La part de l'écrit

Problématique : Quelle est la place de l'écrit dans le monde contemporain ? Un vestige du passé en voie de disparition, ou un phénomène en pleine expansion ?

Séance 01

La place de l'écrit

Observation

Observez la photographie de Nicolas Damiens. Qu'est-ce qui vous frappe ?

Pistes

Oral

Selon vous, quelle est la place de l'écrit aujourd'hui ? Écrit-on, lit-on plus, autant ou moins qu'au début du xxème siècle ?

Prolongement

1. Classez les différentes formes d'écrit recensées dans le texte de Robert Massin.

2. À quoi sert l'écrit dans la ville ?

Notion : les formes de l'écrit

La grande artère new-yorkaise de Broadway — et son epicentre Times Square — ont la plus forte densité typographique du monde.

Les enseignes de cinéma, temples de lumière, dans la 42e Rue. L'enseigne géante de l'hôtel Stardust à Las Vegas, faite de 45 000 ampoules ; celle de Macy's à New York (The World's Largest Store) couvrant six étages. Un Américain moyen peut voir jusqu'à 1 500 annonces dans la même journée. Le point critique est atteint à Las Vegas (de jour comme de nuit) et à Hong Kong.

La ville est un grand livre ouvert, d'une écriture anonyme. Il suffit de regarder : les images vous parlent.

Nicolas Damiens, Tokyo No Ads, 2015.

Les stations-services hérissées de mâts, de piliers, d'oriflammes dont les labels géants claquent au soleil.

Les affiches du métro penchées au-dessus de voyageurs endormis.

Les murs qui parlent et font des bulles, les ballons qui emportent la parole dans le ciel où des avions capricieux tracent des messages.

Les colonnes Morriss et les affiches lacérées qui composent des slogans inconnus. Les graffiti.

Les enseignes du siècle dernier, oubliées.

Les ardoises des marchés, les caisses d'emballage aux lettres exotiques, les féeries foraines.

L'épicerie et sa vitrine en damier d'affichettes multicolores, le mur de papier des kiosques à journaux, les puzzles de couleur des droguistes parisiens, les vitres des cafés psalmodiant leurs titres gothiques (banana split, ice cream soda), les barbouillages au blanc d'Espagne, les stores des magasins, la surenchère des soldes, les liquidations totales qui habillent les façades de calicot.

Les étiquettes de prix géantes des Prisunic, les murs peints, les maisons bigarrées, les messages des hippies, " we love you", les affiches mortuaires italiennes, les numéros minéralogiques, les plans.

Les journaux, les magazines, les prospectus, les tracts, les affiches, la posologie, le courrier, les télégrammes, les livres, les dictionnaires, les annuaires, les thèses, les modes d'emploi, les cartes de géographie, les petites annonces et le courrier du cœur.

Les téléscripteurs, les bandes dessinées, les jetons, les tickets et les billets de banque, les menus calligraphiés, les vitrines de libraires et des agents immobiliers. Et tous les néons qui courent, les mots qui clignotent, les lettres qui grimpent aux enseignes ou en dégringolent. Les caravanes publicitaires, la publicité ambulante, les hommes-sandwiches et les pochettes d'emballage qui marchent de conserve avec les piétons.

L'arithmétique mystérieuse qui couvre les wagons de marchandises, la course des chiffres sur les compteurs.

Le pavillon de Cuba à Montréal, subversif, dramatique, entièrement typographique en noir et blanc, murs, sol, plafond.

Les poteaux indicateurs et les bras multiples, toutes les pancartes qui pendent au-dessus de la rue, surgissent des façades, des pignons, des renfoncements, zèbrent les espaces morts, montent à l'assaut des étages. Les affichettes ne soyez plus ridicule apprenez à danser qui descendent des gouttières parisiennes, les distributeurs automatiques, les machines qui font tilt, les boîtes aux lettres, les lambeaux d'affiches qui frissonnent au vent, les inscriptions qui courent sur la chaussée, les placards administratifs, les surenchères électorales, les guérites de la Loterie nationale, les horaires, les plaques de rues, les défense d'afficher ou les papiers s.v.p.

