Illusions perdues

Objet d'étude : Le roman et la nouvelle au XIXème siècle : réalisme et naturalisme

Problématique générale : Comment le roman évolue-t-il des mensonges romanesques aux désillusions réalistes et naturalistes ?

Séance 01

Au théâtre

Cette séance est destinée à mettre en évidence les caractéristiques des mouvements réaliste et naturaliste

Observation

1. Quelles sont les caractéristiques d'une soirée au théâtre ou à l'opéra, au XIXe s. ? Aidez-vous de la gravure suivante.

E. Lami, lithographie tirée de l'Été à Paris (1843), de J. Janin.

Recherche

Comment les soirées au théâtre sont-elles montrées dans les quatre documents ci-contre ? Vous répondrez en vous appuyant sur les deux questions suivantes :

1. Quel regard est porté sur la femme dans ces extraits ?

2. Comment le public est-il dépeint dans ces documents ?

Pistes

Synthèse

1. Cherchez le sens du mot 'romanesque'. En quoi le projet d'écrire un roman réaliste est-il original ?

2. Quels textes adoptent une démarche réaliste ? Comment pouvez-vous caractériser cette démarche ?

Notion : Réalisme et naturalisme

Document A

Sylvie est un bref récit à la première personne : un jeune homme raconte son amour sans espoir pour une actrice.

Je sortais d’un théâtre où tous les soirs je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois tout était plein, quelquefois tout était vide. Peu m’importait d’arrêter mes regards sur un parterre peuplé seulement d’une trentaine d’amateurs forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettes surannées, - ou bien de faire partie d’une salle animée et frémissante couronnée à tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de visages radieux. Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre ne m’arrêtait guère, - excepté lorsqu’à la seconde ou à la troisième scène d’un maussade chef-d’œuvre d’alors, une apparition bien connue illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot à ces vaines figures qui m’entouraient. Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d’une béatitude infinie ; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et d’amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices, - belle comme le jour aux feux de la rampe qui l’éclairait d’en bas, pâle comme la nuit, quand la rampe baissée la laissait éclairée d’en haut sous les rayons du lustre et la montrait plus naturelle, brillant dans l’ombre de sa seule beauté, comme les Heures divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des fresques d’Herculanum !

Depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs ; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image, -et tout au plus avais-je prêté l’oreille à quelques propos concernant non plus l’actrice, mais la femme. Je m’en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la princesse d’Elide ou sur la reine de Trébizonde, -un de mes oncles, qui avait vécu dans les avant-dernières années du XVIII° siècle, comme il fallait y vivre pour le bien connaître, m’ayant prévenu de bonne heure que les actrices n’étaient pas des femmes, et que la nature avait oublié de leur faire un cœur. Il parlait de celles de ce temps-là sans doute ; mais il m’avait raconté tant d’histoires de ses illusions, de ses déceptions, et montré tant de portraits sur ivoire, médaillons charmants qu’il utilisait depuis à parer des tabatières, tant de billets jaunis, tant de faveurs fanées, en m’en faisant l’histoire et le compte définitif, que je m’étais habitué à penser mal de toutes sans tenir compte de l’ordre des temps. Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. [...] Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. À ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l’air pur des solitudes, nous buvions l’oubli dans la coupe d’or des légendes, nous étions ivres de poésie et d’amour. Amour, hélas ! des formes vagues, des teintés roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher.

G. de Nerval, Sylvie, 1854.

Document B

Lucien est un jeune homme qu'une femme riche, Louise Anaïs de Nègrepelisse, a emmené à Paris. Tous deux se retrouvent au théâtre, dans la haute société.

