L'Enfance

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, livres I et II, 1762. Hans Christian Andersen, Contes, 1835-1873 Wole Soyinka, Aké : les années d'enfance, 1981
A. La mère et l'enfant

1. La croissance naturelle. Le rejet des langes et des maillots. Les mères dénaturées. "L'enfant nouveau-né... changé d'habitants" (p. 68-71.)

Le vilain petit canard. "Et le canard partit... s'inclinèrent devant lui" (p. 135-137)

2. Une mère indigne. Elle n'était bonne à rien, du début à "Et elle pleurait" (p. 261-264).

3. La naissance d'une fille lors du soulèvement des femmes. "Le calme commença... o wa" (p. 408-410)

"Pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance. L'homme veut son enfance, veut la ravoir, et s'il aime davantage sa mère à mesure qu'il avance en âge, c'est parce que sa mère, c'est son enfance" (Albert Cohen, Le livre de ma mère)

B. L'enfant et le monde

4. Développer le corps. Le sensualisme (Condillac). Les racines du savoir. "Non seulement... en dire autant" (p. 244-247)

5. La cloche. "Ils atteignirent... plein d'allégresse" (p. 224-227)

Les odeurs et les sons de l'enfance. "Les odeurs... voleurs d'enfants" (p. 285-287).

6. La transformation du quartier et l'apparition de la modernité. "Les chants lyriques... la file des boutiques" (p. 298-301)

"Enfants, on nous montre tant de choses que nous perdons le sens profond de Voir. Voir et montrer sont phénoménologiquement en violente antithèse. Et comment les adultes nous montreraient-ils le monde qu'ils ont perdu !" (Gaston Bachelard)

C. Le regard de l'enfant

7. Définition de l'éducation négative : "Il est bien étrange... un prodige d'éducation" (p. 176-181)

7. L'élève de la nature. Ne jamais laisser l'enfant voir qu'on le dirige. L'enfant manipulateur de l'adulte. "Jeune instituteur... à d'autres" (p. 234-237)

Les Nouveaux Habits de l'Empereur (p. 83-88).

8. Le Jardinier et ses maîtres. "Un jour... Un enfant gâté !" (p. 376-381)

8. La Reine des neiges. "Dans la grande ville... très raisonnables" (p. 153-156)

La perplexité de Wole devant les décisions de Chrétienne Sauvage. "Notre Dipo... des plus tempétueuses" (p. 238-241).

9. La perplexité de Wole devant le règlement intérieur du lycée national. "Il se tourna... POURQUOI ?" et "Le révérend... leur discipline" (p. 426-427 et 430-432)

"J'ai souvent remarqué que les mensonges des enfants ne sont qu'un effort de simplification pour mettre à la portée des adultes une situation dont la délicatesse les dépasse" (Michel Tournier, Le roi des Aulnes)

"Il est beaucoup plus facile pour un philosophe d'expliquer un nouveau concept à un autre philosophe qu'à un enfant. Pourquoi ? Parce que l'enfant pose les vraies questions" (Jean-Paul Sartre)

"J'aime la gaîté simple de l'enfance. Ceux que la vie étonne, que la vie surprend, et qui s'amusent du monde, ceux-là aussi ont la vertu. Ils ne sont pas sérieux. Les grandes choses, les beaux discours, les événements historiques, ça ne les intéresse pas. Même , quelquefois, ils les regardent, du coin de l'oeil, ils les écoutent du coin de l'oreille, l'air un peu étonné, et ces grandes choses et ces belles phrases tombent à plat, un peu dépitées, sans plus oser être solennelles. Ceux qui ont cette gaîté n'ont pas mauvais esprit. Mais c'est simplement que les grandes choses ne sont pas toujours celles qu'on croit, et que la beauté et la vérité n'ont pas besoin d'être sérieuses..." (Jean-Marie Gustave le Clézio , L'inconnu sur la terre, 1978).

D. Les terreurs de l'enfance

10. La peur du noir. L'épisode de la Bible dans le temple. "Ne raisonnez donc pas... de leur habileté" (p. 268-271).

11. La Bergère et le Ramoneur. "Mais la petite bergère pleurait... auparavant" (p. 190-194).

12. La maladie d'Essay (p. 307-311).

"Mon enfance n'a été qu'un ténébreux orage, traversé ça et là par de brillants soleils" (Charles Baudelaire)

"L'homme est un enfant qui a mis une vie à se restreindre, à se limiter, à se voir limité, à s'accepter limité. Adulte, il y est parvenu, presque parvenu" (Henri Michaux).

"L'enfance, cette époque divine où l'on peut entrer dans la peau d'un personnage imaginaire, être son propre héros, danser et rêver en même temps" (Gilbert Keith Chesterton, Le club des métiers bizarres).

E. L'éducation

13. La leçon des fèves. "Si j'avais à conduire... des melons exquis" (p. 190-193)

14. La Reine des Neiges, La petite fille de brigands (p. 175-180)

15. La punition de Wole pour le vol de la poudre de lait. "Lorsque Dipo... de la veille" (p. 177-181).

"Lorsque dès le berceau les enfants sont traités comme des dieux, il faut s'attendre à les voir se comporter en tyrans devenus adultes" (Phyllis Dorothy James, Les Fils de l'homme, 1992)

"Trop de sécurité pour le coeur de l'enfant, et sa vie d'adulte se passera à réclamer cette sécurité aux êtres - alors que les êtres ne sont que l'occasion du risque et de la liberté" (Albert Camus , Carnets III)

F. L'enfance et les livres

16. Le rejet des livres : "En ôtant ainsi... annos reformidet" (p. 227-229)

17. L'invalide. "C'est un rude travail... le livre de contes" (p. 419-423).

18. L'accident de Wole à l'école. "Pendant un long moment... satisfait" (p. 60-63).

18. La conversation avec le grand-père : "Il remplit néanmoins... Allez." (p. 272-276)

"Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré" (Marcel Proust)

"Le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté" (Charles Baudelaire)

G. La liberté de l'enfance

19. L'éducation comme torture : "Quoiqu'on assigne... en notre pouvoir" (p. 148-151)

Le chevalier, les gâteaux et les courses. "Il s'agissait... la chaîne d'un arpenteur" (p. 279-285)

20. Une histoire des dunes. "Mais dans les dunes... de pêcheurs d'anguilles" (p. 294-296)

Une peine de coeur (p. 237-240).

21. Le marché d'Aké. "Tout à coup... de les refuser" (p. 88-91)

21. Wole berserk. "Dipo, qui ne résistait jamais... sans qu'il s'en rendit compte" (p. 201-205)

Sorowanke, la folle de la place d'Ake. "Parfois la Promenade...la folle enceinte, Sorowanke" (p. 302-305).

"C'est peut-être l'enfance qui approche le plus de la "vraie vie"" (André Breton)

"Où est l'enfance est l'âge d'or" (Novalis)

Walter Benjamin : "Là où les enfants jouent, un mystère est enfoui"

"J'étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets" (Jean-Paul Sartre).

Thème A

La mère et l'enfant

Extrait 01

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Pistes

Prolongement

Dans Le Livre de ma mère (1954), Albert Cohen écrit : "Pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance. L'homme veut son enfance, veut la ravoir, et s'il aime davantage sa mère à mesure qu'il avance en âge, c'est parce que sa mère, c'est son enfance".

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

L'enfant nouveau-né a besoin d'étendre et de mouvoir ses membres, pour les tirer de l'engourdissement où, rassemblés en un peloton, ils ont resté si longtemps. On les étend, il est vrai, mais on les empêche de se mouvoir ; on assujettit la tête même par des têtières : il semble qu'on a peur qu'il n'ait l'air d'être en vie.

Ainsi l'impulsion des parties internes d'un corps qui tend à l'accroissement trouve un obstacle insurmontable aux mouvements qu'elle lui demande. L'enfant fait continuellement des efforts inutiles qui épuisent ses forces ou retardent leur progrès. Il était moins à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dans l'amnios qu'il n'est dans ses langes ; je ne vois pas ce qu'il a gagné de naître.

L'inaction, la contrainte où l'on retient les membres d'un enfant, ne peuvent que gêner la circulation du sang, des humeurs, empêcher l'enfant de se fortifier, de croître, et altérer sa constitution. Dans les lieux où l'on n'a point ces précautions extravagantes, les hommes sont tous grands, forts, bien proportionnés. Les pays où l'on emmaillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus, de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens contrefaits de toute espèce. De peur que les corps ne se déforment par des mouvements libres, on se hâte de les déformer en les mettant en presse. On les rendrait volontiers perclus pour les empêcher de s'estropier.

Une contrainte si cruelle pourrait-elle ne pas influer sur leur humeur ainsi que sur leur tempérament ? Leur premier sentiment est un sentiment de douleur et de peine : ils ne trouvent qu'obstacles à tous les mouvements dont ils ont besoin : plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ils s'irritent, ils crient. Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs ? Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes ; les premiers traitements qu'ils éprouvent sont des tourments. N'ayant rien de libre que la voix, comment ne s'en serviraient-ils pas pour se plaindre ? Ils crient du mal que vous leur faites : ainsi garrottés, vous crieriez plus fort qu'eux.

D'où vient cet usage déraisonnable ? d'un usage dénaturé. Depuis que les mères, méprisant leur premier devoir, n'ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier à des femmes mercenaires, qui, se trouvant ainsi mères d'enfants étrangers pour qui la nature ne leur disait rien, n'ont cherché qu'à s'épargner de la peine. Il eût fallu veiller sans cesse sur un enfant en liberté ; mais, quand il est bien lié, on le jette dans un coin sans s'embarrasser de ses cris. Pourvu qu'il n'y ait pas de preuves de la négligence de la nourrice, pourvu que le nourrisson ne se casse ni bras ni jambe, qu'importe, au surplus, qu'il périsse ou qu'il demeure infirme le reste de ses jours ? On conserve ses membres aux dépens de son corps, et, quoi qu'il arrive, la nourrice est disculpée.

Ces douces mères qui, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiement aux amusements de la ville, savent-elles cependant quel traitement l'enfant dans son maillot reçoit au village ? Au moindre tracas qui survient, on le suspend à un clou comme un paquet de hardes ; et tandis que, sans se presser, la nourrice vaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié. Tous ceux qu'on a trouvés dans cette situation avaient le visage violet ; la poitrine fortement comprimée ne laissant pas circuler le sang, il remontait à la tête ; et l'on croyait le patient fort tranquille, parce qu'il n'avait pas la force de crier. J'ignore combien d'heures un enfant peut rester en cet état sans perdre la vie, mais je doute que cela puisse aller fort loin. Voilà, je pense, une des plus grandes commodités du maillot.

On prétend que les enfants en liberté pourraient prendre de mauvaises situations, et se donner des mouvements capables de nuire à la bonne conformation de leurs membres. C'est là un de ces vains raisonnements de notre fausse sagesse, et que jamais aucune expérience n'a confirmés. De cette multitude d'enfants qui, chez des peuples plus sensés que nous, sont nourris dans toute la liberté de leurs membres, on n'en voit pas un seul qui se blesse ni s'estropie ; ils ne sauraient donner à leurs mouvements la force qui peut les rendre dangereux ; et quand ils prennent une situation violente, la douleur les avertit bientôt d'en changer.

Nous ne nous sommes pas encore avisés de mettre au maillot les petits des chiens ni des chats ; voit-on qu'il résulte pour eux quelque inconvénient de cette négligence ? Les enfants sont plus lourds ; d'accord : mais à proportion ils sont aussi plus faibles. À peine peuvent-ils se mouvoir ; comment s'estropieraient-ils ? Si on les étendait sur le dos, ils mourraient dans cette situation, comme la tortue, sans pouvoir jamais se retourner.

Non contentes d'avoir cessé d'allaiter leurs enfants, les femmes cessent d'en vouloir faire ; la conséquence est naturelle. Dès que l'état de mère est onéreux, on trouve bientôt le moyen de s'en délivrer tout à fait ; on veut faire un ouvrage inutile, afin de le recommencer toujours, et l'on tourne au préjudice de l'espèce l'attrait donné pour la multiplier. Cet usage, ajouté aux autres causes de dépopulation, nous annonce le sort prochain de l'Europe. Les sciences, les arts, la philosophie et les mœurs qu'elle engendre ne tarderont pas d'en faire un désert. Elle sera peuplée de bêtes féroces : elle n'aura pas beaucoup changé d'habitants.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, ou de l'éducation, livre I, 1762.

Extrait 02

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Prolongement

Dans Le Livre de ma mère (1954), Albert Cohen écrit : "Pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance. L'homme veut son enfance, veut la ravoir, et s'il aime davantage sa mère à mesure qu'il avance en âge, c'est parce que sa mère, c'est son enfance".

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Le maire était devant la fenêtre ouverte. Il était en chemise empesée, une épingle à cravate dans le jabot, et il s'était rasé lui-même en y apportant un soin extrême. Il s'était pourtant fait une petite coupure, mais elle était recouverte par un morceau de papier journal.

"Écoute, petit !" cria-t-il.

Le petit était bel et bien le fils de la lavandière, qui passait justement par là et ôtait poliment sa casquette, dont la visière était cassée pour qu'il puisse la mettre facilement dans sa poche. Avec ses habits pauvres, mais propres et particulièrement bien rapiécés, et avec ses gros sabots, le garçon manifestait autant de respect que s'il avait eu affaire au roi lui-même.

"Tu es un bon garçon ! Dit le maire. Tu es un garçon poli ! Ta mère est sans doute en train de faire la lessive dans la rivière, et tu dois lui apporter ce que tu as dans la poche. Cela va mal avec ta mère ! Combien en as-tu ?

- Une demi-chopine !" dit le garçon, la voix à demi étouffée par la peur.

"Et elle en a déjà eu autant ce matin !" continua l'homme.

"Non, c'était hier !" répondit le garçon.

"Deux demi-chopines font une chopine entière ! Elle n'est bonne à rien ! C'est triste de voir ces gens du peuple ! Dis à ta mère qu'elle devrait avoir honte, et quant à toi, ne deviens jamais ivrogne, mais c'est sans doute ce qui va t'arriver ! Pauvre gosse ! Allez, va-t-en"

Et le garçon s'en alla, en gardant sa casquette à la main, tandis que le vent soufflait sur ses cheveux blonds en soulevant de longues mèches. Il tourna au coin de la rue pour emprunter la ruelle qui menait à la rivière, où sa mère était dans l'eau avec son tréteau, en train de frapper le linge lourd avec son battoir. Il y avait du courant, car les vannes du moulin à eau étaient ouvertes, et le courant était tellement fort qu'il entraînait le drap et renversait presque le tréteau. La lavandière était obligée d'opposer de la résistance.

"Je vais bientôt me transformer en bateau, dit-elle. C'est bien que tu sois arrivé, car j'ai besoin de reprendre un peu de forces. Il fait froid dans l'eau ! Cela fait six heures que je suis là. Tu as quelque chose pour moi ?"

Le garçon sortit la bouteille, et sa mère la porta à sa bouche et but une gorgée.

"Oh, comme ça fait du bien, comme ça réchauffe ! C'est aussi bon qu'un repas chaud et ce n'est pas aussi cher ! Bois, mon garçon ! Tu es tout pâle, tu as froid dans tes habits légers ! Il faut dire que c'est l'automne. Oh ! Que l'eau est froide ! Pourvu que je ne tombe pas malade ! Mais ça ne m'arrivera pas ! Donne-moi encore une goutte et bois aussi, juste une petite goutte. Il ne faut pas que tu t'y habitues, mon pauvre enfant !"

Et elle emprunta le pont où se trouvait le garçon, et monta sur la terre ferme. L'eau s'écoulait de la natte de jonc qu'elle portait autour de la taille, l'eau coulait à flots de sa jupe.

"Je travaille tellement dur que le sang est prêt à jaillir à la racine de mes ongles, mais ça ne fait rien, pouvu que je puisse assurer ton avenir honnêtement, mon cher petit !"

Au même moment, une femme un peu plus âgée arriva, elle était pauvrement accoutrée, elle boitait d'une jambe et portait une très grosse boucle de faux cheveux qui devait cacher l'un de ses yeux, mais cela ne faisait que souligner son défaut. C'était une amie de la lavandière. Les voisins l'appelaient "Maren-la-boiteuse-à-la-boucle".

"Ma pauvre, comme tu travailles dur dans l'eau froide ! Tu as certainement besoin de quelque chose pour te réchauffer, et pourtant on te reproche la goutte que tu bois !" Et la lavandière ne tarda pas à apprendre tout ce que le maire avait dit au garçon, car Maren avait tout entendu et elle n'avait pas aimé qu'il dise au garçon de telles choses sur sa mère et sur la goutte qu'elle prenait, alors que le maire offrait au même moment un grand dîner avec quantités de bouteilles de vin, des vins fins et forts, plus qu'il n'en fallait pour étancher la soif de beaucoup de monde, mais on n'appelle pas cela boire ! "Eux, ils valent quelque chose, alors que toi tu n'es bonne à rien !"

- Il t'a donc parlé, mon enfant ! Dit la lavandière, tandis que ses lèvres tremblaient. Ta mère n'est bonne à rien ! Il a peut-être raison, mais il ne devrait pas le dire à son enfant ! Mais j'en supporte des choses de la part de cette maison !

- Vous avez servi dans la ferme où vivaient les parents du maire. Il y a bien longtemps de cela ! On a mangé passablement de sel depuis cette époque, et il y a de quoi avoir soif ! Dit Maren en riant. Il y a un grand dîner chez le maire, aujourd'hui. On aurait dû le décommander, mais ils ont estimé que c'était trop tard, car le repas était prêt. C'est le domestique qui me l'a dit. Il y a une heure, une lettre est arrivée annonçant que le frère cadet est mort à Copenhague.

- Mort !" s'écria la lavandière, le teint livide.

"Certes, dit la femme. Pourquoi cela vous touche-t-il ? C'est vrai, vous le connaissez de l'époque où vous faisiez partie du personnel de la maison.

- Il est mort ? C'était le meilleur, la crème des hommes ! Le bon Dieu n'en a pas beaucoup comme lui !" Et les larmes lui coulaient le long des joues.

"Oh, mon Dieu, j'ai la tête qui tourne ! C'est parce que j'ai vidé la bouteille ! Je n'ai pas pu le supporter ! Je ne me sens pas bien du tout !" Et elle s'accrocha à la palissade.

"Mon Dieu, ça va vraiment mal, la mère ! Dit la femme. Allez, ça va passer ! Non, vous êtes vraiment malade ! Il vaut mieux que je vous ramène à la maison !

- Mais le linge qui est là ?

- Je vais m'en occuper ! Appuyez-vous sur mon bras ! En attendant, le garçon pourra rester pour surveiller, avant que je revienne pour terminer la lessive. Il ne reste plus grand-chose !"

Et la lavandière sentait ses jambes se dérober sous elle.

"Je suis restée trop longtemps dans l'eau froide ! Je n'ai rien mangé ni rien bu depuis ce matin ! J'ai de la fièvre ! Oh, Seigneur Jésus ! Aide-moi à rentrer à la maison ! Mon pauvre enfant !" Et elle pleurait.

