L'Africain

Problématique : Album de famille ou récit d'exploration ? Récit de formation ou hommage à un père disparu ?

Séance 01

Les images et les mots

Observation

Choisissez l'une de ces photos et imaginez-en l'histoire : Où et quand a-t-elle été prise ? Par qui ? Pourquoi ?

Pistes

Prolongement

Feuilletez le livre. Quels sont les différents éléments qu'on y trouve ? Pourquoi, selon vous ?

Séance 02

La rencontre

Oral

Préparez une lecture à haute voix d'un des paragraphes de ce texte. Travaillez sur la fluidité de la lecture.

Lecture

1. Quel genre d'homme était le père de l'auteur ?

2. Quels sentiments l'auteur éprouvait-il face à ce père ?

Pistes

Prolongement

Pourquoi, selon vous, Le Clézio a-t-il choisi d'écrire sur son père ?

Dans cet extrait, Le Clézio évoque sa relation avec son père, qu'il a rencontré à l'âge de huit ans, en Afrique, en 1948.

L'homme qui m'est apparu au pied de la coupée, sur le quai de Port Harcourt, était d'un autre monde : vêtu d'un pantalon trop large et trop court, sans forme, d'une chemise blanche, ses souliers de cuir noir empoussiérés par les pistes. Il était dur, taciturne. Quand il parlait en français, c'était avec l'accent chantant de Maurice, ou bien il parlait en pidgin, ce dialecte mystérieux qui sonnait comme des clochettes. Il était inflexible, autoritaire, en même temps doux et généreux avec les Africains qui travaillaient pour lui à l'hôpital et dans sa maison de fonction. Il était plein de manies et de rituels que je ne connaissais pas, dont je n'avais pas la moindre idée : les enfants ne devaient jamais parler à table sans en avoir eu l'autorisation, ils ne devaient pas courir, ni jouer ni paresser au lit. Ils ne pouvaient pas manger en dehors des repas, et jamais de sucreries. [...]Ils devaient manger sans poser les mains sur la table, ne pouvaient rien laisser dans leur assiette et devaient faire attention à ne jamais mâcher la bouche ouverte. Son obsession de l'hygiène le conduisait à des gestes surprenants, comme de se laver les mains à l'alcool et les flamber avec une allumette. Il vérifiait à chaque instant le charbon du filtre à eau, ne buvait que du thé, ou même de l'eau bouillante (que les Chinois appellent du thé blanc), fabriquait lui-même ses bougies avec de la cire et des cordons trempés dans la paraffine, lavait lui-même la vaisselle avec des extraits de saponaire. Hormis son poste de radio, rattaché à une antenne suspendue au travers du jardin, il n'avait aucun contact avec le reste du monde, ne lisait ni livres ni journaux. Sa seule lecture était un petit ouvrage relié de noir que j'ai trouvé longtemps après, et que je ne peux ouvrir sans émotion : l'Imitation de Jésus-Christ. C'était un livre de militaire, comme j'imagine que les soldats d'autrefois pouvaient lire les Pensées de Marc Aurèle sur le champ de bataille. Bien entendu, il ne nous en parlait jamais.

Sans doute les choses se seraient-elles passées autrement s'il n'y avait pas eu la cassure de la guerre, si mon père, au lieu d'être confronté à des enfants qui lui étaient devenus étrangers, avait appris à vivre dans la même maison qu'un bébé, s'il avait suivi ce lent parcours qui mène de la petite enfance à l'âge de raison. Ce pays d'Afrique où il avait connu le bonheur de partager l'aventure de sa vie avec une femme, à Banso, à Bamenda, ce même pays lui avait volé sa vie de famille et l'amour des siens. [...]

Il m'est possible aujourd'hui de regretter d'avoir manqué ce rendez-vous. J'essaie d'imaginer ce que cela pouvait être, pour un enfant de huit ans, ayant grandi dans l'enfermement de la guerre, d'aller à l'autre bout du monde rencontrer un inconnu qu'on lui présente comme son père. Et que ce soit là, à Ogoja, dans une nature où tout est à l'excès, le soleil, les orages, la pluie, la végétation, les insectes, un pays à la fois de liberté et de contrainte. Où les hommes et les femmes étaient totalement différents, non pas à cause de la couleur de leur peau et de leurs cheveux, mais par leur manière de parler, de marcher, de rire, de manger. Où la maladie et la vieillesse étaient visibles, où la joie et les jeux de l'enfance étaient encore plus évidents. Où le temps de l'enfance s'arrête très tôt, presque sans transition, où les garçons travaillent avec leur père, les petites filles se marient et portent leurs enfants à treize ans.