Louise était restée la même. Le voisinage d'une femme à la mode, de la marquise d'Espard, cette madame de Bargeton de Paris, lui nuisait tant ; la brillante Parisienne faisait si bien ressortir les imperfections de la femme de province, que Lucien, doublement éclairé par le beau monde de cette pompeuse salle et par cette femme éminente, vit enfin dans la pauvre Anaïs de Nègrepelisse la femme réelle, la femme que les gens de Paris voyaient : une femme grande, sèche, couperosée, fanée, plus que rousse, anguleuse, guindée, précieuse, prétentieuse, provinciale dans son parler, mal arrangée surtout ! En effet, les plis d'une vieille robe de Paris attestent encore du goût, on se l'explique, on devine ce qu'elle fut, mais une vieille robe de province est inexplicable, elle est risible. La robe et la femme étaient sans grâce ni fraîcheur, le velours était miroité comme le teint. Lucien, honteux d'avoir aimé cet os de seiche, se promit de profiter du premier accès de vertu de sa Louise pour la quitter. Son excellente vue lui permettait de voir les lorgnettes braquées sur la loge aristocratique par excellence. Les femmes les plus élégantes examinaient certainement madame de Bargeton, car elles souriaient toutes en se parlant. Si madame d'Espard reconnut, aux gestes et aux sourires féminins, la cause des sarcasmes, elle y fut tout à fait insensible. [...] Chacun devait reconnaître dans sa compagne la pauvre parente venue de province, de laquelle peut être affligée toute famille parisienne. [...]

En perdant ses illusions sur madame de Bargeton, comme madame de Bargeton perdait les siennes sur lui, le pauvre enfant, de qui la destinée ressemblait un peu à celle de J.-J. Rousseau, l'imita en ce point qu'il fut fasciné par madame d'Espard ; et il s'amouracha d'elle aussitôt. Les jeunes gens ou les hommes qui se souviennent de leurs émotions de jeunesse comprendront que cette passion était extrêmement probable et naturelle. Les jolies petites manières, ce parler délicat, ce son de voix fin, cette femme fluette, si noble, si haut placée, si enviée, cette reine apparaissait au poète comme madame de Bargeton lui était apparue à Angoulême. La mobilité de son caractère le poussa promptement à désirer cette haute protection ; le plus sûr moyen était de posséder la femme, il aurait tout alors ! Il avait réussi à Angoulême, pourquoi ne réussirait-il pas à Paris ? Involontairement et malgré les magies de l'Opéra toutes nouvelles pour lui, son regard, attiré par cette magnifique Célimène, se coulait à tout moment vers elle ; et plus il la voyait, plus il avait envie de la voir ! Madame de Bargeton surprit un des regards pétillants de Lucien ; elle l'observa et le vit plus occupé de la marquise que du spectacle. Elle se serait de bonne grâce résignée à être délaissée pour les cinquante filles de Danaüs ; mais quand un regard plus ambitieux, plus ardent, plus significatif que les autres lui expliqua ce qui se passait dans le cœur de Lucien, elle devint jalouse, mais moins pour l'avenir que pour le passé. - Il ne m'a jamais regardée ainsi, pensa-t-elle. Mon Dieu, Châtelet avait raison ! Elle reconnut alors l'erreur de son amour. Quand une femme arrive à se repentir de ses faiblesses, elle passe comme une éponge sur sa vie, afin d'en effacer tout. Quoique chaque regard de Lucien la courrouçât, elle demeura calme.

H. de Balzac, Illusions perdues, 1836-1843.

Séance 02

La fin des rêves

Cette séance est destinée à étudier le rythme et la portée d'un récit réaliste

Oral

"Une femme de condition modeste est invitée à un grand bal donné par l'une des personnalités les plus importantes de l'État."

1. Quel genre d'histoire romanesque cette situation pourrait-elle donner ?

2. Quel genre d'histoire réaliste cette situation pourrait-elle donner ?

Pistes

Notion : La nouvelle au XIXe s.

Recherche

1. Observez, dans l'incipit de la nouvelle, l'opposition entre la réalité et les rêves de Mathilde. Les sentiments de la jeune femme vous paraissent-ils justifiés ?

2. Comment le narrateur raconte-t-il la scène de bal ? Quelle impression produit le retour au logis des deux personnages ?