Le garçon pleurait et il fut bientôt seul au bord de la rivière, près du linge mouillé. Les deux femmes marchaient lentement, la lavandière avait le pas hésitant. Elles remontèrent la ruelle, entrèrent dans la rue, passèrent devant la cour du maire, et elle s'effondra sur les pavés jute à ce moment-là. Il y eut un attroupement.

Maren-la-boiteuse courut dans la cour pour demander de l'aide. Le maire et ses invités regardèrent par les fenêtres.

"C'est la lavandière, dit-il. Elle a bu un coup de trop, elle n'est bonne à rien ! C'est dommage pour le beau garçon qu'elle a. Cet enfant me fait pitié. La mère n'est bonne à rien !"

Andersen, "Elle n'était bonne à rien", Contes, trad. de Marc Auchet, coll. Livre de Poche, éd. LGF, 2003.

Extrait 03

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Prolongement

Dans Le Livre de ma mère (1954), Albert Cohen écrit : "Pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance. L'homme veut son enfance, veut la ravoir, et s'il aime davantage sa mère à mesure qu'il avance en âge, c'est parce que sa mère, c'est son enfance".

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Le calme commença à descendre à l'approche du crépuscule. À un certain moment les femmes avaient pris la décision de mettre le siège devant le palais jusqu'à ce que leurs exigences fussent satisfaites. Le calme vint plus vite encore avec un mouvement, qu'on eût dit orchestré, des foules convergeant vers le palais par les rues et par les ruelles. Ce mouvement offrait un contraste profond avec la violence et le choaos qui l'avaient précédé mais ne semblait en rien s'en séparer. Les choses s'écoulaient en continuité, l'une affectant celle qu'elle remplaçait et donnant naissance à un nouvel état d'âme, à une nouvelle atmosphère de communion et de cohésion.

Elles arrivaient d'Iporo, d'Iberekodo, d'Ibarà, de Lantoro, d'Adatan et d'autres replis du centre de la cité. Des files serpentaient par les agbole cachées pour venir gonfler les autres multitudes avant l'approche finale sur la route menant aux portes du palais. Elles ressemblaient aux caravanes d'Isara chargées de provisions et de vivres, mais elles s'écoulaient en un flot sans fin. Une heure environ avant le coucher du soleil, comme sur un signe qui leur eût été fait, des cortèges de femmes commencèrent à apporter la nourriture et le salut des villags écartés ; les femmes du marché arrivèrent, elles aussi, ayant fermé boutique, pressées de rejoindre les autres pour participer aux évéénements du palais. Les cris de bienvenue couvrirent les cris d'outrage et de poursuite. Les nouvelles venues reconnaissaient des visages, allaient signaler leur arrivée aux responsables qui, dès lors, pouvaient commencer à reprendre en main leurs fidèles. On voyait les nattes arriver sur les têtes. Une transformation s'opérait, non seulement sur le terrain mais dans les formes et les mouvements de la foule rassemblée. Des feux s'allumaient ; pour la première fois on songeait à l'eau et à la nourriture. On réunissait les jeunes, on leur fixait leur tâche.

Le soir était descendu sur les lieux lorsque, comme pour exalter et renforcer le nouvel état d'âme, on annonça qu'une femme était prise des douleurs. Chrétienne Sauvage, qui après avoir envoyé Bunmi à la maison avec le panier de la boutique était revenue sur le terrain, se hâta vers les lieux avec son lieutenant Mama Aduni. Elles examinèrent la femme et décidèrent qu'il fallait l'emmener immédiatement à l'hôptital. Le bébé n'avait pu résister à l'agitation des heures précédentes, à la ruée, au bruit, à la bousculade. Et personne ne s'étonna que ce fût une fille. Cela faillit être la première fois qu'il me fût donné d'assister à une naissance : dans la panique et l'agitation, personne ne faisait attention à moi. Cependant Mme Kuti, qui avait appris la nouvelle et était arrivée en toute hâte, m'aperçut tranquillement installé parmi les femmes qui faisaient cercle, et elle me chassa. Mais je pus regarder enterrer l'arrière-faix sous l'un des arbres de la pelouse. Il ne pouvait se produire d'augure plus favorable que cette naissance d'un enfant, d'une fille ! L'état d'âme qui déjà retombait en un recueillement tranquille se mua en rayonnement de joie. Je ne pouvais rien voir mais les commentaires continus, les instructions et les conseils suffisaient amplement à transmettre une image vivante de la scène : le bébé fut lavé, le cordon ombilical noué, et enfin la mère et l'enfant furent emmenés à l'hôpital catholique à cent mètres de là, Oke Padi.

Les caravanes continuaient d'affluer. Voyant venir une nouvelle troupe encore, Mama Igbore secoua la tête en disant :

- On dirait que les cieux se sont ouverts, que les tombeaux se sont ouverts, et que les morts, les peuples oubliés d'autres mondes affluent pour se joindre à nous.

Dans les différents groupes, ici et là, des voix se succédaient, s'élevaient pour lancer des chants. Tout était extase et fête. Ces chants d'allure religieuse inspirés par les orisa, par Allah ou par le Christ étaient entonnés par des adeptes de religions différentes, mais ils étaient repris par toutes sans considération de croyance et jetés dans la nuit.

La - illah - il - allah

Anobi gb'owo o wa

On'ise nla gb'owo o wa

Anobi gb'owoo wa

A te'le ni ma ya gb'owo o wa

Anobi gb'owo o wa

Wole Soyinka, Ake, les années d'enfance, trad. E. Galle, coll. GF, éd. Flammarion, 2021.

Thème B

L'enfant et le monde

Extrait 04

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Pistes

Prolongement

Dans La Poétique de la rêverie (1960), Gaston Bachelard écrit : "Enfants, on nous montre tant de choses que nous perdons le sens profond de Voir. Voir et montrer sont phénoménologiquement en violente antithèse. Et comment les adultes nous montreraient-ils le monde qu'ils ont perdu !"

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Non seulement ces exercices continuels, ainsi laissés à la seule direction de la nature, en fortifiant le corps, n'abrutissent point l'esprit ; mais au contraire ils forment en nous la seule espèce de raison dont le premier âge soit susceptible, et la plus nécessaire à quelque âge que ce soit. Ils nous apprennent à bien connaître l'usage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnants, l'usage des instruments naturels qui sont à notre portée et qui conviennent à nos organes. Y a-t-il quelque stupidité pareille à celle d'un enfant élevé toujours dans la chambre et sous les yeux de sa mère, lequel, ignorant ce que c'est que poids et que résistance, veut arracher un grand arbre, ou soulever un rocher ? La première fois que je sortis de Genève, je voulais suivre un cheval au galop, je jetais des pierres contre la montagne de Salève qui était à deux lieues de moi ; jouet de tous les enfants du village, j'étais un véritable idiot pour eux. À dix-huit ans on apprend en philosophie ce que c'est qu'un levier : il n'y a point de petit paysan à douze qui ne sache se servir d'un levier mieux que le premier mécanicien de l'Académie. Les leçons que les écoliers prennent entre eux dans la cour du collège leur sont cent fois plus utiles que tout ce qu'on leur dira jamais dans la classe.

Voyez un chat entrer pour la première fois dans une chambre ; il visite, il regarde, il flaire, il ne reste pas un moment en repos, il ne se fie à rien qu'après avoir tout examiné, tout connu. Ainsi fait un enfant commençant à marcher, et, entrant pour ainsi dire dans l'espace du monde. Toute la différence est qu'à la vue, commune à l'enfant et au chat, le premier joint, pour observer, les mains que lui donna la nature, et l'autre l'odorat subtil dont elle l'a doué. Cette disposition, bien ou mal cultivée, est ce qui rend les enfants adroits ou lourds, pesants ou dispos, étourdis ou prudents.

Les premiers mouvements naturels de l'homme étant donc de se mesurer avec tout ce qui l'environne, et d'éprouver dans chaque objet qu'il aperçoit toutes les qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa première étude est une sorte de physique expérimentale relative à sa propre conservation, et dont on le détourne par des études spéculatives avant qu'il ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que ses organes délicats et flexibles peuvent s'ajuster aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts d'illusion, c'est le temps d'exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres ; c'est le temps d'apprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens, la première raison de l'homme est une raison sensitive ; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à nous servir de la raison d'autrui ; c'est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir.

Pour exercer un art, il faut commencer par s'en procurer les instruments, et, pour pouvoir employer utilement ces instruments, il faut les faire assez solides pour résister à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence ; et pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui les fournit, soit robuste et sain. Ainsi, loin que la véritable raison de l'homme se forme indépendamment du corps, c'est la bonne constitution du corps qui rend les opérations de l'esprit faciles et sûres.

En montrant à quoi l'on doit employer la longue oisiveté de l'enfance, j'entre dans un détail qui paraîtra ridicule. Plaisantes leçons, me dira-t-on, qui, retombant sous votre propre critique, se bornent à enseigner ce que nul n'a besoin d'apprendre ! Pourquoi consumer le temps à des instructions qui viennent toujours d'elles-mêmes, et ne coûtent ni peines ni soins ? Quel enfant de douze ans ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre, et, de plus, ce que ses maîtres lui ont appris ?

Messieurs, vous vous trompez : j'enseigne à mon élève un art très long, très pénible, et que n'ont assurément pas les vôtres ; c'est celui d'être ignorant : car la science de quiconque ne croit savoir que ce qu'il sait se réduit à bien peu de chose. Vous donnez la science, à la bonne heure ; moi je m'occupe de l'instrument propre à l'acquérir. On dit qu'un jour, les Vénitiens montrant en grande pompe leur trésor de Saint-Marc à un ambassadeur d'Espagne, celui-ci, pour tout compliment, ayant regardé sous les tables, leur dit : Qui non c'è la radice. Je ne vois jamais un précepteur étaler le savoir de son disciple, sans être tenté de lui en dire autant.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, ou de l'éducation, livre II, 1762.

Extrait 05

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Dans La Poétique de la rêverie (1960), Gaston Bachelard écrit : "Enfants, on nous montre tant de choses que nous perdons le sens profond de Voir. Voir et montrer sont phénoménologiquement en violente antithèse. Et comment les adultes nous montreraient-ils le monde qu'ils ont perdu !"

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Ils atteignirent une maison construite en écorce et en branches, un grand pommier sauvage se penchait au-dessus d'elle comme s'il avait voulu répandre tous ses bienfaits sur le toit, sur lequel poussaient des roses. Les longues branches entouraient le pignon auquel était suspendue une petite cloche. C'était peut-être celle qu'on avait entendue ? Ils s'accordèrent alors tous pour le dire, excepté l'un d'entre eux qui dit que cette cloche était trop petite et trop délicate pour que ce puisse être celle qu'ils avaient entendue d'aussi loin ; il dit aussi que c'était tout à fait un autre son qui émouvait un coeur humain de cette façon. Celui qui parlait ainsi était un fils de roi, si bien que les autres dirent : "Ceux-là, ils veulent toujours être plus intelligents !"

Ils le laissèrent alors partir tout seul, et à mesure qu'il avançait, solitaire, sa poitrine se remplit de plus en plus de la solitude de la forêt ; mais il entendait encore la petite cloche qui procurait aux autres tant de satisfaction, et de temps à autre, lorsque le vent provenait de l'endroit où se trouvait le pâtissier, il entendait aussi que l'on chantait en buvant du thé ; mais les accents profonds de la cloche retentissaient tout de même plus fortement ; il eut bientôt l'impression qu'un orgue jouait en même temps, le son venait de la gauche, du côté où se trouve le coeur.

Il y eut alors un bruit dans le buisson, et un petit garçon apparut devant le fils du roi ; il était en sabots et sa veste était si courte qu'on voyait bien qu'il avait du longs poignets. Ils se connaissaient, le garçon était justement celui des communiants qui n'avait pas pu venir avec les autres parce qu'il devait rentrer à la maison pour rendre une veste et des bottes au fils de son logeur ; après avoir fait cela, il était parti seul avec ses sabots et ses pauvres habits, parce que le son de la cloche était si fort et si profond qu'il n'avait pas pu faire autrement que d'y aller.

"Nous pourrions bien faire le chemin ensemble !" dit le fils du roi. Mais le pauvre communiant en sabots était très timide, il tira sur ses manches de veste trop courtes et dit qu'il avait peur de ne pas pouvoir marcher assez vite et, d'ailleurs, il pensait qu'il fallait chercher la cloche à droite, car c'était là que se trouvait tout ce qui était grand et glorieux. "Mais, dans ces conditions, nous ne nous rencontrerons jamais !" dit le fils de roi en faisant un signe de tête au pauvre garçon qui s'enfonça dans la partie la plus sombre et la plus épaisse de la forêt, où les épines déchirèrent ses pauvres habits, et écorchèrent son visage, ses mains et ses pieds. Le fils de roi eut aussi quelques bonnes égratignures, mais le soleil brillait tout de même sur son chemin, et c'est lui que nous allons suivre car c'était un garçon résolu. "Il faut absolument que je trouve cette cloche, dit-il, même si je dois aller jusqu'au bout du monde !"

D'affreux singes étaient juchés dans les arbres et ils montraient toutes leurs dents en faisant la grimace. « Est-ce que nous allons lui lancer des projectiles ? Dirent-ils. Est-ce que nous allons lui lancer des projectiles ? C'est un fils de roi !"

Mais, sans se lasser, il pénétra de plus en plus profondément dans la forêt où poussaient les fleurs les plus étranges ; il y avait des lis blancs aux étamines rouge sang, des tulipes d'un bleu azur qui étincelaient dans le vent, et des pommiers dont les fruits ressemblaient parfaitement à de grosses bulles de savon brillantes ; imaginez comment ces arbres devaient scintiller au soleil ! Les prairies du vert le plus tendre, où le cerf et la biche jouaient dans l'herbe, étaient entourées de chênes et de hêtres magnifiques, et quand l'écorce de l'un de ces arbres était fendu, de l'herbe et de longues tiges venaient se loger dans la fente ; il y avait aussi de vastes étendues de forêt avec des lacs paisibles où nageaient des cygnes blancs qui battaient des ailes. Le fils de roi s'arrêta souvent pour écouter, croyant fréquemment que c'était d'un de ces lacs profonds que le son de la cloche montait vers lui, mais il finit tout de même par s'apercevoir que ce n'était pas de là, mais de plus loin dans la forêt que venait le son de la cloche.

Puis le soleil se coucha, le ciel s'embrasa d'une lueur rouge comme du feu, un profond silence se fit dans la forêt, et il tomba à genoux, récita sa prière du soir et dit : "Je ne trouverai jamais ce que je cherche ! Le soleil est en train de se coucher, bientôt la nuit, la sombre nuit va tomber ; peut-être puis-je encore une fois voir le disque rouge du soleil avant qu'il ne s'enfonce complètement derrière la terre ; je vais monter sur les rochers qui sont là-bas, ils s'élèvent aussi haut que les plus grands arbres !"

Et en s'agrippant aux tiges et aux racines, il escalada les pierres humides, au milieu des couleuvres qui se tortillaient et des crapauds qui semblaient aboyer après lui ; il arriva néanmoins au sommet avant que le soleil, vu de cette hauteur, eût entièrement disparu. Oh ! Quelle splendeur ! La mer, la mer immense et magnifique s'étendait devant ses yeux, roulant ses longues vagues contre la côte, et le soleil ressemblait à un grand autel qui aurait resplendi à l'horizon, là où la mer et le ciel se rencontraient. Tout se fondait dans les feux du couchant, la forêt chantait et la mer chantait et son coeur chantait avec elles ; la nature entière était une grande église sacrée dont les arbres et les nuages suspendus en l'air étaient les piliers, les fleurs et l'herbe son tapis de velours et le ciel lui-même sa vaste coupole ; là-haut, les lueurs rouges s'éteignirent quand le soleil disparut, mais des millions d'étoiles s'allumèrent, des millions de lampes de diamant se mirent alors à briller, et le fils de roi étendit les bras vers le ciel, vers la mer et la forêt… et au même moment apparut le pauvre communiant ; il s'avançait dans l'allée de droite, avec sa veste aux manches courtes et ses sabots ; il était arrivé en même temps, après avoir suivi son chemin à lui, et ils coururent l'un vers l'autre, et le tinrent par la main dans la grande église de la nature et de la poésie, et au-dessus d'eux retentissait le son de la cloche sacrée invisible ; des esprits bienheureux l'entouraient de leurs danses tandis que résonnait un alléluia plein d'allégresse !

Andersen, "La Cloche", Contes, trad. de Marc Auchet, coll. Livre de Poche, éd. LGF, 2003.

Extrait 06

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Dans La Poétique de la rêverie (1960), Gaston Bachelard écrit : "Enfants, on nous montre tant de choses que nous perdons le sens profond de Voir. Voir et montrer sont phénoménologiquement en violente antithèse. Et comment les adultes nous montreraient-ils le monde qu'ils ont perdu !"

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Les chants lyriques des marchandes ambulantes de moin-moin enveloppé de feuilles résonnent encore en certains lieux d'Aké et, du reste, de la ville, mais sur la Promenade de Dayisi on trouve aussi un magasin qui vend du moin-moin dans une vitrine éclairée par des tubes à néon vert de mer. Ce moin-moin coudoie les hamburgers McDonald, les Poulets Rôtis du Kentucky, les hot-dogs et les friands déshydratés. Il a cuit dans des boîtes de lait vides et autres récipients du même genre dont on l'a sorti pour le découper soigneusement en formes géométriques qui ressemblent à des morceaux de savon. Et dans les foyers des nouveaux riches on le fourre avec des œufs, des sardines mises en boîtes au Portugal et du corned-beef d'Argentine. Le wara, et beaucoup d'autres, ne jouissent même pas de ce sursis douteux. Les énormes gourdes, où les vendeuses de lait caillé présentaient leur marchandise, ont été bannies et remplacées par des boîtes chromées au bec luisant qui déversent des liquides jaunâtres dans des cornets fragiles. Si encore c'était de la crème glacée ! Mais, dans sa recherche du profit rapide, l'importateur de distributeurs automatiques se contente de refiler le contenu du bassin de lit de chatons diabétiques à ses jeunes clients et de les regarder lécher bruyamment en mordant profondément dans leurs cornets. Même les enfants de l'École du Dimanche de Pa Delumo n'étaient pas si stupides ; avec eux le roi des glaces de la Promenade de Dayisi aurait été négligé, détrôné par la reine du wara.

