Voyage au bout de la nuit

Objet d'étude : Le personnage de roman, du XVIIème siècle à nos jours

Problématique générale : Dans quelle mesure le personnage de Bardamu nous fait-il entendre une voix qu'on n'avait jamais entendue auparavant ?

Séance 01

"Ça a débuté comme ça..."

Oral

A partir de l'entretien de Céline, indiquez quelle est la vision du roman qu'il propose.

Pistes

Lecture

1. Préparez une lecture orale de la première page du roman.

2. Qu'est-ce qui rend cette prise de parole surprenante ?

Séance 02

La fête des fous

Observation

1. Y a-t-il un ordre dans ce tableau ?

2. Décrivez la scène représentée par l'artiste.

3. Quel point de vue le peintre a-t-il choisi sur cette scène ?

Notion : Le grotesque

P. Brueghel L'Ancien, Le Combat de Carnaval et de Carême, XVIe s.

Prolongement

Dans une lettre à un écrivain, Céline écrit :

Maître

Aujourd'hui seulement ai-je pu trouver Candide1 et votre admirable article qu'il contient ! Quelle leçon ! Quelle splendide leçon !

Vous connaissez certainement, Maître, l'énorme fête des fous de P. Brughel. Elle est à Vienne. Tout le problème n'est pas ailleurs pour moi...

Je voudrais bien comprendre autre chose - je ne comprends pas autre chose. Je ne peux pas. Tout mon délire est dans ce sens et je n'ai guère d'autres délires.

Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. Tout le reste m'est vain. A bientôt, Maître, et très sincèrement reconnaissant.

Destouches

Lettre à Léon Daudet, Vienne, le 30 décembre 1932.

1. Quel mot Céline utilise-t-il pour décrire son inspiration ?

2. En quoi peut-on rapprocher le tableau du roman de Céline ?

3. A quelle tradition se rattache l'alliance du grotesque et de la mort ?

Pistes

Séance 03

Le feu

Recherche

Un récit comique ou horrible ?

Pistes

Ferdinand Bardamu s'est engagé dans l'armée française, lors de la Première Guerre mondiale, et se trouve au front. Alors qu'il accompagne un colonel, un messager arrive.

Nos allemands accroupis au fin fond de la route venaient justement de changer d'instrument. C'est à la mitrailleuse qu'ils poursuivaient leurs sottises; ils en craquaient comme de gros paquets d'allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des guêpes.

L'homme arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose d'articulé:

- Le maréchal des logis Barousse vient d'être tué, mon colonel, qu'il dit tout d'un trait.

- Et alors ?

- Il a été tué en allant chercher le fourgon à pain sur la route des Etrapes, mon colonel !

- Et alors ?

- Il a été éclaté par un obus !

- Et alors, nom de Dieu !

- Et voilà ! Mon colonel...

- C'est tout ?

- Oui, c'est tout, mon colonel.

- Et le pain ? demanda le colonel.

Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu'il a eu le temps de dire tout juste: "Et le pain ?" Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on croirait jamais qu'il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c'était fini que j'étais devenu du feu et du bruit moi-même.

Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu'un vous les secouait de par derrière. Ils avaient l'air de me quitter, et puis ils me sont restés quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore pendant longtemps, l'odeur pointue de la poudre et du souffre nous restait comme pour tuer les punaises et les puces de la terre entière.

Tout de suite après ça, j'ai pensé au maréchal des logis Barousse qui venait d'éclater comme l'autre nous l'avait appris. C'était une bonne nouvelle. Tant mieux ! que je pensais tout de suite ainsi: "C'est une bien grande charogne en moins dans le régiment !" Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une boîte de conserve. "Chacun sa guerre !" que je me dis. De ce côté-là, faut en convenir, de temps en temps, elle avait l'air de servir à quelque chose la guerre ! J'en connaissais bien encore trois ou quatre dans le régiment, de sacrées ordures que j'aurais aidé bien volontiers à trouver un obus comme Barousse.

Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus, tout d'abord. C'est qu'il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l'explosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils s'embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours, mais le cavalier n'avait plus sa tête, rien qu'une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c'était arrivé. Tant pis pour lui ! S'il était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé.

Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble.

Des obus éclataient encore à la droite et à la gauche de la scène.

J'ai quitté ces lieux sans insister, joliment heureux d'avoir un aussi beau prétexte pour foutre le camp. J'en chantonnais même un brin, en titubant, comme quand on a fini une bonne partie de canotage et qu'on a les jambes un peu drôles. "Un seul obus ! C'est vite arrangé les affaires tout de même, avec un seul obus", que je me disais. "Ah ! dis donc ! que je me répétais tout le temps. Ah ! dis donc !..."

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, coll. Folio, éd. Gallimard, 1952.

