pendre, et finir lui-même sa misère,

Puisqu'aussi bien sans lui la faim le viendrait faire :

Genre de mort qui ne duit pas

À gens peu curieux de goûter le trépas.

Dans cette intention, une vieille masure

Fut la scène où devait se passer l'aventure.

Il y porte une corde, et veut avec un clou

Au haut d'un certain mur attacher le licou.

La muraille, vieille et peu forte,

S'ébranle aux premiers coups, tombe avec un trésor.

Notre désespéré le ramasse, et l'emporte,

Laisse là le licou, s'en retourne avec l'or,

Sans compter : ronde ou non, la somme plut au sire.

Tandis que le galant à grands pas se retire,

L'Homme au trésor arrive, et trouve son argent

Absent.

« Quoi, dit-il, sans mourir je perdrai cette somme ?

Je ne me pendrai pas ? Et vraiment si ferai,

Ou de corde je manquerai. »

Le lacs était tout prêt ; il n'y manquait qu'un homme :

Celui-ci se l'attache, et se pend bien et beau.

Ce qui le consola peut-être

Fut qu'un autre eût, pour lui, fait les frais du cordeau.

Aussi bien que l'argent le licou trouva maître.

L'avare rarement finit ses jours sans pleurs ;

Il a le moins de part au trésor qu'il enserre,

Thésaurisant pour les voleurs,

Pour ses parents, ou pour la terre.

Mais que dire du troc que la fortune fit ?

Ce sont là de ses traits ; elle s'en divertit :

Plus le tour est bizarre, et plus elle est contente.

Cette déesse inconstante

Se mit alors en l'esprit

De voir un homme se pendre ;

Et celui qui se pendit

S'y devait le moins attendre.


Le Singe et le Chat

Bertrand avec Raton, l'un singe et l'autre chat,

Commensaux d'un logis, avaient un commun maître.

D'animaux malfaisants c'était un très bon plat :

Ils n'y craignaient tous deux aucun, quel qu'il pût être.

Trouvait-on quelque chose au logis de gâté ?

L'on ne s'en prenait point aux gens du voisinage :

Bertrand dérobait tout ; Raton, de son côté,

Était moins attentif aux souris qu'au fromage.

Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons

Regardaient rôtir des marrons.

Les escroquer était une très bonne affaire :

Nos galants y voyaient double profit à faire ;

Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui.

Bertrand dit à Raton : « Frère, il faut aujourd'hui

Que tu fasses un coup de maître ;

Tire-moi ces marrons. Si Dieu m'avait fait naître

Propre à tirer marrons du feu,

Certes marrons verraient beau jeu. »

Aussitôt fait que dit : Raton, avec sa patte,

D'une manière délicate,

Écarte un peu la cendre, et retire les doigts,

Puis les reporte à plusieurs fois,

Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque ;

Et cependant Bertrand les croque,

Une servante vient : adieu mes gens. Raton

N'était pas content, ce dit-on.

Aussi ne le sont pas la plupart de ces princes

Qui, flattés d'un pareil emploi,

Vont s'échauder en des provinces

Pour le profit de quelque roi.


Le Milan et le Rossignol

Après que le Milan, manifeste voleur,

Eut répandu l'alarme en tout le voisinage

Et fait crier sur lui les enfants du village,

Un Rossignol tomba dans ses mains, par malheur.

Le héraut du Printemps lui demande la vie :

« Aussi bien, que manger en qui n'a que le son ?

Écoutez plutôt ma chanson ;

Je vous raconterai Térée et son envie.

– Qui, Térée ? est-ce un mets propre pour les Milans ?

– Non pas ; c'était un roi dont les feux violents

Me firent ressentir leur ardeur criminelle.

Je m'en vais vous en dire une chanson si belle

Qu'elle vous ravira : mon chant plaît à chacun. »

Le Milan alors lui réplique :

« Vraiment ; nous voici bien ! lorsque je suis à jeun,

Tu me viens parler de musique.

– J'en parle bien aux rois. – Quand un roi te prendra,

Tu peux lui conter ces merveilles.

Pour un milan, il s'en rira.

Ventre affamé n'a point d'oreilles. »


Le Berger et son troupeau

Quoi ? toujours il me manquera

Quelqu'un de ce peuple imbécile !

Toujours le loup m'en gobera !

J'aurai beau les compter. Ils étaient plus de mille,

Et m'ont laissé ravir notre pauvre Robin ;

Robin mouton, qui par la ville

Me suivait pour un peu de pain,

Et qui m'aurait suivi jusque au bout du monde.

Hélas ! de ma musette il entendait le son ;

Il me sentait venir de cent pas à la ronde.

Ah ! le pauvre Robin mouton ! »

Quand Guillot eut fini cette oraison funèbre

Et rendu de Robin la mémoire célèbre.

Il harangua tout le troupeau,

Les chefs, la multitude, et jusqu'au moindre agneau,

Les conjurant de tenir ferme :

Cela seul suffirait pour écarter les loups.

Foi de peuple d'honneur, ils lui promirent tous

De ne bouger non plus qu'un terme.

« Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton

Qui nous a pris Robin mouton. »

Chacun en répond sur sa tête.

Guillot les crut, et leur fit fête.

Cependant, devant qu'il fût nuit,

Il arriva nouvel encombre :

Un loup parut ; tout le troupeau s'enfuit.

Ce n'était pas un loup, ce n'en était que l'ombre.

Haranguez de méchants soldats,

Ils promettront de faire rage :

Mais, au moindre danger, adieu tout leur courage !

Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.