3. Observez le rythme du récit et la construction des phrases de "Mme Loisel connut la vie horrible..." à "...ce bal où elle avait été si belle et si fêtée."

4. Qui parle dans le passage : "Que serait-il arrivé... pour vous perdre ou vous sauver !"

5. Relevez, dans la nouvelle entière, le vocabulaire de l'argent. Quel rôle joue-t-il dans l'histoire ?

6. Etudiez la construction et l'effet de la fin.

Notion : Le rythme du récit ; les paroles rapportées

Synthèse

Comment l'auteur a-t-il transformé le récit merveilleux ? En quoi cette transformation est-elle caractéristique du récit réaliste ?

La Parure

C’était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l’instruction publique.

Elle fut simple, ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une déclassée ; car les femmes n’ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d’élégance, leur souplesse d’esprit sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres nettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l’attention.

Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d’une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d’un air enchanté : "Ah ! le bon pot-au-feu ! je ne sais rien de meilleur que cela... », elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d’une truite ou des ailes de gélinotte.

Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n’aimait que cela ; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu’elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.

Or, un soir, son mari rentra, l’air glorieux et tenant à la main une large enveloppe.

- Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi.

Elle déchira vivement le papier et en tira une carte qui portait ces mots :

"Le ministre de l’instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire l’honneur de venir passer la soirée à l’hôtel du ministère, le lundi 18 janvier. »

Au lieu d’être ravie, comme l’espérait son mari, elle jeta avec dépit l’invitation sur la table, murmurant :

- Que veux-tu que je fasse de cela ?

- Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c’est une occasion, cela, une belle ! J’ai eu une peine infinie à l’obtenir. Tout le monde en veut ; c’est très recherché et on n’en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.

Elle le regardait d’un œil irrité, et elle déclara avec impatience :

- Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller là ?

Il n’y avait pas songé ; il balbutia :

- Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi...

Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche ; il bégaya :

- Qu’as-tu ? qu’as-tu ?

Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d’une voix calme en essuyant ses joues humides :

- Rien. Seulement je n’ai pas de toilette et par conséquent, je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.

Il était désolé. Il reprit :

- Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait-il, une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d’autres occasions, quelque chose de très simple ?

Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu’elle pouvait demander sans s’attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe.

Enfin, elle répondit en hésitant :

- Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu’avec quatre cents francs je pourrais arriver.

Il avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s’offrir des parties de chasse, l’été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche.

Il dit cependant :

- Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d’avoir une belle robe.

Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir :

- Qu’as-tu ? Voyons, tu es toute drôle depuis trois jours.

Et elle répondit :

- Cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère comme tout. J’aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée.

Il reprit :

- Tu mettras des fleurs naturelles. C’est très chic en cette saison-ci. Pour dix francs tu auras deux ou trois roses magnifiques.

Elle n’était point convaincue.

- Non... il n’y a rien de plus humiliant que d’avoir l’air pauvre au milieu de femmes riches.

Mais son mari s’écria :

- Que tu es bête ! Va trouver ton amie Mme Forestier et demande-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela.

Elle poussa un cri de joie.

- C’est vrai. Je n’y avais point pensé.

Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse. Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large coffret, l’apporta, l’ouvrit, et dit à Mme Loisel :

- Choisis, ma chère.

Elle vit d’abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d’un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elle demandait toujours :

- Tu n’as plus rien d’autre ?

- Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire.

Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants ; et son cœur se mit à battre d’un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l’attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle-même.

Puis, elle demanda, hésitante, pleine d’angoisse :

- Peux-tu me prêter cela, rien que cela ?

- Mais oui, certainement.

Elle sauta au cou de son amie, l’embrassa avec emportement, puis s’enfuit avec son trésor.

Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s’amusaient beaucoup.

Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu’il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l’élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s’enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s’enveloppaient de riches fourrures.

Loisel la retenait :

- Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre.

Mais elle ne l’écoutait point et descendait rapidement l’escalier. Lorsqu’ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture ; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu’ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin, ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu’on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s’ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu’à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C’était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu’il lui faudrait être au Ministère à dix heures.