Et tous les danger, fragile, attention à la peinture, sortie de secours, police, wait, walk, no parking (Sunday parade), no entry, sans parler de toutes ces prépositions à la hauteur de l'œil et de la main : in, out, up, down, pull, push...

Massin, La Lettre et l'image, in Communication et langages, vol. 6, 1970.

Séance 03

Ce qu'écrire veut dire

Recherche

Quelle est la forme et la fonction des différents écrits ci-contre ?

Pistes

Synthèse

En vous inspirant des derniers exemples ci-contre, réalisez une affiche de sensibilisation sur les formes et les fonctions de l'écriture, que ce soit pour soi ou pour autrui.

Honoré de Balzac, La Femme supérieure, 1re partie, Manuscrit autographe et épreuves corrigées, mai-juin 1837

Georges Perec, "Cahier des charges" de La Vie mode d'emploi (paru en 1978).

La Ligue contre le cancer, 'Autopsie d'un meurtrier', 2004.

www.heuristiquementvotre.com

Séance 04

"Je vous écris..."

Observation

Quels sont les différences entre ces deux modes de correspondance ?

Pistes

Opinion

Pensez-vous qu'on puisse réellement connaître quelqu'un à travers des messages écrits ? Justifiez votre point de vue en vous appuyant sur des exemples tirés de votre culture.

Écriture

Un(e) ami(e) a rencontré quelqu'un sur les réseaux sociaux. Il(elle) n'est pas sûr(e) de ses sentiments, et vous demande votre avis : doit-il(elle) s'engager davantage dans une telle relation ?

Vous lui répondez dans un long message argumenté. Votre réponse fera plusieurs paragraphes.

Le niveau de langue sera correct.

J. Vermeer, La Liseuse à la fenêtre, vers 1658 (détail).

Photogramme issu du film You've got mail, de Nora Ephron, 1998.

Universitaire québecquois, B. Melançon s'est penché très tôt sur l'usage du courrier électronique. Dans une interview pour Libération, il livre ses réflexions sur l'e-mail et ses différences avec la lettre.

L'"e-mail" est-il une nouvelle forme de la lettre ?

[...] Quand on reçoit une lettre, on reçoit un objet, une chose. Le courrier électronique est, au sens littéral, dématérialisé, désincarné. Ce n'est pas un objet. Le fétichisme qui peut être attaché à la lettre ne peut pas du tout l'être à l'e-mail. Je parle de fétichisme, parce qu'une lettre, c'est ce qui remplace le corps de l'autre. Quand on reçoit une lettre, d'une certaine façon, on reçoit le corps de l'autre. Avec un courrier électronique, tout ce qu'on reçoit, c'est des électrons. Dans les correspondances réelles, ou les romans épistolaires, on voit partout les gens faire des choses avec des lettres, parce que ce sont des objets. On peut froisser une lettre, la brûler, pleurer dessus ou l'écrire avec son sang. On ne pleure pas sur un ordinateur, on ne froisse pas un écran cathodique et on ne connaît pas d'exemple de portables déchirés en petits morceaux et confiés au vent.

Après une rupture, on brûle sa correspondance. Il y a là un rite, une dimension spectaculaire. Avec le courriel, tout ce que vous pouvez faire, c'est effacer le message que vous avez à l'écran, en faisant delete, ce qui, évidemment du point de vue du rituel, n'est pas très fort. Vous pouvez aussi brûler les messages imprimés que vous avez reçus, mais ce ne sont pas les messages que l'autre a touchés. Quand on veut conserver un message important, on l'imprime, et on voit alors que ce texte n'est que du texte. Le fétichisme épistolaire est textuel et matériel. Si tant est que le fétichisme électronique soit concevable, il ne saurait être que textuel.

