Problématique générale : Les images qui nous entourent aujourd'hui nous aident-elles à mieux voir la réalité ?
1. Est-ce qu'il y a des images qui comptent beaucoup pour vous ?
2. Pensez-vous qu'il soit normal d'être attaché à des images ?
"Les individus des sociétés développées tendent de plus en plus à préférer l'image au réel" écrit L. Porcher dans Vers la dictature des médias en 1976.
Qu'en pensez-vous ? Proposez une opinion personnelle argumentée et illustrée d'exemples.
Pourquoi parle-t-on tant de l'"ère de l'image", de l'"accumulation des images", du "triomphe de l'image", de la "société du spectacle" ou d'un réel "virtuel" ? Parce qu'aux images journellement perçues mais fugaces s'est ajoutée une production matérielle d'images. L'interrogation principale à formuler aujourd'hui n'est donc pas celle de la virtualite des images. C'est celle de leur matérialité. En fait, un individu ne consomme pas plus d'images dans son temps de veille ou de sommeil, mais il accumule beaucoup d'images potentielles qu'il pourrait consommer. Quel que soit le support, les images pėsent. Elles sont lourdes. Elles sont dépendantes de la diffusion industrielle, des processus économiques, des évolutions techniques. Leur existence devient, dans ce contexte de plus en plus fragile, terriblement liée aux sources d'énergie : si le courant électrique ne passe plus, elles disparaissent, se volatilisent.
Pourtant, l'individu retient principalement qu'il peut voir beaucoup d'images. Il croit à la multiplication des images. Il n'en voit pas plus en fait, mais il en voit d'autres. Il ne regarde plus son arbre, il regarde la photo de son arbre, le film de son arbre, le tableau de son arbre. Il s'autofilme (Webcam), se projette en direct sur le "Net". Il est filmé sans cesse par des caméras de surveillance. Il absorbe les produits d'une économie mondiale de la culture. Il tapote nerveusement sur des consoles de jeux pour vivre virtuellement les aventures de personnages. Il s'accroche à son écran et explore des mondes cybernétiques comme il se promènerait en forêt. Tout s'accumule.
Il existe donc bien un probleme de stock. Et d'action individuelle face au stock. Allons-nous accumuler pendant des siėcles l'objet, la representation de l'objet, la représentation de la reprėsentation et la reprėsentation de la représentation de la représentation ? Les instances officielles, même traditionnelles comme les bibliothèques, s'inquiètent déjà de la perennité de la conservation et des méthodes d'indexation. Car c'est bien l'indexation qui importe et non l'accumulation. En effet, l'offre en images n'est ni égalitaire ni pertinente. Ni intéressante d'ailleurs, parce qu'elle n'a pas de sens: elle devient disproportionnée, inconsommable. Pas non plus significative, parce que ce n'est pas la nature des images qui importe, mais leur valorisation et leurs modes d'accès. L'individu ne choisit pas à travers ces images, il choisit parmi ce qu'"on" lui a choisi.
Laurent Gervereau, Histoire du visuel au XXe siecle, Éd. du Seuil, coll. Points Histoire, 2003.
500à 800 milliards de photos seront prises dans le monde en 2011 (source OPI) |
750millions de photos ont été téléchargées sur Facebook le week-end du jour de l'an 2011 (source Facebook) |
20milliards de clichés étaient stockés fin 2010 sur les serveurs des trois plus grands sites de partage de photos : Photobucket, Picasa et Flickr (source Pixable) |
1900photos, c'est le nombre moyen de prises de vue réalisées en 2011 par chaque Français possesseur d'un appareil reflex (source API/Ipsos) |
71%des pratiquants de photos numériques français consultent des photos réalisées par leurs proches en ligne (source API/Ipsos) |
Observatoire des Professions de l'Image 2011
Photogramme issu du court métrage de Virgil Widrich, Copy Shop, 2001.
Pensez-vous que la photo de presse soit un bon moyen d'information ? Justifiez votre point de vue par des arguments et des exemples.
Proposez une synthèse organisée des documents ci-contre.
"La pub pollue nos rêves" lit-on parfois sur les affiches. Partagez-vous cette opinion ?
Je me prénomme Octave et m'habille chez APC. Je suis publicitaire : eh oui, je pollue l'univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n'aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur PhotoShop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d'économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j'ai shootée dans ma dernière campagne, je l'aurai déjà démodée. J'ai trois vogues d'avance, et m'arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c'est le pays où l'on n'arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l'avantage avec la nouveauté, c'est qu'elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.
Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l'a baptisée "la déception post-achat". Il vous faut d'urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L'hédonisme n'est pas un humanisme : c'est du cash-flow. Sa devise ? "Je dépense donc je suis." Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l'inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c'est vous.