Il aurait fallu grandir en écoutant un père raconter sa vie, chanter des chansons, accompagner ses garçons à la chasse aux lézards ou à la pêche aux écrevisses dans la rivière Aiya, il aurait fallu mettre sa main dans la sienne pour qu'il montre les papillons rares, les fleurs vénéneuses, les secrets de la nature qu'il devait bien connaître, l'écouter parler de son enfance à Maurice, marcher à côté de lui quand il allait rendre visite à ses amis, à ses collègues d'hôpital, le regarder réparer la voiture ou changer un volet brisé, l'aider à planter les arbustes et les fleurs qu'il aimait, les bougainvillées, les strelitzias, les oiseaux-de-paradis, tout ce qui devait lui rappeler le merveilleux jardin de sa maison natale à Moka. Mais à quoi bon rêver ? Rien de tout cela n'était possible.

Nous menions contre lui une guerre sournoise, usante, inspirée par la peur des punitions et des coups. La période où il est rentré d'Afrique a été la plus dure. Aux difficultés d'adaptation s'ajoutait l'hostilité qu'il devait ressentir dans son propre foyer. Ses colères étaient disproportionnées, excessives, épuisantes. Pour un rien, un bol cassé, un mot de travers, un regard, il frappait, à coups de canne, à coups de poing. Je me souviens d'avoir ressenti quelque chose qui ressemblait à de la haine. Tout ce que je pouvais faire, c'était casser ses bâtons, mais il allait en couper d'autres dans les collines. Il y avait un archaïsme dans cette façon, cela ne ressemblait pas à ce que connaissaient mes camarades. J'ai dû en ressortir endurci, selon le proverbe arabe : celui qui est battu est faible d'abord, ensuite il devient fort.

Aujourd'hui, avec le recul du temps, je comprends que mon père nous transmettait la part la plus difficile de l'éducation – celle que ne donne jamais aucune école. L'Afrique ne l'avait pas transformé. Elle avait révélé en lui la rigueur. Plus tard, lorsque mon père est venu vivre sa retraite dans le sud de la France, il a apporté avec lui cet héritage africain. L'autorité et la discipline, jusqu'à la brutalité.

J. M. G. Le Clézio, L'Africain, 2004.

Séance 03

L'éducation positive

Oral

Êtes-vous d'accord avec le proverbe que cite Le Clézio : "Celui qui est battu est faible d'abord, ensuite il devient fort" ?

Lecture

1. Qu'est-ce que l'"éducation positive" ?

2. Quels sont les arguments utilisés par Catherine Gueguen en faveur de cette "éducation positive" ? Êtes-vous d'accord ? Pourquoi ?

3. Quels autres arguments, quelles autres références pouvez-vous utiliser pour défendre votre point de vue sur cette "éducation positive" ?

Pistes

Catherine Gueguen est pédiatre et défend ce qu'on appelle aujourd'hui l'éducation positive dans ses conférences et ses ouvrages.

Auparavant, petit, l'enfant était étiqueté comme "capricieux", "tyrannique", "infernal", "méchant". Les recherches actuelles nous disent au contraire que l'enfant, dès sa naissance, est ouvert aux autres affectivement, qu'il est empathique, capable de sentir les émotions de son entourage, avide d'échanges, et qu'il montre très rapidement, au bout de quelques mois seulement, des capacités d'altruisme. Ce sont des atouts incroyables. En revanche, il a un immense besoin d'être sécurisé, rassuré quand il est en détresse, car il est extrêmement fragile, immature et dépendant de vous ! Ces observations doivent vous aider à poser un tout autre regard sur votre enfant et vous inciter à éprouver de l'empathie et de la compassion pour lui, au lieu de le punir.