Prolongement

1. Comment le tableau est-il composé ?

2. Observez la présence humaine dans le paysage.

3. En quoi ce tableau est-il expressionniste ?

4. En quoi peut-on rapprocher ce tableau du texte de Céline ?

Pistes

O. Dix, engagé volontaire lors de la première guerre mondiale, exprime dans ses toiles expressionnistes l'horreur de la guerre. Ce tableau, inspiré par Le Feu, d'H. Barbusse, est l'une de ses dernières toiles sur ce thème.

O. Dix, Flandres, 1934.

Séance 04

Un roman polémique

Oral

Organisez un débat littéraire autour du roman de Céline. Six élèves incarneront les cinq critiques et Céline.

Pistes

Prolongement

Selon Bernanos, "la peinture de M. Céline est [...] vraie."

Pensez-vous que les personnages de roman, et en particulier ceux du Voyage, puissent permettre de connaître la vérité du coeur humain ?

Pistes

1

"Le livre de M. Louis-Ferdinand Céline couvre également six cents pages ; tant de grossièretés et d'obscénités le déparent qu'on ne peut en parler qu'avec précaution. Imaginez une espèce d'autobiographie frénétique et truculente, qui tour à tour évoque M. Blaise Cendrars, M. Aragon ou Laurent Tailhade. Le talent de l'auteur est incontestable ; son imitation de la langue parlée brille par un naturel et une fécondité rares. Les premiers chapitres, quoique d'une violence si continue que les effets s'y perdent, ont de la tenue. Le ton dégénère ensuite, et la littérature envahit peu à peu le style. Le héros, d'abord à la guerre, puis étudiant puis colonial, enfin médecin de banlieue, semble voir l'existence à travers d'étranges lunettes. Il est doué pour la satire. Mais il trouve moyen d'être bien fastidieux à force de verve, et bien gris à force de couleur."

André Thérive, dans Le Temps, 24 novembre 1932, in Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, coll. Folio, éd. Gallimard

2

"Pour nous la question n'est pas de savoir si la peinture de M. Céline est atroce, nous demandons si elle est vraie. Elle l'est. Et plus vrai encore que la peinture, ce langage inouï, comble du naturel et de l’artifice, inventé, créé de toutes pièces à l’exemple de la tragédie , aussi loin que possible d’une reproduction servile du langage des misérables, mais fait justement pour exprimer ce que le langage des misérables ne saura jamais exprimer, la sombre enfance des misérables. Oui, telle est la part maudite, la part honteuse, la part réprouvée de notre peuple. Et certes, nous conviendrons volontiers qu'il est des images plus rassurantes de la société moderne, et par exemple l'image militaire: à droite les Bons Pauvres gratifiés d'un galon de premier soldat, de l'autre côté les Mauvais, qu'on fourre au bloc... Seulement n'importe quel vieux prêtre de la Zone, auquel il arrive parfois de confesser les héros de M. Céline, vous dira que Céline a raison."

Georges Bernanos, "Au bout de la nuit", dans Le Figaro, 13 décembre 1932, in Céline, coll. Découvertes Gallimard, éd. Gallimard.

3

"Ce livre asphyxiant dont on n'a que trop parlé à l'occasion des derniers prix, et dont il ne faut conseiller la lecture à personne, possède le pouvoir de nous faire vivre au plus épais de cette humanité désespérée qui campe aux portes de toutes les grandes villes du monde moderne."

François Mauriac, L'Echo de Paris, 31 décembre 1932, in Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, coll. Folio, éd. Gallimard

4

"Une invitation au voyage est toujours tentante, même si ce voyage doit nous conduire "au bout de la nuit", et c'est celui-là que nous propose M. Louis-Ferdinand Céline. Avant de nous mettre en chemin, nous savons que la route sera longue et que pour arriver où M. Céline s'offre à nous mener il faudra traverser six cent vingt-trois pages d'un texte serré... [...] J'avoue que le roman ne semble pas gagner beaucoup à ces dimensions démesurées. En tout cas, celui de M. Céline ne contribuera pas à m'en donner le goût. J'ai éprouvé à le lire un lourd ennui, et j'ajoute que ce n'est pas seulement de l'ennui que j'en ai retiré...

Je n'y ai trouvé, en effet, ni sujet ni composition, et la structure en est d'une assez grossière simplicité. c'est ce que l'on pourrait appeler un récit "à tiroirs" sans intrigue, sans action et qui consiste en une suite de tableaux et d'épisodes destinés à nous donner des vues sur la vie, les êtres et sur le narrateur de cette fastidieuse, morne et répugnante confession qui pourrait se continuer indéfiniment, qui commence sans raison et se termine de même. Le narrateur est un sombre bavard et un raseur impitoyable dont il nous faut écouter l'intarissable monologue. [...] Pour le suivre en ce "voyage au bout de la nuit", mettons-nous des bottes d'égoutier et bouchons-nous le nez.