Je passe ma vie à vous mentir et on me récompense grassement. Je gagne 13 000 euros (sans compter les notes de frais, la bagnole de fonction, les stock-options et le golden parachute). L'euro a été inventé pour rendre les salaires des riches six fois moins indécents. Connaissez-vous beaucoup de mecs qui gagnent 13 K-euros à mon âge ? Je vous manipule et on me file la nouvelle Mercedes SLK (avec son toit qui rentre automatiquement dans le coffre) ou la BMW Z3 ou la Porsche Boxter ou la Mazda MX5. (Personnellement, j'ai un faible pour le roadster BMW Z3 qui allie esthétisme aérodynamique de la carrosserie et puissance grâce à son 6 cylindres en ligne qui développe 321 chevaux, lui permettant de passer de 0 à 100 kilomètres/heure en 5,4 secondes. En outre, cette voiture ressemble à un suppositoire géant, ce qui s'avère pratique pour enculer la Terre.)
F. Beigbeder, 99 francs (14,99 euros), éd. Grasset, 2000.
Le Photographe Publicitaire pourrait être l'amoureux poète de la boîte de conserves et de l'aspirateur, chantant les vertus des produits de l'industrie et du commerce, surprenant des femmes de rêve dansant de joie dans des baignoires, et des lessiveuses entourées de chocolat fondant et de fers à repasser, avec un peu de lumière et beau coup d'amour...
Mais les machines à laver n'amusent que les bricoleurs du dimanche, les femmes, rarement belles, attrapent des crises de foie grâce au chocolat fondant, aux esquimaux et au caramel mou. Le métro Saint-Lazare à 18 heures, les cors aux pieds et les bas qui filent restent la réalité d'une clientèle qui ne danse pas mais qui rêve. Le Photographe Publicitaire, affreux personnage, doit entretenir cette minute de rêve.
Non le rêve du roman de gare et des bandes dessinées, à dactylos amoureuses et sans boutons s'accouplant à un patron jeune et distingué (rêve inabordable), mais un rêve étudié, construit, mesuré et surtout possible et matérialisable. Il doit apporter à la ménagère le réflexe plaisir dans la crasse de la lessive, l'érotisme ou la sensualité dans le moulin à légume et le fer à friser.
Mais pour cela il faut que l'annonceur soit persuadé qu'une annonce médiocre donnera un rêve médiocre, et qu'il vaut mieux vendre son produit à la sauvette dans le métro s'il ne présente aucun intérêt.
La représentation fidèle de son produit a son importance, mais avant tout il faut donner le choc visuel, le charme et la suggestion. Préférer une image vivante, où le produit ne sera pas au premier plan, à une image morte, sans humour et sans intérêt, tuée par l'obligation de bien montrer la gaufrette ou le tube dentifrice. Un sourire ne s'imite pas : il est vrai ou faux. L'annonceur doit être persuadé également que sa secrétaire, quoique jolie, est plus utile à faire son courrier qu'à poser pour ses annonces; que les photos qu'il fait en vacances, quoique meilleures que celles du photographe, sont inutilisables; qu'une photo publicitaire est conçue spécialement pour son produit et ne concerne que le sien, qu'elle doit personnaliser sa marque, qu'il ne s'agit pas d'imiter l'annonce concurrente pour éviter les risques.
Le Photographe essayera de concrétiser les impératifs du client et de la conception publicitaire et d'en faire la synthèse, pour arriver à l'image-sommet : celle de la danseuse dans l'inertie de la pointe d'un mouvement, ou de la crêpe immobile au-dessus de la poêle. Sommet de l'expression dans l'expression, les gestes, les lumières et les formes, juste à l'avant-garde de la dimension du public à atteindre et non à l'avant-garde de notre dimension. Sommet sans conteste de l'image qui accroche, s'impose et vend, du concierge au président-directeur général. D'ailleurs, la croûte concierge est moins dure que la croûte président; l'esprit est moins littéraire, moins intellectuel, mais plus sensible et plus vrai. Ne le méprisons pas et n'essayons pas de le tromper avec des couleurs fausses et des sourires figés.
Donnons-lui des rêves de qualité.
J.-F. Bauret, "La Minute de rêve et le photographe publicitaire", Les Cahiers de la publicité, 1963, n°8.
On parle peu du message global dans lequel nous entortille, jour après jour, la publicité. Un message à la fois global et subliminal dont les effets, à bien réfléchir, sont effarants. Tous ces spots nous montrent des ménagères impeccables, astiquant de spacieuses cuisines, des chaumières pimpantes, des septuagénaires d'attaque, des tablées de convives dans la lumière, des enfants radieux dégustant des friandises sucrées, des amoureux au physique hollywoodien, des monospaces traversant des campagnes automnales, des grands-mères au teint de pêche et des couchers de soleil etc. Bref, il existe une féerie publicitaire dont personne n'est dupe sur le moment mais qui, à la longue, engendre malgré tout cette funeste conséquence : l'évacuation du réel.
En d'autres termes, nous sommes publicitairement assignés à une fausse vérité ; nous sommes précipités dans un monde aseptisé et gentil où la consommation d'objets procure à chacun une félicité ébahie. Cette théâtralisation finit par substituer son omniprésence au réel, de sorte que ce dernier se trouve littéralement congédié. Par le truchement de ces "cartes postales" enchantées, nous vivons ailleurs, à côté, dans le simulacre.
Nos sociétés n'ont évidemment rien à voir avec cette représentation manipulatrice. Elles sont infiniment plus dures, plus inégalitaires, plus souffrantes.
