Objet d'étude : Le personnage de roman, du XVIIème siècle à nos jours
Problématique générale : En quoi les personnages d'origine modeste, communs, sans qualités particulières, voire vicieux, sont-ils des héros particulièrement caractéristiques du genre romanesque ?
Documentez-vous sur les héros de roman célèbres, et proposez un classement.
Quelques suggestions :
D'après les documents ci-contre, qui sont les héros de ce roman ? Quel regard est porté sur eux ?
1. Noble espagnol.
2. Gradué à Sigüenza est une ironie. Du temps de Cervantès, on se moquait beaucoup des petites universités et de leurs élèves.
3. Ou Galadon, l’un des douze pairs de Charlemagne, surnommé le Traître, pour avoir livré l’armée chrétienne aux Sarrasins à Roncevaux.
HÉROS n. m.
1. mythol. antiq. => demi-dieu. Les héros de la mythologie grecque, romaine. Hercule, héros vainqueur d'Antée. Apothéose des héros. Les dieux et les héros dans l'art antique. - par anal. Personnage légendaire auquel on prête un courage et des exploits remarquables. Siegfried, héros de la tradition germanique.
2. (1550) Celui qui se distingue par ses exploits ou un courage extraordinaire (dans le domaine des armes). => brave. rem. Pour une femme, on emploie normalement héroïne. "Les héros ont leur accès de crainte, les poltrons des instants de bravoure." (Stendh.) - Il, elle s'est conduit(e) en héros. Combattants qui meurent, qui tombent en héros ( => héroïquement).
3. Homme digne de l'estime publique, de la gloire, par sa force de caractère (=> héroïsme), son génie, son dévouement total à une cause, une oeuvre. Pierre le Grand, héros national russe. - Les héros de la foi, de la science. "Ces héros du travail, dont l'obstination est sans limite" (Alain). Les champions sont les héros modernes. loc. prov. Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre : ceux qui vivent dans l'intimité des grands hommes en connaissent les faiblesses, les petitesses.
4. (xviie) Personnage principal d'une oeuvre. Héros de tragédie, de roman. Le héros d'un film. Héros éponyme. "Les héros de roman naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité." (Mauriac). Le héros romantique. Héros traditionnel et antihéros. par ext. Le héros d'une aventure, celui à qui elle est arrivée, qui en a été le principal acteur. => protagoniste. Le triste héros de ce fait divers. Le héros du jour, celui qui accapare l'attention du moment, qui occupe le premier rang de l'actualité.
contr. Bravache, lâche. hom. Héraut, héro (2. héroïne).
Définition extraite du Petit Robert (éd. 1996)
Le roman de Cervantès met en scène un petit noble de province, à l'origine incertaine, qui se met en tête de ressusciter l'ordre de la chevalerie, et de se hisser à la hauteur des héros des romans de chevalerie qu'il lit avec adoration.
Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo1, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.
Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer. [...]
Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier, mais qu’il n’approchait pas du chevalier de l’Ardente-Épée, lequel, d’un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches et démesurés géants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis à mort Roland l’enchanté, s’aidant de l’adresse d’Hercule quand il étouffa Antée, le fils de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du géant Morgant, qui, bien qu’issu de cette race géante, où tous sont arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celui qu’il préférait à tous les autres, c’était Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château, et détrousser autant de gens qu’il en rencontrait, ou voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était toute d’or, à ce que dit son histoire. Quant au traître Ganelon3, pour lui administrer une volée de coups de pied dans les côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante et même sa nièce par-dessus le marché.
Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée. Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. Ainsi emporté par de si douces pensées et par l’ineffable attrait qu’il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique.
M. de Cervantes, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1605-1615, trad. de L. Viardot.
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes soeurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par coeur des chansons galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.