Le cerveau de votre enfant est extrêmement malléable et les relations qu'il va nouer avec son entourage vont le modifier en profondeur. Ses cellules cérébrales, ses molécules, ses circuits neuronaux, ses structures cérébrales, ses connexions neuronales et même l'expression de ses gènes peuvent être influencés par ce qu'il vit et par votre attitude, selon que vous êtes empathique, ou à l'inverse vous montrez humiliant envers lui, souvent sans en avoir conscience. [...] Vous avez constaté que votre enfant petit connaît de véritables tempêtes émotionnelles qui l'amènent à hurler, à se rouler par terre, à jeter ses jouets, à taper, griffer, mordre.

Pourquoi ? Parce qu'il subit ses émotions sans aucun filtre. Elles sont extrêmement intenses puisque son cortex orbitofrontal, je le répète, n'est pas encore mature. Il lui est donc impossible de s'apaiser seul, de prendre du recul, de se dire par exemple : "Ce qui m'arrive n'est peut-être pas si grave ; je vais y faire face ; je dois pouvoir trouver des solutions pour me sortir de là !" Non, l'enfant vit de véritables tsunamis intérieurs qui génèrent un très grand stress en lui. Tout se passe comme s'il était totalement submergé par d'immenses colères, de très grands chagrins, de véritables paniques qu'il ne contrôle pas. [...]

L'Unicef nous le répète : les enfants sont les êtres les plus humiliés dans la société, et ce sur toute la planète. Pourquoi ? Sans doute parce qu'en voyant les petits crier, taper, mordre, se rouler par terre, jeter leurs jouets, les adultes ont cru que l'enfant était un animal sauvage qu'il fallait dresser et que la bonne solution passait par les punitions verbales ou physiques, les gifles, les fessées. Or dresser c'est contraindre, instituer des rapports de force c'est punir, crier, menacer, humilier verbalement, physiquement. Je n'en veux pas aux adultes, car aujourd'hui encore, ils pensent bien agir. Ils sont persuadés que c'est ainsi que l'enfant, à l'avenir, va bien se comporter, progresser et apprendre. Mais on sait désormais qu'il faut absolument renoncer à cette façon d'élever les enfants.

Catherine Gueguen, Lettre à un jeune parent, 2020, éd. Les Arènes.

Débat

L'"éducation positive" : pour ou contre ?

Lexique

Trouvez le plus de synonyme possible du mot "éduquer". Quelles nuances de sens pouvez-vous discerner ?

Contraction

Résumez chaque paragraphe en 25- mots environ. Attention à ne pas faire des copier-coller de bouts de phrase : reformulez.

Séance 04

La ville des termites

Lecture

1. Comment "la ville des termites" est-elle décrite ? Dessinez le paysage en vous appuyant sur le texte.

2. Pourquoi raconter un tel souvenir ? Imaginez et écrivez, comme si vous étiez l'auteur, ce qui fait l'intérêt de cette anecdote.

Pistes

Prolongement

Finalement, après ces premiers textes, quelle image a-t-on de l'enfance de Le Clézio ?

Au milieu de la plaine, à une distance suffisante pour que nous ne puissions plus voir notre case, il y avait des châteaux. Le long d'une aire dénudée et sèche, des pans de murs rouge sombre, aux crêtes noircies par l'incendie, tels les remparts d'une ancienne citadelle. De loin en loin, le long des murs, se dressaient des tours dont les sommets paraissaient becquetés d'oiseaux, déchiquetés, brûlés par la foudre. Ces murailles occupaient une superficie aussi vaste qu'une ville. Les murs, les tours étaient plus hauts que nous. Nous n'étions que des enfants, mais dans mon souvenir j'imagine que ces murs devaient être plus hauts qu'un homme adulte, et certaines des tours devaient dépasser deux mètres.