Nous nous faisions les dents sur les robo, ces boulettes grillées dures de graines de melon écrasées, et sur le guguru-epa, l'ami et le soutien des travailleurs pendant leur compte à rebours critique de l'attente du jour de paie. Une poignée de guguru arrosée d'eau, de vin de palme ou de pito suffisait à tromper la faim pendant le reste du jour. Le soir, le rayon du konkere prenait la relève ; le konkere, cette soupe épaisse aux haricots avec une sauce à l'huile de palme noire et des piments d'une densité sans compromis : mélangée avec du gari, elle justifiait pleinement le nom de "béton" dont elle portait fièrement une version corrompue. Les femmes haoussas qui vendaient le guguru dosaient soigneusement leur maïs ; dans nos achats nous combinions les grains grillés durs qui nous brisaient les dents, les ultra-légers duveteux d'un blanc cassé et toutes les qualités intermédiaires, tandis que les tranches de noix de coco et les portions d'arachides que nous y ajoutions amenaient leurs variantes à nos papilles gustatives. Aujourd'hui sur la Promenade de Dayisi les mâchoires semblent tout aussi surmenées ; en fait, elles mâchonnent sans arrêt… du chewing-gum, Parmi les boutiques fantaisie éclairées par des tubes à néon et des batteries d'ampoules colorées on peut aussi apercevoir un appareil qui distribue du pop-corn, uniformément ultra-léger. Des gamins fourrent le nouveau produit emballé proprement dans des sachets en plastique sous le nez des automobilistes, même s'ils ne s'arrêtent qu'un instant. Le vacarme des avertisseurs rivalise avec les décibels déversés à haute dose du rock, du funk, du punk et autres sunk-sunk des pays des héros de la culture automatique. Les yeux vitreux, les mâchoires animées d'un mouvement continu d'automate, les nouveaux habitués se gargarisent des paroles confuses de chansons braillées par cent boutiques, agitant leurs bras de bas en haut comme des perdrix blessées. Seuls ou par groupes interchangeables de jumeaux, de quadruplés ou de quintuplés, ils vont de magasin en magasin sétéréo, caressant les pochettes des derniers disques et poussant des soupirs. Un trio sort avec un énorme lecteur de cassettes ouvert à pleine puissance, cherchant une concurrence mobile avec le bruit démentiel de la file des boutiques.

Wole Soyinka, Ake, les années d'enfance, trad. E. Galle, coll. GF, éd. Flammarion, 2021.

Thème C

Le regard de l'enfant

Extrait 07

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"Il est beaucoup plus facile pour un philosophe d'expliquer un nouveau concept à un autre philosophe qu'à un enfant. Pourquoi ? Parce que l'enfant pose les vraies questions" affirme Jean-Paul Sartre.

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Il est bien étrange que, depuis qu'on se mêle d'élever des enfants, on n'ait imaginé d'autre instrument pour les conduire que l'émulation, la jalousie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes à fermenter, et les plus propres à corrompre l'âme, même avant que le corps soit formé. À chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête, on plante un vice au fond de leur cœur ; d'insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant méchants pour leur apprendre ce que c'est que bonté ; et puis ils nous disent gravement : Tel est l'homme, Oui, tel est l'homme que vous avez fait.

On a essayé tous les instruments, hors un, le seul précisément qui peut réussir : la liberté bien réglée. Il ne faut point se mêler d'élever un enfant quand on ne sait pas le conduire où l'on veut par les seules lois du possible et de l'impossible. La sphère de l'un et de l'autre lui étant également inconnue, on l'étend, on la resserre autour de lui comme on veut. On l'enchaîne, on le pousse, on le retient, avec le seul lien de la nécessité, sans qu'il en murmure : on le rend souple et docile par la seule force des choses, sans qu'aucun vice ait l'occasion de germer en lui ; car jamais les passions ne s'animent, tant qu'elles sont de nul effet.

Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale ; il n'en doit recevoir que de l'expérience : ne lui infligez aucune espèce de châtiment, car il ne sait ce que c'est qu'être en faute : ne lui faites jamais demander pardon, car il ne saurait vous offenser. Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal, et qui mérite ni châtiment ni réprimande.

Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les nôtres : il se trompe. La gêne perpétuelle où vous tenez vos élèves irrite leur vivacité ; plus ils sont contraints sous vos yeux, plus ils sont turbulents au moment qu'ils s'échappent ; il faut bien qu'ils se dédommagent quand ils peuvent de la dure contrainte où vous les tenez. Deux écoliers de la ville feront plus de dégât dans un pays que la jeunesse de tout un village. Enfermez un petit monsieur et un petit paysan dans une chambre ; le premier aura tout renversé, tout brisé, avant que le second soit sorti de sa place. Pourquoi cela, si ce n'est que l'un se hâte d'abuser d'un moment de licence, tandis que l'autre, toujours sûr de sa liberté, ne se presse jamais d'en user ? Et cependant les enfants des villageois, souvent flattés ou contrariés, sont encore bien loin de l'état où je veux qu'on les tienne.

Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s'y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à l'homme est l'amour de soi-même, ou l'amour-propre pris dans un sens étendu. Cet amour-propre en soi ou relativement à nous est bon et utile ; et, comme il n'a point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturellement indifférent ; il ne devient bon ou mauvais que par l'application qu'on en fait et les relations qu'on lui donne. Jusqu'à ce que le guide de l'amour-propre, qui est la raison, puisse naître, il importe donc qu'un enfant ne fasse rien parce qu'il est vu ou entendu, rien en un mot par rapport aux autres, mais seulement ce que la nature lui demande ; et alors il ne fera rien que de bien.

Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de dégât, qu'il ne se blessera point, qu'il ne brisera pas peut-être un meuble de prix s'il le trouve à sa portée. Il pourrait faire beaucoup de mal sans mal faire, parce que la mauvaise action dépend de l'intention de nuire, et qu'il n'aura jamais cette intention. S'il l'avait une seule fois, tout serait déjà perdu ; il serait méchant presque sans ressource.

Telle chose est mal aux yeux de l'avarice, qui ne l'est pas aux yeux de la raison. En laissant les enfants en pleine liberté d'exercer leur étourderie, il convient d'écarter d'eux tout ce qui pourrait la rendre coûteuse, et de ne laisser à leur portée rien de fragile et de précieux. Que leur appartement soit garni de meubles grossiers et solides ; point de miroirs, point de porcelaines, points d'objets de luxe. Quant à mon Émile que j'élève à la campagne, sa chambre n'aura rien qui la distingue de celle d'un paysan. À quoi bon la parer avec tant de soin, puisqu'il y doit rester si peu ? Mais je me trompe ; il la parera lui-même, et nous verrons bientôt de quoi.

Que si, malgré vos précautions, l'enfant vient à faire quelque désordre, à casser quelque pièce utile, ne le punissez point de votre négligence, ne le grondez point ; qu'il n'entende pas un seul mot de reproche ; ne lui laissez pas même entrevoir qu'il vous ait donné du chagrin ; agissez exactement comme si le meuble se fût cassé de lui-même ; enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire.

Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes : il en faut faire quand on réfléchit ; et, quoi que vous puissiez dire, j'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l'âge de douze ans. C'est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu'on ait encore aucun instrument pour les détruire ; et quand l'instrument vient, les racines sont si profondes, qu'il n'est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d'un coup de la mamelle à l'âge de raison, l'éducation qu'on leur donne pourrait leur convenir ; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu'ils ne tissent rien de leur âme jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés ; car il est impossible qu'elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu'elle est aveugle, et qu'elle suive, dans l'immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux.

La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire ; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison ; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes ; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, ou de l'éducation, livre II, 1762.

Extrait 08

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"Il est beaucoup plus facile pour un philosophe d'expliquer un nouveau concept à un autre philosophe qu'à un enfant. Pourquoi ? Parce que l'enfant pose les vraies questions" affirme Jean-Paul Sartre.

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Un jour, ses maîtres le firent venir et lui firent savoir avec douceur et condescendance qu'ils avaient goûté la veille chez des amis distingués une espèce de pommes et de poires qui était tellement savoureuse, tellement délicieuse, qu'ils s'étaient joints aux autres invités pour exprimer leur admiration. Les fruits ne venaient pas du Danemark, mais il fallait absolument les importer, pour qu'ils puissent s'habituer au pays, si notre climat le permettait. On savait qu'ils avaient été achetés en ville chez le meilleur marchand de fruits, le jardinier devait y aller à cheval pour savoir d'où ces pommes et ces poires provenaient et commander des greffons.

Le jardinier connaissait bien le marchand de fruits, car c'était justement à lui qu'il vendait, pour le compte de ses maîtres, l'excédent de fruits qui poussait dans le jardin du manoir.

Le jardinier se rendit alors en ville pour demander au marchand de fruits où il avait eu ces pommes et ces poires dont on avait dit tant de bien.

"Elles viennent de votre propre jardin !" dit le marchand de fruits en lui montrant les pommes et les poires, qu'il reconnut.

Oh, comme cela fit plaisir au jardinier ! Il se hâta de venir rejoindre ses maîtres et leur dit que les pommes et les poires venaient de leur propre jardin.

Ses maîtres refusèrent de le croire. "Ce n'est pas possible, Larsen ! Pouvez-vous nous fournir une attestation écrite de la part du marchand de fruits ?"

Oui, c'était faisable, et il apporta une attestation écrite.

"Voilà qui est bizarre !" dirent les maîtres.

Et l'on apporta tous les jours sur la table des maîtres de grandes coupes remplies de ces pommes et de ces poires magnifiques qui venaient de leur propre jardin. Ils envoyèrent des boisseaux et des tonneaux entiers de ces fruits à des amis en ville et hors de la ville, et même à l'étranger. C'était un véritable plaisir ! Mais ils ajoutaient toutefois que les deux derniers étés avaient été particulièrement bons pour les arbres fruitiers, et que la récolte avait été bonne partout dans le pays.

Un certain temps passa. Les maîtres furent reçus à un dîner à la cour. Le lendemain, le jardinier fut convoqué par ses maîtres. On leur avait servi à table des melons si savoureux et si délicieux, et ils venaient de la serre de Sa Majesté.

"Allez donc voir le jardinier de la cour, mon bon Larsen, et procurez-nous quelques graines de ces melons succulents !

- Mais c'est nous qui avons fourni ces graines au jardinier de la cour !" dit le jardinier tout content.

"Alors c'est certainement parce que cet homme a su les amener à un plus haut degré de développement ! répondirent les maîtres. Chaque melon était excellent !

- Dans ce cas-là, j'ai vraiment de quoi être fier ! dit le jardinier. Je peux dire à Madame et à Monsieur que le jardinier du château n'a pas eu de chance avec ses melons, cette année, et quand il a vu combien les nôtres étaient superbes et qu'il les a goûtés, il a demandé qu'on en apporte trois au château !

- Larsen, n'allez pas croire que c'étaient les melons de notre jardin.

- Je crois que si !" dit le jardinier, qui se rendit chez le jardinier du château et obtint de lui une attestation écrite qui prouvait que les melons de la table du roi étaient venus du manoir.

Ce fut vraiment une surprise pour les maîtres, et ils ne gardèrent pas cette histoire pour eux. Ils montrèrent l'attestation et firent envoyer des graines de melon ici et là, comme ils l'avaient fait avec les greffons.

On apprit au sujet de ces derniers qu'ils poussaient et produisaient un fruit tout à fait excellent, auquel on donna le nom de la propriété des maîtres, si bien qu'on put le lire en anglais, en allemand et en français.

On n'avait jamais pensé qu'une telle chose pourrait se produire. "Pourvu que cela ne monte pas à la tête du jardinier !" dirent les maîtres. [...]

Il prit les choses autrement. Il décida simplement d'essayer de se faire une place parmi les meilleurs jardiniers du pays, d'obtenir chaque année d'excellents résultats avec chacune des espèces qui poussaient dans le jardin, et c'est ce qu'il fit. Mais on lui faisait souvent remarquer que les tout premiers fruits qu'il avait produits, les pommes et les poires, restaient vraiment les meilleurs, toutes les espèces qui étaient venues après étaient loin de les égaler. Les melons avaient certes été excellents, mais c'était une tout autre affaire. On pouvait dire que les fraises étaient remarquables, mais elles n'étaient pourtant pas meilleures que celles des autres maîtres, et lorsque les radis ne poussèrent pas bien, une année, on ne parla que des radis qui avaient mal poussé, et on ne dit rien de toutes les autres bonnes choses qui avaient été produites.

On avait presque l'impression que c'était un soulagement pour les maîtres de dire :

"Ça n'a pas été cette année, mon petit Larsen." Ils étaient très contents de pouvoir dire : "Ça n'a pas été cette année !"

Deux fois par semaine, le jardinier apportait des fleurs fraîchement cueillies dans le salon, et il les arrangeait avec beaucoup de goût. La façon dont il composait ses bouquets faisait ressortir les couleurs.

"Vous avez du goût, Larsen, disaient ses maîtres, c'est un don qui vous a été donné par Notre-Seigneur, il ne vient pas de vous-même !"

Un jour, le jardinier apporta une grande coupe de cristal, dans laquelle il y avait une feuille de nénuphar. Sur celle-ci, on avait posé une fleur d'un bleu éclatant, aussi grande qu'un tournesol, dont la longue tige épaisse descendait dans l'eau.

"Le lotus de l'Hindoustan !" s'écrièrent les maîtres.

Ils n'avaient jamais vu une telle fleur. On l'exposa aux rayons du soleil pendant la journée, et à la lumière artificielle le soir. Quiconque la voyait la trouvait d'une beauté et d'une rareté remarquables. C'est ce que dit même la jeune femme la plus noble du pays, qui était une princesse. Elle était intelligente et avait bon coeur.

Les maîtres se firent un point d'honneur de lui remettre la fleur et la princesse l'emporta au château.

Les maîtres descendirent ensuite dans le jardin pour cueillir à leur tour une fleur de la même espèce, s'il y en avait encore, mais il fut impossible d'en trouver. Ils appelèrent alors le jardinier et lui demandèrent où il avait eu le lotus bleu : "Nous avons cherché en vain ! dirent-ils. Nous avons été dans les serres et nous avons fait le tour du jardin d'agrément !

- Non, ce n'est pas là qu'elle est ! dit le jardinier. Ce n'est qu'une modeste fleur du potager ! Mais comme elle est belle, ne trouvez-vous pas ? On dirait que c'est un cactus bleu et ce n'est pourtant que la fleur de l'artichaut !

- Vous auriez dû nous le dire tout de suite ! dirent les maîtres. Cela nous a fait croire que c'était une fleur inconnue et rare. Vous nous avez discrédités aux yeux de la jeune princesse ! Elle a vu la fleur chez nous, elle l'a trouvée très belle, elle ne la connaissait pas, et elle est pourtant très versée en botanique, mais c'est une science qui n'a rien à voir avec les espèces potagères. Comment avez-vous pu avoir l'idée, mon bon Larsen, de mettre une telle fleur dans notre salon ? Vous nous ridiculisez !"

Et la superbe fleur bleue qu'on avait prise dans le potager fut enlevée du salon des maîtres, où elle n'avait pas sa place. Les maîtres de maison présentèrent même leurs excuses à la princesse, et lui dirent que la fleur n'était qu'une espèce potagère que le jardinier avait eu l'idée de mettre en exposition, mais cela lui avait valu une sévère réprimande.

"C'est dommage et c'est injuste ! dit la princesse. Car il nous a fait découvrir une superbe fleur que nous n'avions pas du tout remarquée. Il nous a montré de la beauté là où nous n'avions pas l'idée de la chercher ! Aussi longtemps que les artichauts auront des fleurs, je veux que le jardinier en apporte une dans mon salon."

Et c'est ce qui fut fait.

Les maîtres firent dire au jardinier qu'il pouvait à nouveau leur apporter une fleur d'artichaut fraîchement cueillie.

"Elle est belle, finalement ! dirent-ils, très remarquable !" et le jardinier fut félicité.

"Larsen aime bien cela ! dirent les maîtres. C'est un enfant gâté !"

Andersen, "Le Jardinier et ses maîtres", Contes, trad. de Marc Auchet, coll. Livre de Poche, éd. LGF, 2003.

Extrait 09

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"Il est beaucoup plus facile pour un philosophe d'expliquer un nouveau concept à un autre philosophe qu'à un enfant. Pourquoi ? Parce que l'enfant pose les vraies questions" affirme Jean-Paul Sartre.

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Au cours de la conversation Daodu arriva de son bureau, déposa les dossiers sur une étagère et, saisissant le fil de ce cours animé, vint se verser du thé. En entendant certaines affirmations de Mme Kuti, il se mit à hocher la tête.

- Je n'enverrai jamais Koye ni aucun de ses frères dans une école dirigée par des Blancs, dit-il en pointant le doigt dans ma direction. Mais tu dois bien comprendre ceci : ce n'est pas seulement parce qu'ils sont blancs, c'est aussi parce que ce sont des colonisateurs. Ils essaient de détruire la force de caractère de nos enfants... Tu te souviens de ce que je t'ai dit l'an dernier au moment où tu partais pour ton premier entretien ?

- Oui, mon oncle.

- Bon. Avais-je raison, oui ou non ?

- Mais je te l'ai dit, mon oncle. C'était pendant les vacances, le Lycée était vide. Tout ce que nous avons fait, ça a été de passer des examens.

Il se tourna vers Beere.

- Tu sais ce que j'ai découvert ? Ils ne permettent pas aux enfants d'avoir des poches à leurs shorts !

Beere en fut toute saisie.

- Est-ce vrai ? Demanda-t-elle.

Je confirmai.

- Eh bien, pourquoi crois-tu qu'ils font cela ? Pourquoi diable un jeune homme n'aurait-il pas le droit d'avoir des poches à son short ? Tu sais, dit-il en secouant la tête d'un air véritablement tourmenté, le Blanc est une créature étrange. Dans son pays, dans ses écoles à lui - et souviens-toi, j'ai visité un certain nombre de collèges privés pendant notre conférence, Eton, Harrow, etc. , eh bien, les internes portent des costumes qui ont tous des poches. Même dans les plus petites classes. La question que je me pose est la suivante : pourquoi faut-il que l'un d'eux vienne ici comme proviseur et interdise à ses élèves noirs d'avoir des poches à leurs shorts, POURQUOI ?

Je me mis à réfléchir. Une chose que j'avais remarqué chez eux, chez Daodu en particulier, me frappa de nouveau. Avec eux, je n'avais jamais besoin de poser beaucoup de questions. Ils étaient toujours prêts à me parler, à tout enfant qui le souhaitait d'ailleurs, comme ils le faisaient avec les adultes. Daodu me prenait souvent au collet, même si j'étais en train de lire tranquillement dans le salon ou dans la salle à manger ; il m'interrogeait pour savoir si j'étais au courant de telle ou telle nouvelle récente de Lagos ou d'ailleurs et il me demandait mon avis. Ce pouvait être l'agitation ouvrière, la formation d'une association, des projets d'alliance dans la guerre en cours, une nouvelle invention scientifique... Si je n'avais pas entendu parler de cette nouvelle, il hochait la tête d'un air de reproche.

- Il faut que tu t'intéresses à ces choses ! Ne te contente pas de fourrer le nez dans ce livre mort que tu es en train de lire. Tu ne vois pas ? Si Mussolini a pu saper l'indépendance de l'Abyssinie, quelle chance le nouveau Conseil national du Nigeria et du Cameroun a-t-il d'obtenir une certaine autonomie ? Ces gens qui ont réussi à vaincre Mussolini, est-il pensable qu'ils abandonnent ce qu'ils possèdent déjà ? Que penses-tu de Winston Churchill ?

- À vrai dire, vous me faites beaucoup penser à lui, lâchai-je sans réfléchir.

Je n'y avais encore jamais pensé, mais à ce moment précis je fus frappé par une forte ressemblance. il s'arrêta court, croisa les bras sur sa poitrine et fourra les mains sous ses aisselles comme s'il s'embrassait lui-même. Je voyais son cerveau analysant tous les éléments qui avaient dû se combiner pour me faire lancer une affirmation aussi vigoureuse.