Cette "esthétique" se rattache à l'esthétique du Naturalisme de 1880 que M. Céline continue et à celle des satiristes de tous les temps. A ces derniers on a toujours concédé une certaine liberté et une certaine crudité de langage. [...] Il est convenu, en effet, que le satiriste a droit à son franc-parler et que nous devons accepter l'expression de ses violences, aussi bien que l'éxagération de ses haines et de ses invectives, mais M. Céline n'a ni la verve ironique d'un Voltaire ni la tragique éloquence d'un Agrippa d'Aubigné. Sa satire est déplorablement dépourvue d'esprit et de lyrisme. M. Céline s'en tient à un réalisme bassement terre à terre que ne relève ni l'originalité de l'observation ni la qualité du style."

Henry de Régnier, dans le Figaro, 3 janvier 1933, in Céline, coll. Découvertes Gallimard, éd. Gallimard.

5

"Quand on a lu pour la première fois Voyage au bout de la nuit, c'était comme une délivrance: tout à coup, la langue parlée faisait irruption dans la littérature. Pour quelques-uns d'entre nous, Céline était un sauveur."

Nathalie Sarraute, Interview, Libération, 29 septembre 1989, in Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, coll. Folio, éd. Gallimard

Séance 05

La violence coloniale

Observation

1. Selon le document B, quelles sont les conséquences de la colonisation ? Comment retrouve-t-on ce constat dans le premier texte ?

2. Comparez les stratégies argumentatives des deux textes.

Pistes

Recherche

Commentez le document A, en vous appuyant sur le parcours de lecture suivant :

- montrez en quoi la scène racontée est révoltante

- montrez que ce texte critique violemment le système colonialiste et ses effets

Document A

DANS LA FORÊT EN EXPLOITATION

Les efforts surhumains des hommes-chevaux les noirs et du chef de chantier un blanc

La forêt Le terrifiant royaume des coupeurs de bois!

J'ai quitté Abidjan à la recherche d'un chantier. On ne respire pas tout à fait à son aise dans cette Côte d'Ivoire. On dirait que l'on est sous une cloche, comme si les hommes demandaient à mûrir C'est beau, la forêt, c'est beau - vu de la route.

Entre Abidjan et Dabou, je trouverai mon affaire. Mais je ne suis pas du pays, je tâtonne. Des poteaux, en bordure, annoncent "Tiama 57 B". Plus loin "Mouchibanaye". Ma carte ne porte ni Tiama ni Mouchibanaye. Ce n'est qu'en lisant "Acajou 47" que j'ai compris qu'il s'agissait d'arbres et non de villes. Ce n'était là que la carte de visite des prospecteurs.

Où est le chantier ? Aucune amorce de Decauville. Je ne puis me lancer au hasard sur les pistes; je m'égarerais, m'endormirais, et les fourmis manians, qui ne sont pas difficiles, me mangeraient. Les nègres que je rencontre, je les arrête. Je fais appel à mon langage international: imitant l'homme qui abat un arbre, celui qui tire les billes. Tous compren- nent cependant, ils viennent du fin fond de la Côte d'Ivoire eux aussi ne sont pas d'ici.

Je descends de voiture. J'essaie un sentier. Erreur! les feuilles ne sont pas foulées.

Enfin, voici un chef noir. On reconnaît un chef à ses boubous, mais plus sûrement à sa bonne santé et à ses kilos. Celui-là pèse dans les cent dix c'est un grand chef. Il va à Abidjan, suivi de deux serviteurs. Je mime mon dis- cours.

- Hommes à bois ? fait-il, hom- mes à mourir ?

Il m'indique que c'est plus haut. En effet.

Voici les rails d'un Decauville Je les suis. La forêt ne vous donne pas le vertige, ou celui qu'elle donne est le contraire de l'autre loin de vous attirer, elle vous repousse. On n'avance pas d'un air dégagé et consentant. Si l'on n'écoutait que son instinct, on ferait machine en arrière. Alors qu l'on n'a parcouru que cent mètres, on croit avoir abattu un long chemin. Dire qu'il est des intrépides qui vont, en partie de plaisir, déjeuner dans les grands bois.

Il est vrai que cela se passe en France. Ici l'on ne se sent pas bien. C'est la pénombre.

Hache sur l'épaule, un homme nu descend vers la route. Ses yeux sont battus, son corps est rompu C'est la première fois que je vois un nègre fatigué. Il me regarde avec un intérêt surprenant.

- Le chantier? fis-je.

Il me montre que c'est d'où il vient. Une tornade se prépare. Le vent commence à charger le haut des arbres. Tout se froisse au-dessus de moi.

Je marche une heure. Plus de Decauville. La trace de pas frais est une indication suffisante. Un autre nègre apparaît. Pour lui, je suis un chef, et il vient me mettre sous le nez, en guise de passeport, un doigt écrasé et saignant. Je lui dis "C'est bien!" comme si j'avais à lui dire quelque chose.

Soudain la forêt parle. Ce sont des cris un peu éteints. J'avance. Les cris sont scandés. La forêt est encore aphone, mais les cris enflent.

- Ah ya! Ah ya! Ah ya! Ya! Ya! Ya! Yââââ! Yââââ!

Les cris me dirigent. Je tombe sur la chose. Cent nègres nus, attelés à une bille, essaient de la tirer.