Elle ôta les vêtements dont elle s’était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n’avait plus sa rivière autour du cou !

Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda :

- Qu’est-ce que tu as ?

Elle se tourna vers lui, affolée :

- J’ai... j’ai... je n’ai plus la rivière de madame Forestier.

Il se dressa, éperdu :

- Quoi !... comment !... Ce n’est pas possible !

Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne la trouvèrent point.

Il demandait :

- Tu es sûre que tu l’avais encore en quittant le bal ?

- Oui, je l’ai touchée dans le vestibule du Ministère.

- Mais si tu l’avais perdue dans la rue, nous l’aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre.

- Oui. C’est probable. As-tu pris le numéro ?

- Non. Et toi, tu ne l’as pas regardé ?

- Non.

Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla.

- Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas.

Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.

Son mari rentra vers sept heures. Il n’avait rien trouvé.

Il se rendit à la Préfecture de police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d’espoir le poussait.

Elle attendit tout le jour, dans le même état d’effarement devant cet affreux désastre.

Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie ; il n’avait rien découvert.

- Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner.

Elle écrivit sous sa dictée.

Au bout d’une semaine, ils avaient perdu toute espérance.

Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara :

- Il faut aviser à remplacer ce bijou.

Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l’avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres :

- Ce n’est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière ; j’ai dû seulement fournir l’écrin.

Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l’autre, consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d’angoisse.

Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais-Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu’ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente-six mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu’on le reprendrait pour trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février.

Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à l’un, cinq cents à l’autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s’il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l’avenir, par la noire misère qui allait s’abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-six mille francs.

Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier, celle-ci lui dit, d’un air froissé :

- Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car je pouvais en avoir besoin.

Elle n’ouvrit pas l’écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s’était aperçue de la substitution, qu’aurait-elle pensé ? qu’aurait-elle dit ? Ne l’aurait-elle pas prise pour une voleuse ?

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d’ailleurs, tout d’un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne ; on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu’elle faisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l’eau, s’arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l’épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d’autres, obtenir du temps.

Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d’un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l’usure, et l’accumulation des intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s’asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d’autrefois, à ce bal où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-il arrivé si elle n’avait point perdu cette parure ? Qui sait ? qui sait ? Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver !

Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Élysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C’était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler ? Oui, certes. Et maintenant qu’elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas ?

Elle s’approcha.

- Bonjour, Jeanne.

L’autre ne la reconnaissait point, s’étonnant d’être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise.

Elle balbutia :

- Mais... madame !... Je ne sais... Vous devez vous tromper.

- Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri.

- Oh !... ma pauvre Mathilde, comme tu es changée !...

- Oui, j’ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t’ai vue ; et bien des misères... et cela à cause de toi !...

- De moi... Comment ça ?

- Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m’as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

- Oui. Eh bien ?

- Eh bien, je l’ai perdue.

- Comment ! puisque tu me l’as rapportée.

- Je t’en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n’était pas aisé pour nous, qui n’avions rien... Enfin c’est fini, et je suis rudement contente.

Mme Forestier s’était arrêtée.

- Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne ?

- Oui. Tu ne t’en étais pas aperçue, hein ? Elles étaient bien pareilles.

Et elle souriait d’une joie orgueilleuse et naïve.

Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains.

- Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !...

G. de Maupassant, La Parure et autres scènes de la vie parisienne, parue pour la première fois en 1884 dans le quotidien Le Gaulois.

Séance 03

Madame Bovary

Cette séance est destinée à étudier la description réaliste

Oral

Les fonctions de la description

Notes

1. Monsieur : Charles Bovary, le mari d'Emma.

2. Levrette : femelle du lévrier.

3. Hêtraie : lieu planté de hêtres.

4. Digitales : fleurs qui ont la forme d'un doigt de gant.

5. Ravenelles : nom donné à la moutarde des champs.

Emma est une jeune femme dont la jeunesse a été imprégnée de la lecture d'histoire romanesques. Son mariage avec un modeste officier de santé la conduit à de cruelles désillusions.