- Stupéfiant, stupéfiant. J'ai toujours constaté que les enfants avaient un pouvoir d'observation remarquable. Bon, mais il faut que tu me dises pourquoi tu as pensé cela. Non, pas maintenant. Mais il faut m'en reparler. Je veux connaître dans le détail tout ce qui t'a fait penser cela.

C'était cette expression de courage obstiné que je lisais de nouveau sur son visage tandis qu'il me demandait : pourquoi ? pourquoi un proviseur blanc interdit-il les poches aux shorts des élèves du Lycée National ? [...]

Il fit la moue et me mesura du regard comme si j'allais me jeter dans un danger mortel. Beere semblait, elle aussi, gagnée par ce pessimisme soudain en envisageant mon avenir.

- Deux poids deux mesures évidemment, commenta-t-elle. C'est exactement ce que je disais à ce district Officer avant que tu entres : lancer la bombe atomique sur Hiroshima mais pas sur l'Allemagne qui est blanche. Il y a un raciste en tout homme blanc.

Le Révérend Kuti poussa un soupir. Il avait une mine vraiment lugubre et je commençai à me demander si je n'avais pas fait une erreur en cherchant à entrer au Lycée National. Puis il parut se rasséréner un peu et demanda :

- Tu as quel âge maintenant, quel âge ?

- Onze ans, répondis-je.

- Mm… bon, ce n'est pas si mal. Tu auras onze ans et demi lorsque tu entreras en janvier. Tu as passé deux ans ici… ça devrait suffire, je crois. Qu'en penses-tu ? Dit-il en se tournant vers Beere.

- Oh oui, l'assura-t-elle. Sans compter qu'il a été élevé par Ayo et Eniola. Je pense qu'il saura faire face.

Daodu hocha la tête. Visiblement, il reprenait courage.

- oui, nous allons voir ça, lança-t-il brusquement sur un ton de défi. Un ancien professeur de collège privé qui coud les poches de ses élèves et les oblige à dire Sir-Sir-Sir comme des esclaves. Un chef de troupe qui décourage le scoutisme. Et pas de châtiment corporel non plus, deux ou trois fois par an au maximum. Oui, c'est ce que j'ai appris. Châtiment de cérémonie plus qu'autre chose. Je doute qu'un élève soit jamais rentré chez oui avec une cicatrice sur le dos ! Comment diable espèrent-ils former nos enfants comme il faut de cette façon ? Oh… j'oubliais, pas de chaussures.

Ce fut mon tour de sursauter.

- Tu es sûr, mon oncle ?

- Pas de chaussures, répéta-t-il fermement en serrant les lèvres. Depuis ton premier entretien je me suis beaucoup intéressé à ce lycée. Ils ont des idées vraiment bizarres en ce qui concerne la formation du caractère. Pas de chaussures, sauf pour les responsables de section ; eux ont le droit de porter des tennis ou des sandales. Autrement, pas de poches, pas de chaussures… a-ah, encore autre chose, pas de slip. Qu'un lycée puisse avoir cela inscrit dans son règlement, vraiment, ça me dépasse. Aussi longtemps que l'uniforme est propre et bien tenu, pourquoi les maîtres d'internat devraient-ils chercher à s'assurer que les élèves ne portent pas de slip ? Surtout les grands…

Je ne faisais plus attention. Mes yeux s'étaient lentement tournés pour rencontrer ceux de Beere qui me regardait avec un sourire fendu jusqu'aux oreilles, ses sourcils levés feignant la désolation. Le spectacle était si comique que j'éclatai de rire. Elle fit de même, et Daodu nous regarda l'un et l'autre, le front plissé, cherchant ce qu'il avait bien pu dire de si drôle.

- Pas de chaussures ? Demanda-t-elle en renversant la voix pour prendre un ton apitoyé.

- Pas de chaussures, dis-je avec un soupir, sentant peser sur moi le poids de mes années.

Le moment était venu d'entreprendre les mutations mentales nécessaires pour accéder à un nouvel univers d'adultes irrationnels et à leur discipline.

Wole Soyinka, Ake, les années d'enfance, trad. E. Galle, coll. GF, éd. Flammarion, 2021.

Thème D

Les peurs de l'enfance

Extrait 10

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"Mon enfance n'a été qu'un ténébreux orage, traversé ça et là par de brillants soleils" affirme Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important qu'il ne semble. La nuit effraye naturellement les hommes, et quelquefois les animaux. La raison, les connaissances, l'esprit, le courage, délivrent peu de gens de ce tribut. J'ai vu des raisonneurs, des esprits forts, des philosophes, des militaires intrépides en plein jour, trembler la nuit comme des femmes au bruit d'une feuille d'arbre. On attribue cet effroi aux contes des nourrices ; on se trompe : il a une cause naturelle. Quelle est cette cause ? la même qui rend les sourds défiants et le peuple superstitieux, l'ignorance des choses qui nous environnent et de ce qui se passe autour de nous. Accoutumé d'apercevoir de loin les objets et de prévoir leurs impressions d'avance, comment, ne voyant plus rien de ce qui m'entoure, n'y supposerais-je pas mille êtres, mille mouvements qui peuvent me nuire, et dont il m'est impossible de me garantir ? J'ai beau savoir que je suis en sûreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement : j'ai donc toujours un sujet de crainte que je n'avais pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu'un corps étranger ne peut guère agir sur le mien sans s'annoncer par quelque bruit ; aussi, combien j'ai sans cesse l'oreille alerte ! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l'intérêt de ma conservation me fait d'abord supposer tout ce qui doit le plus m'engager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent tout ce qui est le plus propre à m'effrayer.

N'entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela tranquille ; car enfin sans bruit on peut encore me surprendre. Il faut que je suppose les choses telles qu'elles étaient auparavant, telles qu'elles doivent encore être, que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi, forcé de mettre en jeu mon imagination, bientôt je n'en suis plus le maître, et ce que j'ai fait pour me rassurer ne sert qu'à m'alarmer davantage. Si j'entends du bruit, j'entends des voleurs ; si je n'entends rien, je vois des fantômes ; la vigilance que m'inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte. Tout ce qui doit me rassurer n'est que dans ma raison, l'instinct plus fort me parle tout autrement qu'elle. À quoi bon penser qu'on n'a rien à craindre, puisque alors on n'a rien à faire ?

La cause du mal trouvée indique le remède. En toute chose l'habitude tue l'imagination ; il n'y a que les objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que l'on voit tous les jours, ce n'est plus l'imagination qui agit, c'est la mémoire ; et voilà la raison de l'axiome : Ab assuetis non fit passio, car ce n'est qu'au feu de l'imagination que les passions s'allument. Ne raisonnez donc pas avec celui que vous voulez guérir de l'horreur des ténèbres ; menez-l'y souvent, et soyez sûr que tous les arguments de la philosophie ne vaudront pas cet usage. La tête ne tourne point aux couvreurs sur les toits, et l'on ne voit plus avoir peur dans l'obscurité quiconque est accoutumé d'y être.

Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avantage ajouté au premier ; mais pour que ces jeux réussissent, je n'y puis trop recommander la gaieté. Rien n'est si triste que les ténèbres ; n'allez pas enfermer votre enfant dans un cachot. Qu'il rie en entrant dans l'obscurité ; que le rire le reprenne avant qu'il en sorte ; que, tandis qu'il y est, l'idée des amusements qu'il quitte, et de ceux qu'il va retrouver, le défende des imaginations fantastiques qui pourraient l'y venir chercher.

Il est un terme de la vie au delà duquel on rétrograde en avançant. Je sens que j'ai passé ce terme. Je recommence, pour ainsi dire, une autre carrière. Le vide de l'âge mûr, qui s'est fait sentir à moi, me retrace le doux temps du premier âge. En vieillissant, je redeviens enfant, et je me rappelle plus volontiers ce que j'ai fait à dix ans qu'à trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois mes exemples de moi-même ; car, pour bien faire ce livre, il faut que je le fasse avec plaisir.

J'étais à la campagne en pension chez un ministre appelé M. Lambercier. J'avais pour camarade un cousin plus riche que moi, et qu'on traitait en héritier, tandis que, éloigné de mon père, je n'étais qu'un pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard était singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à l'épreuve. Un soir d'automne, qu'il faisait très obscur, il me donna la clef du temple, et me dit d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y avait laissée. Il ajouta, pour me piquer d'honneur, quelques mots qui me mirent dans l'impuissance de reculer.

Je partis sans lumière ; si j'en avais eu, ç'aurait peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière : je le traversai gaillardement ; car, tant que je me sentais en plein air, je n'eus jamais de frayeurs nocturnes.

En ouvrant la porte, j'entendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix, et qui commença d'ébranler ma fermeté romaine. La porte ouverte, je voulus entrer ; mais à peine eus-je fait quelques pas, que je m'arrêtai. En apercevant l'obscurité profonde qui régnait dans ce vaste lieu, je fus saisi d'une terreur qui me fit dresser les cheveux : je rétrograde, je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan, dont les caresses me rassurèrent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, tâchant pourtant d'emmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, j'entre dans l'église. À peine y fus-je rentré, que la frayeur me reprit, mais si fortement, que je perdis la tête ; et, quoique la chaire fût à droite, et que je le susse très bien, ayant tourné sans m'en apercevoir, je la cherchai longtemps à gauche, je m'embarrassai dans les bancs, je ne savais plus où j'étais, et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je tombai dans un bouleversement inexprimable. Enfin, j'aperçois la porte, je viens à bout de sortir du temple, et je m'en éloigne comme la première fois, bien résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein jour.

Je reviens jusqu'à la maison. Prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les prends pour moi d'avance, et, confus de m'y voir exposé, j'hésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle, j'entends Mlle Lambercier s'inquiéter de moi, dire à la servante de prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer à me venir chercher, escorté de mon intrépide cousin, auquel ensuite on n'aurait pas manqué de faire tout l'honneur de l'expédition. À l'instant toutes mes frayeurs cessent, et ne me laissent que celle d'être surpris dans ma fuite : je cours, je vole au temple ; sans m'égarer, sans tâtonner, j'arrive à la chaire ; j'y monte, je prends la Bible, je m'élance en bas ; dans trois sauts je suis hors du temple, dont j'oubliai même de fermer la porte ; j'entre dans la chambre, hors d'haleine, je jette la Bible sur la table, effaré, mais palpitant d'aise d'avoir prévenu le secours qui m'était destiné.

On me demandera si je donne ce trait pour un modèle à suivre, et pour un exemple de la gaieté que j'exige dans ces sortes d'exercices. Non ; mais je le donne pour preuve que rien n'est plus capable de rassurer quiconque est effrayé des ombres de la nuit, que d'entendre dans une chambre voisine une compagnie assemblée rire et causer tranquillement. Je voudrais qu'au lieu de s'amuser ainsi seul avec son élève, on rassemblât les soirs beaucoup d'enfants de bonne humeur ; qu'on ne les envoyât pas d'abord séparément, mais plusieurs ensemble, et qu'on n'en hasardât aucun parfaitement seul, qu'on ne se fût bien assuré d'avance qu'il n'en serait pas trop effrayé.

Je n'imagine rien de si plaisant et de si utile que de pareils jeux, pour peu qu'on voulût user d'adresse à les ordonner. Je ferais dans une grande salle une espèce de labyrinthe avec des tables, des fauteuils, des chaises, des paravents. Dans les inextricables tortuosités de ce labyrinthe j'arrangerais, au milieu de huit ou dix boîtes d'attrapes, une autre boîte presque semblable, bien garnie de bonbons ; je désignerais en termes clairs, mais succincts, le lieu précis où se trouve la bonne boîte ; je donnerais le renseignement suffisant pour la distinguer à des gens plus attentifs et moins étourdis que des enfants, puis, après avoir fait tirer au sort les petits concurrents, je les enverrais tous l'un après l'autre, jusqu'à ce que la bonne boîte fût trouvée : ce que j'aurais soin de rendre difficile à proportion de leur habileté.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, ou de l'éducation, livre II, 1762.

Extrait 11

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"Mon enfance n'a été qu'un ténébreux orage, traversé ça et là par de brillants soleils" affirme Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Mais la petite bergère pleurait en regardant l'élu de son coeur, le ramoneur de porcelaine.

"Je crois que je vais te demander, dit-elle, de partir avec moi dans le vaste monde, car nous ne pouvons pas rester ici !

- Je veux tout ce que tu veux, dit le petit ramoneur. Partons tout de suite, je crois bien que mon métier me permettra de te nourrir !

- Si seulement nous étions déjà au bas de la console, dit-elle. Je ne serai pas heureuse avant que nous soyons arrivés dans le vaste monde !"

Et il la rassura et lui montra où elle devait poser son petit pied sur les rebords sculptés et les feuilles dorées qui ornaient le pied de la console. Il se servit aussi de son échelle, et ils furent bientôt arrivés sur le plancher, mais lorsqu'ils regardèrent la vieille armoire, ils virent qu'il y avait un grand remue-ménage ; tous les cerfs sculptés sortaient un peu plus leurs têtes, dressaient leurs bois et tournaient le cou. Le Sergent-major-général-en-chef-et-en-second-aux-pieds-de-bouc fit un grand bond et il cria au vieux Chinois : "Ils se sauvent ! Ils se sauvent !"

Cela leur fit un peu peur, si bien qu'ils sautèrent rapidement dans le tiroir qui était dans le banc sous la fenêtre.

Il y avait là trois ou quatre jeux de cartes qui n'étaient pas complets, ainsi qu'un petit théâtre de poupées qui avait été monté tant bien que mal. On était en train d'y jouer la comédie, et toutes les dames, qu'elles fussent de carreau, de coeur, de trèfle ou de pique, étaient assises au premier rang et s'éventaient avec leurs tulipes, tandis que tous les valets se tenaient debout derrière elles et montraient qu'ils avaient une tête en haut et une en bas, comme c'est le cas sur les cartes à jouer. Il était question dans la pièce de deux jeunes gens qu'on empêchait de se marier, et cela fit pleurer la bergère car c'était comme sa propre histoire.

"Je ne peux pas supporter cela ! Dit-elle. Il faut que je sorte du tiroir !" Mais lorsqu'ils eurent de nouveau mis le pied sur le plancher et qu'ils levèrent les yeux vers la console, ils s'aperçurent que le vieux Chinois s'était réveillé et que tout son corps se balançait, car sa partie inférieure n'était qu'une grosse boule !

"Voilà le vieux Chinois qui arrive !" cria la petite bergère, et elle était si désolée qu'elle tomba sur ses genoux de porcelaine.

"Il me vient une idée, dit le ramoneur. Nous pourrions nous cacher au fond de la grande potiche à fleurs séchées, là dans le coin ; nous y serions couchés sur des roses et de la lavande, et nous pourrions lui jeter du sel aux yeux quand il viendrait.

- Cela ne servirait à rien ! Dit-elle. Je sais d'ailleurs que le vieux Chinois et la potiche à fleurs séchées ont été fiancés, et il reste toujours un fond d'amitié quand on a été lié de cette manière ! Non, il ne nous reste pas d'autre issus que de nous sauver dans le vaste monde !

- As-tu vraiment le courage de partir avec moi dans le vaste monde ? Demanda le ramoneur. As-tu songé comme le monde est grand et que nous ne pourrons plus jamais revenir ici ?

- J'y ai songé !" dit-elle.

Et le ramoneur la regarda droit dans les yeux, puis il dit : "C'est par la cheminée que je passe ! As-tu réellement le courage de me suivre dans le poêle, de traverser le foyer et de grimper le long du tuyau ? Nous arriverons ensuite dans la cheminée, et là, je m'y connais ! Nous monterons tellement haut qu'ils ne pourront pas nous atteindre et, tout en haut, il y a un trou qui débouche sur le vaste monde !"

Et il la conduisit à la porte du poêle.

"Il fait noir !" dit-elle, mais elle le suivit tout de même, au travers du foyer et le long du tuyau où il faisait noir comme dans un four.

"Nous voilà arrivés dans la cheminée ! Dit-il. Regarde, regarde ! Là-haut brille la plus belle étoile !"

Et il y avait vraiment une étoile dans le ciel, son éclat descendait jusqu'à eux, comme si elle avait voulu leur montrer le chemin. Ils montèrent et grimpèrent péniblement, c'était un chemin épouvantable, c'était tellement, tellement haut ; mais il la soulevait, l'aidait, la soutenait et lui montrait les meilleurs endroits où elle devait poser ses petits pieds de porcelaine, et ils arrivèrent ainsi jusqu'au rebord de la cheminée où ils s'assirent, car ils étaient bien fatigués et il y avait de quoi.

Au-dessus d'eux, il y avait le ciel avec toutes ses étoiles et, au-dessous, tous les toits de la ville ; leur regard s'étendait à perte de vue, bien loin dans le monde ; la petite bergère n'avait jamais pensé que ce serait comme cela ; elle appuya sa petite tête contre son ramoneur et elle pleura si fort que cela fit sauter l'or de sa ceinture.

"C'est beaucoup trop ! Dit-elle. Je ne peux pas supporter cela ! Le monde est beaucoup trop grand ! Que ne suis-je encore sur la petite console sous la glace ! Je ne serai pas heureuse tant que je n'y serai pas retournée ! Puisque je t'ai suivi jusque dans le vaste monde, tu peux bien m'accompagner pour retourner à la maison, si tu m'aimes un peu."

Et le ramoneur lui dit des choses raisonnables, il lui parla du vieux Chinois et du Sergent-major-général-en-chef-et-en-second-aux-pieds-de-bouc, mais elle sanglota si fort et elle embrassa si bien son petit ramoneur qu'il ne put pas faire autrement que de lui céder, même s'il n'aurait pas dû.

Et ils redescendirent avec beaucoup de peine par la cheminée, traversèrent le foyer et le tuyau, ce n'était pas du tout agréable, et ils se retrouvèrent dans le poêle sombre ; ils écoutèrent alors derrière la porte pour savoir ce qui se passait dans le salon. Tout était tranquille ; ils mirent la tête dehors et… voilà que le vieux Chinois gisait à même le sol, il était tombé de la console en se lançant à leur poursuite, et il s'était cassé en trois morceaux ; son dos s'était défait d'une seule pièce, et sa tête avait roulé dans un coin ; le Sergent-major-général-en-chef-et-en-second-aux-pieds-de-bouc n'avait pas changé de place et il réfléchissait.

"C'est terrible, dit la petite bergère, le vieux grand-père est cassé et c'est notre faute ! Je n'y survivrai pas !" Et elle tordait ses toutes petites mains.

"On peut encore le réparer ! Dit le ramoneur. On peut très bien le réparer ! Ne t'emporte donc pas comme ça ! S'ils lui recollent le dos et qu'ils lui fixent une bonne attache à la nuque, il sera de nouveau comme neuf et pourra nous dire beaucoup de choses désagréables !

- Tu crois ?" dit-elle. Et ils remontèrent sur la console où ils étaient auparavant.

Andersen, "La Bergère et le Ramoneur", Contes, trad. de Marc Auchet, coll. Livre de Poche, éd. LGF, 2003.