Aujourd'hui, l'écart entre le réel de tous les jours et cette image fantasmatique est devenu si grand que le fonctionnement de la démocratie elle-même en est affecté. Comment débattre, comment délibérer sérieusement, comment réfléchir ensemble si personne ne sait plus vraiment dans quel monde on vit ?
J.-C. Guillebaud, "La féerie publicitaire", TéléCinéObs n°55, septembre 2004.
Campagne de publicité pour le parfum "J'adore" de Dior avec Carmen Kass.
Soit les extraits de 5:50 à 7:50 et de 22:45 à 25:31. Analysez les images utilisées dans ce film de propagande sur Hitler.
En 1935, Leni Riefenstahl, danseuse, actrice et photographe allemande, réalise un film de propagande appelé Le Triomphe de la volonté (Triumph des Willens).
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Leni Riefenstahl, Triumph des Willens, 1935.
La photo de Guélia et de Staline est tirée à des millions d'exemplaires sur des affiches, des cartes postales ou dans des livres scolaires. Staline est surnommé "Le petit père des peuples".
Staline et Guelia, Kalachnikov, 1936.
Le hall sentait le chou cuit et le vieux tapis. À l'une de ses extrémités, une affiche de couleur, trop vaste pour ce déploiement intérieur, était clouée au mur. Elle représentait simplement un énorme visage, large de plus d'un mètre : le visage d'un homme d'environ quarante-cinq ans, à l'épaisse moustache noire, aux traits accentués et beaux.
Winston se dirigea vers l'escalier. Il était inutile d'essayer de prendre l'ascenseur. Même aux meilleures époques, il fonctionnait rarement. Actuellement, d'ailleurs, le courant électrique était coupé dans la journée. C'était une des mesures d'économie prises en vue de la Semaine de la Haine.[...]
Son appartement était au septième. Winston, qui avait trente-neuf ans et souffrait d'un ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite, montait lentement. Il s'arrêta plusieurs fois en chemin pour se reposer. À chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l'ascenseur, l'énorme visage vous fixait du regard. C'était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE.
À l'intérieur de l'appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la production de la fonte. La voix provenait d'une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l'appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n'y avait aucun moyen de l'éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. Il avait les cheveux très blonds, le visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l'hiver qui venait de prendre fin.
Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d'un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
G. Orwell, 1984, coll. Folio, éd. Gallimard (première publication : 1950)
L. Lavaud écrit : "Qu'est-ce, en effet, qu'un dictateur, sinon celui qui gouverne par images ?" (L'Image, coll. GF Corpus, éd. GF-Flammarion, 1999).
Pensez-vous que les images nous empêchent de penser ?
1. Quelle est votre série préférée ?
2. Combien de temps passez-vous à regarder la télévision ?
Dans Voleuse de temps, servante infidèle, J. Condry affirme : "les émissions destinées aux enfants présentent les hommes et les femmes dans des rôles stéréotypés, et les enfants qui sont habitués à passer de longues heures devant la télévision finissent par reproduire ces schémas."
Pensez-vous, vous aussi, que la télévision puisse fausser la vision de la réalité des enfants ?
B. Waterson, Calvin and Hobbes, 1992.
La plupart du temps, si l'attention des enfants a du mal à se fixer, c'est parce que le contenu des émissions ne leur est pas totalement compréhensible. Les enfants saisissent une partie seulement de ce qu'ils voient, contrairement aux adultes. Ils ne peuvent pas comprendre les séquences longues; les motivations et les intentions des différents personnages leur échappent en partie. Mais surtout, ils ne sont pas capables de faire des déductions, ni de comprendre ce qui est implicite.
Lorsqu'ils voient des scènes de violence, par exemple, il est probable qu'ils concluent à leur façon que "c'est le plus fort qui a raison". Ils ont du mal, en revanche, à comprendre les messages les plus subtils, et que certaines actions sont plus justifiées que d'autres. A l'inverse, ils comprennent sans peine que l'on obtient ce que l'on veut en ayant le pouvoir. Ce message est encore plus marqué dans les dessins animés "d'action et d'aventures" qui ont remplacé les spectacles en direct dont étaient faites, à une certaine époque, les émissions pour enfants. On a amplement démontré que la somme de violence présente dans celles-ci était considérablement plus élevée que dans les programmes destinés aux adultes aux heures de grande écoute. Une étude récente a montré ainsi qu'il y avait en moyenne vingt-cinq actes de violence par heure dans les émissions enfantines, et seulement cinq dans les programmes de grande écoute. Les dessins animés "d'action et d'aventures" relatent en fait des "affaires de pouvoir".
Ces émissions ont-elles une influence sur le comportement des enfants ? Des centaines de recherches, conduites dès le début des années 60 - des études expérimentales portant sur de petits nombres d'enfants, ainsi que de vastes enquêtes effectués dans des milieux divers, utilisant des techniques très variées - s'accordent à conclure que les enfants qui regardent beaucoup la télévision sont plus agressifs que ceux qui la regardent peu. Les spectacles violents n'affectent pas seulement leur comportement, mais aussi leurs croyances et leurs valeurs. Par exemple, les jeunes qui regardent beaucoup la télévision craignent en général davantage la violence du monde réel. D'autres, en revanche, sont insensibilisés par rapport à cette violence ; ils sont moins choqués par elle et y réagissent moins fortement.