Un garde-chasse, guéri par Monsieur1, d’une fluxion de poitrine, avait donné à Madame une petite levrette2 d’Italie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin d’être seule un instant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardin avec la route poudreuse.

Elle allait jusqu’à la hêtraie3 de Banneville, près du pavillon abandonné qui fait l’angle du mur, du côté des champs. Il y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux à feuilles coupantes.

Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien n’avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue. Elle retrouvait aux mêmes places les digitales4 et les ravenelles5, les bouquets d’orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenêtres, dont les volets toujours clos s’égrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sa pensée, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ; ou mordillait les coquelicots sur le bord d’une pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient, et, assise sur le gazon, qu’elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait :

- Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?

Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils étaient sans doute, ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant ? À la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur.

G. Flaubert, Madame Bovary, 1857.

Questions

I, 3. Remettez dans l'ordre les différentes parties du paragraphe. Justifiez votre réponse.

II, 2. Complétez le paragraphe avec des citations et des analyses de citation.

II, 3. Élaborez un paragraphe à partir des citations proposées.

I. Emma souffre de l'étroitesse de son existence

1. Comment cet extrait exprime-t-il la monotonie d'une vie confinée dans des lieux qui ne changent pas ?

Dès le début du texte, les indications de lieux soulignent la monotonie d'une vie confiné dans un espace qui ne change pas : "l’éternel jardin avec la route poudreuse". La campagne elle-même est monotone et "répétitive" : "aux mêmes places... toujours clos". Le vocabulaire ("même", "toujours") met en valeur l'immobilité des paysages. On peut ainsi dire que La levrette tournant en rond, "faisant des cercles dans la campagne" est à l’image d’Emma, faisant chaque jour les mêmes gestes, parcourant les mêmes lieux. L'usage de l'imparfait souligne l'aspect répétitif de ces promenades, toujours les mêmes. L'ennui d'Emma, dans ce passages, est donc souligné par la description des lieux toujours identiques dans lesquels elle répète ses promenades comme dans une cour de prison.

2. Étudiez la composition du paysage.

3. Commentez l'image sur laquelle l'extrait se termine.

a. Le lieu choisi est un "grenier", c'est à dire une pièce peu visitée, où l'on range les objets inutiles.

b. L'extrait se termine sur une longue métaphore filée qui illustre la situation et les émotions du personnage.

c. Les analogies suggèrent donc la laideur et la tristesse de la vie d'Emma, condamné à l'oubli, comme les objets dans le grenier, par sa vie monotone et obscure.

Plusieurs figures de style se succèdent en effet pour représenter ce que vit Emma Bovary.

d. Tout commence par une comparaison : "sa vie" (comparé) est associée à "un grenier dont la lucarne est au nord" (comparant) pour mettre en valeur une qualité commune, la froideur, l’humidité.

e. Une métaphore filée vient prolonger la première image : "l’ennui" (comparé) est associé à une "araignée... filant sa toile"; l'animal choisi est associé à des connotations très négatives.

II. Le personnage se réfugie dans des rêves impossibles

1. Montrez que le déplacement est d'abord physique, puis moral.

2. Comment le narrateur nous fait-il entrer dans les pensées du personnages ?

Dans la seconde partie du texte, le lecteur entre progressivement dans les pensées du personnage. C'est d'abord une question posée au style direct : "Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?" ... Puis on glisse vers un passage au style indirect libre... Ce glissement de la voix narrative à la voix intime du personnage assuré par le discours indirect libre est l'une des marques distinctives de la littérature réaliste et naturaliste.

3. Montrez que le personnage se perd dans ses rêves.

"Sa pensée, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne."

"Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu... imaginer quels eussent été... Il aurait pu être..."

Séance 04

La fabrique de L'Assommoir

Cette séance est destinée à réfléchir sur le processus de création naturaliste : une documentation transfigurée

Lecture

Observation

A partir des extraits suivants, expliquez en quoi la démarche naturaliste s'oppose à la rêverie romanesque.