Document D

Marc Escola est maître de conférence à l'Université de Paris-Sorbonne où il enseigne la littérature classique et la théorie littéraire. Il anime également le site Fabula et la revue des parutions en théorie littéraire.

L'échange de mails peut-il constituer une correspondance ? Avant de m'adonner moi-même au courrier électronique, je balançais entre deux opinions qui se sont révélées également fausses : la première, que la dimension technique de l'échange dépersonnalisait l'expression ; la seconde, que son immédiateté enlevait à la relation épistolaire ce qui fait précisément son prix. Au mieux, le courrier électronique n'était qu'un substitut du fax ; au pire, il se substituait au téléphone ; dans tous les cas, il était surtout destiné aux échanges professionnels. Je devais découvrir que les contraintes techniques, ici comme ailleurs, ne décident pas uniformément de la réalité des pratiques : elles viennent instituer un espace où peuvent ensuite s'inventer librement des usages. [...]

D'où vient que j'ai eu très vite l'envie, comme bien d'autres sans doute, d'instituer avec tel ou telle ami(e) une correspondance régulière, alors même que des échanges téléphoniques également réguliers suffisaient jusque-là au suivi de notre relation, et que l'idée ne me serait pas venue de lui adresser avec la même fréquence des courriers classiques ? Il faut sans doute faire la part de l'attrait de la nouveauté et des commodités matérielles : tout à la joie d'explorer ce nouveau mode de communication, rien ne s'opposait à ce que nous multiplions les mails à loisir, d'autant que l'échange requiert un temps dérisoire et qu'il ne coûte à peu près rien. Nous nous serions cependant très vite lassés, s'il ne nous était peu à peu apparu que les mots échangés électroniquement ne trouvaient nulle place ailleurs, ni dans nos rencontres, ni dans nos conversations téléphoniques, ni dans nos rares courriers classiques. Plus exactement : nous inventions dans nos courriers électroniques non pas tant une nouvelle langue qu'une nouvelle relation ; nous étions bel et bien "en correspondance" : nous nous disions des choses que nous n'aurions pas seulement songé à formuler de vive voix, ou qui n'auraient sans doute pas fait l'objet d'un échange épistolaire traditionnel. Un espace nouveau nous était donné, dont nous étions décidés à faire profiter notre relation en acceptant qu'elle puisse par là même se transformer.

Quels paramètres techniques sont venus circonscrire cet espace et de quoi avons-nous exactement profité ?

De l'absence de contrainte de longueur : rien ne vient déterminer a priori la longueur d'un courrier électronique, et l'on peut lui confier un message d'une brièveté qui serait scandaleuse sur un feuillet de papier dûment enveloppé ; nous nous échangions des manières de cartes postales qui ne voyageaient pas à ciel ouvert, mais qui transitaient mystérieusement d'écran à écran.

De la nécessaire existence d'un titre : on ne peut envoyer un mail que si l'on a préalablement rempli le cartouche "objet du message", sauf à se contenter de la désolante mention par défaut "aucun objet" (quel correspondant peut bien accepter que son message soit ainsi désigné comme étant sans objet ?). Je crois que la simple existence de ce cartouche suffit à transformer profondément le statut du courrier : le titre est la première information que le correspondant recevra, avant même d'ouvrir le message ; il dessine un horizon d'attente, introduit du jeu entre l'objet affiché et la teneur réelle du message, favorise les allusions obliques ; mieux encore : il dramatise le moment d'ouverture du courrier, et se prête toujours en retour à une possible réinterprétation.

