Christine de Pizan, François Villon, Antoinette Deshoulières, Victor Hugo.
La fin'amor. L'élégiaque, l'épique.
1. Qu'est-ce qui, dans chacune des strophes, provoque la mort de l'amant ?
2. Quel portrait le poète fait-il de lui-même dans ce poème ?
3. Comment la dame est-elle décrite dans ce poème ?
Imaginez la réponse, sous forme de ballade, de la dame à son amant.
Qu'est-ce qui fait la poésie de ces textes ?
En cuer ma dame une vipere maint
Qui estoupe de sa queue s'oreille
Quelle noie mon dolereus complaint :
A ce, sans plus, toudis gaite et oreille.
Et en sa bouche ne dort
Lescorpion qui point mon cuer a mort ;
Un basilique a en son dous regart.
Cil troy mont mort et elle que Dieus gart.
Quant en plourant li depri quelle maint,
Desdains ne puet souffrir quoir me weille,
Et selle en croit mon cuer quant il se plaint,
En sa bouche Refus pas ne sommeille
Ains me point au cuer trop fort;
Et son regart prent deduit ne deport
Quant mon cuer voit qui font et frit et art.
Cil troy mont mort et elle que Dieus gart.
Amours, tu scez qu'elle m'a fait mal maint
Et que siens suy toudis, weille ou ne weille
Mais quant tu fuis et Loyauté se faint
Et Pitez n'a talent qu'elle s'esveille,
Je n'i voy si bon confort
Com tost morir; car en grant desconfort
Desdains, Refus, regars qui mon cuer art,
Cil troy mont mort et elle que Dieus gart.
Guillaume de Machaut, texte original et partition manuscrite de la ballade "Une vipère en cuer ma dame meint", xive siècle, BNF, Paris.
Une vipère réside dans le coeur de ma dame,
Qui étouffe son oreille de sa queue,
Pour qu'elle n'entende pas mes lamentations :
Voilà, rien de plus, ce qui la tient aux aguets tout le jour.
Et, dans sa bouche, ne se repose jamais
Le scorpion qui blesse mon coeur à mort ;
Son doux regard abrite un basilic.
Tous trois m'ont tué, mais elle : que Dieu la garde.
Lorsqu'en pleurs je la supplie de m'aimer,
Dédain s'offusque qu'elle souhaite m'écouter,
Et même si elle se fie aux plaintes de mon coeur,
Dans sa bouche, Refus n'est jamais en repos
Mais, violemment, me blesse au coeur ;
Et son Regard s'amuse et se réjouit
De voir mon coeur qui fond, frit et brûle.
Tous trois m'ont tué, mais elle : que Dieu la garde.
Amour, tu sais quelles douleurs elle m'a infligées
Et que je suis à elle pour toujours, que je le veuille ou non,
Mais quand tu fuis et que Loyauté se dérobe
Et que Pitié ne désire pas qu'elle s'anime,
Je ne vois ici aucune autre consolation
Qu'une mort rapide ; car, pour mon plus grand malheur,
Dédain, Refus et Regard me brûlent le coeur,
Tous trois m'ont tué, mais elle : que Dieu la garde.
Guillaume de Machaut, "Une vipère réside dans le coeur de ma dame", La Louange des dames, ballade CCIV, entre 1324 et 1377, trad. de l'ancien français d'Adrien Fromage et Pierre-Michel Sailhan, 2019.
Que nous disent les documents ci-contre sur l'amour courtois ?
Enluminure extraite du Codex Manesse, 1310-1340.