G. Flaubert, Madame Bovary, I, 6, 1852.
Nous en a-t-on assez parlé du "personnage" ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le "vrai" romancier : "il crée des personnages"...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un "caractère", un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de "l'humain " a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963
1. Dans quelle mesure cet épisode constitue-t-il une étape dans la formation du héros ?
2. Montrez comment le dialogue des personnages fait de ce récit une comédie satirique.
3. Comment l'ironie de la narration souligne-t-elle la faiblesse du jeune homme ?
1. Objet de dévotion, composé de deux petits morceaux d'étoffe bénits, réunis par des rubans qu'on passe autour du cou.
L’Histoire de Gil Blas de Santillane est un roman picaresque publié par Lesage de 1715 à 1735. A peine a-t-il pris le chemin de Salamanque que Gil Blas se retrouve prisonnier d'une troupe de brigands. Leur capitaine Rolando le contraint à participer à la vie de voleurs de grand chemin.
Nous attendions que la fortune nous offrît quelque bon coup à faire, quand nous aperçûmes un religieux de l’ordre de Saint-Dominique, monté, contre l’ordinaire de ces bons pères, sur une mauvaise mule. Dieu soit loué, s’écria le capitaine en riant, voici le chef-d’œuvre de Gil Blas. Il faut qu’il aille détrousser ce moine. Voyons comme il s’y prendra. Tous les voleurs jugèrent qu’effectivement cette commission me convenait, et ils m’exhortèrent à m’en bien acquitter. Messieurs, leur dis-je, vous serez contents. Je vais mettre ce père nu comme la main, et vous amener ici sa mule. Non, non, dit Rolando, elle n’en vaut pas la peine. Apporte-nous seulement la bourse de Sa Révérence. C’est tout ce que nous exigeons de toi. Là-dessus je sortis du bois, et poussai vers le religieux, en priant le ciel de me pardonner l’action que j’allais faire. J’aurais bien voulu m’échapper dés ce moment-là. Mais la plupart des voleurs étaient encore mieux montés que moi : s’ils m’eussent vu fuir, ils se seraient mis à mes trousses, et m’auraient bientôt rattrapé, ou peut-être auraient-ils fait sur moi une décharge de leurs carabines, dont je me serais fort mal trouvé. Je n’osai donc hasarder une démarche si délicate. Je joignis le père et lui demandai la bourse, en lui présentant le bout d’un pistolet. Il s’arrêta tout court pour me considérer; et, sans paraître fort effrayé : mon enfant, me dit-il, vous êtes bien jeune. Vous faites de bonne heure un vilain métier. Mon père, lui répondis-je, tout vilain qu’il est, je voudrais l’avoir commencé plus tôt. Ah ! mon fils, répliqua le bon religieux, qui n’avait garde de comprendre le vrai sens de mes paroles, que dites-vous ? quel aveuglement ! souffrez que je vous représente l’état malheureux... Oh ! mon père, interrompis-je avec précipitation, trêve de morale, s’il vous plaît. Je ne viens pas sur les grands chemins pour entendre des sermons. Je veux de l’argent. De l’argent ? me dit-il d’un air étonné ; vous jugez bien mal de la charité des Espagnols, si vous croyez que les personnes de mon caractère aient besoin d’argent pour voyager en Espagne. Détrompez-vous. On nous reçoit agréablement partout. On nous loge. On nous nourrit, et l’on ne nous demande que des prières. Enfin nous ne portons point d’argent sur la route. Nous nous abandonnons à la Providence. Eh ! non, non, lui repartis-je, vous ne vous y abandonnez pas. Vous avez toujours de bonnes pistoles pour être plus sûrs de la Providence. Mais, mon père, ajoutai-je, finissons. Mes camarades, qui sont dans ce bois, s’impatientent. Jetez tout à l’heure votre bourse à terre, ou bien je vous tue.