De l'interdiction du repentir : le courrier électronique est constitutivement sans brouillon ; on peut certes amender continûment son texte avant de cliquer sur le bouton "envoyer", mais à partir de cette ultime étape, aucun repentir n'est possible. Cliquez, c'est posté : la rapidité du geste se substitue au lent cheminement qui sépare, pour un courrier traditionnel, la fin de la rédaction, le libellé de l'adresse, la fermeture de l'enveloppe, la pose du timbre et le trajet jusqu'à la boîte postale la plus proche. Combien de lettres non envoyées dorment ainsi dans des tiroirs pour avoir donné à leur auteur le temps de la réflexion ? Je ne crois guère qu'il y ait ainsi des mails avortés, ne serait-ce que parce qu'il est finalement plus difficile de détruire un mail que de l'envoyer : que fera-t-on exactement de ce mail impossible ? Va-t-on l'archiver (encore nous faudra-t-il créer un dossier ad hoc ) ? Le détruire ? Il faudra alors accepter de le voir glisser vers la poubelle...

De la diffraction : un mail peut toujours en cacher un autre. Rien n'empêche de multiplier les mails, d'en envoyer plusieurs au cours de la même journée, d'enchaîner ainsi les post-scriptum en donnant une existence visible aux repentirs et aux contradictions au lieu de les laisser au secret d'un tiroir. Avec cette conséquence proprement immaîtrisable, mais qui fait pour moi tout le sel des courriers électroniques, que l'on ignore tout de la disponibilité réelle de son correspondant : si l'on est à peu près sûr que les courriers lui parviennent en temps réel (sauf dysfonctionnement du serveur, qui n'excède jamais quelques minutes), si l'on peut être certain de l'acheminement (aucun mail, à ma connaissance, ne s'est jamais perdu), on ne peut savoir en revanche à quelle fréquence le correspondant consulte sa boîte électronique, et moins encore s'il choisira de répondre isolément à chaque courrier, s'il répondra à l'ensemble ou seulement au dernier. Ce sont autant de bouteilles à la mer.

Il faut accepter ce paradoxe : si c'est l'immédiateté de l'échange qui favorise d'abord une forme nouvelle d'authenticité, ce sont les contretemps qui sont productifs ; j'écris dans l'espoir de voir l'autre répondre dans l'instant, mais il se pourrait que mon correspondant ne me réponde que demain, alors même que je lui aurai peut-être entre-temps envoyé un autre message. Cette immédiateté paradoxale est essentielle : nous n'en aurons jamais fini. C'est pour moi la formule même de la correspondance.

M. Escola, Cliquez, c'est posté, 1999, texte mis en ligne sur le site Fondation La poste.

Séance 05

Le temps de l'écriture

Lecture

Vous proposerez une synthèse organisée et objective de ces trois documents en vous appuyant sur les questions suivantes.

1. Pourquoi écrit-on ?

2. Faut-il du temps pour écrire ?

3. Que se passe-t-il, une fois la lettre envoyée ?

Pistes

Notes

1. Irritation, désagrément.

2. Petite pièce à l'écart, l'expression désigne ici l'intérieur du carrosse.

3. Plaque ou objet exprimant la gratitude dans une église ou chapelle en remerciement d'une grâce obtenue ; ici remerciement pour avoir survécu à un naufrage.

4. Votre attitude révélera vos sentiments.

Document A

Madame de Sévigné entretient avec sa fille, Madame de Grignan, une correspondance intense depuis le mariage et l'éloignement géographique de cette dernière. Madame de Sévigné écrit cette lettre alors qu'elle voyage en France.

A Blois, jeudi 9 mai 1680

Je veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant ; rien ne me peut contenter que cet amusement. Je tourne, je marche, je veux reprendre mon livre ; j'ai beau tourner une affaire, je m'ennuie, et c'est mon écritoire qu'il me faut. Il faut que je vous parle, et qu'encore que cette lettre ne parte ni aujourd'hui, ni demain, je vous rende compte tous les soirs de ma journée.