La fin'amor apparaît ainsi comme une éthique du désir : l'amant doit contrôler ses pulsions, accepter une progression graduée de la relation, affiner ses sentiments et leur expression. La sexualité n'en est pas pour autant dépréciée. Elle figure simplement à l'horizon de la relation amoureuse, comme un aboutissement que l'on diffère sans cesse -pas toujours, d'ailleurs. L'objet de l'amour est autant le corps, dont la beauté est amplement louée par les poètes, que l'âme ou l'esprit de la dame. Au cœur de l'ascèse figure surtout l'inversion de la hiérarchie entre l'homme et la femme. C'est en effet la femme qui domine : elle est souvent issue d'une lignée de plus haute noblesse que l'amant ; celui-ci l'appelle "ma dame" ou "mon seigner" ; c'est à elle que s'adressent tous les gestes et les paroles de soumission qui miment la fidélité vassalique (le serment, l'hommage, le service) et l'on a tort de considérer qu'elle ne tiendrait là qu'un rôle de substitution au bénéfice de son époux, le véritable seigneur. L'engagement qui unit les amants procède d'un choix volontaire, libre, total et réciproque. Le double consentement est nécessaire -il y a là un point de rencontre avec la nouvelle théologie du mariage- mais il se déploie hors de toute contrainte matrimoniale, familiale ou ecclésiale. Là réside la plus grande charge subversive de la fin'amor : dans sa dimension individuelle ou élective, qui ne refuse ni l'engagement, ni la fidélité, bien au contraire, mais qui entend placer l'un et l'autre hors du champ social, hors de l'emprise de la parenté et de l'Église.
Florian Mazel, Féodalités (888-1180), éd. Belin, 2014.
Que signifie, selon vous, le proverbe liminaire ?
1. À qui s'adresse le refrain dans chaque strophe ?
2. Si ce texte était un discours prononcé lors d'un procès, lequel serait-ce ? Qui serait la victime ? Qui serait l'accusé ? Qui seraient les témoins ? Quelle serait l'accusation ?
3. Comment les paroles de l'amant sont-elles présentées dans ce poème ?
1. Regardez-vous.
Christine de Pizan est l'auteure de nombreuses œuvres dont les Cent ballades d'amant et de dame où elle dépeint les différentes étapes d'une relation difficile entre deux amants.
Qui veut tuer son chien l'accuse de la rage,
Dit-on. C'est cela que tu veux faire de moi,
Faux déloyal, qui dis que mon cœur,
Pour en aimer un autre, veut se détourner de toi.
Mais tu sais bien, certes, que c'est tout le contraire,
Et qu'en mon cœur il n'y a trace de tricherie,
Que c'est toi plutôt qui es mauvais – tu as beau te taire,
Toi qui, trompeur, n'es fait que de menterie.
Car en moi, ni dans mon attitude ni dans mon langage,
Tu n'as jamais aperçu quoi que ce soit qui fût contraire
À la loyauté : ce n'est pas mon usage.
Tu n'en as pas de doute, mais pour m'éloigner de toi,
Tu veux colporter de telles accusations,
Pour mieux couvrir ta fausse tromperie,
Mais je ne suis pas, comme toi, faussaire,
Toi qui, trompeur, n'es fait que de menterie.
Ha ! Mirez-vous1, mes dames, dans les préjudices que je subis.
Par la grâce de Dieu, ne vous laissez attirer
Par aucun homme : tous sont faits de faux plumage.
Dans ce cas, évitez donc de les fréquenter.
Au début, ils font les débonnaires,
Mais à la fin ils ne sont plus que moquerie,
Et c'est aussi ce que tu fais, Dieu d'Amour, pour tourmenter les cœurs,
Toi qui, trompeur, n'es fait que de menterie.
ENVOI
Mais si, comme tu le dis, Amour, je dois trouver plaisir,
Pour aimer, à mourir,
Alors, de ce que j'expose, tu es la preuve, j'en vois bien l'exemple,
Toi qui, trompeur, n'es fait que de menterie.
Christine de Pizan, « Qui veut tuer son chien l'accuse de la rage », Cent ballades d'amant et de dame, ballade XCIV, 1410, trad. du moyen français de Martine Buffet, 2018.
Dessinez le portrait du locuteur (celui qui parle).
1. Comment le locuteur se décrit-il ? En quoi ce discours est-il surprenant ?
2. À qui s'adresse-t-il ?
3. Que demande-t-il ?
Doit-on, selon vous, séparer l'oeuvre de l'auteur ?
François Villon est un étudiant parisien. Arrêté à plusieurs reprises, notamment pour un meurtre, il est condamné à mort. En appel, il est finalement banni pour dix ans et on perd totalement sa trace. Cette ballade aurait été écrite en prison, vers 1462.
Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis1.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :
Quant de la chair que trop avons nourrie,
Elle est déjà dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre2 !
Si frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis3 ;
Excusez-nous, puisque nous sommes transis4,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie5 ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
La pluie nous a détrempés et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis ;
Pies, corbeaux, nous ont les yeux creusés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais, nul temps, nous ne sommes assis ;
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
ENVOI
Prince Jésus, qui sur tous a maîtrie6,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :
À lui n'ayons que faire ne que soudre7.