A ces mots, que je prononçai d’un air menaçant, le religieux sembla craindre pour sa vie. Attendez, me dit-il, je vais donc vous satisfaire, puisqu’il le faut absolument. Je vois bien qu’avec vous autres, les figures de rhétorique sont inutiles. En disant cela, il tira de dessous sa robe une grosse bourse de peau de chamois, qu’il laissa tomber à terre. Alors je lui dis qu’il pouvait continuer son chemin, ce qu’il ne me donna pas la peine de répéter. Il pressa les flancs de sa mule, qui, démentant l’opinion que j’avais d’elle, car je ne la croyais pas meilleure que celle de mon oncle, prit tout à coup un assez bon train. Tandis qu’il s’éloignait, je mis pied à terre. Je ramassai la bourse qui me parut pesante. Je remontai sur ma bête et regagnai promptement le bois, où les voleurs m’attendaient avec impatience, pour me féliciter de ma victoire. A peine me donnèrent-ils le temps de descendre de cheval, tant ils s’empressaient de m’embrasser. Courage, Gil Blas, me dit Rolando, tu viens de faire des merveilles. J’ai eu les yeux sur toi pendant ton expédition. J’ai observé ta contenance. Je te prédis que tu deviendras un excellent voleur de grand chemin. Le lieutenant et les autres applaudirent à la prédiction et m’assurèrent que je ne pouvais manquer de l’accomplir quelque jour. Je les remerciai de la haute idée qu’ils avaient de moi et leur promis de faire tous mes efforts pour la soutenir.
Après qu’ils m’eurent d’autant plus loué que je méritais moins de l’être, il leur prit envie d’examiner le butin dont je revenais chargé. Voyons, dirent-ils, voyons ce qu’il y a dans la bourse du religieux. Elle doit être bien garnie, continua l’un d’entre eux, car ces bons pères ne voyagent pas en pèlerins. Le capitaine délia la bourse, l’ouvrit, et en tira deux ou trois poignées de petites médailles de cuivre, entremêlées d’agnus Dei, avec quelques scapulaires1. A la vue d’un larcin si nouveau, tous les voleurs éclatèrent en ris immodérés.
A. -R. Lesage, histoire de Gil Blas de Santillane, 1715-1735.
Comment ces débuts de roman présentent-ils les héros au lecteur ?
Le dernier roman de Flaubert, inachevé, s'ouvre sur la rencontre de Bouvard et Pécuchet, qui se lient d'amitié dès les premières lignes du récit. Il s'agit pour Flaubert, à travers les échecs successifs qui ponctuent les erreurs de ses deux anti-héros, d'écire le "roman de la bêtise".
Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le même banc.
Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
— Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs.
— Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau !
— C’est comme moi, je suis employé.
Alors ils se considérèrent.
L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.
Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la ceinture ; et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, lui donnaient quelque chose d’enfantin.
Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.
L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.
On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse.
G. FLaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881.
Dans ce roman inachevé, un personnage presque anonyme, Joseph K., est arrêté un matin au réveil pour une raison inconnue. Le livre retrace la lutte du personnage contre une justice implacable et incompréhensible.
On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. La cuisinière de sa logeuse, Mme Grubach, qui lui apportait tous les jours son déjeuner à huit heures, ne se présenta pas ce matin-là. Ce n'était jamais arrivé. K. attendit encore un instant, regarda du fond de son oreiller la vieille femme qui habitait en face de chez lui et qui l'observait avec une curiosité surprenante, puis, affamé et étonné tout à la fois, il sonna la bonne. À ce moment on frappa à la porte et un homme entra qu'il n'avait encore jamais vu dans la maison. Ce personnage était svelte, mais solidement bâti, il portait un habit noir et collant qui ressemblait à un vêtement de voyage, pourvu d'une ceinture et de toutes sortes de plis, de poches, de boucles et de boutons qui donnaient à ce vêtement une apparence particulièrement pratique sans qu'on pût cependant bien comprendre à quoi tout cela pouvait servir.
"Qui êtes-vous ?" demanda K. en se dressant sur son séant.
Mais l'homme passa sur la question, comme s'il était tout naturel qu'on le prit quand il venait, et se contenta de demander de son côté :
"Vous avez sonné ?
- Anna doit me porter le déjeuner", dit K. essayant d'abord muettement de découvrir par déduction qui pouvait être ce monsieur. Mais l'autre ne s'attarda pas à se laisser examiner ; il se retourna vers la porte et l'entrouvrit pour dire à quelqu'un qui devait se trouver juste derrière :
"Il veut qu'Anna lui apporte le déjeuner !"