Nous savions que c'était la ville des termites. Comment l'avons-nous su ? Peut-être par mon père, ou bien par un des garçons du village. Mais personne ne nous accompagnait. Nous avons appris à démolir ces murs. Nous avions dû commencer par jeter quelques pierres, pour sonder, pour écouter le bruit caverneux qu'elles faisaient en heurtant les termitières. Puis nous avons frappé à coups de bâton les murs, les hautes tours, pour voir s'écrouler la terre poudreuse, mettre au jour les galeries, les bêtes aveugles qui y vivaient. Le jour suivant, les ouvrières avaient colmaté les brèches, tenté de reconstruire les tours. Nous frappions à nouveau, jusqu'à en avoir mal aux mains, comme si nous combattions un ennemi invisible. Nous ne parlions pas, nous cognions, nous poussions des cris de rage, et de nouveaux pans de murs s'écroulaient. [...]C'était un jeu. Était-ce un jeu ? Nous nous sentions pleins de puissance. Je m'en souviens aujourd'hui, non pas comme d'un divertissement sadique de sale gosse – la cruauté gratuite que des petits garçons peuvent aimer exercer contre une forme de vie sans défense, couper les pattes des doryphores, écraser les crapauds dans l'angle d'une porte –, mais d'une sorte de possession, que nous inspiraient l'étendue de la savane, la proximité de la forêt, la fureur du ciel et des orages. Ou peut-être que nous rejetions de cette manière l'autorité excessive de notre père, rendant coup pour coup avec nos bâtons.

Quand mon père était absent, quand ma mère dormait, nous nous échappions, la prairie fauve nous happait. Nous courions à toute vitesse, pieds nus, loin de la maison, à travers les hautes herbes qui nous aveuglaient, sautant par-dessus les rochers, sur la terre sèche et craquelée par la chaleur, jusqu'aux cités des termites. Nous avions le cœur battant, la violence débordait avec notre souffle, nous prenions des pierres, des bâtons et nous frappions, frappions, nous faisions écrouler des pans de ces cathédrales, pour rien, simplement pour le bonheur de voir monter les nuages de poussière, entendre crouler les tours, résonner le bâton sur les murs durcis, pour voir s'offrir à la lumière les galeries rouges comme des veines où grouillait une vie pâle, couleur de nacre. Mais peut-être qu'à l'écrire je rends trop littéraire, trop symbolique la fureur qui animait nos bras quand nous frappions les termitières. [...]Nous étions seulement deux enfants qui avaient traversé l'enfermement de cinq années de guerre, élevés dans un environnement de femmes, dans un mélange de crainte et de ruse, où le seul éclat était la voix de ma grand-mère maudissant les "Boches". Ces journées à courir dans les hautes herbes à Ogoja, c'était notre première liberté. La savane, l'orage qui s'accumulait chaque après-midi, la brûlure du soleil sur nos têtes, et cette expression trop forte, presque caricaturale de la nature animale, c'est cela qui emplissait nos petites poitrines et nous lançait contre la muraille des termites, ces noirs châteaux hérissés contre le ciel. Je crois que je n'ai jamais ressenti un tel élan depuis ce temps-là. Un tel besoin de me mesurer, de dominer. C'était un moment de nos vies, juste un moment, sans aucune explication, sans regret, sans avenir, presque sans mémoire.

J. M. G. Le Clézio, L'Africain, 2004.

Séance 05

L'histoire du père

Lecture

Lisez l'un des passages suivants, donnez-lui un titre et proposez-en un résumé d'une minute à l'oral.

a. De "Mon père m'a raconté..." à "...inéluctablement étranger" et de "A l'âge de trente ans..." à "...du terme de l'existence."

p. 48-50 et 57-61.

p. 50-51 et 55-59.

b. De "La première fois..." à "...du monde adulte."

p. 50-54.

p. 51-54.

c. De "J'imagine..." à "...en compagnie des rois."

p. 71-77.

p. 67-71.

d. De "À partir de mars 1932..." à "...de la jeunesse, de l'aventure."

p. 79-86.

p. 73-78.

e. De "C'est donc la guerre..." à "...leur souffrance."

p. 94-100.

p. 91-96.

f. De "Vingt-deux ans d'Afrique..." à "...mis à ressembler."

p. 112-118.

p. 106-112.

Prolongement

1. Placez les passages évoqués sur la frise chronologique.

1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980
1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980

2. Selon vous, quel terme convient le mieux à l'histoire du père : documentaire, drame, récit de formation, romance, roman d'aventures, tragédie ? Justifiez votre réponse dans votre journal de lecture.

Séance 06

Un album photo

Oral

Dans une interview, Le Clézio déclare : "Je n'imagine pas ce livre sans les photos" (Magazine littéraire 430, avril 2004). Pourquoi, selon vous ?