- Yââââ! Yââââ!

Le capita bat la mesure avec sa chicotte. Il semble être en état de convulsions. Il hurle "Yaho! Ya ho ko-ko" et même "Ya ho! Ro- ko-ko"

Dans l'effort, les hommes-chevaux sont tout en muscles. Tête baissée, ils tendent le dos à l'aiguillon. Les lianes leur cinglent le visage. Le sang de leurs pieds marque leur passage.

C'est un beuglement général. Une meute à l'ouverture du chenil. Piqueur, valets, fouet, aboiements. Un blanc A-t-il les yeux d'une poule et me prend-il pour un couteau ? Il reste béat de ma présence. Je vais à lui.

- La vie de la forêt m'intéresse, dis-je. J'ai voulu voir le travail du bois.

Et je me présente

- Londr...

- Martel, répond-il.

Il était maigre, harassé; il avait vingt-six ans. Ses yeux luisaient comme à travers les orbites d'un crâne. Un sifflet à roulette pendait à sa ceinture. Il suait de partout.

- Quel métier !

Il fit :

- C'est un métier de chien enragé. Cependant, on tient ! On se rattrapera pendant le congé !

- Encore loin ?

- Plus que huit mois! Eh bien! allez-vous tirer ?

- Ah yâ! Ah yâ! Ah yâ Ya Yâ

Un nègre accourait.

Missié Matel! criait-il, missié Matel, les abatteurs ont eu frousse. Tiamé a parlé et eux foutu camp. Pris de panique devant le gros arbre qui allait tomber, les hom- mes d'abatage avaient lâché la besogne.

Ils vont écailler mon arbre ! Ah ! les s... Idiot !... cria-t-il au capita.

Le capita expliqua qu'il avait tapé dessus de toutes ses forces, mais qu'ils refusèrent de continuer et qu'ils l'avaient insulté par sa mère.

Enfonçant dans l'humus, on se hâta vers le lieu du drame. L'arbre ne tenait que par des lambeaux.

- Eux partis fit le capita.

On va les "coxer" dit le blanc.

Et voilà le blanc et son homme qui se jettent à toutes jambes à travers la forêt.

A ce moment, la tornade se déclencha. On allait en prendre pour une heure sur les épaules. Le blanc, s'étant ravisé, revint avec deux nouveaux abatteurs.

C'est un arbre de trente tonnes. Il y a trois billes là-dedans, à huit cents francs la tonne. S'ils écaillent la base, c'est une bille de moins, dix mille francs perdus Il s'approcha de l'arbre, lui caressa orgueilleusement l'écorce. Ça c'est un arbre C'est moi qui l'ai découvert, un tiama, un noyer d'Afrique. Allez ! Allez ! criait-il aux abatteurs.

Les abatteurs frappaient.

- Dundi ! hurlait le capita Dundi (dépêchons) !

La hache vibrait dans la chair du bois. Ils frappaient en chantant d'une voix de téte :

- Dibadivo ! Ah Ya ! Nidibilé !

C'étaient des mots à eux. Ils s'encourageaient. A la fin, le dibadivo fit place à une longue plainte, une de ces plaintes sœur de celles que l'on entend dans les hôpitaux. Un craquement. L'un des nègres sauta de l'échafaudage. L'autre donna un nouveau coup et sauta aussi. Et l'arbre s'abattit comme s'abattent toutes les grandes cho- ses, avec un bruit majestueux qui commande aussitôt le silence.

Le capita revint. Il n'avait pu "coxer" les déserteurs.

Je les aurai demain ou après- demain, fit le jeune blanc; je sais où ils sont allés.

Peut être reviendront ils d'eux-mêmes se faire payer ?

Ils se moquent de l'argent. Mais ce soir ils ne peuvent manger que dans un village. Je me suis entendu avec son chef; il me les ramènera à coups de manigolo. Nous retournâmes au tirage.

- Voyez-vous, moi je n'aime pas les battre, mais il le faut. D'ailleurs, si vous en prenez un en faute et que vous lui administriez une bonne raclée, il ne vous en voudra jamais.

Il me montrait son bâton.

- J'ai toujours la trique à la main. On ne connaît pas deux façons de travailler ici. C'est dommage. Mais je les soigne. Je ne les vole pas sur leurs rations. Ils savent que je suis juste si je suis dur. Pas un ne m'en veut. Ils sont même rares ceux de chez moi qui ne finissent pas leur contrat. Je suis celui qui fait le moins de morts dans la région. Que voulez- vous, c'est pénible à dire, mais la machine ne peut remplacer le nègre. Il faudrait être millionnaire. Le moteur à bananes, il n'y a rien de mieux. D'ailleurs, seul le nègre peut marcher dans le poto-poto.

Ce jeune homme était logique. Lui était venu en Afrique pour faire du bois. Il faisait du bois avec les moyens en vigueur. Il ne dépassait pas le règlement.

- Allez ! Tirez ! Tirez !