Par ailleurs, les émissions destinées aux enfants présentent les hommes et les femmes dans des rôles stéréotypés, et les enfants qui sont habitués à passer de longues heures devant la télévision finissent par reproduire ces schémas. Il suffit de voir la façon dont les jeunes et les vieux, les médecins ou la police, ou encore les malades mentaux sont représentés à l'écran pour comprendre que la télévision donne une image complètement déformée de la réalité.
J. Condry, Voleuse de temps, servante infidèle, in K. Popper, La Télévision, un danger pour la démocratie, 1993.
Quand on rentre chez soi après une journée de travail, fatigué, psychiquement et physiquement, on a envie de se divertir. Dans toutes les acceptions du terme : se détendre et s'échapper du réel. Mais dans cette échappée, vous opérez quand même un retour au monde réel. Dans les grandes séries télévisées, vous trouvez quoi ? L'amour, la jalousie, la mort, la maladie, les rapports humains, la difficulté de se comprendre. Bref, les problèmes de la vie. Ils sont parfois stéréotypés, mais pas toujours. Prenez " Dallas", ce n'était pas une série stéréotypée. C'est aussi une vision du monde de l'argent que n'aurait pas désavouée Marx. On échappe à la vie tout en la retrouvant dans cette échappée. Egalement dans la télé-réalité. C'est cela la complexité. On ne peut pas dire que c'est de l'abrutissement pur ; on ne peut pas dire, à l'opposé, que c'est de la conscience lucide. C'est quelque chose qui tient aux deux. Le spectateur de cinéma, de plus, est dans une situation que, pendant longtemps, les intellectuels - ou plus exactement l'aristocratie universitaire matinée de marxisme - ont jugée d'aliénation, de quasi-somnambulisme. Georges Duhamel, académicien, avait même dit : "Le cinéma est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés. " Or, dans les salles de cinéma, on a une compréhension de la complexité humaine que l'on n'a pas dans la vie quotidienne comme celle que l'on éprouve à l'égard des mafieux dans "Le Parrain". On est beaucoup plus humainement compréhensif d'autrui au cinéma.
Voyez les vagabonds comme Charlot. De même dans le roman, qui permet de comprendre Raskolnikov sans le réduire à l'acte criminel qu'il a commis. Malheureusement, cette capacité de compréhension d'autrui se perd quand on revient à la vie réelle. Le vrai défi serait d'introduire cette compréhension dans la vie quotidienne, ce que malheureusement la télévision ne fait que par flashes. Ainsi le tsunami nous a fait reconnaître dans leur pleine humanité, à partir de leurs souffrances, tant d'êtres étrangers à nous par la culture ou la religion. Ce qui manque, c'est l'effort intellectuel pour développer une prise de conscience de la situation planétaire, de la situation de dépendance, de subordination et d'humiliation dans laquelle vivent la majorité des humains sur notre planète. La télévision aide à ce début de prise de conscience, mais il s'éteindra vite, hélas sous le flux de nouvelles informations qu'apporteront ces mêmes médias.
Entretien avec Edgar Morin, La revue-médias, n°4, mars 2005.
Quelle relation y a-t-il entre image et fantasme ?
FANTASME n. m. est emprunté (fin XIIe s.) au latin impérial phantasma "fantôme, spectre", en bas latin "image, représentation par l'imagination", transcription du grec phantasma, "apparition, vision, fantôme", de la famille de phainein "apparaître" (-> fantaisie). La graphie phantasme a aussi été usuelle...
♦ Introduit avec le sens d'"illusion", fantasme a signifié aussi "fantôme" (XIVe s.). Il devient un terme médical, avec le sens d'"image hallucinatoire" (1832); son emploi s'est restreint au sens de "production de l'imaginaire qui permet au moi d'échapper à la réalité" (1886, Amiel) ; le développement de la psychanalyse, où le mot marque l'opposition entre imagination et perception réelle, a rendu cette valeur courante au XXe s.
Proposez une synthèse du corpus ci-contre.
1. Cherchez, dans votre culture personnelle, des exemples d'aliénation qu'on attribue à l'image.
2. Selon vous, l'image peut-elle aliéner ?
Le mythe de Narcisse raconte l'histoire d'un jeune homme d'une extraordinaire beauté, aimé de la nymphe Echo, condamné à n'être qu'une voix qui répète les dernières paroles prononcées. Un jour, ce jeune homme aperçoit son reflet dans l'eau. "Éperdument amoureux de l'être qu'il aperçoit, il tente désespérément de saisir sa propre image, incapable de s'arracher à sa propre contemplation" (Ovide, Les Métamorphoses, III). Il meurt peu à peu, atteint de folie, devant son image. On trouve, à l'endroit de sa mort, la fleur qui porte son nom.