Mon fils est parti cette nuit d'Orléans par la diligence, qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris ; cela fait un peu de chagrin1 à la poste. Voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde ; j'y ai fait mettre le corps de mon grand carrosse, d'une manière que le soleil n'a point entrée dedans : nous avons baissé les glaces ; l'ouverture du devant fait un tableau merveilleux ; celle des portières et des petits côtés nous donne tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes que l'abbé et moi dans ce joli cabinet2 , sur de bons coussins, bien à l'air, bien à notre aise. [...] Nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter : il n'y a pas beaucoup d'ex voto3 pour les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance : il y aurait plus de raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage et majestueuse. Enfin nous sommes arrivés ici de bonne heure ; chacun tourne, chacun se rase, et moi j'écris romanesquement sur le bord de la rivière, où est située notre hôtellerie : c'est la Galère ; vous y avez été.

J'ai entendu mille rossignols ; j'ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n'ose vous dire, ma fille, la tristesse que l'idée de votre délicate santé a jetée sur toutes mes pensées : vous le comprenez bien, et à quel point je souhaite que cette santé se rétablisse ; si vous m'aimez, vous y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour moi : cet endroit est une pierre de touche 4.

Bonsoir, ma très chère ; adieu jusqu'à demain à Tours.

Madame de Sévigné, Lettre à Madame de Grignan.

Document B

C. Wajsbrot est romancière, traductrice et essayiste. Dans un article consacré à la lettre et à sa temporalité, elle analyse le rapport au temps crée par l'activité épistolaire.

Que veulent dire ces gestes, se mettre à une table, prendre une feuille de papier et écrire, écrire, tandis que le temps passe, puis plier et glisser cette feuille dans l'enveloppe, les gestes de toujours, les gestes de longtemps, inchangés malgré les changements et le progrès, la première carte postale apparue en Autriche, et les stylos à encre, et les stylos à bille, et les claviers d'ordinateurs ? [...]

C'est le paradoxe de la correspondance. Voilà comment nous paraissons : seuls chez nous ou parmi d'autres, silencieux, immobiles et pourtant à l'écoute de quelqu'un comme nous ne le sommes, ne le serons jamais en sa présence, à l'écoute de celui auquel nous nous adressons, pas par intérêt ou par occupation, pas par divertissement ou par distraction, mais simplement parce que nous avons quelque chose à lui dire, quelque chose d'important. [...]

Nous sommes là, face à nous mêmes et face à lui, face à elle, face à l'autre. C'est le moment de vérité, le moment de l'absence, du silence, de l'écoute et de la présence suprêmes - allons-nous réussir à le dire, cette fois, allons-nous réussir à confier enfin le secret qui nous pèse, à percer le brouillard de l'incompréhension qui s'est abattu sur nous depuis les commencements du monde, de notre monde, allons-nous, simplement, pouvoir enfin dire quelque chose ?

Il n'est rien de pire qu'une question sans réponse, et que dire d'une lettre sans réponse, une lettre qui est une série de questions adressées à quelqu'un. Quelle horreur lorsque les jours s'enchaînent aux jours et que rien ne vient, que chaque jour qui passe confirme que la réponse n'arrive pas - plus le temps passe, plus il est improbable qu'elle vienne - qu'elle ne viendra jamais, et on reste avec sa question en suspens. [...] Chaque mot de la lettre nous revient et se fiche comme la flèche qui vient blesser, une série de flèches qui se décochent l'une après l'autre et dire que personne n'est là pour les retirer, chaque mot de la lettre est un mot de trop, qu'aurions-nous fait à sa place, si nous l'avions reçue, nous ne savons pas trop, ce n'est pas une lettre si facile à recevoir - mais elle n'était pas si facile à écrire - certes, nous n'en savons rien mais nous savons quelque chose, nous savons que nous aurions répondu. [...]

Nous découvrons au fur et à mesure ce que nous allons dire, ce que nous écrivons, ce que nous avons à dire. C'est ainsi que s'instaure le dialogue et que se crée la relation de correspondance, une relation particulière qui n'est pas sur le ton de la conversation, où tout prend une autre durée et donc une autre valeur.