- Ah ya ! Ah ya ! Ah ya !

- Rien que pour amener cette bille à la rivière, j'ai besoin de trois jours, encore si la tornade ne détrempe pas trop. Enfin je n'ai plus rien à abattre d'un moment: voilà la lune montante, et il ne faut pas couper quand la lune monte. Kouliko! dit-il à son capita. tu vas me choisir dix costauds pour la nage, hein ? C'est dans trois jours ?

- Vous allez faire un concours de natation ?

- Dans la boue, oui, et moi en tête. On va jeter les billes à l'eau Ce n'est pas tout de les couper, il faut les amener à Abidjan. ensuite à Grand-Bassam. Maintenant je vais faire le jockey aquatique, à cheval sur mes drômes. Ah il faut avoir une santé.

- Et vous gagnez beaucoup d'argent à ce trafic-là ?

- Moi ? Je ne suis pas patron. mais chef de chantier. Je gagne de quoi ne pas m'ennuyer pendant trois mois à Paris une fois tous les deux ans.

Il soupira et dit :

- Ah ! la place Clichy vers les sept heures du soir !

Puis il revint à son état :

- J'ai acheté des actions de la mine d'or, vous savez, à côté de Koukombo. Il faut croire Il y a de tout dans cette sacrée terre d'Afrique, mais c'est bien dur à extraire. Kouliko va dire qu'on dépèce la biche. Vous dînez avec moi ? Pas de restaurant, vous savez, par ici. Aimez-vous les cervelles de singes ? C'est excellent. Knuliko tue deux singes en chemin. Et Odoz ? Connaissez-vous Odoz, monsieur ? Il possède quarante millions aujourd'hui. Il est arrivé de l'Isère en savates. Ah dame! il a travaillé. Il a cherché pendant quinze ans ses millions dans le poto-poto. C'est le roi des coupeurs de bois. Je me sens autant de courage qu'Odoz.

- Mais vous toussez beaucoup.

- Je tousse ? Vous croyez qu'Odoz n'a pas toussé. Lui, il ne peut même plus marcher tellement il a de rhumatismes. Les millions ? Regardez, ils sont là. (D'un grand geste, il me montrait la forêt effrayante.) A moi les manches courtes, le poto-poto, les billets de mille ou la bilieuse De deux choses l'une ou la forêt vous enrichit ou elle vous tue. Moi l'ai le courage. Pile ou face ! A la forêt de décider !

- Ah ya ! Ah ya ! Ah ya ! Ya ! Yâ ! Yââââ ! Yâaââ !

- On va faire le chemin de fer, continua M. Antonetti. M’avez-vous bien compris ? [...]

Tout le monde dormant à moitié, personne n’avait compris.

Voyant cependant ses collaborateurs sur leurs pieds, M. Antonetti commanda: "En route !"

Ce furent des somnambules qui obéirent !

L’Afrique Équatoriale française est comme une maison dépourvue de tout, qui n’aurait que ses murs et rien à l’intérieur, ni mobilier, ni eau, ni gaz, quelques vieilles chaises cassées seulement. Quand une maison doit devenir utile, on la meuble ! On n’équipa pas le pays. Imaginez-vous que M. Antonetti ait dit: "il faut faire du pain !" et que les boulangers, n’ayant pas de farine et pour avoir l’air d’obéir, se soient mis à brasser dans le vide ! Pour amener la main-d’œuvre jusqu’à Brazzaville, la seule voie étant d’eau, il eût fallu des bateaux. Pas de bateaux ! De Brazzaville à la tête du chantier, on aurait dû commencer par tracer la route. Au début, pas de route ! C’était une veine ! Du moment que la route était absente, les camions devenaient inutiles ! Quant aux nègres on oublia que ces gens avaient un estomac, quel estomac même ! Pas de dépôt de vivres ! Qu’ils avaient aussi des bronches et que la bronchite guette toujours d’un œil attentif les hommes nus. Pas de couvertures ! [...]

M. Antonetti fit remarquer l’état des lieux. Les gérants s’étonnèrent d’une semblable naïveté et répondirent, avec l’assurance que vous donne une vie jusqu’ici tranquille, que tout était bien pour la clientèle.

On attaqua.

Un contrat fut passé avec une compagnie de travaux publics. On lui donnerait huit mille hommes, elle assurerait l’entreprise. Cette compagnie s’appelait les Batignolles. [...]

Du Congo à la Sanga, de la Sanga au Chari on se serait cru dès lors entre la place Clichy et la place Villiers : on n’entendait plus parler que des Batignolles !

Au Moyen-Logone, au Moyen-Chari, au Dar-el-Koutti dans la Haute-Kato, au Bas-Bomou, du Gribingui à l’Oubangui, au Pool, le nom si parisien tomba et rebondit.

Des Bakotas, des Bayas, des Linfondos, des Saras, des Bandas, des Lisangos, des Mabakas, des Zindès, des Loangos furent arrachés à leur contemplation et envoyés "aux Batignolles" !