J. W. Waterhouse, Echo et Narcisse, 1903.
Les frères Grimm ont publié de nombreuses légendes et contes populaires qu'ils ont publié au début du XIXe s. Les premiers volumes feront l'objet de nombreuses critiques du fait que, malgré l'intitulé "Contes de l'enfance", ils sont jugés comme ne convenant pas à des enfants.
Un an après, le roi prit une autre femme. Elle était belle, mais fière et hautaine à ne pouvoir souffrir qu'aucune autre la surpassât en beauté. Elle avait un miroir merveilleux ; et quand elle se mettait devant lui pour s'y mirer, elle disait :
"Petit miroir, petit miroir,
Quelle est la plus belle de tout le pays ?"
Et le miroir répondait :
"Madame la reine, vous êtes la plus belle."
Alors elle était contente, car elle savait que le miroir disait la vérité.
Mais Blanche-Neige grandissait et devenait toujours plus belle ; et quand elle eut sept ans, elle était aussi belle que le jour, plus belle que la reine elle-même. Comme celle-ci demandait une fois à son miroir :
"Petit miroir, petit miroir,
Quelle est la plus belle de tout le pays ?"
Il lui répondit aussitôt :
"Madame la reine, vous êtes la plus belle ici,
Mais Blanche-Neige est mille fois plus belle que vous."
La reine, consternée, devint livide de rage et d'envie. Depuis ce moment, la vue de Blanche-Neige lui bouleversa le cœur, tant la petite fille lui inspirait de haine. L'envie et la jalousie ne firent que croître en elle, et elle n'eut plus de repos ni jour ni nuit. Enfin, elle fit venir son chasseur et lui dit : "Portez l'enfant dans la forêt ; je ne veux plus l'avoir devant les yeux ; là, vous la tuerez et vous m'apporterez son foie et ses poumons, comme preuve de l'exécution de mes ordres."
J. et W. Grimm, Blanche-Neige, trad par F. Frank et E. Alsleben, 1869 (publié en 1812 en Allemagne)
La troisième nuit, il retrouva le chemin plus facilement et ne fit pas de mauvaises rencontres.
A nouveau, il vit son père et sa mère qui lui souriaient et un de ses grands-pères qui hochait la tête avec une expression de bonheur. Harry s'assit par terre, devant le miroir. Rien ne l'empêchait de rester ici toute la nuit à contempler sa famille. Rien, sauf peut-être...
- Alors ? Tu es encore là, Harry ?
Harry sentit son sang se glacer. Il regarda derrière lui. Assis sur un bureau, près du mur, il reconnut... Albus Dumbledore !
- Je... je ne vous avais pas vu, Monsieur, balbutia Harry.
- On dirait que l'invisibilité te rend myope, dit Dumbledore et Harry fut soulagé de voir qu'il souriait.
Albus Dumbledore vint s'asseoir par terre, à côté de lui.
- Comme des centaines de personnes avant toi, tu as découvert le bonheur de contempler le Miroir du Riséd.
- Je ne savais pas qu'on l'appelait comme ça, dit Harry.
- Mais j'imagine que tu as compris ce qu'il fait ?
- Il... il me montre ma famille...
- Et il montre ton ami Ron avec la coupe de Quidditch dans les mains.
- Comment savez-vous ?...
- Moi, je n'ai pas besoin de cape pour devenir invisible, dit Dumbledore d'une voix douce. Et maintenant, tu comprends ce que nous montre le miroir du Riséd ?
Harry fit "non" de la tête.
- Je vais t'expliquer. Pour l'homme le plus heureux de la terre, le Miroir du Riséd ne serait qu'un miroir ordinaire, il n'y verrait que son reflet. Est-ce que cela t'aide à comprendre ?
Harry réfléchit, puis il dit lentement :
- Il nous montre ce que nous voulons voir...
- Oui et non, répondit Dumbledore, il ne nous montre rien d'autre que le désir le plus profond, le plus cher, que nous ayons au fond de notre coeur. Toi qui n'a jamais connu ta famille, tu l'as vue soudain devant toi. Ronald Weasley, qui a toujours vécu dans l'ombre de ses frères, s'est vu enfin tout seul, couvert de gloire et d'honneurs. mais ce miroir ne peut nous apporter ni la connaissance, ni la vérité. des hommes ont dépéri ou sont devenus fous en contemplant ce qu'ils y voyaient, car ils ne savaient pas si ce que le miroir leur montrait était réel, ou même possible. Demain, le miroir sera déménagé ailleurs, et je te demande de ne pas essayer de le retrouver. mais si jamais il t'arrive encore de tomber dessus, tu seras averti, désormais. Ça ne fait pas grand bien de s'installer dans les rêves en oubliant de vivre, souviens-toi de ça. Et maintenant, remets donc cette cape merveilleuse et retourne te coucher.
J. K. Rowling, Harry Potter à l'école des sorciers, 1997.
L'un des photomontages utilisés sur le site de H&M.
Des mannequins virtuels chez H&M
Les régimes draconiens de certains mannequins ne suffisent plus: pour sa campagne de Noël sur la lingerie, H&M a trouvé une solution encore plus drastique pour que ses modèles atteignent la perfection. La marque a simplement décidé de coller des visages de top-models sur des corps dessinés par ordinateur. Le montage a été révélé par le site suédois Aftonbladet. "Cela illustre très bien les exigences esthétiques exorbitantes que l'on a vis à vis des corps féminins", juge Helle Vaagland de la chaîne NRK, "elles sont si grandes que H & M ne réussit pas à trouver de corps et de visages suffisamment beaux pour vendre leurs bikinis".