Pistes

Recherche

1. Comparez les photographies et les descriptions qu'en donne Le Clézio. Que remar

Photographies : p. 74-75, p. 84 et p. 80. Descriptions : p. 71, p. 84 et p. 87.

Photographies : cahier central V, VII, V. Descriptions : p. 67-68, p. 76 et p. 78-79.

2. Le texte évoque de nombreuses photos qui ne sont pas reproduites. Quel est le point commun de toutes ces photos absentes ?

Par exemple p. 59, p. 73 (il y en deux).

Par exemple p. 57, p. 69, p. 70.

Synthèse

1. Le Clézio écrit : "Les photos que mon père a aimé prendre, ce sont celles qui montrent..." Complétez cette phrase en vous appuyant sur votre perception des photos du livre.

2. Parcourez le livre. Quelle est votre photographie préférée ? Pourquoi ?

Prolongement

1. À propos de son père, Le Clézio écrit : "Il prend des photos. Avec son Leica à soufflet, il collectionne des clichés en noir et blanc qui représentent mieux que des mots son éloignement, son enthousiasme devant la beauté de ce nouveau monde." Selon vous, les photographies permettent-elles d'exprimer, "mieux que des mots", nos émotions ?

2. Susan Sontag écrit : "Grâce aux photographies, chaque famille brosse son propre portrait et tient sa propre chronique : portefeuille d'images qui témoignent de sa cohésion" (Susan Sontag, Sur la photographie, 1973-77, éd. Christian Bourgeois, coll. "Titre 88", trad. Philippe Blanchard, 2008). Cette description correspond-elle, selon vous, à l'usage qu'en fait Le Clézio dans L'Africain ?

Séance 07

Une histoire de l'Afrique

Lecture

1. Quels sont les différents portraits d'Européens proposés dans cet extrait ?

2. Quel est le point commun de tous ces portraits ?

Prolongement

1. Comment, dans cet extrait, passe-t-on du point de vue du père à celui du fils ?

2. Quelle image de la colonisation est donnée dans le livre ?

2. Comparez la façon dont l'Afrique est décrite p. 81-83 (de "Pendant plus de 15 ans"... à "...jamais connue ailleurs") et p. 97-99 (de "À partir de cet échec..." à "...six centimètres").

Image caractéristique de la Colonie : des voyageurs européens, vêtus de blanc et coiffés du casque Cawnpore, sont débarqués dans une nacelle et transportés jusqu'à terre à bord d'une pirogue montée par des Noirs. Cette Afrique-là n'est pas très dépaysante : c'est l'étroite bande qui suit le contour de la côte, depuis la pointe du Sénégal jusqu'au golfe de Guinée, que connaissent tous ceux qui viennent des métropoles pour faire des affaires et s'enrichir promptement. Une société qui, en moins d'un demi-siècle, s'est architecturée en castes, lieux réservés, interdits, privilèges, abus et profits. Banquiers, agents commerciaux, administrateurs civils ou militaires, juges, policiers et gendarmes. Autour d'eux, dans les grandes villes portuaires, Lomé, Cotonou, Lagos, comme à Georgetown en Guyane, s'est créée une zone propre, luxueuse, avec pelouses impeccables et terrains de golf, et des palais de stuc ou de bois précieux dans de vastes palmeraies, au bord d'un lac artificiel, telle la maison du directeur du service médical à Lagos. [...]

C'est cette image que mon père a détestée. Lui qui avait rompu avec Maurice et son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise, pour laquelle un homme ne valait que par sa carte de visite, lui qui avait parcouru les fleuves sauvages de Guyane, qui avait pansé, recousu, soigné les chercheurs de diamants et les Indiens sous-alimentés ; cet homme ne pouvait pas ne pas vomir le monde colonial et son injustice outrecuidante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d'ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancœur sur leurs serviteurs pour une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée.