Extrait 12

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"Mon enfance n'a été qu'un ténébreux orage, traversé ça et là par de brillants soleils" affirme Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Tout ce que je remarquais, c'était qu'il restait de plus en plus dans sa chambre, qu'il mangeait moins souvent mais y prenait la plupart de ses repas, et que lorsqu'il sortait il paraissait nous regarder d'un œil plus aigu en secouant tristement la tête. Rien n'avait changé dans son apparence. Les visiteurs venaient moins souvent et, quand ils le faisaient, ils ne restaient qu'un instant. Parfois ils ne voyaient même pas Essay ; on leur disait simplement : Directeur se repose.

Chrétienne Sauvage passait davantage de temps à la maison, abandonnant la boutique à la servante et aux cousins. Elle passait une bonne partie de la journée à entrer et sortir de sa chambre, lui apportant de la nourriture, du thé, conversant avec lui à voix basse. Ni l'un ni l'autre ne punissaient plus nos petits délits et ceux-ci à leur tour diminuaient, si bien qu'il n'y avait vraiment plus rien à nous reprocher. Un nuage de somnolence générale enveloppait la maison, un climat de paix excluant les voix dures. Personne ne devait nous demander de ne pas élever la voix, d'éviter de reverser les choses. Nous ne nous sentions pas l'envie de faire l'école buissonnière, de flâner en faisant les courses ou de rejoindre furtivement nos camarades pour de folles aventures. Après la classe je me hâtais de rentrer, inconsciemment poussé par un besoin d'être avec la famille, de partager l'intimité tranquille du toucher, des regards, dans un rapprochement palpable en chacun de nos actes.

Et pourtant je comprenais à peine. Pas même lorsque, sans qu'il me vît, je le rencontrais parmi ses fleurs, le regard perdu de plus en plus dans les lointains. Je tournais le coin de la maison et le surprenais à se parler doucement à lui-même en secouant la tête avec irritation :

- Oh mon Dieu, quelle triste mort.

Cela se produisit un certain nombre de fois. Les paroles étaient claires, il n'y avait pas à se tromper. Sur son visage jouait un sourire à demi navré, à demi contrarié, et aussi peut-être un rien de curiosité et d'anticipation, mais les paroles ne prêtaient à aucune confusion. Parfois il avait un brusque mouvement de tête et un sourire un peu indulgent comme s'il réprimandait un enfant précoce et capricieux.

- Oui, quelle bien triste mort.

Puis, un jour, il m'appela dans sa chambre. Il était assis dans son lit et il me dit de prendre place dans son fauteuil près de la fenêtre. Je ne l'avais jamais vu sourire autant, avec tant d'insistance.

- Tu ne dois pas te laisser vaincre par quoi que ce soit, commença-t-il, parce que tu es l'homme de la famille, et si tu n'es pas fort, que peux-tu demander à Tinu et aux autres de faire ? Ce que tu dois poursuivre en tout temps, ce sont tes études. Ne les néglige pas. Et tu sais que j'ai toujours souhaité te voir entrer au Lycée National.

Déconcerté, profondément troublé aussi, je fis oui de la tête.

- Il est vrai que tu es maintenant au lycée ici. Mais tu dois continuer à préparer les examens d'entrée au Lycée National. Pas seulement pour entrer mais pour obtenir une bourse. Les lycées nationaux ont des bourses pour les élèves méritants, ce que tu dois t'efforcer d'être. Ce qu'il te faut viser, c'est une place au Lycée National. Tu vois, quoi qu'il arrive, le gouvernement subvient aux besoins du boursier ; n'oublie jamais cela.

Je promis de viser la bourse. Cela semblait si important pour lui, et soudain je fus saisi par le sentiment que j'étais en train d'accomplir une importante transition, à cause d'une promesse qui me liait éternellement. Il était clair que rien ne devait m'empêcher d'accomplir cette promesse faite entre deux personnes sur un terrain mal connu, encore inexploré. Il hocha la tête, comme s'il voyait ma découverte et en était satisfait.

Les choses ne se passent pas toujours comme nous l'avons prévu. Il y a beaucoup de déceptions dans la vie. Il y a toujours de l'inattendu. On prévoit minutieusement, on prépare les différentes étapes et puis… enfin, c'est la vie. Nous ne sommes pas Dieu. Alors tu vois, tu ne dois pas te laisser accabler par l'inattendu. Tu découvriras que seule la détermination renverse les obstacles, la pure détermination. Et la foi en Dieu ; ne néglige pas tes prières. Tu es l'homme de la famille, n'oublie pas que les autres te respecteront. Il ne faut pas les décevoir. Il ne faut jamais les décevoir ! Dit-il en secouant la tête pour marquer ses paroles.

Ce soir-là, je fus pris d'une forte fièvre. Elle dura toute la nuit et toute la journée du lendemain. Ce ne fut que le troisième jour qu'elle commença à tomber. Dans mon délire je n'étais conscient que de deux visages, celui de mon père et celui de ma mère, penchés anxieusement sur mon lit. Et la voix de Chrétienne Sauvage qui disait, lorsque la fièvre commença à descendre :

- Qu'est-ce qu'il y a ? C'est à cause de la conversation que tu as eue avec ton père ?

Je ne dis rien, sachant bien que ce qu'elle avait suggéré était la vérité, mais incapable de voir comment les deux choses pouvaient être liées.

Lorsque je guéris, je trouvai le photographe errant dans la maison. Ma maladie avait, semblai-il, retardé un festival organisé de photographie, qui, maintenant, commençait avec une sorte de calme véhémence. Essay avait mis sa garde-robe sens dessus dessous pour retrouver ses plus beaux aso okè. Il se fit photographier seul, devant chacun des arbustes de son jardin, devant les crotons et les roses ; il se fit photographier avec Chrétienne Sauvage, avec chacun des ses enfants, puis avec nous tous, puis en différents groupes de famille. Il retourna dans sa chambre et se changea, se fit photographier devant le soleil couchant, devant les murs de sa chambre, assis, debout… mais toujours avec le même large sourire sur le visage. Il allait et venait avec gaieté, donnant des instructions au photographe, plaçant chacun de nous dans l'exacte position qu'il désirait, d'abord sur ses genoux, puis debout près de lui. Je me demandai ce que pensait le photographe de cette soudaine orgie de portraits. La dernière instruction qu'Essay lui laissa ce soir-là fut qu'il se hâtât d'apporter le résultat. Malgré les protestations stupéfaites du photographe, il insista pour que les plaques soient développées, tirées et livrées le lendemain soir.

Je retournai me coucher, las, souffrant d'une légère rechute de fièvre.

Puis si graduellement qu'en fait cela se fit sans que je l'eusse remarqué, l'ombre s'écarta. Peu à peu, j'observai le retour des vieilles habitudes, le progrès du bruit, de la gaieté, des plaisanteries, des visites dans la pièce de devant et des absences normales de la maison de Chrétienne Sauvage partie pour sa boutique. Lorsque tout fut rentré dans l'ordre, je me mis à penser que tout n'avait été qu'une hallucination de ma fièvre. Cette période d'inertie où tout semblait attendre – quoi ? Je n'en avais aucune idée – était maintenant passée. Les jours retrouvèrent leur contour et leur forme. Un sentiment de libération, un soulagement psychique profond, une sensation de sursis durable s'installèrent. Mais à part les rares occasions où je me surpris à scruter Essay avec une véhémence déconcertée, excepté la preuve des photographies qui avaient été encadrées et qui étaient maintenant accrochées aux murs, j'acceptai le nouvel ordre comme allant de soi, avec peut-être un sentiment de gratitude à l'endroit d'une Force invisible qui nous avait délivrés d'une Menace entrevue mais demeurée sans nom.

Wole Soyinka, Ake, les années d'enfance, trad. E. Galle, coll. GF, éd. Flammarion, 2021.

Thème E

L'éducation

Extrait 13

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Pistes

Prolongement

En exergue de son roman Les Fils de l'homme (1992), Phyllis Dorothy James écrit : "Lorsque dès le berceau les enfants sont traités comme des dieux, il faut s'attendre à les voir se comporter en tyrans devenus adultes."

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Si j'avais donc à conduire un de ceux que je viens de supposer, je me dirais : Un enfant ne s'attaque pas aux personnes, mais aux choses ; et bientôt il apprend par l'expérience à respecter quiconque le passe en âge et en force ; mais les choses ne se défendent pas elles-mêmes. La première idée qu'il faut lui donner est donc moins celle de la liberté que de la propriété ; et, pour qu'il puisse avoir cette idée, il faut qu'il ait quelque chose en propre. Lui citer ses hardes, ses meubles, ses jouets, c'est ne lui rien dire ; puisque, bien qu'il dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu'il les a parce qu'on les lui a données, c'est ne faire guère mieux ; car, pour donner il faut avoir : voilà donc une propriété antérieure à la sienne ; et c'est le principe de la propriété qu'on lui veut expliquer ; sans compter que le don est une convention, et que l'enfant ne peut savoir encore ce que c'est que convention [9]. Lecteurs, remarquez, je vous prie, dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant dans la tête des enfants des mots qui n'ont aucun sens à leur portée, on croit pourtant les avoir fort bien instruits.

Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété ; car c'est de là que la première idée en doit naître. L'enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres ; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l'un et l'autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et d'activité. Il n'aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu'il voudra jardiner à son tour.

Par les principes ci-devant établis, je ne m'oppose point à son envie ; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien ; du moins il le croit ainsi ; je deviens son garçon jardinier ; en attendant qu'il ait des bras, je laboure pour lui la terre ; il en prend possession en y plantant une fève ; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nuñes Balboa de l'Amérique méridionale au nom du roi d'Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.

On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J'augmente cette joie en lui disant : Cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme d'appartenir, je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui.

Un beau jour il arrive empressé, et l'arrosoir à la main. O spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah ! qu'est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui m'a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l'injustice y vient verser sa triste amertume ; les larmes coulent en ruisseaux ; l'enfant désolé remplit l'air de gémissements et de cris. On prend part à sa peine, à son indignation ; on cherche, on s'informe, on fait des perquisitions. Enfin l'on découvre que le jardinier a fait le coup : on le fait venir.

Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous. Quoi ! messieurs, c'est vous qui m'avez ainsi gâté mon ouvrage ! J'avais semé là des melons de Malte dont la graine m'avait été donnée comme un trésor, et desquels j'espérais vous régaler quand ils seraient mûrs ; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous m'avez détruit mes melons déjà tout levés, et que je ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait un tort irréparable, et vous vous êtes privés vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis.

Jean-Jacques

Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de gâter votre ouvrage ; mais nous vous ferons venir d'autre graine de Malte, et nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quelqu'un n'y a point mis la main avant nous.

Robert

Oh ! bien messieurs, vous pouvez donc vous reposer, car il n'y a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille celle que mon père a bonifiée ; chacun en fait autant de son côté, et toutes les terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps.

Émile Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de melon perdue ?

Robert

Pardonnez-moi, mon jeune cadet ; car il ne nous vient pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous. Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté.

Émile

Mais moi je n'ai point de jardin.

Robert

Que m'importe ? si vous gâtez le mien, je ne vous y laisserai plus promener ; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine.

Jean-Jacques

Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert ? Qu'il nous accorde, à mon petit ami et à moi, un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu'il aura la moitié du produit.

Robert

Je vous l'accorde sans condition. Mais souvenez-vous que j'irai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons.

Dans cet essai de la manière d'inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l'idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à la portée de l'enfant. De là jusqu'au droit de propriété et aux échanges, il n'y a plus qu'un pas, après lequel il faut s'arrêter tout court.

On voit encore qu'une explication que je renferme ici dans deux pages d'écriture sera peut-être l'affaire d'un an pour la pratique ; car, dans la carrière des idées morales, on ne peut avancer trop lentement, ni trop bien s'affermir à chaque pas. Jeunes maîtres, pensez, je vous prie, à cet exemple, et souvenez-vous qu'en toute chose vos leçons doivent être plus en actions qu'en discours ; car les enfants oublient aisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit, mais non pas ce qu'ils ont fait et ce qu'on leur a fait.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, ou de l'éducation, livre II, 1762.

Extrait 14

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En exergue de son roman Les Fils de l'homme (1992), Phyllis Dorothy James écrit : "Lorsque dès le berceau les enfants sont traités comme des dieux, il faut s'attendre à les voir se comporter en tyrans devenus adultes."

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Ils traversaient la forêt sombre, mais le carrosse brillait comme un flambeau ; cela faisait mal aux yeux des brigands, ils ne pouvaient pas le supporter.

"C'est de l'or ! C'est de l'or !" crièrent-ils. Ils se précipitèrent, arrêtèrent les chevaux, tuèrent les petits postillons, le cocher et les domestiques, et tirèrent la petite Gerda hors de la voiture.

"Elle est grasse, elle est mignonne, elle a été engraissée avec des noix ! Dit la vieille femme de brigand qui avait une longue barbe en broussaille et des sourcils qui lui pendaient jusque sur les yeux. C'est aussi bon qu'un petit agneau dodu ! Comme nous allons nous régaler !" et elle sortit son couteau luisant et il brillait tellement que c'était épouvantable.

"Aie !" cria tout à coup la mégère. Elle venait d'être mordue à l'oreille par sa propre petite fille qui était suspendue dans son dos et qui était si sauvage et si mal élevée que c'était un plaisir. "Sale petite !" dit la mère, et elle n'eut pas le temps de tuer Gerda.

"Je veux qu'elle joue avec moi, dit la petite fille de brigands, qu'elle me donne son manchon, sa belle robe et qu'elle dorme avec moi dans mon lit !" Puis elle mordit de nouveau la femme de brigand qui sauta en l'air et se retourna ; et tous les brigands se mirent à rire et ils dirent : "Regardez-la danser avec sa petite !"

"Je veux aller dans le carrosse !" dit la petite fille de brigands et elle voulait absolument qu'on cède à son caprice, car elle était gâtée et entêtée. Elle prit place avec Gerda dans la voiture, et elles s'enfoncèrent plus profondément dans la forêt en roulant sur des souches et des broussailles. La petite fille de brigands était aussi grande que Gerda, mais elle était plus forte, plus large d'épaules et elle avait le teint foncé. Ses yeux étaient tout noirs, ils avaient l'air presque tristes. Elle saisit la petite Gerda par la taille et lui dit : "Ils ne te tueront pas tant que je ne me fâcherai pas contre toi ! Tu es certainement une princesse ?

- Non", dit la petite Gerda, et elle lui raconta tout ce qui lui était arrivé et combien elle aimait le petit Kay.

La fille de brigands la regarda d'un air très sérieux, fit un léger signe de tête et dit : "Ils ne te tueront pas, même si je me fâche contre toi ; ce sera certainement à moi de le faire !" Puis elle essuya les yeux de Gerda et fourra ses deux mains dans le beau manchon qui était si doux et si chaud.

Le carrosse s'arrêta ; elles étaient au milieu de la cour d'un château de brigands qui était lézardé de haut en bas, des corbeaux et des corneilles sortaient par des trous, et de grands bouledogues qui avaient l'air capables d'avaler chacun un homme sautaient très haut, mais ils n'aboyaient pas, car c'était interdit.

Dans la grande et vieille salle noire de suie, un grand feu brûlait sur les dalles de pierre, la fumée s'accumulait au plafond et s'échappait par où elle pouvait ; une grande marmite de soupe bouillait et des lièvres et des lapins tournaient sur des broches.

"Tu vas dormir ici cette nuit avec moi auprès de tous mes petits animaux !" dit la fille de brigands. On leur donna à manger et à boire, et elles allèrent dans un coin où il y avait de la paille et des couvertures. Au-dessus d'elles, près d'une centaine de pigeons étaient perchés sur des lattes et des barreaux, et ils semblaient tous dormir, mais ils se retournèrent tout de même un peu lorsque les petites filles arrivèrent.

"Ils sont tous à moi !" dit la petite fille de brigands et elle saisit l'un de ceux qui étaient les plus proches, le tint par les pattes et le secoua, le faisant ainsi battre des ailes. "Embrasse-le !" cria-t-elle en frappant le visage de Gerda avec le pigeon. "Et voilà les canailles de la forêt !" continua-t-elle en montrant une quantité de barreaux qui fermaient un trou placé haut dans le mur. "Ce sont les canailles de la forêt, ces deux-là ils s'envolent tout de suite si on ne les enferme pas bien ; et voilà mon vieux fiancé. Bêêê !" Et elle tira par une corne un renne qui portait un anneau de cuivre poli autour du cou et qui était attaché. "Celui-là aussi, il faut le retenir, sinon il nous fausse compagnie comme les autres. Tous les soirs, je lui chatouille le cou avec mon couteau aiguisé, cela lui fait très peur !" Et la petite fille sortit un long couteau d'une fente du mur et le promena sur le cou du renne ; la pauvre bête se mit à ruer, et la fille de brigands rit et entraîna Gerda dans le lit.

"Vas-tu garder ton couteau pendant que tu dormiras ?" demanda Gerda, un peu effrayée.

"Je dors toujours avec un couteau ! dit la petite fille de brigands. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Mais raconte-moi encore une fois ce que tu m'as dit tout à l'heure du petit Kay et répète-moi pourquoi tu es partie dans le vaste monde." Gerda recommença son histoire, tandis que les pigeons de la forêt roucoulaient là-haut dans leur cage et que les autres pigeons dormaient. La petite fille de brigands passa son bras autour du cou de Gerda tout en tenant le couteau dans l'autre main, et elle dormit en faisant du bruit ; mais Gerda n'arriva pas du tout à fermer l'oeil, elle ne savait pas si elle s'en tirerait la vie sauve. Les brigands étaient assis autour du feu, ils chantaient et buvaient, et la vieille femme de brigand faisait des cabrioles. Oh ! Quel affreux spectacle pour la petite fille !

Alors les pigeons de la forêt dirent : "Crou, crou ! nous avons vu le petit Kay. Une poule blanche portait son traîneau, il était assis dans la voiture de la Reine des Neiges, qui volait bas au-dessus de la forêt quand nous étions dans notre nid : elle a soufflé sur nous, les petits, et ils sont tous morts, sauf nous deux. Crou, crou !

- Que dites-vous, là-haut ? cria Gerda. Où la Reine des Neiges est-elle partie ? En savez-vous quelque chose ?

- Elle est sans doute partie en Laponie, car c'est un endroit où il y a toujours de la neige et de la glace ! Demande donc au renne qui est attaché à la corde.

- Il y a de la glace et de la neige : comme il y fait bon vivre ! dit le renne. On s'ébat librement dans les grandes vallées d'un blanc éclatant ! C'est là que la Reine des Neiges a sa tente d'été, mais le château qui est sa résidence principale se trouve près du pôle Nord, sur l'île qu'on appelle Spitzberg !

- Oh ! Kay ! Mon petit Kay !" soupira Gerda.

"Tiens-toi tranquille, dit la fille de brigands, sinon je vais te planter le couteau dans le ventre !"

Le lendemain matin, Gerda lui raconta tout ce que les pigeons de la forêt avaient dit, et la petite fille de brigands avait l'air très sérieux, mais elle hocha la tête et dit : "Cela m'est égal ! Cela m'est égal ! Sais-tu où est la Laponie ?" demanda-t-elle au renne.

"Qui pourrait le savoir mieux que moi, dit le renne dont les yeux s'étaient mis à pétiller, c'est là que je suis né, c'est là que j'ai bondi dans les champs de neige !