Car dans la vie courante, qui prend le temps de laisser à l'autre le temps de chercher ses mots et le temps du silence qui s'installe comme le soir descend ? La parole, la présence, suppriment le silence, chaque mot est lancé pour le détruire, ou plutôt, pour l'empêcher de se construire, parce qu'il fait peur, parce que c'est à partir du silence seulement que les paroles vraies peuvent advenir. Dans une lettre, le silence ne se voit pas, ne s'entend pas, ne se sent pas, ou tout est silence. Entre une phrase et une suivante, il peut s'écouler une minute ou une heure, quelle importance, ce qui se capte, ce qui demeure, c'est l'essentiel de la pensée, le flux de la conscience, la continuité de l'être restituée, débarassée de ses scories (bonjour, comment ça va ?) qui encombrent la conversation quand elles ne la constituent pas. La lettre se trouve d'emblée de l'autre côté, elle se situe au-delà des tropismes et des réponses toutes faites, on peut parler pour ne rien dire, on y excelle, mais qui écrirait pour ne rien dire, comment est-ce possible, tout - les instruments, la durée, et le fait même - s'y oppose.

C. Wajsbrot, Ainsi, on attend LA lettre, in La Conversation, dir. Gérald Cahen, coll. Mutations, éd. Autrement, 1999.

Document C

Universitaire québecquois, B. Melançon s'est penché très tôt sur l'usage du courrier électronique. Dans une interview pour Libération, il livre ses réflexions sur l'e-mail et ses différences avec la lettre.

L'"e-mail" changerait le rapport au temps, à l'espace et à l'absence?

Ecrire une lettre supposait classiquement un rapport particulier au temps et à l'absence. L'absence constituait à la fois un thème de la lettre et sa condition d'existence.

Quand, comme moi, on lit beaucoup de lettres, on voit que les correspondants sont obsédés par le temps. "Je vous ai écrit il y a deux semaines, vous ne m'avez pas répondu." Mais les intervalles de temps dont se nourrissait la lettre ont été "écrasés" par la quasi-instantanéité du courrier électronique. On écrit un message en se disant qu'il arrivera tout de suite, que la personne soit dans la pièce d'à côté ou à l'autre bout de la planète. Traditionnellement, à cause de l'épaisseur du temps, la lettre obligeait à se mettre en scène. On écrivait: "Vous êtes en train de me lire", ce qui signifiait: "Nous sommes séparés, mais faisons comme si nous étions ensemble." De la fiction pure. Alors que dans l'e-mail, c'est vrai. Je suis en train de vous écrire et, dans vingt secondes, vous serez en train de me lire. A partir du moment où on sait qu'on est dans l'instantanéité, on ne raconte pas la même chose, pas de la même façon. Les lettres sont généralement plus longues que les e-mails, et l'épistolier ne cesse de se montrer en train d'écrire. Une introspection étrangère au courriel qui est fait pour faire et faire vite, et qui dit: "échangeons ce que nous avons à échanger, réglons ce que nous avons à régler". [...]

Pourquoi dites-vous que l'"e-mail" est un échange asynchrone nourri par une illusion de synchronicité?

La lettre est totalement asynchrone et sait qu'elle ne pourra jamais être synchrone. Les épistoliers pouvaient bien se dire: "J'aimerais bien que nous soyons ensemble", ils savaient très bien qu'ils n'étaient pas ensemble, et c'est pour ça qu'ils s'écrivaient. Le courrier électronique aussi est une forme d'échange asynchrone mais, sans jamais être dans le temps réel, il s'en rapproche. Si on n'a pas de réponse immédiate, c'est louche. Parce qu'on rêve d'être dans la communication immédiate: pas de frontières, pas d'espace, pas de temps, les choses circulent. Le médiologue Nicholas Negroponte ou le philosophe Paul Virilio ont déjà dit que l'autoroute de l'information modifiait la conception moderne de l'espace et du temps. C'est vrai aussi pour l'e-mail. Et c'est une transformation de notre conception du monde et des relations avec les autres.

A quoi tient cette circulation "pandémique" des énoncés dont vous parlez?