Hommes, ici n'a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
François Villon, « Frères humains », vers 1462, d'après Œuvres complètes de François Villon, texte établi par La Monnoye, 1876 (orthographe modernisée).
1. Pitié.
2. Accorder sa grâce, son pardon.
3. Constant.
4. Morts.
5. Que personne ne nous tourmente.
6. Qui est tout-puissant.
7. N'ayons rien à faire avec lui ni à lui devoir.
Observez ce tableau. Qu'est-ce que vous trouvez intéressant ou problématique dans ce tableau ?
1. L'illustration de C. D. Friedrich vous paraît-elle adaptée
2. Choisissez une strophe de la deuxième colonne et proposez-en une lecture orale en veillant particulièrement au débit et à l'intention. Quel sentiment domine dans ces strophes ?
3. Comment expliquez-vous le refrain ?
1. Enfermé dans un cloître (partie d'un monastère fermée par une enceinte).
2. Religieuse.
3. Partie d'une église ; longue salle qui va de la façade à l'hémicycle.
4. Berger.
5. Collier de fer.
6. Linge dans lequel on ensevelit un mort.
7. Jeune religieuse.
8. Supérieur d'un couvent d'hommes ou de femmes.
Caspar David Friedrich, L'Abbaye dans une forêt de chênes, 1809-1810.
Odes et ballades est un recueil des poèmes de jeunesse de Victor Hugo. L'auteur raconte ici l'histoire d'une jeune femme qui devient religieuse.
Or, la belle à peine cloîtrée1,
Amour dans son cœur s'installa.
Un fier brigand de la contrée
Vint alors et dit : Me voilà !
Quelquefois les brigands surpassent
En audace les chevaliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Il était laid ; des traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l'amour a bien des mystères,
Et la nonne2 aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers ! [...]
La nonne osa, dit la chronique,
Au brigand par l'enfer conduit,
Aux pieds de sainte Véronique
Donner un rendez-vous la nuit,
À l'heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l'ombre par milliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers ! [...]
Or quand, dans la nef3 descendue,
La nonne appela le bandit,
Au lieu de la voix attendue,
C'est la foudre qui répondit.
Dieu voulut que ses coups frappassent
Les amants par Satan liés. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers ! [...]
Aujourd'hui, des fureurs divines
Le pâtre4 enflammant ses récits,
Vous montre au penchant des ravines
Quelques tronçons de murs noircis,
Deux clochers que les ans crevassent,
Dont l'abri tuerait ses béliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Quand la nuit, du cloître gothique
Brunissant les portails béants,
Change à l'horizon fantastique
Les deux clochers en deux géants ;
À l'heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l'ombre par milliers… —
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !
Une nonne, avec une lampe,
Sort d'une cellule à minuit ;
Le long des murs le spectre rampe,
Un autre fantôme le suit ;
Des chaînes sur leurs pieds s'amassent,
De lourds carcans5 sont leurs colliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers ! [...]
Les deux spectres qu'un feu dévore,
Traînant leur suaire6 en lambeaux,
Se cherchent pour s'unir encore,
En trébuchant sur des tombeaux ;
Leurs pas aveugles s'embarrassent
Dans les marches des escaliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Mais ce sont des escaliers fées.
Qui sous eux s'embrouillent toujours ;
L'un est aux caves étouffées,
Quand l'autre marche au front des tours ;
Sous leurs pieds, sans fin se déplacent
Les étages et les paliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers ! [...]
Une voix faible, une voix haute,
Disent : « Quand finiront les jours ?
Ah ! nous souffrons par notre faute ;
Mais l'éternité, c'est toujours !
Là, les mains des heures se lassent
À retourner les sabliers… » —
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !
Cette histoire de la novice7,
Saint Ildefonse, abbé, voulut
Qu'afin de préserver du vice
Les vierges qui font leur salut,
Les prieures8 la racontassent
Dans tous les couvents réguliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Victor Hugo, Odes et ballades, 1828.
1. Indiquez les temps des verbes soulignés, et les valeurs de ces temps dans le contexte.
2. Trouvez, dans ce texte, quand c'est possible, un autre exemple du même temps utilisé pour la même raison.