C’était un voyage fort excentrique. Les recrutés embarquaient sur des chalands, contemporains de notre conquête. Dans ce pays, les chalands, n’étant point faits pour le transport des hommes mais pour celui des marchandises, avaient le dos rond. Trois cents par trois cents, quatre cents par quatre cents on entassait la cargaison humaine dessous et dessus. Les voyageurs de l’intérieur étouffaient, ceux du plein air ne pouvaient se tenir ni debout ni assis. De plus, n’ayant pas les pieds prenants, chaque jour – et la descente jusqu’à Brazzaville durait de quinze à vingt jours – il en glissait un ou deux dans le Chari, dans la Sanga ou dans le Congo. Le chaland continuait. S’il eût fallu repêcher tous les noyés ! Le chaland abordait-il ? Le branches des palétuviers fauchaient au passage le plus hauts perchés. Pas un abri. Quinze jours sur un toit rond. Le soleil, la pluie. Et comme la vapeur chauffait au bois, les escarbilles, traitement préventif, leur faisant sur la peau de salutaires pointes de feu !

Et c’était Brazzaville. Sur trois cents, il en arrivait deux cent soixante, parfois deux cent quatre vingt ! Là ? Eh bien ! ils restaient sur la berge. On n’avait pas encore prévu de camp. On pensait bien à cela en ce moment ! Les sommeilleux piqués par Antonetti étaient trop occupés à se frotter les yeux. Tout participait encore de la confusion des songes.

Les survivants reformaient le troupeau. La course à pied allait commencer. On avait choisi les plus beaux hommes, au début. La bête était bonne, et ne flanchait qu’à la dernière minute. Et les capitas, sans trop grand danger, pouvaient éprouver la solidité des peaux. Quant à celle des pieds, personne n’en doutait.

Ne pouvait-on procéder d’une autre manière ? Si. La sagesse, la juste compréhension de l’effort à fournir eussent commandé de mettre ces hommes sur le chemin de fer belge, ensuite, arrivés à Matadi, sur un bateau français, moyen qui les eût en trois jours, amenés "aux Batignolles", c’est-à-dire à Pointe-Noire, bout de la "machine". Non ! Ils iraient à pied ! On ne comptait qu’avec le temps et non avec la vie. Trente jours de plus n’étaient peut-être pas une affaire, mais sur deux cent soixante hommes, soixante de moins auraient dû en paraître une.

Et le troupeau prenait la brousse, traversait les marigots, gagnait le Mayombe, forêt cruelle. Les vivres précédaient-ils les voyageurs ? Une fois sur deux. Les suivaient-ils ? Pas davantage ! En tout cas s’ils les suivaient, ils ne les rattrapaient jamais. Les convois attendaient en vain le mil et le poisson salé. Trouvaient-ils parfois des magasins de vivres ? Le gardien n’avait pas le droit de leur donner à manger, le règlement de marche n’ayant pas prévu que les travailleurs dussent avoir faim à cette étape.

"Faim ! Faim !" ce mot tragique montait tout le long de la route. En quittant Brazzaville, chaque homme avait bien touché dix francs. Avec ces dix francs, l’administration estimait qu’il pouvait marcher des jours sans avoir faim ! Pauvre Saras ! A la sortie de la capitale, un avisé marchand leur avait échangé le billet contre un peigne de fer ! Savaient-ils, eux qui ne savaient rien, qu’ils ne seraient pas nourris le lendemain ? Or le nègre ne mange pas encore le fer ! Aussi était-ce un surprenant spectacle. Sur dix kilomètres, le convoi n’était plus qu’un long serpent blessé, perdant ses anneaux, Bayas écroulés, Zindès se traînant sur un pied, et capitas les rameutant à la chicotte.

Il en arrivait tout de même !

J’ai vu construire des chemins de fer ; on rencontrait du matériel sur les chantiers. Ici, que du nègre ! Le nègre remplaçait la machine, le camion, la grue ; pourquoi pas l’explosif aussi ?

Pour porter les barils de ciment de cent trois kilos "les Batignolles" n’avaient pour tout matériel qu’un bâton et la tête de deux nègres ! Cependant, j’ai découvert sur ces chantiers modernes d’importants instruments : le marteau et la barre à mine, par exemple. Dans le Mayombe, nous perçons les tunnels avec un marteau et une barre à mine ! Épuisés, maltraités par les capitas, loin de toute surveillance européenne (Monsieur le ministre des Colonies, j’ai pris à votre intention quelques photographies, vous ne les trouverez pas dans les films de propagande), blessés, amaigris, désolés, les nègres mouraient en masse.

Au Moyen-Logone, au Moyen-Chari, au Dar-el-Koutti, dans la Haute-Kato, au Bas-Bomou, dans les régions du Gribingui, d’Ouaka, d’Ouham, dans la Haute-Sanga, dans le Bas-Bangui, dans la N’Goko Sanga, de l’Oubangui au Pool, maris, frères, fils, ne revenaient pas.