Pistes

Dissertation

Selon vous, le rôle du roman est-il de proposer "une réalité absolument exacte" au lecteur ?

Recherche

Sur l'extrait de roman.

1. Comment l'extrait nous plonge-t-il dans une réalité populaire ?

2. Etudiez la présence de la mort dans cet extrait et expliquez la signification du nom du café.

3. Par quelles figures de style Zola transforme-t-il l'alambic en créature étrange et gigantesque ?

Pistes

Notes

1. Cheulard : soûlard (argot)

2. Mine à poivre : Cabaret où l'on distille l'alcool sur place.

3. Canon : verre de vin (familier)

4. Roussin : patron d'un café (argot).

5. Grelot : voix (argot).

Document A

Dès 1868, Zola prévoit un roman sur le peuple. Il commence un énorme dossier préparatoire s'ouvrant sur l'ébauche, texte où il précise ses objectifs.

Le roman doit être comme ceci : montrer le milieu peuple, et expliquer par ce milieu les moeurs peuple ; comme quoi, à Paris, la soûlerie, la débandade de la famille, les coups, l'acceptation de toutes les hontes et de toutes les misères vient des conditions mêmes de l'existence ouvrière, des travaux durs, des promiscuités, des laisser-aller, etc. En un mot, un tableau très exact de la vie du peuple avec ses ordures, sa vie lâchée, son langage grossier ; et ce tableau ayant comme dessous -sans thèse cependant -, le sol particulier dans lequel poussent toutes ces choses. Ne pas flatter l'ouvrier, et ne pas le noircir. Une réalité absolument exacte.

E. Zola, Dossier préparatoire de L'Assommoir, Feuillet 158, Paris, BNF, Département des manuscrits, 1868.

Document B

Dans ce dossier, il note ses idées sur le personnage principal.

Ma Gervaise Macquart doit être l’héroïne. Je fais donc la femme du peuple, la femme de l’ouvrier. C’est son histoire que je conte. Son histoire est celle-ci. Elle s’est sauvée de Plassans à Paris avec son amant Lantier, dont elle a deux enfants, Claude et Etienne. Elle se sauve en 50. Elle a alors 22 ans. Claude a 8 ans et Etienne 4 ans. Lantier, un ouvrier tanneur l’abandonne trois mois après son arrivée à Paris, où elle a repris son état de blanchisseuse ; il se marie de son côté, sans doute. Elle se met avec Coupeau, un ouvrier zingueur qui l’épouse. Elle en a tout de suite une fille, Anna, en 51. Je la débarrasse de Claude, dès que celui-ci a 10 à 12 ans. Je ne lui laisse qu’Etienne et Anna. Au moment du récit, il faut qu’Anna ait au moins 14 ans, et Etienne 18 ans. Mon drame aura donc lieu vers 1865. Je raconterai auparavant la vie de Gervaise. Je pourrai prendre sans doute pour cadre la vie d’une femme du peuple, je prends Gervaise à Paris à 22 ans (en 1850) et je la conduis jusqu’en 1869 à 41 ans. Je la fais passer par toutes les crises et toutes les hontes imaginables. Enfin, je la tue, dans un drame.

E. Zola, Dossier préparatoire de L'Assommoir, Feuillets 158 et 159, Paris, BNF, Département des manuscrits, 1868.

Gervaise, née en 1828, 22 ans en 1850, bancale de naissance, la cuisse droite déviée et amaigrie, reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eues à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse, grande fille fluette, avec une jolie petite face ronde ; son infirmité est presque une grâce ; - a un enfant à quatorze ans, Claude, de Lantier, ouvrier tanneur à peine âgé de dix-huit ans ; quatre ans plus tard en a un autre enfant Etienne ; - se sauve à Paris dans les premiers jours de février avec son amant, en 1850 ; Claude a huit ans et Etienne quatre ans ; - est abandonnée par Lantier trois mois après son arrivée, dans les premiers jours de mai.