"Il ne s'agit pas d'idéaux, ni de montrer un corps parfait, nous faisons cela pour montrer les vêtements ", a répondu Håcan Andersson, l'attaché de presse de H&M sur Aftonbladet, "cette technique (NDLR: des corps dessinés par ordinateur) est utilisée pour tous les vêtements, pas seulement les sous-vêtements, et aussi bien pour les vêtements pour femmes que les vêtements pour hommes».
La ministre suédoise des Sports et de la Culture, Lena Adelsohn Liljeroth, a appelé à un boycott des marques qui font la promotion de la "beauté déformée".
Next, 6 décembre 2011.
Quel regard est porté sur la peinture par les deux textes ? Quels sont leurs arguments ?
Choisissez l'un des trois tableaux.
Vous êtes médiateur dans un musée, et vous présentez ce tableau à un groupe de visiteurs.
Dans ses Pensées, Pascal écrit : "Quelle vanité que la peinture..."
Selon vous, la peinture, le dessin ont-ils encore un intérêt aujourd'hui ?
Dans ses dialogues, Platon met en scène le philosophe Socrate, qui interroge ses interlocuteurs pour les amener à la compréhension de la vérité.
SOCRATE - L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai ; et la raison pour laquelle il fait tant de choses, c'est qu'il ne prend qu'une petite partie de chacune ; encore ce qu'il en prend n'est-il qu'un fantôme. Le peintre, par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne l'empêchera pas, s'il est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant du doigt un charpentier qu'il aura peint, de sorte qu'ils prendront l'imitation pour la vérité.
Platon, La république, Livre X, IVe s. av J.-C., trad. Victor Cousin, 1822
Dans des notes publiées sous le nom de Pensées, le philosophe B. Pascal propose une réflexion sur les illusions de l'homme.
"Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux."
B. Pascal, Pensées, 1670 (posthume).
Dans sa pièce Art, Yasmina Reza montre les difficultés de communication entre trois amis.
Marc, seul.
MARC. Mon ami Serge a acheté un tableau.
C'est une toile d'environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux.
Mon ami Serge est un ami depuis longtemps.
C'est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l'art.
Lundi je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu'il convoitait depuis plusieurs mois.
Un tableau blanc, avec des liserés blancs.
Yasmina Reza, Art, 1994.
La toile ci-dessous a été vendue plus de 2 millions d'euros le 14 décembre 2015 aux enchères à l'Hôtel Drouot (Paris).
Jean Siméon Chardin, "Plateau de pêches avec bocal", entre 1724 et 1728.
Présentez une image qui a fait l'actualité récente : publicité, photographie de presse, affiche de film.
Vous présenterez l'image (titre, auteur, nature, contexte dans lequel elle a été diffusé), analyserez l'image elle-même en utilisant les notions abordées, puis expliquerez en quoi elle vous a paru intéressante.
De 0 à 5 | De 6 à 10 | De 11 à 15 | De 16 à 20 | |
Comment l'étudiant s'exprime-t-il ? |
L'expression et le niveau de langue orale sont acceptables. |
L'expression et le niveau de langue orale sont corrects. |
L'expression est fluide et le niveau de langue orale est correct. L'étudiant s'adresse à son auditoire. |
L'expression est fluide et le niveau de langue orale est correct. L'étudiant communique avec aisance et conviction. |
Qu'est-ce que cette image ? |
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L'étudiant indique l'auteur, le titre et la nature de l'image. L'étudiant explique le contenu et/ou la finalité de l'image. |
L'étudiant indique l'auteur, le titre et la nature de l'image. L'étudiant explique précisément le contenu et la finalité de l'image. |
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Comment est-elle construite ? |
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L'étudiant utilise les notions abordées de façon précise. L'étudiant explique le lien entre les techniques utilisées et les effets produits par l'image. |
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L'étudiant motive son choix par un ou plusieurs arguments convaincants. |
L'étudiant motive son choix par plusieurs arguments convaincants. L'étudiant exprime une opinion personnelle. |
Vous proposerez une synthèse rédigée des ces quatre documents.
Jonathan Coe écrit : "Les photos sont la preuve que les choses que je me rappelle - certaines des choses que je me rappelle - se sont vraiment produites, qu'elles ne sont pas souvenirs fantômes ou des chimères, des fantasmes" (La Pluie, avant qu'elle ne tombe. Partagez-vous ce point de vue ?
Prix Nobel 2004, Patrick Modiano est l'auteur de nombreux écrits dans lesquels il travaille comme un archéologue du souvenir, reconstituant le passé à partir d'infimes détails.