C’était la grande fonte des nègres !

Les huit mille hommes promis aux "Batignolles" ne furent bientôt plus que cinq mille, puis quatre mille, puis deux mille. Puis dix-sept cents !

Il fallut remplacer les morts, recruter derechef. A ce moment, que se passa-t-il ?

Ceci : dès qu’un Blanc se mettait en route un même cri se répandait : "La machine !" Tous les nègres savaient que le Blanc venait chercher des hommes pour le chemin de fer ; ils fuyaient. "Vous-mêmes, disaient-ils à nos missionnaires, vous nous avez appris qu’il ne fallait pas nous suicider. Or aller à la machine c’est courir à la mort." Ils gagnaient les bois, les bords du Tchad, le Congo belge, l’Angola. Là où jadis habitaient des hommes, nos recruteurs ne trouvaient plus que des chimpanzés. Pour l’honneur de la race humaine, pouvait-on construire le Congo-Océan avec des chimpanzés ? Nous nous mettions à la poursuite des fugitifs. Nos tirailleurs les attrapaient au vol, au lasso, comme ils pouvaient ! Ils les canguaient ! ainsi que l’on dit ici. On en arriva aux représailles. Des villages entiers furent punis. Quelques-uns cependant échappèrent à ces rigueurs, des commandants blancs de ces régions ayant épousé la cause de ces Noirs contre les Blancs de Brazzaville ! Une autre fois, un chef noir se pendit plutôt que d’obéir à l’ordre de recruter pour la machine. Enfin, pour masquer le dépeuplement, on parla de rectifier la frontière de l’Oubangui-Chari !

Le matériel humain recruté dans ces conditions n’était plus de première qualité. Comme les moyens de transport et de ravitaillement n’avaient pas été améliorés, le déchet augmenta. Les chalands auraient pu s’appeler des corbillards et les chantiers des fosses communes. Le détachement de Gribingui perdait soixante-quinze pour cent de son effectif. Celui de la Likouala-Mossaka, comprenant mille deux cent cinquante hommes, n’en vit revenir que quatre cent vingt-neuf. D’Ouesso, sur la Sanga, cent soixante-quatorze hommes furent mis en route. Quatre-vingts arrivèrent à Brazzaville, soixante-neuf sur le chantier. Trois mois après, il en restait trente-six.

Pour les autres convois, la mortalité était dans ces proportions.

"Il faut accepter le sacrifice de six à huit mille hommes, disait M. Antonetti, ou renoncer au chemin de fer" .

Le sacrifice fut plus considérable. A ce jour, cependant, il ne dépasse pas dix-sept mille. Et il ne nous reste plus que trois cents kilomètres de voie ferrée à construire !

A. Londres, Terre d'Ebène, 1929, éd. Albin Michel.

Document C

A. Londres, Terre d'ébène, 1929.

Document A

29 octobre. Ce matin, j'étais allé voir l'un des chefs indigènes venus hier à notre rencontre. Ce soir, il me rend ma visite. Longue conversation. Adoum sert d'interprète, assis à terre, entre le chef et moi.

Les récits du chef de Bambio confirment tout ce que Samba N'Goto m'avait appris. Il me raconte en particulier le "bal" du dernier marché de Boda. J'en transcris ici le récit, tel que je l'ai copié d'un carnet intime de Garron.

"A Bambio, le 8 septembre, dix récolteurs de caoutchouc (vingt, disent les renseignements complémentaires) de l'équipe de Goundi, travaillant pour la Compagnie forestière - pour n'avoir pas apporté de caoutchouc le mois précédent (mais, ce mois-ci, ils apportaient double récolte, de 40 à 50 kilogrammes) - furent condamnés à tourner autour de la factorerie sous un soleil de plomb et porteurs de poutres de bois très pesantes. Des gardes, s'ils tombaient, les relevaient à coups de chicotte.

Le ''bal", commencé dès huit heures, dura tout le long du jour sous les yeux de MM. Pacha et Maudurier, agent de la Forestière. Vers onze heures, le nommé Malingué, de Bagouma, tomba pour ne plus se relever. On en avertit M. Pacha, qui dit simplement: ''Je m'en f..." et fit continuer le ''bal". Tout ceci se passait en présence des habitants de Bambio rassemblés, et de tous les chefs des villages voisins venus pour le marché."

Le chef nous parle encore du régime de la prison de Boda, de la détresse des indigènes, de leur exode vers une moins maudite contrée...

Et certes je m'indigne contre Pacha, mais le rôle de la Compagnie forestière, plus secret, m'apparaît ici bien autrement grave. Car enfin, elle n'ignorait rien (je veux dire les représentants de ladite). C'est elle (ou ses agents) qui profitait de cet état de choses. Ses agents approuvaient Pacha, l'encourageaient, avaient avec lui partie liée. C'est sur leur demande que Pacha jetait arbitrairement en prison les indigènes de rendement insuffisant; etc.