D'abord, dans l'e-space, le temps est compté. L'internaute fait comme s'il était impératif, parfois au détriment de la réflexion, de répondre immédiatement à tout appel traversant son écran. Quitte à le regretter. Et à renvoyer un message disant: "J'ai répondu trop vite." Les mordus de l'ordinateur (comme la plupart des gens qui écrivent sur son rôle dans la société) sont des gens pressés, obsédés par la vitesse, pour qui l'instant a plus de valeur que la durée. Il y a aussi visiblement un plaisir à faire circuler l'information: on se met à envoyer des copies de ce qu'on reçoit à des tas de gens. Au XVIIIe siècle, il arrivait qu'on copie une lettre à la main, mais c'était long et compliqué. Photocopier un texte est déjà plus rapide, mais ce n'est pas un geste qu'on fait spontanément. En revanche, c'est "trop facile" de répercuter un message électronique à 50 personnes. Là où des règles relativement claires existaient (la lecture en cercle transformait parfois du privé en du public, on photocopiait parfois son courrier), il n'y a plus rien. Que des mots qui transitent d'une machine à une autre, en attente d'un lecteur, libres tels des électrons dont l'erre peut n'avoir de fin que la dernière ligne d'un carnet d'adresses.

"Quelle différence avec la lettre ? Le fétichisme", entretien de N. Levisalles avec B. Mélançon, Libération, 15 janvier 1999.

Document C

Nicole Aubert s'intéresse dans cet extrait aux échanges entre individus dans le milieu de l'entreprise.

D'une manière générale, l'e-mail est vu, tout comme le portable mais plus encore, comme contribuant à générer l'urgence et à "détemporaliser" la relation en instaurant une exigence d'immédiat. L'écart entre la demande effectuée et la réponse attendue ne fait presque plus partie des choses admissibles et on attend de cette dernière une promptitude égale à celle de l'envoi. Mais les dysfonctionnements induits par cette exigence sont nombreux. D'abord, la réponse dans l'immédiat est souvent inefficace : "On envoie un mail pour poser une question et on attend la réponse par retour d'e-mail, dans les minutes qui suivent. Avant, quand on demandait une réponse par retour du courrier, ça prenait trois jours, mais, maintenant, on s'impose de répondre tout de suite à une question et ça ne fait pas gagner de temps parce que deux jours après, il y a un nouvel élément qui fait que la réponse change et on va devoir donner trois réponses à trois jours d'intervalle, plutôt que d'attendre trois jours pour donner la vraie réponse. Donc, le mail est générateur d'urgences et surtout de fausses urgences."

En fait, ce qui est en cause, c'est la gestion des e-mails. Celle-ci semble en effet souvent très anarchique et, par des comportements de surprotection et de sursécurisation, conduit à diluer l'information et à encombrer les messageries : "Avant, témoigne un chef de service, quand on avait besoin de quelque chose, on allait voir la personne et on lui disait "écoute, j'ai besoin de tel truc". Maintenant on le fait par mail et on met en copie cinquante types pour attester qu'on a demandé à Duchmoll de faire ci ou ça. C'est complètement pathologique et ça fait perdre du temps à tout le monde !". "On est submergé d'informations et de sollicitations, explique un cadre dirigeant, parce que les gens pensent qu'ils ont fait leur boulot en envoyant tout en copie et ça génère une inflation pas possible, c'est un bombardement permanent sur plein de choses différentes. Il y a des moments où vous voyez tous ces mails s'accumuler et c'est vraiment créateur d'angoisse, alors vous vous dites "je vais y répondre dans le même temps", donc vous répondez à trois e-mails, et puis vous avez le téléphone qui sonne, puis vous découvrez trois autres e-mails arrivés entre temps et vous avez l'impression d'être dans un jeu de ping-pong, dans lequel il y aurait quarante joueurs qui envoient tous des balles en même temps. C'est une accumulation de sollicitations qui crée un stress terrible."

Nicole Aubert, Le culte de l'urgence, 2003.