J'ai conservé une photo au format si petit que je la scrute à la loupe pour en discerner les détails. Ils sont assis l'un à côté de l'autre, sur le divan du salon, ma mère un livre à la main droite, la main gauche appuyée sur l'épaule de mon père qui se penche et caresse un grand chien noir dont je ne saurais dire la race. Ma mère porte un curieux corsage à rayures et à manches longues, ses cheveux blonds lui tombent sur les épaules. Mon père est vêtu d'un costume clair. Avec ses cheveux bruns et sa moustache fine, il ressemble ici à l'aviateur américain Howard Hughes. Qui a bien pu prendre cette photo, un soir de l'Occupation ? Sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et contradictoires qu'elle provoquait, je ne serais jamais né. Soirs où ma mère, dans la chambre du cinquième, lisait ou regardait par la fenêtre. En bas, la porte d'entrée faisait un bruit métallique en se refermant. C'était mon père qui revenait de ses mystérieux périples. Ils dînaient tous les deux, dans la salle à manger d'été du quatrième. Ensuite, ils passaient au salon, qui servait de bureau à mon père. Là, il fallait tirer les rideaux, à cause de la Défense passive. Ils écoutaient la radio, sans doute, et ma mère tapait à la machine, maladroitement, les sous-titres qu'elle devait remettre chaque semaine à la Continental. Mon père lisait Corps et Âmes ou les Mémoires de Bülow. Ils parlaient, ils faisaient des projets. Ils avaient souvent des fous rires. Un soir, ils étaient allés au théâtre des Mathurins voir un drame intitulé Solness le Constructeur et ils s'enfuirent de la salle en pouffant. Ils ne maîtrisaient plus leur fou rire. Ils continuaient à rire aux éclats sur le trottoir, tout près de la rue Greffulhe où se tenaient les policiers qui voulaient la mort de mon père. Quelquefois, quand ils avaient tiré les rideaux du salon et que le silence était si profond qu'on entendait le passage d'un fiacre ou le bruissement des arbres du quai, mon père ressentait une vague inquiétude, j'imagine. La peur le gagnait, comme en cette fin d'après-midi de l'été 43. Une pluie d'orage tombait et il était sous les arcades de la rue de Rivoli. Les gens attendaient en groupes compacts que la pluie s'arrêtât. Et les arcades étaient de plus en plus obscures. Climat d'expectative, de gestes en suspens, qui précède les rafles. Il n'osait pas parler de sa peur. Lui et ma mère étaient deux déracinés, sans la moindre attache d'aucune sorte, deux papillons dans cette nuit du Paris de l'Occupation où l'on passait si facilement de l'ombre à une lumière trop crue et de la lumière à l'ombre.
Patrick Modiano, Livret de famille, éd. Gallimard, 1977.
L'américaine Susan Sontag livre dans cet essai une réflexion sur la fonction de la photographie.
A notre époque, la photographie est devenue un divertissement aussi répandu que le sexe ou la danse, ce qui veut dire que, comme toutes les formes d'art populaire, la photographie n'est pas pratiquée comme un art par la plupart des gens. C'est principalement un rite social, une défense conte l'angoisse et un instrument de pouvoir.
Pérenniser les hauts faits des individus, pris dans le cadre d'une famille ou de tout autre groupe, est la première fonction populaire de la photographie. Depuis un siècle au moins, la photographie de mariage est partie intégrante de la cérémonie, au même titre que les formules prescrites par la loi. L'appareil photo accompagne la vie familiale. Selon une enquête sociologique menée en France, la grande majorité des ménages possède un appareil photo, mais la probabilité qu'ils en possèdent au moins un est deux fois plus grande dans les foyers avec enfant que dans les foyers sans enfant. Ne pas prendre de photos de ses enfants, surtout quand ils sont petits, est un signe d'indifférence de la part des parents, de la même façon que ne pas se présenter à sa photo de promotion est un geste de révolte adolescente.
Grâce aux photographies, chaque famille brosse son propre portrait et tient sa propre chronique : portefeuille d'images qui témoignent de sa cohésion. Les activités photographiées importent à peine, pourvu que les photos soient prises et conservées avec amour. La photographie devient un rite de la vie familiale au moment précis où, dans les pays d'Europe et d'Amérique qui s'industrialisent, on taille dans le vif de cette institution. Alors que le noyau familial, cette unité étouffante, se voyait extrait d'une constellation familiale beaucoup plus vaste, la photographie intervint pour pérenniser, réaffirmer de façon symbolique, la continuité menacée et l'étirement aux limites de la vie familiale. Ces traces spectrales que sont les photographies assurent la présence minimale des parents dispersés. L'album d'une famille a en général pour sujet la famille au sens large, et représente souvent tout ce qu'il en reste.
Susan Sontag, Sur la photographie, 1973-77, éd. Christian Bourgeois, coll. "Titre 88", trad. Philippe Blanchard, 2008.
Dans cet article, le journaliste Luc Desbenoit réfléchit sur l'évolution de la photo de famille.
Pas de famille sans photos de famille. Dès 1839, date officielle de son invention, la photographie se focalise sur le portrait, la grande demande des contemporains. Chacun veut le sien. Et, très vite, celui-ci trouve sa place à demeure, sur le guéridon de l'entrée, comme si le meuble n'avait été pensé qu'à cet usage. Personne n'échappe à son emprise. Victor Hugo, Emile Zola, Pierre Bonnard... les grands esprits de l'époque s'équipent de chambres à plaque de verre, photographient ce qui leur est cher, à commencer par leurs proches. Et laissent, comme l'auteur du J'accuse avec les portraits de sa fille adultérine Denise, les témoignages évidents d'une affection qu'aucun mot n'aurait réussi à rendre aussi poignante.