Un petit rire suivit dans la pièce voisine ; à en juger d'après le bruit, il pouvait se faire qu'il y eût là plusieurs personnes. Bien que l'étranger n'eût pu apprendre de ce rire rien qu'il ne sût auparavant, il déclara : "C'est impossible" à K. sur un ton de commandement.
F. Kafka, Le Procès, 1925, trad. A. Vialatte.
L'histoire de L'Étranger se déroule en Algérie, département français à l'époque. Un jeune employé de bureau, Meursault, relate les évènements qui lui arrivent : la mort de sa mère, la rencontre avec Marie, le meurtre de l'Arabe, le procès.
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : "Ce n’est pas de ma faute." Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : "On n’a qu’une mère." Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit "oui" pour n’avoir plus à parler.
L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : "Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien." J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : "Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici." J’ai dit : "Oui, monsieur le Directeur." Il a ajouté : "Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous."
A. Camus, L'Etranger, 1942.
1. Le personnage, Grand, s'efforce de trouver la meilleure formulation pour commencer son roman et introduire son héroïne, une cavalière, montée en amazone sur un cheval, dans un parc.
Une épidémie de peste sévit à Oran, en Algérie, dans les années quarante. Grand est un modeste employé de mairie, dont le rêve est d’écrire un roman. Pendant l'épidémie, il tient les statistiques et s'occupent des démarches administratives dont ont besoin les équipes médicales.
Oui, il était fatigué par cette recherche1 qui l’absorbait tout entier, mais il n’en continuait pas moins à faire les additions et les statistiques dont avaient besoin les formations sanitaires. Patiemment, tous les soirs, il mettait des fiches au clair, il les accompagnait de courbes et s’évertuait lentement à présenter des états aussi précis que possible. Assez souvent, il allait rejoindre Rieux dans l’un des hôpitaux et il lui demandait une table dans quelque bureau ou infirmerie. Il s’y installait avec ses papiers, exactement comme il s’installait à sa table de la mairie, et dans l’air épaissi par les désinfectants et par la maladie elle-même, il agitait ses feuilles pour en faire sécher l’encre. Il essayait honnêtement alors de ne plus penser à son amazone et de faire seulement ce qu’il fallait.
Oui, s’il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu’ils appellent héros, et s’il faut absolument qu’il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule. Cela donnera à la vérité ce qui lui revient, à l’addition de deux et deux son total de quatre, et à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne, juste après, et jamais avant celle du bonheur. Cela donnera aussi à cette chronique son caractère, qui doit être celui d’une relation faite avec de bons sentiments, c’est-à-dire des sentiments qui ne sont ni ostensiblement mauvais ni exaltants à la vilaine façon d’un spectacle.
C’était du moins l’opinion du docteur Rieux lorsqu’il lisait dans les journaux ou écoutait à la radio les appels et les encouragements que le monde extérieur faisait parvenir à la ville empestée. En même temps que les secours envoyés par air et par route, tous les soirs, sur les ondes ou dans la presse, des commentaires apitoyés ou admiratifs s’abattaient sur la cité désormais solitaire. Et chaque fois le ton d’épopée ou de discours de prix impatientait le docteur. Certes, il savait que cette sollicitude n’était pas feinte. Mais elle ne pouvait s’exprimer dans le langage conventionnel par lequel les hommes essaient d’exprimer ce qui les lie à l’humanité. Et ce langage ne pouvait s’appliquer aux petits efforts quotidiens de Grand, par exemple, ne pouvant rendre compte de ce que signifiait Grand au milieu de la peste.
A. Camus, La Peste, éd. Gallimard, 1947.
Selon vous, les personnages de roman intéressants sont-ils nécessairement des anti-héros ?
Héros | Antihéros |
A. Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, 1844-1846. R. L. Stevenson, L'Île au trésor, 1881. D. Hammett, Le Faucon maltais, 1930. A. Malraux, La Condition humaine, 1933. |
A. R. Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715-1735. G. Flaubert, Madame Bovary, 1857. F. Kafka, Le Procès, 1925. L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932. A. Camus, L'Etranger, 1942. E. Carrère, L'Adversaire, 2000. |