Désireux de mener à bien ma lettre au Gouverneur, je décide de remettre au surlendemain notre départ. Le peu de mois que j'ai passés en A.E.F. m'a déjà mis en garde contre les "récits authentiques", les exagérations et les déformations des moindres faits. Hélas! cette scène de "bal" n'eut, je le crains, rien d'exceptionnel, s'il faut en croire divers témoins directs que j'interroge tour à tour. La terreur que leur inspire Pacha les fait me supplier de ne les point nommer. Sans doute, ils se "défileront" par la suite, nieront avoir rien vu.

A. Gide, Voyage au Congo, 1927.

Le collègue au "corocoro" achetait du caoutchouc de traite, brut, qu’on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides.

Comme nous étions là, jamais las de l’entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de la porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d'un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras.

Il n'osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l'invitait pourtant : "Viens, bougnoule ! Viens voir ici! Nous y a pas bouffer sauvage !" Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au "corocoro".

Ce Noir n'avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blanc peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut.

D'autorité les commis recruteurs s'en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n'osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu'ils ne perdent rien du spectacle.

C’était la première fois qu’ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s’y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C’est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu’on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n’en a pas plein un petit verre en deux mois.

Pesée faite, notre gratteur entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : "Va-t'en! qu'il lui a dit comme ça. C'est ton compte !..."

Tous les petits amis blancs s'en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe.

"Toi, y a pas savoir argent? Sauvage alors? que l'interpelle pour le réveiller l'un de nos commis, débrouillard, habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires. Toi y en a pas parler "francé" dis ? Toi y en a gorille encore hein ?... Toi y en a parler quoi hein ? Kous Kous ? Mabillia ? Toi y en a couillon ! Bushman ! Plein couillon !"

Mais il restait devant nous le sauvage, la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé, s'il avait osé, mais il n'osait pas.

"Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon ? intervint le "gratteur" opportunément. J'en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là! Qu'est-ce que tu veux ? Donne-moi le ton pognon !"

Il lui reprit l'argent d'autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu'il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir.

Le père nègre hésitait à s'en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d'un des tous petits Noirs enfants, le grand morceau vert d'étamine : "Tu le trouves pas beau, toi, dis morpion ? T'en as souvent vu comme ça, dis ma mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ?" Et il le lui noua autour du cou, d'autorité, question de l'habiller.

La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte... Il n'y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d'entrer dans la famille. Il n'y avait plus qu'à l'accepter, le prendre et s'en aller.

Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses.

L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.

Document B

Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fille violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on a en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

A. Césaire, Discours sur le colonialisme (extrait), 1950.

Séance 06

Le rêve américain

Observation

1. Selon vous, pourquoi le choix du noir et blanc ?

2. Commentez les choix d'échelle de plan.

3. Comment Bardamu et les personnages sont-ils représentés ?

Pistes

Illustrations de J. Tardi extraites de Voyage au bout de la nuit, coll. Futuropolis, éd. gallimard, 1988.

Recherche

Comparez cet extrait avec l'extrait étudié sur la guerre.

1. Quels points communs et quelles différences pouvez-vous mettre en évidence ?

2. Quels sens donnez-vous à ce rapprochement ?

Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. A mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une machine.

On résiste tout de même, on a du mal à se dégoutter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se peut plus. Ca ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensemble ! Et les mille roulettes et les pilons qui ne tombent jamais en même temps avec des bruits qui s’écrasent les uns contre les autres et certains si violents qu’ils déclenchent autour d’eux comme des espèces de silences qui vous font un peu de bien.

Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. Qu'on se range! Qu'on bondisse pour qu'il puisse démarrer encore un coup le petit hystérique ! Et hop ! il va frétiller plus loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leur ration de contraintes.

Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible au machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre, et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée.

On est devenu salement vieux d’un seul coup.

Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça. Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la Règle.

J'essayais de lui parler au contremaître à l'oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les gestes seulement il m'a montré, bien patient, la très simple manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d'ici s'en iraient à passer des petites chevilles à l'aveugle d'à côté qui calibrait, lui, depuis des années les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fait ça tout de suite très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimballage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à l’autre. Là, j’en laissais trois, ici douze, là-bas quinze seulement. Personne ne me parlait. On existait plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n'importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes.

Quand à six heures tout s’arrête on emporte le bruit dans sa tête. J’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours.

Alors à force de renoncer, peu à peu, je suis devenu comme un autre... Un nouveau Ferdinand.

L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.

Séance 08

Le voyage

Invention

Imaginez et composez un recueil de plusieurs brefs courriers et des cartes postales envoyées par Bardamu à sa famille, à ses amis, aux autorités à chaque étape importante de son périple.

Votre travail comprendra des textes et des images.

On attend au minimum cinq brefs messages.

Vous serez notés sur

  • votre expression et la construction de votre texte
  • la pertinence et la cohérence de votre recueil
  • vos connaissances littéraires, linguistiques, culturelles

Evidemment, une imitation du style célinien sera admise, dans la mesure où cela se justifie par le destinataire.

Pistes