E. Zola, Dossier préparatoire de L'Assommoir, Feuillet 120, Paris, BNF, Département des manuscrits, 1868.

Documents C et D

Zola cherche ensuite le lieu correspondant au milieu choisi. Il part en repérage dans le quartier parisien de la Goutte-d'Or, multipliant croquis et notes précises.

Rue neuve de la Goutte-d’Or

La rue en pente, à partir du milieu ; étroite, même les trottoirs manquent par endroits ; ruisseaux toujours débordant d’eau savonneuse. Au bout, du côté de la rue de la Goutte-d’Or, en descendant : à droite, boutique noires, cordonniers, tonneliers ; à gauche, merceries, épiceries borgnes. Boutiques fermées avec affiches. Puis, au milieu, les maisons deviennent plus basses ; un seul étage ; des allées s’enfonçant entre des murs bas ; des cours puantes. Là, à droite, le lavoir : petit corps de bâtiment bas, dominé par trois grands cylindres, réservoirs de zinc ; la machine à vapeur à droite, le bureau à gauche ; la porte et l’allée du lavoir au milieu ; au- dessus le séchoir avec ses persiennes. Après le lavoir, une belle maison en briques rouges ; un arbre, acacia, avançant dans la rue, la gaieté de la rue. En face, une fabrique d’eau de Seltz ; et plus haut un loueur de voiture de remise, Louise. Puis, au bout de la rue, du côté du boulevard extérieur, quatre à cinq blanchisseuses, dont une à belle boutique. En face des petites boutiques, un coiffeur avec plats à barbe en cuivre. Les maisons basses sont peintes en vert, jaune, rouge, bleu, pâli.

Les grands restaurants du boulevard

Rue des Poissonniers : le Bal du grand Turc.

Plus loin, au coin de la rue Doudeauville : Au papillon (avec image), marchand de vin.

Rue Poulet : Bal du Petit Château Rouge.

A la chaussée de Clignancourt : à droite le Restaurant du Lion d’or ; à gauche, Aux deux Marronniers (restaurant). Plus loin, le Château Rouge, bal, rue du château. Au petit Ramponneau au coin de la rue des Acacias. Sur le boulevard, au coin de Paris, Café du Delta, style étrange, très orné ; un œil dans un triangle, entouré de rayon d’or.

E. Zola, Dossier préparatoire de L'Assommoir, Feuillet 1O8, Paris, BNF, Département des manuscrits, 1868.

Carnets d'enquête Carnets d'enquête

E. Zola, Dossier préparatoire de L'Assommoir, Feuillet 114, Paris, BNF, Département des manuscrits, 1868.

Document E

Zola note également beaucoup d'expressions argotiques entendues parmi le peuple.

Carnets d'enquête Carnets d'enquête

E. Zola, Dossier préparatoire de L'Assommoir, Feuillets 152 et 153, Paris, BNF, Département des manuscrits, 1868.

Document F

Le texte qui suit est un extrait du roman définitif, paru presque dix ans après. L'extrait proposé montre Gervaise Macquart lorsqu'elle pénètre pour la première fois dans le café nommé L'Assommoir avec un ouvrier nommé Coupeau.

La fumée des pipes, l'odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l'air chargé d'alcool ; et elle étouffait, prise d'une petite toux.

-Oh ! c'est vilain de boire ! dit-elle à demi-voix.

Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les liqueurs.

-Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal.

Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci, par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là1 entraient à la mine à poivre2. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s'était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribote, de la gouttière du n° 25 ; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la place, il aurait plutôt bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon3 gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase :

-Dans notre métier, il faut des jambes solides.

Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d'existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente :

-Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d'être battue... Et c'est tout, vous voyez, c'est tout...

Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité :

-Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit... Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.

Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s'échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud, l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin4 de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot5, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant :

-C'est bête, ça me fait froid, cette machine... la boisson me fait froid...

E. Zola, L'Assommoir, Chp II, 1877