- Écoute, dit la fille de brigands à Gerda. Tu vois que tous nos hommes sont partis, mais ma mère est encore là et elle va rester, mais dans le courant de la matinée, elle va boire à la grande bouteille et elle fera ensuite un petit somme : je ferai alors quelque chose pour toi !" Elle sauta à bas du lit, se jeta au cou de sa mère, lui tira la moustache et dit : "Bonjour, mon gentil petit bouc !" Sa mère lui donna alors une tape si forte sur le nez qu'il en devint rouge et bleu, mais tout cela n'était que des preuves d'amour.

Après que la mère eut bu à la bouteille et qu'elle se fut couchée pour faire un petit somme, la fille de brigands alla vers le renne et lui dit : "Ce n'est pas l'envie qui me manque de te chatouiller encore beaucoup avec mon couteau aiguisé, car je te trouve très amusant dans ces moments-là, mais cela ne fait rien, je vais détacher ta corde et t'aider à sortir pour que tu puisses aller en Laponie : mais il ne faudra pas traîner et il faudra conduire cette petite fille au château de la Reine des Neiges où se trouve son camarade de jeux. Tu as certainement entendu ce qu'elle a raconté, car elle parlait assez fort et tu tends l'oreille."

Le renne bondit de joie. La fille de brigands souleva la petite Gerda et prit la précaution de bien l'attacher, et elle lui donna même un petit coussin pour s'asseoir. "Cela m'est égal, dit-elle, voilà tes bottes fourrées car il va faire froid, mais je garde le manchon, il est trop joli ! Mais il ne faut tout de même pas que tu aies froid. Voilà les grandes moufles de ma mère, elles t'arrivent jusqu'au coude. Fourre tes mains dedans ! Maintenant, tes mains ressemblent à celles de ma sale mère !"

Et Gerda pleura de joie.

"Je n'aime pas quand tu pleurniches ! dit la petite fille de brigands. Il faut avoir l'air content maintenant, et voilà deux pains et un jambon, comme cela, tu n'auras pas faim." Elle attacha ces provisions sur le dos du renne, ouvrit la porte, enferma tous les grands chiens, puis elle coupa la corde avec son couteau et elle dit au renne : "Cours maintenant, mais fais bien attention à la petite fille !"

Gerda tendit à la fille de brigands ses mains enfouies dans les grandes moufles et lui dit au revoir. Puis le renne partit comme une flèche, sautant par-dessus les buissons et les souches ; il traversa la grande forêt, des marais et des steppes, il courait tant qu'il pouvait. Les loups hurlaient, et les corbeaux croassaient. Le ciel faisait "pfut ! Pfut !". On aurait dit qu'il éternuait rouge.

"Ce sont mes bonnes vieilles aurores boréales, dit le renne, regardez comme elles éclairent !" et il galopa encore plus vite, jour et nuit. Les pains furent mangés, le jambon aussi, et ils arrivèrent en Laponie.

Andersen, "Le Jardinier et ses maîtres", Contes, trad. de Marc Auchet, coll. Livre de Poche, éd. LGF, 2003.

Extrait 15

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En exergue de son roman Les Fils de l'homme (1992), Phyllis Dorothy James écrit : "Lorsque dès le berceau les enfants sont traités comme des dieux, il faut s'attendre à les voir se comporter en tyrans devenus adultes."

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Tandis que Chrétienne Sauvage préparait le dîner ce soir-là et que nous nous activions autour d'elle pour l'aider, la conversation s'orienta vers le spectacle du matin. Chrétienne Sauvage menaça d'utiliser des traitements semblables pour nos mouilleurs de natte et autres genres de mécréants. Parce qu'elle s'y attendait, elle lut de la désapprobation sur mon visage.

- Wole se prépare à mettre la main dans la marmite ; c'est pour cela qu'il n'est pas d'accord.

Je niai ne pas être d'accord.

- À moins qu'il ne l'ait déjà fait, mais sans se faire prendre.

- Même si on le prenait sur le fait, il réussirait à prouver qu'il n'est pas coupable, avertit Joseph.

- Il ne ferait pas ça avec moi, je vous le promets, dit Chrétienne Sauvage. C'est son père qui est trop patient. Moi, je l'assommerais au moment même où il ouvrirait la bouche et il verrait que je ne plaisante pas.

- De toutes façons, ajouta l'un des cousins, Wole volerait plutôt du caramel, ou du sucre ou du lait en poudre, de l'Ovomaltine ou des choses comme ça.

Je le fusillai d'un regard de défi. Son visage ne trahissait rien, mais je me demandais ce qu'il savait. Rien, de toutes évidences. Il m'aurait déjà fait chanter s'il avait su que je plongeais régulièrement la main dans la boîte de Lactogen. Lorsque Dipo avait été sevré et avait commencé à manger, la grande boîte avait été abandonnée dans un coin de l'office et oubliée. Je m'étais pris de passion pour cette friandise poudreuse au goût le plus exquis, douce, fondante, légère à la langue. Ce n'était pas seulement que j'en volais une poignée à la fois ; je m'étais approprié toute cette boîte dont personne ne se souvenait, je l'avais dissimulée dans le bric-à-brac de l'office d'où je la sortais périodiquement pour satisfaire ma passion.

Ce ne fut qu'un mois plus tard au moins que la boîte fut découverte, mais à ce moment personne ne savait plus combien il en restait lorsqu'un an auparavant , ou davantage, on l'avait ouverte pour la dernière fois. Si je n'avais pas été aussi éperdument épris, je me serais douté que sa disparition avait depuis longtemps éveillé les soupçons de Chrétienne Sauvage et qu'elle surveillait de près le niveau du contenu. Ses soupçons se confirmèrent rapidement et elle convoqua tout le monde, posa des questions et lança un avertissement général. Cela aurait dû suffire. Elle n'était pas seulement sur le sentier de la guerre ; il était clair qu'elle préparait un châtiment exemplaire pour le voleur de lait lorsqu'il serait pris. Peut-être le connaissait-elle déjà, sachant aussi qu'il s'agissait d'un habitué. Chrétienne Sauvage avait de ces mystérieux pressentiments inspirés. Mais j'étais pris par ma passion. Il fallait pourtant toute une semaine avant que j'abandonne toute résistance et qu'après avoir repéré la position exacte de tous les autres je me dirige vers la boîte. Chrétienne Sauvage, que je venais d'apercevoir au fond de la cour en train de préparer des légumes, entrouvrit la porte de l'office et dit en hochant la tête :

- Ah bon, c'est toi. Je m'en doutais. J'en étais sûre depuis le début.

Je la crus. Normalement elle m'aurait déjà assommé sous une pluie de coups. Cette fois, elle gardait son calme inhabituel. Et elle jubilait visiblement comme si le moment tant attendu était enfin venu. Sa complaisance m'irritait ; elle me semblait disproportionnée au crime. Et puis, j'éprouvais le sentiment inconfortable d'être tombé stupidement dans un piège.

- Nous allons attendre l'arrivée de ton père. Quand il en aura fini avec toi, tu viendras avaler ma punition à moi.

Seul dans l'office, je formai le projet de me sauver. Ce n'était pas seulement le fait d'avoir été pris. Les choses semblaient beaucoup trop bien arrangées, comme si tout le monde avait attendu cet instant et avait en quelque manière joué son petit rôle pour le provoquer. Une chose était certaine : je n'allais servir de spectacle à personne, ni dans la mission ni dans les rues d'Aké. J'étais une fois de plus frappé par l'attention disproportionnée donnée à une boîte de lait en poudre dont on avait oublié l'existence depuis longtemps. Je l'avais placée sous ma protection personnelle pendant près de deux mois et j'en étais venu à la considérer comme mon butin privé. Ma décision était prise : j'allais prendre la fuite ; et d'abord, j'allais vider le Lactogen par terre en guise de dernière protestation.

Je sortis furtivement de l'office et gagnai la chambre, puis la pièce de devant où se trouvaient la plupart de mes livres, les plaçai dans un sac et attendis le moment propice pour m'échapper. Essay revint de l'école et, comme je m'y attendais, Chrétienne Sauvage s'enferma immédiatement avec lui dans sa chambre pour lui signaler la terrible découverte. C'était le moment : sur la pointe des pieds je traversai le salon et pénétrai dans la pièce de devant. Un instant plus tard et je partais ; mais leurs voix me parvenaient de la chambre, fortes et nettes, et j'hésitai. Je me mis à écouter : il était évident que ma mère était mécontente de ce qu'Essay refusât de s'occuper personnellement de mon méfait. J'entendis celui-ci qui grommelait :

- Tu aurais dû le fouetter. Pourquoi m'ennuyer avec cette histoire ?

- Mais il a certainement mangé la moitié de la boîte, entendis-je ma mère répliquer. Je me rappelle très bien le niveau qu'elle avait lorsque j'ai arrêté d'en prendre pour Dipo. Elle était presque pleine. Je venais de l'ouvrir quand il a cessé de s'intéresser au lait et autre choses du même genre.

- Alors punis-le pour toute la boîte, insista Essay, imperturbable. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu ne lui as pas donné une correction tout de suite.

Chrétienne Sauvage comprit qu'elle n'aboutirait à rien. Elle sortit de la pièce comme un tourbillon, et j'eus tout juste le temps de jeter mon sac par-dessus le battant inférieur de la porte dehors sur le trottoir. Tandis qu'elle me tirait dans l'arrière-cour, je ne pensais qu'au paquet accusateur gisant sur le trottoir, avec mes livres préférés et mes vêtements. Elle réclama son bâton en criant, et avant même qu'on ne le lui apporte je me retrouvais dans la cour en train de sauter, essayant d'éviter ses coups de poing et ses coups de pied furieux, tombant sous les uns et roulant sous les autres. Jusqu'au dernier moment je gardai l'espoir, et la crainte, qu'elle essaierait de porter l'action en dehors de notre cour ; mentalement, je préparais le mouvement rapide de me baisser, ramasser vivement mon balluchon et… courir, courir, traverser la mission, les rues, ne me dirigeant nulle part mais partout, loin d'une maison dont l'hostilité sourde commençait à me donner des fourmillements dans la peau. J'en venais à accuser tout le monde de mon bannissement de la chambre d'Essay. Parmi la multitude des pensées étranges qui m'envahissaient sous les coups, il y en avait une qui affirmait avec force que maintenant j'avais la preuve que je ne m'étais pas trompé en soupçonnant depuis longtemps que ma place n'était plus dans cette maison. Cette certitude vint simplement s'installer au milieu d'une foule d'autres qui affluaient dans ma tête sans ordre particulier, sans tenter en rien de se résoudre, simplement sans doute pour m'aider à oublier la douleur des coups. Mais elles s'avéraient bien plus douloureuses qu'eux. Lorsque tout fut fini, j'étais convaincu que le mieux était de poursuivre mon projet initial, de ramasser mon balluchon et de chercher fortune loin de la mission.

Lorsque je me glissai dehors plus tard, un tout petit peu plus tard, le balluchon n'était plus là. Joseph l'avait aperçu, l'avait ramassé et avait remis à leur place les affaires qu'il contenait. Je ne sus pas comment interpréter son geste après qu'il l'eut admis, mais cela me parut un geste tout naturel.

Cette même nuit, lorsque toute la maison fut endormie et que Chrétienne Sauvage se mit à secouer le toit de ses ronflements, je me glissai sur la pointe des pieds dans l'office et me remplis la bouche de lait en poudre. Une seconde plus tard je me retrouvai sur la natte. Dans l'obscurité je laissai la poudre fondre, se dissoudre lentement et glisser dans le fond de ma gorge par petites doses. Le lendemain matin je ne ressentais plus rien du pilonnage de la veille.

Wole Soyinka, Ake, les années d'enfance, trad. E. Galle, coll. GF, éd. Flammarion, 2021.

Thème F

L'enfant et les livres

Extrait 16

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Marcel Proust affirme : "Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré."

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Si la nature donne au cerveau d'un enfant cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géographie, et tous ces mots sans aucun sens pour son âge et sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit ; dont on accable sa triste et stérile enfance ; mais c'est pour que toutes les idées qu'il peut concevoir et qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent l'éclairer un jour sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se conduire pendant sa vie d'une manière convenable à son être et à ses facultés.

Sans étudier dans les livres, l'espèce de mémoire que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en souvient ; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes ; et tout ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire en attendant que son jugement puisse en profiter. C'est dans le choix de ces objets, c'est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il peut connaître et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver en lui cette première faculté ; et c'est par là qu'il faut tâcher de lui former un magasin de connaissances qui servent à son éducation durant sa jeunesse, et à sa conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges et ne fait pas briller les gouvernantes et les précepteurs ; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et d'entendement, qui, sans s'être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant grands.

Émile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de la Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont ; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on s'aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que l'apologue, en les amusant, les abuse ; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en profiter ? Les fables peuvent instruire les hommes ; mais il faut dire la vérité nue aux enfants : sitôt qu'on la couvre d'un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever. [...]

On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons si ce sont des vérités.

Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour les enfants, et qu'on leur fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce qu'elles s'y trouvent mêlées, bornons-nous à celles que l'auteur semble avoir faites spécialement pour eux.

Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d'en faire l'application, ils en font presque toujours une contraire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s'affectionnent tous au renard ; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.

Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s'emparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c'est une autre affaire ; alors l'enfant n'est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oserait attaquer de pied ferme.

Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner, il en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu'on avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs ; on la sut enfin. La pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne, elle se sentait le cou pelé ; elle pleurait de n'être pas loup.

Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant une leçon de la plus basse flatterie ; celle de la seconde, une leçon d'inhumanité ; celle de la troisième, une leçon d'injustice ; celle de la quatrième, une leçon de satire ; celle de la cinquième, une leçon d'indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins ? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert d'objection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse ; l'autre est dans les fables de La Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.

En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, j'ôte les instruments de leur plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau de l'enfance, et presque la seule occupation qu'on lui sait donner. À peine à douze ans Émile saura-t-il ce que c'est qu'un livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on, qu'il sache lire. J'en conviens : il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile ; jusqu'alors elle n'est bonne qu'à l'ennuyer.

Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent, soit d'agrément, soit d'utilité ; autrement quel motif les porterait à l'apprendre ? L'art de parler aux absents et de les entendre, l'art de leur communiquer au loin sans médiateur nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu un tourment pour l'enfance ? Parce qu'on la contraint de s'y appliquer malgré elle, et qu'on le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'est pas fort curieux de perfectionner l'instrument avec lequel on le tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il s'y appliquera malgré vous.

On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés, toute méthode lui sera bonne.

L'intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. Émile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l'eau, pour voir quelque fête publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelqu'un qui les lui lise ; ce quelqu'un ou ne se trouve pas toujours à point nommé, ou rend à l'enfant le peu de complaisance que l'enfant eut pour lui la veille. Ainsi l'occasion, le moment se passe. On lui lit enfin le billet, mais il n'est plus temps. Ah ! si l'on eût su lire soi-même ! On en reçoit d'autres : ils sont si courts ! le sujet en est si intéressant ! on voudrait essayer de les déchiffrer ; on trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus. On s'évertue, on déchiffre enfin la moitié d'un billet : il s'agit d'aller demain manger de la crème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait d'efforts pour lire le reste ! Je ne crois pas qu'Émile ait besoin du bureau. Parlerai-je à présent de l'écriture ? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un traité de l'éducation.

J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime : c'est que, d'ordinaire, on obtient très sûrement et très vite ce qu'on n'est pas pressé d'obtenir. Je suis presque sûr qu'Émile saura parfaitement lire et écrire avant l'âge de dix ans, précisément parce qu'il m'importe fort peu qu'il le sache avant quinze ; mais j'aimerais mieux qu'il ne sût jamais lire que d'acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la lecture quand on l'en aura rebuté pour jamais ? Id imprimis cavere oportebit, ne studia, qui amare nondum potest, oderit, et amaritudinem semel perceptam etiam ultra rudes annos reformidet.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, ou de l'éducation, livre II, 1762.

Extrait 17

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Marcel Proust affirme : "Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré."

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Le printemps arriva, les fleurs et la verdure commencèrent à sortir de terre, de même que les mauvaises herbes, celles qu'on peut certes appeler des orties, mais dont il est dit de si belles choses dans le cantique :

Si tous les rois s'avançaient en rang,

Avec toute leur puissance et leur force,

Ils seraient incapables de mettre

La moindre feuille sur une ortie.

Il y avait fort à faire dans le jardin du manoir, pas seulement pour le jardinier et ses apprentis, mais aussi pour Kirsten, l'aide-jardinière, et Ôle, l'aide-jardinier. "C'est un rude travail ! Disaient-ils. Et une fois que nous avons nettoyé les allées, et qu'elles sont bien propres, ils les abîment tout de suite en les piétinant. Il y a sans cesse des visiteurs au manoir. Ce que ça doit coûter ! Mais nos maîtres sont des gens riches !

- Les choses sont curieusement réparties ! Dit Ole. Nous sommes tous les enfants de Notre-Seigneur, a dit le pasteur. Pourquoi y a-t-il une telle différence, alors ?

- Cela vient du pêché originel !" dit Kirsten.

Ils en reparlèrent le soir, alors que Hans l'invalide était au lit avec le livre de contes.

Les conditions de vie difficiles, le labeur et la peine avaient durci les mains des parents, mais ils les avaient aussi rendu durs dans leurs jugements et leurs opinions. Cela les dépassait, ils n'arrivaient pas à trouver d'explication, et le fait d'en parler augmentait leur amertume et leur colère.

"Certaines personnes obtiennent l'aisance et le bonheur, d'autres uniquement la pauvreté ! Pourquoi la désobéissance et la curiosité de nos premiers parents doivent-elles retomber sur nous ? Nous ne nous sommes pas conduits comme eux deux !

- Si ! Dit tout à coup Hans l'invalide. Tout est écrit ici dans ce livre !

- Qu'est-ce qu'il y a dans ce livre ?" demandèrent les parents.

Et il leur lut le vieux conte du bûcheron et de sa femme. Ils se plaignaient eux aussi de la curiosité d'Adam et Ève, qui était responsable de leur malheur. Puis le roi du pays vint à passer. "Venez donc chez moi ! Dit-il. Vous aurez droit aux mêmes choses que moi : sept plats à manger et un plat pour la décoration. Il est dans une terrine fermée, il ne faut pas y toucher, car sinon, c'en serait fini de la vie de château !" "Que peut-il y avoir dans la terrine ?" dit la femme. "Cela ne nous regarde pas !" dit son mari. "Mais je ne suis pas curieuse ! Dit la femme. Je voudrais simplement savoir pourquoi nous ne pouvons pas soulever le couvercle. Il y a certainement quelque chose de succulent ! - Pourvu qu'il n'y ait pas un mécanisme ! Dit le mari. Un coup de pistolet qui retentirait et réveillerait toute la maison ! - Oh là !" dit la femme, et elle ne toucha pas à la terrine. Mais la nuit, elle rêva que le couvercle se soulevait tout seul, il s'en dégageait l'odeur du punch le plus délicieux, comme celui qu'on distribue aux mariages et aux enterrements. Il y avait un gros schilling d'argent avec l'inscription : "Si vous buvez de ce punch, vous serez les plus riches du monde et tous les autres gens deviendront des mendiants !" Puis la femme se réveilla aussitôt et raconta son rêve à son mari. "Tu penses trop à la chose !" dit-il. "Nous pourrions le lever prudemment !" dit la femme. "Prudemment !" dit le mari. Et la femme leva tout doucement le couvercle. Deux petites souris agiles s'échappèrent alors, et elles disparurent aussitôt dans un trou de souris. "Bonne nuit ! Dit le roi. Maintenant, vous pouvez rentrer chez vous et vous coucher dans votre lit. Ne vous en prenez plus à Adam et Ève, vous avez été vous-mêmes aussi curieux et aussi ingrats qu'eux !"