En 2012 et 2013, la Fnac organise des séances de photographies gratuites pour les familles par des grands noms de la photographie.
Photo de Juan Manuel Castro Prieto prise à l'occasion des Fnac Studio.
La famille change, se décompose, devient monoparentale ? La photo, elle, s'adapte. On la pensait pantouflarde, casanière, pudique, promise à l'album planqué dans un tiroir ? Elle n'attendait que l'occasion de claquer la porte du domicile. Avec le numérique, elle circule sur Facebook, Flickr, par MMS ou mails, s'expose sans complexe dans les blogs. Près de la moitié des images sur le Net sont des photos de famille. Son pouvoir d'attraction transcende les cultures. Après le tsunami au Japon, des brigades ont organisé de véritables opérations de sauvetage en collectant l'été dernier, à Ishinomaki, les photos éparpillées par la catastrophe. Une fois nettoyées et séchées sur des fils à linge, elles ont été remises aux rescapés qui, par centaines, venaient les reconnaître dans une salle municipale.
Bien avant, à l'orée du XXe siècle, les immigrants européens qui débarquaient par vagues misérables à New York, tout comme les poilus des tranchées de la Première Guerre mondiale, les emportaient en talismans. Pas seulement pour se protéger de l'inconnu, ou de la mort. Mais de ce qu'il y a de pire : l'anonymat. On se rappelle une image bouleversante de la Seconde Guerre mondiale. Elle montre des portraits échappés d'un portefeuille aux côtés d'un cadavre de soldat allemand. Ces petits clichés aux bords crénelés rendent la scène insupportable, inadmissible, indigne.
Oui, indigne. Car c'est bien ce qu'a apporté avant tout la photo de famille. De la dignité. Grâce à elle, les gens ordinaires ont droit d'accéder au privilège des dieux, des princes et des aristocrates. Les Rembrandt, Vermeer, Velázquez ont été supplantés par un portraitiste sans prétention, dont le nom se confond immédiatement avec son slogan : "Clic clac, merci Kodak". De 1888 - un boîtier en bois, fermé, que l'usine retourne rechargé avec les cent clichés développés - à l'Instamatic de 1963, la firme de l'industriel américain George Eastman a accompagné, voire devancé, cet insatiable désir de représentation. En 1900, son génial Brownie Kodak permet "aux enfants de 10 ans de montrer à leurs familles attendries des images qu'on déclare supérieures aux oeuvres les plus habiles", témoigne alors un chroniqueur. Le journaliste Alfred Lichtwark touche au coeur du problème lorsqu'il constate en 1907 qu'il "n'existe à notre époque aucune oeuvre d'art que l'on considère aussi attentivement que son propre portrait photographique, ceux de ses parents, de ses amis ou de l'être aimé".
Aucune autre image n'aura jamais ce pouvoir de fascination hypnotique. On en a tous fait l'expérience en se plongeant dans nos albums. Tel Narcisse, on se penche d'abord sur nos propres reflets. On s'ausculte. Tout compte fait on se trouve beau, alors qu'adolescent on se détestait. Un album ne garde que les bonnes photos. C'est son rôle. Après, c'est au tour des autres membres de la tribu : un frère coiffé d'un bob, en maillot de bain sur la plage. On avait oublié qu'il avait alors des taches de rousseur. La corvée de la visite de la cathédrale de Quimper, en vacances, un jour de pluie, se revoit autrement. L'album transforme les mauvais souvenirs en bons. Il ne supporte ni le chagrin ni la douleur, pas plus que la tristesse ou le conflit. Il est plutôt conformiste, sans être entêté dans ses principes. Ses conventions changent quand il faut. [...]
Ce qui frappe avec cette photo de famille, désormais élargie aux proches, aux amis, est qu'elle s'affirme comme un nouveau langage. Les ados s'adressent leur clichés de façon compulsive sur Facebook. Au moindre prétexte, les adultes improvisent avec leur smartphone - ce que jadis on appelait une soirée diapos - une petite séance sur les vacances, ou les risettes du dernier-né. Avec les mails, de nouveaux chroniqueurs apparaissent. On envoie chaque semaine des photos du week-end, le cours d'équitation de la cadette, l'installation du cirque à côté de la maison avec les chameaux qui pâturent sur les bords de la Loire. On veut partager aussitôt l'émotion d'un moment. L'image remplace les mots. Avec elle, une nouvelle forme de communication est en train de s'inventer. Celle du moment présent, de l'instant, de l'ordre de la conversation ou du badinage. Ce qui est apparemment incompatible avec ce qu'elle fut jusque-là : une gardienne de la mémoire, se bonifiant avec les ans. Décidément, la photo de famille est toujours de son temps.
Luc Desbenoit, Télérama, "Histoires de photos de famille", le 27/12/2011.