En parlait-il ? D'où me vient cette instinctive répulsion que j'ai ressentie depuis l'enfance pour le système de la Colonie ? Sans doute ai-je capté un mot, une réflexion, à propos des ridicules des administrateurs, tel le district officer d'Abakaliki que mon père m'emmenait voir parfois et qui vivait au milieu de sa meute de pékinois nourris au filet de bœuf et aux petits gâteaux, abreuvés uniquement à l'eau minérale. Ou bien les récits de grands Blancs qui voyageaient en convoi, à la chasse aux lions et aux éléphants, armés de fusils à lunette et de balles explosives, et qui, lorsqu'ils croisaient mon père dans ces contrées perdues, le prenaient pour un organisateur de safaris et l'interrogeaient sur la présence d'animaux sauvages, à quoi mon père répondait : "Depuis vingt ans que je suis ici, je n'en ai jamais vu un, à moins que vous ne parliez de serpents et de vautours." Ou encore le district officer en poste à Obudu, à la frontière du Cameroun, qui s'amusait à me faire toucher les crânes des gorilles qu'il avait tués et me montrait les collines derrière chez lui en prétendant qu'on entendait le soir la pétarade des grands singes qui le provoquaient en se frappant la poitrine. Et surtout, l'image obsédante que j'ai gardée, sur la route qui conduisait à la piscine d'Abakaliki, la cohorte des prisonniers noirs enchaînés, marchant au pas cadencé, encadrés par les policiers armés de fusils.

J. M. G. Le Clézio, L'Africain, 2004.

Séance 08

Les racines

Oral

Proposez une lecture personnelle, à voix haute, du texte ci-contre.

Bilan

L'Africain, album de famille ou récit d'exploration ?

Si je n'avais pas eu cette connaissance charnelle de l'Afrique, si je n'avais pas reçu cet héritage de ma vie avant ma naissance, que serais-je devenu ? Aujourd'hui, j'existe, je voyage, j'ai à mon tour fondé une famille, je me suis enraciné dans d'autres lieux. Pourtant, à chaque instant, comme une substance éthéreuse qui circule entre les parois du réel, je suis transpercé par le temps d'autrefois, à Ogoja. Par bouffées cela me submerge et m'étourdit. Non pas seulement cette mémoire d'enfant, extraordinairement précise pour toutes les sensations, les odeurs, les goûts, l'impression de relief ou de vide, le sentiment de la durée.

C'est en l'écrivant que je le comprends, maintenant. Cette mémoire n'est pas seulement la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance, lorsque mon père et ma mère marchaient ensemble sur les routes du haut pays, dans les royaumes de l'ouest du Cameroun. La mémoire des espérances et des angoisses de mon père, sa solitude, sa détresse à Ogoja. La mémoire des instants de bonheur, lorsque mon père et ma mère sont unis par l'amour qu'ils croient éternel. Alors ils allaient dans la liberté des chemins, et les noms de lieux sont entrés en moi comme des noms de famille, Bali, Nkom, Bamenda, Banso, Nkongsamba, Revi, Kwaja. Et les noms de pays, Mbembé, Kaka, Nsungli, Bum, Fungom. Les hauts plateaux où avance lentement le troupeau de bêtes à cornes de lune à accrocher les nuages, entre Lassim et Ngonzin.

Peut-être qu'en fin de compte mon rêve ancien ne me trompait pas. Si mon père était devenu l'Africain, par la force de sa destinée, moi, je puis penser à ma mère africaine, celle qui m'a embrassé et nourri à l'instant où j'ai été conçu, à l'instant où je suis né.

J. M. G. Le Clézio, L'Africain, 2004.

Évaluation

La bonne éducation

Questions

Vous avez droit au livre. Répondez clairement et précisément. Vous avez environ 15 minutes par question. Vous pouvez travailler par deux. Dans ce cas, vous rendrez une copie pour deux.

1. Quels sont les grands évènements qui ont marqué la vie du père ? Donnez trois évènements sur au moins deux continents différents. (6 points)

2. Quelle éducation Le Clézio reçoit-il en Afrique ? Donnez au moins trois épisodes marquants. Vous expliquerez, à chaque fois, le lien avec l'éducation. (6 points)

3. L'obéissance et le respect des règles sont-ils, selon vous, le signe d'une bonne éducation ? Donnez votre point de vue en vous appuyant sur au moins deux exemples tirés du livre (6 points).

4. Indiquez une citation que vous garderez de ce livre et expliquez pourquoi cette citation vous paraît intéressante. (2 points)