"D'où cette histoire est-elle venue dans ce livre ? Dit Ole, l'aide-jardinier. On dirait qu'elle s'adresse à nous. Elle donne beaucoup à réfléchir !"

Le lendemain, ils retournèrent au travail. Ils furent grillés par le soleil et trempés jusqu'aux os par la pluie. Il avaient des pensées amères, et ils les ruminaient.

C'était le soir, il faisait encore clair, chez eux, ils avaient mangé leur bouillie au lait.

"Relis-nous l'histoire du bûcheron !" dit Ole, l'aide-jardinier.

"Il y a tellement de belles histoires dans ce livre ! Dit Hans. Tellement d'histoires que vous ne connaissez pas !

- Mais celles-là ne m'intéressent pas ! Dit Ole, l'aide-jardinier. Je veux entendre celle que je connais !"

Et ils l'entendirent un nouvelle fois, lui et sa femme.

Plus d'un soir, ils revinrent à cette histoire.

"Elle n'explique tout de même pas tout , dit Ole, l'aide-jardinier. Les hommes sont comme le lait entier, il tourne. Certains se transforment en bon lait caillé, et d'autres en petit-lait clair comme de l'eau ! Certaines personnes ont de la chance en tout, sont assises à la place d'honneur pendant toute leur vie, et ne connaissent ni le chagrin ni la peine !"

Hans l'invalide l'entendit. Il n'avait pas les jambes solides, mais il avait l'esprit éveillé. Il leur lut dans le livre de contes, il lut l'histoire de "l'homme sans chagrin ni peine". Où pouvait-on le trouver, et il fallait absolument le trouver :

Le roi était malade et il ne pourrait pas guérir si on ne lui mettait pas la chemise qui avait été portée et usée sur le corps d'un homme qui pouvait dire en vérité qu'il n'avait jamais eu ni chagrin ni peine.

On envoya des messagers dans tous les pays du monde, à tous les châteaux et les manoirs, à toutes les personnes aisées et heureuses, mais quand on les pressait de question, chacune d'elles avait tout de même connu le chagrin et la peine.

"Pas moi ! Dit le porcher qui était assis dans le fossé, en train de rire et de chanter. Je suis l'homme le plus heureux !

- Donne-nous donc ta chemise, dirent les envoyés. Elle te rapportera une moitié de royaume."

Mais il n'avait pas de chemise, et estimait tout de même qu'il était l'homme le plus heureux.

"Voilà un gars bien !" cria Ole, l'aide-jardinier, et lui et sa femme rirent comme ils n'avaient pas ri depuis de nombreuses années.

Le maître d'école passait à ce moment-là.

"Comme vous êtes content ! Dit-il. Il y a du nouveau dans la maison. Avez-vous tiré deux numéros gagnants à la loterie ?

- Non, ce n'est pas ce genre de choses ! Dit Ole, l'aide-jardinier. C'est Hans qui nous a lu quelque chose dans le livre de contes, il a lu l'histoire de "L'homme sans chagrin ni peine" et ce gars-là n'avait pas de chemise. On a les larmes aux yeux quand on entend des choses pareilles, qui, en plus, viennent d'un livre imprimé. Chacun a sûrement son fardeau à porter, on n'est pas les seuls. C'est toujours une consolation !

- D'où vous vient ce livre ?" demanda le maître d'école.

"Notre Hans l'a eu à Noël, il y a plus d'un an. Ce sont le châtelain et la châtelaine qui le lui ont donné. Ils savent qu'il aime énormément lire et qu'il est invalide ! À l'époque, nous aurions préféré qu'il ait deux chemises de toile bleue. Mais ce livre est étrange, on dirait qu'il est capable de répondre aux questions qu'on se pose !"

Le maître d'école prit le livre et l'ouvrit.

"Reprenons la même histoire ! Dit Ole, l'aide-jardinier. Je ne la possède pas encore tout à fait. Et puis il faut qu'il lise l'autre, celle qui parle du bûcheron !"

Ces deux histoires suffirent à Ole pour le reste de ses jours. C'étaient comme deux rayons de soleil qui avaient pénétré dans la pauvre chaumière, pénétré dans la pensée rabougrie qui les rendait renfrognés et amers.

Hans avait lu tout le livre, de nombreuses fois. Les contes l'emmenaient de par le monde, là où il ne pouvait pas aller, parce que ses jambes ne le portaient pas.

Le maître d'école s'était assis à côté de son lit. Ils parlèrent ensemble et ce fut agréable pour tous les deux.

À partir de ce jour, le maître d'école vint plus souvent voir Hans, quand ses parents étaient au travail. À chaque fois qu'il venait, c'était comme une fête pour le garçon. Comme il écoutait ce que le vieillard lui disait, quand il parlait de la taille de la terre et de nombreux pays, et du soleil, qui était presque un demi-million de fois plus grand que la terre et tellement loin qu'un boulet de canon en pleine vitesse mettrait vingt-cinq ans pour aller du soleil à la terre, alors que les rayons du soleil atteignaient la terre en huit minutes !

Il est vrai que tout bon écolier est au courant de tout cela, mais pour Hans, c'était nouveau et encore plus merveilleux que tout ce qui était dans le livre de contes.

Andersen, "L'invalide", Contes, trad. de Marc Auchet, coll. Livre de Poche, éd. LGF, 2003.

Extrait 18

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Marcel Proust affirme : "Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré."

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Il remplit néanmoins à nouveau sa calebasse, sortit une orogbo, en écrasa la peau fine entre ses doigts et y mordit.

- Ça va atténuer un peu le goût. Bon, continuons. Ton père veut t'envoyer à l'école des Blancs d'Ibadan, tu sais ça ?

- Au Lycée National ? Oui, il me l'a dit. Mais je ne suis encore qu'au cours élémentaire. Ce n'est pas pour tout de suite.

- Ça viendra vite si je connais ton père. Ayo ne croit pas qu'il faille laisser les enfants mûrir dans leur corps avant de forcer leur esprit.

Il fronça soudain les sourcils.

- Attends, tu as dit que tu étais au cours élémentaire.

- Oui, je viens de passer en deuxième année.

Sa tête blindée se mit à monter et descendre comme celle d'un lézard mâle.

- Oui, c'est ce que m'a dit ton père. À la fin de l'année prochaine tu auras fini la deuxième année. Après ça, il veut que tu ailles à l'école secondaire. Il dit que c'est cette année-ci, celle qui commence maintenant, que tu dois passer l'examen pour ta nouvelle école.

- Oui, je vais passer les deux examens, celui du lycée d'Abeokuta et celui du Lycée National.

Il hocha de nouveau la tête.

- Et si ma mémoire ne me joue pas de tour, tu as exactement huit ans et demi. C'est bien ça ?

- Oui, Père.

- Bon, si tu réussis l'examen du Lycée National, tu vas quitter ta famille et vivre dans un internat. Pour la première fois de ta vie tu seras tout seul, loin de tes parents, et tu n'auras que neuf ans et demi ? C'est ça ? Je calcule bien ?

Je l'assurai que c'était bien cela, commençant à deviner où il voulait en venir. Je me préparai à lui exprimer mon désaccord, à l'assurer que je n'avais pas peur de quitter ma famille, qu'au contraire j'étais prêt à tout faire pour pouvoir la quitter. Je ne voulais pas qu'il proteste auprès d'Essay en disant que j'étais beaucoup trop jeune.

- Tu crois que je suis trop jeune pour quitter la famille, n'est-ce pas, Père ?

- Non, les enfants quittent leur famille pour beaucoup de raisons, pas seulement pour les livres . Non, Je me disais simplement que tu allais peut-être trouver les autres trop âgés. Regarde, même à l'école d'Ayo, à Abeokuta où les gens ont eu les yeux ouverts par les Blancs bien longtemps avant ceux d'ici, est-ce que tu n'as pas remarqué que tes camarades de classe sont beaucoup plus vieux que toi ?

Je lui dis que c'était exact.

- Mais je les bats tous en classe, l'assurai-je. Je n'ai aucune difficulté.

- Oui, ton père m'a dit ça. Mais tu ne vois pas ce que je veux dire. Ici les gens ne vont pas à l'école secondaire tout de suite après l'école primaire. Ils ne peuvent pas se le permettre. Très souvent ils vont jusqu'au cours moyen et alors ils obtiennent leur certificat "Commandé".

"Comme Amendé" était entré dans le folklore de l'instruction comme le but ultime dans la recherche du diplôme pour ceux qui voulaient devenir instituteurs, agents d'hygiène, contrôleur de chemins de fer, etc,. Je souris, mais Père ne comprit pas.

- Il n'y a pas de quoi rire. Avec Commandé ils vont travailler, économisent suffisamment , puis vont à l'école secondaire où ils essaient, essaient, essaient d'atteindre le niveau de la quatrième. La plupart s'arrêtent là. Très peu arrivent jusqu'au brevet. Tu vois où je veux en venir maintenant. Si tu trouves tes camarades de l'école primaire beaucoup plus âgés que toi, imagine ce que ce sera à l'école secondaire. Ce seront des hommes – garapa-garapa ! Quelques-uns seront déjà mariés et auront même un enfant ou deux cachés pas bien loin. Tes voisins en classe seront des HOMMES, pas des enfants. (Il frotta son menton mal rasé avec un petit rire.) Ils arriveront avec leur rasoir et leur savon. (Son petit rire s'arrêta et il redevint solennel:) Ayo est comme ça, plein d'ambition pour toi. Il veut envoyer son fils à la bataille et, crois-moi, le monde des livres est un champ de bataille ; c'est même un champ de bataille plus dur que ceux auxquels nous avons été habitués. Et comment est-ce qu'il le prépare ? En lui bourrant la tête de livres. Mais l'étude des livres et surtout le succès dans l'étude des livres ne font que créer d'autres batailles. Est-ce que tu sais ça ? Est-ce que tu crois que ces hommes seront contents lorsque toi, dont ils seront presque assez âgés pour être le père, tu te mettras à les battre ? Hm ? Dis-moi. Est-ce qu'Ayo a déjà parlé de ça avec toi ?

J'étais maintenant vraiment inquiet. Une occupation honnête, se fourrer la tête dans les livres et réussir aux examens, prenait des proportions sinistres. Père vit qu'il m'avait fait impression et il remplit de nouveau ma calebasse.

- Bois ton vin, il n'est pas fort du tout. Même si tu bois toute la gourde, Eniola ne pourra pas se plaindre que je suis en train de faire de toi un ivrogne.

Il y avait cela aussi. Père était l'une des rares personnes qui appelât Chrétienne Sauvage par ce nom. Les deux Ransome-Kuti, Daodu et Beere, de même que l'Odemo l'appelaient ainsi ou bien Moroun, et aussi un ou deux parents qui arrivaient brusquement à la maison de temps en temps et qui disparaissaient avec le même soudaineté. Pour les autres, c'était Maman Tinu ou Maman Wole ou Iyawo Directeur. Père continuait à m'observer attentivement.

- Les humains sont ce qu'ils sont. Certains sont bons, d'autres sont méchants. Et il y en a qui deviennent méchants simplement parce qu'ils sont poussés à bout. L'envie. Hmm, il ne faut pas que tu commettes l'erreur de croire que l'envie n'est pas un mobile puissant chez beaucoup. C'est une maladie que tu trouveras partout, oui, partout. Ta mère le sait bien. Je l'ai vu. L'ennui, c'est qu'elle croit savoir comment s'y prendre. Pourquoi pense-t-elle que je suis en vie ?

J'étais perplexe en l'entendant ; je ne comprenais pas, et je le lui dis.

Il poussa son menton dans son cou et le secoua comme un coq de combat.

- O-ho, vous pensez que je vous fais tous venir ici pour le Nouvel An sans veiller sur vous ? O-oh, si c'est comme ça que vous faites à Aké, ce n'est pas ainsi que nous prenons la vie ici. Le monde est plus vaste que le monde des chrétiens, ou que le monde des livres. Bon, ça suffit pour aujourd'hui. Nous avons affaire ensemble demain.

Je ressentis le frisson de l'attente. Une autre sortie aux champs ? Au champ de Père lui-même cette fois-ci ? Comme d'ordinaire je ne pus m'empêcher de poser des questions :

- Quelle affaire, Père ?

- Ah oui, j'avais oublié, dit-il en se levant. On dit que tu n'arrêtes pas de poser des questions. Va jouer avec tes amis. J'ai tout arrangé avec ton père, il ne restait plus que le jour à fixer. Maintenant je crois qu'on va faire ça demain.

Il vit sur mon visage que j'étais maintenant trop intrigué pour m'en aller sans avoir obtenu d'autres explications, mais il se contenta de hocher la tête.

- Demain. Mais tu reviendras dormir ici ce soir. Allez.

Pendant un long moment tout se passa bien. Puis Osiki s'emballa. Il était plus grand que moi et je devais utiliser toute mon énergie pour le faire monter, me soulevant des deux mains et me laissant retomber de tout mon poids. Tout à coup, alors qu'il était en l'air, l'idée lui vint de faire de même : je fus catapulté brutalement tandis qu'il retombait avec une telle force que le pied du banc qui se trouvait de son côté se brisa. Projeté dans les airs, je passai par-dessus sa tête et vis, pendant une longue seconde, la résidence carrée du Chanoine se ruer à ma rencontre.

Ce ne fut qu'après avoir atterri que je remarquai pour la première fois les vêtements que je portais pour la fête. Il s'agissait d'un dansiki en soie jaune et je m'aperçus maintenant avec quelque surprise qu'il avait pris une couleur pourpre éclatante, en partie du moins. Mais le reste du jaune était en train de prendre rapidement la même teinte. Mes cheveux, du côté gauche, étaient pleins de sang et de saleté et, juste avant que le jour disparaisse et que je ne m'endorme, je me demandai s'il serait possible d'exprimer le sang du dansiki et de le réintroduire par l'entaille que j'avais détectée sous mes cheveux.

La maison, lorsque je m'éveillai, était silencieuse et tranquille. Auparavant ç'avait été le bruit, les cris et les rires, la balançoire cahotante ; maintenant c'était le silence, la demi-obscurité et les murs familiers de la chambre de ma mère. Malgré leurs mésaventures je me dis qu'il y avait du bon dans les anniversaires et me mis à penser au mien avec impatience. Ma seule inquiétude maintenant était de savoir si je serais suffisamment rétabli pour aller à l'école et inviter tous mes amis. Il me paraissait risqué d'envoyer Tinu : elle était capable d'inviter ses amies et d'encombrer mon anniversaire de filles que je connaissais à peine et avec lesquelles je n'avais jamais joué. Puis une autre inquiétude me vint. J'avais remarqué que certains élèves redoublaient la classe et revoyaient les leçons que j'avais apprises au cours de ma première année à l'école. La crainte me prit que si je restais trop longtemps à la maison je devrais les rejoindre. Lorsque je pensai à nouveau à tout le sang que j'avais perdu, il me sembla que je pourrais bien être cloué au lit pendant le reste de l'année. Tout dépendait d'une chose : avait-on, oui ou non, récupéré le sang de mon dansiki pour le remettre dans ma tête ? Je me soulevai et me tournai vers la glace ; c'était difficile à dire à cause du gros bandage, mais j'avais la quasi-certitude que ma tête n'avait pas diminué de volume à un point alarmant.

La porte de la chambre s'ouvrit et Maman glissa un œil. Voyant que j'étais réveillé elle entra, suivie de mon père. Lorsque je demandai où était Osiki, elle me regarda d'un air bizarre et se retourna pour dire quelque chose à mon père. Je n'en étais pas sûr mais j'avais l'impression qu'elle lui demandait de dire à Osiki que ce n'était pas en me tuant qu'il allait s'assurer ma part d'iyan. Je scrutai attentivement leurs visages tandis qu'ils me demandaient comment je me sentais, si j'avais mal à la tête ou de la fièvre et si je désirais du thé. Ni l'un ni l'autre n'aborda la question cruciale et je me décidai à mettre fin à mes anxieuses interrogations. Je leur demandai ce qu'ils avaient fait de mon dansiki.

- On va le laver, dit ma mère, et elle se mit à écraser un demi-comprimé dans une cuiller pour me le donner.

- Qu'est-ce que vous avez fait avec le sang ?

Elle s'arrêta, ils échangèrent un regard. Mon père fronça légèrement les sourcils, avança la main et la passa sur mon front. Je secouai anxieusement la tête malgré les élancements que cela provoquait.

- Vous l'avez lavé ? Persistai-je.

Ils échangèrent un nouveau regard. Ma mère parut se préparer à parler mais elle se tut en voyant mon père lever la main et s'asseoir sur le lit à mon chevet.

- Non…, dit-il longuement, les yeux fixés sur moi.

Je me détendis, soulagé.

- Il ne faut pas, vous savez. Si je m'étais seulement coupé à la main ou abîmé un orteil ou quelque chose comme ça, ce ne serait rien ; on ne perd pas beaucoup de sang quand ça arrive. Mais j'ai bien vu ce qui s'est passé : il y a eu trop de sang qui a coulé, et c'était à la tête. Il faut le presser et le remettre dedans. Comme ça je pourrai tout de suite retourner à l'école.

Mon père approuva de la tête en souriant.

- Comment as-tu su que c'était cela qu'il fallait faire ?

- Mais tout le monde sait ça, dis-je en le regardant avec quelque surprise.

- Ah-ah, mais ce que tu ne sais pas, dit-il en agitant le doigt dans ma direction, c'est que nous avons déjà tout remis dans ta tête pendant que tu dormais. Je me suis servi du biberon de Dipo.

- Je pourrai aller à l'école demain, annonçai-je satisfait.

Wole Soyinka, Ake, les années d'enfance, trad. E. Galle, coll. GF, éd. Flammarion, 2021.

Thème G

La liberté de l'enfance

Extrait 19

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Prolongement

André Breton affirme : "C'est peut-être l'enfance qui approche le plus de la "vraie vie"".

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Quoiqu'on assigne à peu près le plus long terme de la vie humaine et les probabilités qu'on a d'approcher de ce terme à chaque âge, rien n'est plus incertain que la durée de la vie de chaque homme en particulier ; très peu parviennent à ce plus long terme. Les plus grands risques de la vie sont dans son commencement ; moins on a vécu, moins on doit espérer de vivre. Des enfants qui naissent, la moitié, tout au plus, parvient à l'adolescence ; et il est probable que votre élève n'atteindra pas l'âge d'homme.

Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu'il ne jouira jamais ? Quand je supposerais cette éducation raisonnable dans son objet, comment voir sans indignation de pauvres infortunés soumis à un joug insupportable et condamnés à des travaux continuels comme des galériens, sans être assuré que tant de soins leur seront jamais utiles ! L'âge de la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de l'esclavage. On tourmente le malheureux pour son bien ; et l'on ne voit pas la mort qu'on appelle, et qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait combien d'enfants périssent victimes de l'extravagante sagesse d'un père ou d'un maître ? Heureux d'échapper à sa cruauté, le seul avantage qu'ils tirent des maux qu'il leur a fait souffrir est de mourir sans regretter la vie, dont ils n'ont connu que les tourments.

Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Aimez l'enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l'âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne : aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent ; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie.

Que de voix vont s'élever contre moi ! J'entends de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette incessamment hors de nous, qui compte toujours le présent pour rien, et, poursuivant sans relâche un avenir qui fuit à mesure qu'on avance, à force de nous transporter où nous ne sommes pas, nous transporte où nous ne serons jamais.

C'est, me répondez-vous, le temps de corriger les mauvaises inclinations de l'homme ; c'est dans l'âge de l'enfance, où les peines sont le moins sensibles, qu'il faut les multiplier, pour les épargner dans l'âge de raison. Mais qui vous dit que tout cet arrangement est à votre disposition, et que toutes ces belles instructions dont vous accablez le faible esprit d'un enfant ne lui seront pas un jour plus pernicieuses qu'utiles ? Qui vous assure que vous épargnez quelque chose par les chagrins que vous lui prodiguez ? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son état n'en comporte, sans être sûr que ces maux présents sont à la décharge de l'avenir ? Et comment me prouverez-vous que ces mauvais penchants dont vous prétendez le guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien plus que de la nature ? Malheureuse prévoyance, qui rend un être actuellement misérable, sur l'espoir bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour ! Que si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, et l'enfant qu'on rend heureux avec l'enfant qu'on gâte, apprenons-leur à les distinguer.

Pour ne point courir après des chimères, n'oublions pas ce qui convient à notre condition. L'humanité a sa place dans l'ordre des choses ; l'enfance a la sienne dans l'ordre de la vie humaine : il faut considérer l'homme dans l'homme, et l'enfant dans l'enfant. Assigner à chacun sa place et l'y fixer, ordonner les passions humaines selon la constitution de l'homme, est tout ce que nous pouvons faire pour son bien-être. Le reste dépend de causes étrangères qui ne sont point en notre pouvoir. [...]

Nous ne savons ce que c'est que bonheur ou malheur absolu. Tout est mêlé dans cette vie ; on n'y goûte aucun sentiment pur, on n'y reste pas deux moments dans le même état. Les affections de nos âmes, ainsi que les modifications de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien et le mal nous sont communs à tous, mais en différentes mesures. Le plus heureux est celui qui souffre le moins de peines ; le plus misérable est celui qui sent le moins de plaisirs. Toujours plus de souffrances que de jouissances : voilà la différence commune à tous. La félicité de l'homme ici-bas n'est donc qu'un état négatif ; on doit la mesurer par la moindre quantité de maux qu'il souffre.

Tout sentiment de peine est inséparable du désir de s'en délivrer ; toute idée de plaisir est inséparable du désir d'en jouir ; tout désir suppose privation, et toutes les privations qu'on sent sont pénibles ; c'est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux.

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n'est pas précisément à diminuer nos désirs ; car, s'ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n'est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s'étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n'en deviendrions que plus misérables : mais c'est à diminuer l'excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C'est alors seulement que, toutes les forces étant en action, l'âme cependant restera paisible, et que l'homme se trouvera bien ordonné.

C'est ainsi que la nature, qui fait tout pour le mieux, l'a d'abord institué. Elle ne lui donne immédiatement que les désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffisantes pour les satisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en réserve au fond de son âme, pour s'y développer au besoin. Ce n'est que dans cet état primitif que l'équilibre du pouvoir et du désir se rencontre, et que l'homme n'est pas malheureux. Sitôt que ses facultés virtuelles se mettent en action, l'imagination, la plus active de toutes, s'éveille et les devance. C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le poursuivre ; quand on croit l'atteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'éloigne de nous.

Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux, il n'est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir. [...]

L'homme sage sait rester à sa place ; mais l'enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait s'y maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir ; c'est à ceux qui le gouvernent à l'y retenir, et cette tâche n'est pas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant ; il faut qu'il sente sa faiblesse et non qu'il en souffre ; il faut qu'il dépende et non qu'il obéisse ; il faut qu'il demande et non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres qu'à cause de ses besoins, et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul n'a droit, pas même le père, de commander à l'enfant ce qui ne lui est bon à rien.

Avant que les préjugés et les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels, le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l'usage de leur liberté ; mais cette liberté dans les premiers est bornée par leur faiblesse. Quiconque fait ce qu'il veut est heureux, s'il se suffit à lui-même ; c'est le cas de l'homme vivant dans l'état de nature. Quiconque fait ce qu'il veut n'est pas heureux, si ses besoins passent ses forces : c'est le cas de l'enfant dans le même état. Les enfants ne jouissent même dans l'état de nature que d'une liberté imparfaite, semblable à celle dont jouissent les hommes dans l'état civil. Chacun de nous ne pouvant plus se passer des autres, redevient à cet égard faible et misérable. Nous étions faits pour être hommes ; les lois et la société nous ont replongés dans l'enfance. Les riches, les grands, les rois sont tous des enfants qui, voyant qu'on s'empresse à soulager leur misère, tirent de cela même une vanité puérile, et sont tout fiers des soins qu'on ne leur rendrait pas s'ils étaient hommes faits.

Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N’offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes, et qu’il se rappelle dans l’occasion ; sans lui défendre de mal faire, il suffit de l’en empêcher. L’expérience ou l’impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N’accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin. Qu’il ne sache ce que c’est qu’obéissance quand il agit, ni ce que c’est qu’empire quand on agit pour lui. Qu’il sente également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu’il en a besoin pour être libre et non pas impérieux ; qu’en recevant vos services avec une sorte d’humiliation, il aspire au moment où il pourra s’en passer, et où il aura l’honneur de se servir lui-même.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, livre II, 1762

Extrait 20

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Pistes

Prolongement

André Breton affirme : "C'est peut-être l'enfance qui approche le plus de la "vraie vie"".

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

Mais dans les dunes de Husby, dans la maison du pêcheur, il y avait maintenant un petit bambin.

Là où Dieu donne à manger pour deux, le troisième trouve sûrement de quoi se faire un repas, et au bord de la mer, il est aisé de faire un plat de poisson pour une bouche affamée. On donna au petit le nom de Jorgen.

"C'est sans doute un enfant juif, disait-on, il a le teint tellement foncé !" "Ce pourrait aussi être un Italien ou un Espagnol !" dit le pasteur. La femme du pêcheur ne voyait pas de différence entre ces trois peuples, et elle se consolait à la pensée que l'enfant était devenu chrétien par le baptême. Le garçon prospérait, son sang noble restait chaud et il puisait des forces dans la maigre pitance, il grandit dans cette humble maison. La langue danoise, comme la parle le Jutlandais de l'Ouest, devint sa langue. La graine de grenadier du sol d'Espagne se changea en plante d'oyat sur la côte ouest du Jutland. Voilà à quoi l'homme peut arriver ! C'est à ce foyer qu'il agrippa les racines de sa vie au fil des années. Il fallait qu'il connaisse la faim, le froid, le besoin et la détresse du pauvre, mais aussi la joie du pauvre.

L'enfance a pour tout le monde ses moments lumineux qui, par la suite, illuminent toute la vie. Des quantités de choses s'offraient à lui pour son plaisir et sa distraction ! Toute la plage, sur des lieues, était remplie de jouets : une mosaïque de galets, rouges comme des coraux, jaunes comme de l'ambre, blancs et arrondis comme des œufs d'oiseaux. Il y en avait de toutes les couleurs, la mer les avait tous polis et rendu lisses. Même une carcasse de poisson desséchée, des plantes aquatiques séchées par le vent, les algues d'un blanc éclatant, longues et étroites comme des rubans, qui voletaient entre les pierres, tout était fait pour amuser et distraire l'oeil et l'esprit, et le garçon était un enfant éveillé. De grands et nombreux talents sommeillaient en lui. Comme il arrivait bien à se souvenir des histoires et des chansons qu'il entendait, et il était habile de ses mains ! Avec des pierres et des coquillages, il construisait des navires entiers et des images qui pouvaient servir à décorer la pièce. Il arrivait curieusement à exprimer se pensées en les sculptant dans un morceau de bois, disait sa mère adoptive, et le garçon était pourtant encore petit. Il avait une belle voix et il retenait facilement les mélodies. Sa poitrine abritait de nombreuses cordes qui auraient pu résonner de par le monde s'il avait été placé autre part que dans la maison du pêcheur près de la mer du Nord.

Un jour, un bateau s'échoua à cet endroit, une caisse de bulbes de fleurs rares fut ramenée sur la côte. On en prit quelques-uns, qu'on jeta dans la marmite, en croyant qu'ils étaient mangeables, d'autres restèrent sur le sable et pourrirent, ils n'arrivèrent pas à remplir leur mission, qui était de déployer le luxe de couleurs, la splendeur qu'ils renfermaient… Jorgen connaîtrait-il un sort meilleur ? Les bulbes de fleurs ne durèrent pas longtemps, mais quant à lui, il lui restait encore des années à vivre.

Il ne leur venait jamais à l'idée, ni à lui ni aux autres, là-bas, que les journées étaient solitaires et monotones. Il y avait des quantités de choses à faire, à entendre et à voir. La mer était elle-même un grand manuel qui s'ouvrait chaque jour à une nouvelle page ; calme plat, houle, brise et tempête. Les naufrages étaient des moments privilégiés. Quand on allait à l'église, c'était comme si on avait reçu de la visite à l'occasion d'une fête. Pour ce qui est des visites, il y en avait une qui était particulièrement la bienvenue dans la maison du pêcheur, et elle se répétait deux fois par an. C'était la visite de l'oncle maternel, le marchand d'anguilles de Fjaltring, près de Bovbjerg. Il venait avec une voiture peinte en rouge, remplie d'anguilles. La voiture était fermée comme une caisse et décorée de tulipes bleues et blanches. Elle était tirée par deux bœufs de couleur fauve, et Jorgen avait la permission de les conduire.

Le marchand d'anguilles avait de l'esprit, c'était un boute-en-train. Il avait sur lui un bidon plein d'eau-de-vie. Il en donnait un petit verre à tout le monde, ou une tasse à café, s'il n'y avait pas assez de verres, et Jorgen lui-même, malgré son jeune âge, avait droit à un dé à coudre bien plein. C'était pour ne pas lâcher l'anguille grasse, disait le marchand d'anguilles et il racontait toujours la même histoire, et si cela faisait rire, il la racontait aussitôt une deuxième fois aux mêmes personnes. Tous les bavards font comme ça ! Et comme Jorgen utilisa cette histoire et lui emprunta des expressions pendant toute sa jeunesse et encore à l'âge adulte, il faut sans doute que nous l'entendions.

"Les anguilles se déplaçaient dans la rivière, et la mère anguille dit à ses filles qui lui demandaient la permission de remonter un peu la rivière toutes seules : "N'allez pas trop loin ! Le méchant pêcheur d'anguilles aurait vite fait de venir et il vous attraperait toutes !" Mais elles allèrent trop loin et sur huit anguilles, seules trois revinrent auprès de la mère anguille, et elles se lamentaient : "Nous avions à peine franchi la porte que le méchant pêcheur d'anguilles est venu et qu'il a tué nos cinq sœurs !" "Elles vont certainement revenir !" dit la mère anguille. "Non !dirent ses filles, car il les a dépouillées, coupées en morceaux et il les a fait frire." "Elles vont certainement revenir ! Dit la mère anguille. "Oui, mais il les a mangées !" "Elles vont certainement revenir", dit la mère anguille. "Mais pour finir, il a bu de l'eau-de-vie !" dirent les filles. "Aïe, aïe ! Dans ce cas-là, elles ne reviendront jamais ! S'écria la mère anguille. L'eau-de-vie enterre l'anguille !"

"Et c'est pour cela qu'on doit toujours boire un petit verre d'eau-de-vie pour accompagner ce plat !" dit le marchand d'anguilles.

Et cette histoire devint le fil conducteur de la vie de Jorgen, ce qui détermina son humeur. Lui aussi, il avait fort envie de franchir le seuil de la porte, "remonter un peu la rivière", c'est-à-dire partir dans le monde sur un navire. Et sa mère disait comme la mère anguille : "Il y a beaucoup de personnes méchantes, de pêcheurs d'anguilles !", mais il avait tout de même la permission de s'éloigner un peu des dunes, de pénétrer un peu dans la lande, et c'est ce qui devait arriver. Quatre journées pleines d'entrain, les plus lumineuses de toute son enfance, s'approchaient. Elles représentaient tout le charme du Jutland, la joie et le soleil du foyer. Il devait aller à un banquet – un banquet d'enterrement, c'est vrai.

Andersen, "Une histoire des dunes", Contes, trad. de Marc Auchet, coll. Livre de Poche, éd. LGF, 2003.

Extrait 21

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André Breton affirme : "C'est peut-être l'enfance qui approche le plus de la "vraie vie"".

En vous appuyant sur les oeuvres au programme, discutez cette opinion.

J'entrai dans le marché, les yeux grands ouverts. Des tas de piments de toutes formes et de toutes tailles s'élevaient à profusion sur des plateaux de bois et d'émail. Il y avait des montagnes de gari auprès desquelles paraissaient bien misérables ces tasses qu'on amenait au moment de faire la cuisine pour les délayer dans de l'eau bouillante et en faire de l'eba. L'odeur terreuse de la farine d'igname assaillait les narines bien avant qu'on ne l'aperçut, empilée dans des tas énormes dans des calebasses pleines. Et le SEL ! Personne, c'était évident, pas même la population entière d'Aké, n'aurait pu manger tant de sel en cent ans, et pourtant on en voyait des tas et des tas sur les étals. Ensuite venaient toutes sortes de tubercules, de légumes, de langoustes et de poissons séchés, puis les étals des bouchers dont les longs couteaux à double tranchant lançaient des éclairs au milieu des pièces de viande ; de leur main libre, ils chassaient les mouches ou frappaient sur la tête d'un petit garçon qui s'était endormi tandis qu'elles se posaient sur la viande. Dans son domaine, le boucher était un personnage aussi magique que le tambour-major qui jonglait avec son bâton. On avait toujours l'impression qu'il allait se couper, mais non, le couteau passait dans un éclair entre ses doigts et deux morceaux de viande tombaient sur la table, finement tranchés.

Il fallut un temps considérable avant que le quartier de l'alimentation ne cessât tout à fait pour céder la place aux vêtements, à la mercerie, aux jouets, et il y avait même des petits vendeurs de papeterie avec des plumes, des gommes, des encriers et des cahiers artistement présentés.

Tout à coup je m'arrêtai, reculai. J'avais aperçu, me regardant droit dans les yeux, la tête ratatinée d'un animal qui se balançait, pendue à une étagère basse en bois sous un étal. Puis je vis qu'elle était encore attachée au corps séché et naturalisé. Et elle n'était pas seule. Mon regard suivit l'étagère, tomba sur le tréteau placé dessous et rencontra des crânes, des crânes ordinaires, blanchis, sans chair ni peau, avec de grandes orbites vides et un trou à la place du nez. Et il y avait des écorces, des feuilles séchées. C'était l'alignement d'étals le plus étrange de tout le marché, avec son assortiment de pierres, de perles, de morceaux de fer, de poudres colorées en petits tas, de petits paquets noués dans des feuilles, de bouteilles remplies des plus étranges liquides où l'on apercevait des écorces et des feuilles. Il y avait aussi des souris et des serpents séchés. Les femmes assises devant ces étals étaient sensiblement plus âgées que les autres et elles restaient là impassibles, de toute évidence indifférentes à la musique de la fanfare qui avait attiré les plus jeunes dans la rue. De temps en temps une main desséchée s'élevait des sombres profondeurs d'une baraque et un chasse-mouches se promenait lentement sur l'étal. J'éprouvai un choc en voyant leurs poitrines plates et vides, mais je me rappelai soudain que c'était mal de regarder les gens en face, et je détournai les yeux.

Étaient-ce là les sorcières dont on entendait tant parler ? Je n'avais encore jamais vu de poitrines aussi plates, aussi peu humaines. Mais lorsque je regardai à nouveau les tables je reconnus des écorces et des racines semblables à celles qu'achetait mon père et qu'il fourrait dans des bouteilles et dans des pots où il les laissait macérer pendant des jours et des jours. On nous les donnait comme remèdes contre certaines maladies. Il y en avait que nous buvions simplement à certaines époques que l'un ou l'autre de nos parents connaissait mystérieusement. Et il y avait d'autres écorces préparées dans d'énormes pots. Une fois, après une fièvre, je m'étais trouvé tout à coup couvert de boutons. Je me souvins que l'on m'avait lavé tous les jours avec le contenu d'un de ces pots. Les herbes et les racines étaient apportées chez nous dans des paniers ; on les faisait bouillir, on les laissait refroidir et on m'en frottait ; puis on me donnait à boire des liquides aigres tirés d'autres pots bourrés d'autres herbes ou d'autres racines ; après quoi on me mettait au lit. Ou bien c'étaient les pilules de chez Mlle McCutter, d'Oke Padi ou d'ailleurs, et des cuillers à thé de potions désagréables tirées de flacons soigneusement étiquetés. Souvent les deux formes de remèdes étaient administrées ensemble ou bien à tour de rôle, un jour sur deux. Malades ou non, il semblait qu'il nous fallût toujours prendre l'une ou l'autre médecine ; seule la périodicité variait. Je n'étais guère rassuré en apercevant tout à coup ces femmes qui paraissaient en tout point aussi ratatinées que les herbes et les racines exposées sur leurs tables. Les potions maintenant semblaient être des liquides extraits de leurs corps, car il était impossible de concevoir que du sang y coulât ; en tout cas, ce n'était sûrement pas du sang de la même couleur que celui que je voyais lorsque je me coupais le pied sur un caillou.

La plus proche leva tout à coup les yeux et me regarda. Je lui rendis son regard et elle me sourit. Si elle ne l'avait pas fait je lui aurais peut-être posé quelques-unes des questions qui se pressaient dans mon esprit. Mais son visage, qui au repos ne ressemblait pas à celui des vivants, se changea brusquement en celui des têtes réduites qui pendaient juste au-dessus d'elle. Je fis demi-tour et m'enfuis. Je ne m'arrêtai de courir que lorsque j'eus rattrapé la fanfare. Dans ma tête le sang battait très fort, de peur plus que de l'effort que je venais de fournir, car l'idée m'était venue qu'il n'était pas du tout certain que ces crânes étaient vraiment des crânes d'animaux ; ce pouvaient bien être des crânes de jeunes enfants qui avaient été assez stupides pour s'aventurer trop près des baraques des sorcières. Je n'avais jamais beaucoup aimé les potions qu'on nous faisait boire, mais maintenant je me dis que j'avais de bonnes raisons des les refuser.

Wole Soyinka, Ake, les années d'enfance, trad. E. Galle, coll. GF, éd. Flammarion, 2021.