Imagination et pensée au XVIIème siècle

Problématique : L'imagination, ennemie ou alliée de la raison ?

Séance 01

Imagination et pensée

Lecture

1. Lisez la morale de la fable 'La Laitière et le Pot au lait'. Cette morale vous paraît-elle faire l'éloge ou la critique de l'imagination ?

2. Comparez la morale de la fable avec le texte de Fontenelle (document B). Les deux textes disent-ils, selon vous, la même chose sur l'imagination ?

Pistes

Explication

Quelle image de l'imagination Fontenelle donne-t-il dans ce texte ?

Notes

1. Battre la campagne : divaguer, déraisonner, partir à la dérive.

2. Picrochole : roi fictif qui, dans le roman Gargantua, déclenche une guerre pour un prétexte futile en s'imaginant conquérir le monde.

3. Pyrrhus : roi antique, adversaire de Rome.

4. Sophi : roi de Perse.

Document A

Quel esprit ne bat la campagne ?1

Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Picrochole2, Pyrrhus3, la Laitière, enfin tous,

Autant les sages que les fous ?

Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux :

Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :

Tout le bien du monde est à nous,

Tous les honneurs, toutes les femmes.

Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;

Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi4 ;

On m'élit roi, mon peuple m'aime ;

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :

Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;

Je suis gros Jean comme devant.

Jean de La Fontaine, Fables, VII, 9, 1678.

Document B

Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point.

Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.

En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l'université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.

Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux.

Fontenelle, Histoire des Oracles, 1687.

Le plus étrange effet de la force de l'imagination est la crainte déréglée de l'apparition des esprits, des sortilèges ; des caractères, des charmes, des lycanthropes ou loups-garous, et généralement de tout ce qu'on s'imagine dépendre de la puissance du démon.

Il n'y a rien de plus terrible ni qui effraie davantage l'esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l'idée d'une puissance invisible qui ne pense qu'à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister. Tous les discours qui réveillent cette idée sont toujours écoutés avec crainte et curiosité. Les hommes, s'attachant a tout ce qui est extraordinaire, se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses de la puissance et de la malice des sorciers, à épouvanter les autres et à s'épouvanter eux-mêmes. Ainsi il ne faut pas s'étonner si les sorciers sont si communs en certains pays, où la créance du sabbat est trop enracinée ; où tous les contes les plus extravagants des sortilèges, sont écoutés connue des histoires authentiques ; et où l'on brûle comme des sorciers véritables les fous et les visionnaires dont l'imagination a été déréglée, autant pour le moins par le récit de ces contes, que par la corruption de leur cœur.

Je sais bien que quelques personnes trouveront à redire, que j'attribue la plupart des sorcelleries à la force de l'imagination, parce que je sais que les hommes aiment qu'on leur donne de la crainte ; qu'ils se fâchent contre ceux qui veulent les désabuser ; et qu'ils ressemblent aux malades par imagination, qui écoutent avec respect, et qui exécutent fidèlement les ordonnances des médecins, qui leur pronostiquent des accidents funestes. Les superstitions ne se détruisent pas facilement, et on ne les attaque pas sans trouver un grand nombre de défenseurs ; et cette inclination à croire aveuglément toutes les rêveries des démonographes, est produite et entretenue par la même cause, qui rend opiniâtres les superstitieux, comme il est assez facile de le prouver.

Un pâtre dans sa bergerie raconte après souper à sa femme et à ses enfants les aventures du sabbat. Comme son imagination est modérément échauffée par les vapeurs du vin, et qu'il croit avoir assiste plusieurs fois à cette assemblée imaginaire, il ne manque pas d'en parler d'une manière forte et vive. Son éloquence naturelle jointe à la disposition où est toute sa famille, pour entendre parler d'un sujet si nouveau et si terrible, doit sans doute produire d'étranges traces dans des imaginations faibles, et il n'est pas naturellement possible qu'une femme et des enfants ne demeurent tout effrayés, pénétrés et convaincus de ce qu'ils lui entendent dire. C'est un mari, c'est un père qui parle de ce qu'il a vu, de ce qu'il a fait : on l'aime et on le respecte ; pourquoi ne le croirait-on pas ? Ce pâtre le répéte en différents jours. L'imagination de la mère et des enfants en reçoit peu à peu des traces plus profondes ; ils s'y accoutument, les frayeurs passent, et la conviction demeure ; et enfin la curiosité les prend d'y aller. Ils se frottent de certaine drogue dans ce dessein, ils se couchent : cette disposition de leur cœur échauffe encore leur imagination, et les traces que le pâtre avait formées dans leur cerveau s'ouvrent assez pour leur faire juger, dans le sommeil, comme présents tous les mouvements de la cérémonie dont il leur avait fait la description. Ils se lèvent, ils s'entre-demandent et s'entre-disent ce qu'ils ont vu. Ils se fortifient de cette sorte les traces de leur vision ; et celui qui a l'imagination la plus forte persuadant mieux les autres, ne manque pas de régler en peu de nuits l'histoire imaginaire du sabbat. Voilà donc des sorciers achevés que le pâtre a faits ; et ils en feront un jour beaucoup d'autres, si, ayant l'imagination forte et vive, la crainte ne les empêche pas de conter de pareilles histoires.

Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, livre II, chap. VI, 1674-1675.

Imagination. - C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge5.

Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité6, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand droit7 de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe8 puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination9 se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance - les autres, avec crainte et défiance - et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature.

Elle ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l'envi10 de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes sans son consentement. Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles. Voyez-le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité; le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui [a] donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Je ne veux pas rapporter tous ses effets; qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement d'un charbon, etc. emportent la raison hors des gonds. Le ton de voix impose aux plus sages, et change un discours et un poème de force.

L'affection ou la haine changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance trouve(-t-)il plus juste la cause qu'il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges, dupés par cette apparence. Plaisante raison qu'un vent manie, et à tous sens. Je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu.

Blaise Pascal, Pensées, "Imagination", 1670.


5. Si elle était toujours menteuse, on pourrait deviner la vérité.

6. Sa qualité : ce qu'elle est vraiment.

7. Droit (ici) : pouvoir.

8. Superbe : orgueilleuse.

9. Les habiles par imagination : ceux qui s'imaginent habiles.

10. à l'envi de : au contraire de.

Grammaire

1. a. Reformulez la phrase pour enlever la répétition sans changer le sens : "Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages"

b. Quelle est la portée de la négation ?

2. Comparez les deux "ne" : "Elle ne peut rendre sages les fous [...], à l'envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables".

3. Trouvez un autre exemple où le "ne" est utilisé seul pour exprimer la négation. Quelle est sa valeur ?

Lecture

Quel est, selon l'auteur, l'effet de l'imagination ?

Prolongement

1. Faites une recherche documentaire sur les légendes qui ont affolé la population au xviie s.

2. Qu'est-ce qui, selon vous, frappe l'imagination dans ces légendes ?

Pistes

Séance 02

Une précieuse alliée

Présentation

Dans la préface à sa traduction des sermons de saint Augustin, parue en 1694, Goibaut Du Bois s'en prend à l'éloquence imaginative des prédicateurs. Le Grand Arnauld lui répond la même année avec ses Réflexions sur l'éloquence des prédicateurs.

5. Notre âme comme pensante, a trois opérations : concevoir, juger, raisonner. imaginer n'est qu'une espèce de la première de ces trois opérations ; c'est-à-dire, que c'est une manière de concevoir par des images tracées dans le cerveau, distinguée d'une autre manière de concevoir, qu'on appelle intelligence, pour laquelle notre âme n'a pas besoin de ces images.

Mais pour ce qui est de juger et de raisonner, il n'y a rien dans l'imagination qui ait rapport avec ces deux opérations, quoique notre âme juge et raisonne souvent sur ce qu'elle a conçu par l'imagination : car juger, c'est affirmer ; comme quand je dis A est B. Or, je puis bien avoir conçu A et B par l'imagination ; mais pour l'affirmation qui est signifiée par le verbe substantif est, c'est une action de mon esprit dont il est impossible qu'il y ait aucune image corporelle dans mon cerveau. Il est donc impossible que cette affirmation soit imaginée, et par conséquent il n'y a rien dans l'imagination qui réponde à ces actes de notre âme, juger et raisonner.

6. La différence essentielle entre les êtres pensants et les êtres non pensants, est que les premiers connaissent ce qu'ils sont, et que les derniers ne le connaissent pas : ce qui s'exprime plus heureusement par ces termes latins : Proprium est substantiae cogitantis esse consciam suae operationis. Et il est clair que cela convient à notre âme selon ce qu'elle est en elle-même, et non par son union avec le corps. Lors donc que notre âme connaît par un sentiment intérieur ce qui se passe en elle, ses pensées, ses volontés, ses désirs, cela ne peut être attribué à l'imagination, ne pouvant y avoir aucune trace dans notre cerveau de ce sentiment intérieur qui s'appelle plus heureusement en latin conscientia.

On peut juger aisément par ce qui vient d'être dit, que l'imagination est incapable de ranger, d'assembler ou de séparer comme il lui plaît, les portraits des choses qui sont de son ressort, et d'en considérer les rapports ; mais qu'il faut que cela se fasse par la raison, que vous prenez vous-mêmes pour la même chose que l'intelligence.

Voilà ce qui convient, ou ne convient pas à l'imagination, selon ce qu'elle est en elle-même : d'où il s'ensuit qu'à cet égard On a aussi peu de raisons de dire que c'est une faculté fort dangereuse, que si on le disait de la vue, de l'ouïe, ou de quelqu'autre sens extérieur : mais on doit reconnaître que c'est une faculté bonne en soi, qui nous a été donnée de Dieu, aussi bien dans les sens extérieurs par une suite comme nécessaire de l'union de notre esprit avec un corps, et que surtout on ne lui doit attribuer ni erreur, ni vérité ; parce que la vérité et l'erreur ne se trouvent que dans nos jugements, et que l'imagination ne juge de rien.

Mais il y a des effets ou bons ou mauvais, qu'on peut attribuer à l'imagination, comme cause occasionnelle en bien ou en mal, tant à l'égard de l'entendement que de la volonté. Car ne jugeant de rien, elle est souvent occasion à l'entendement de juger bien, ou de juger mal : et ne désirant rien, elle est souvent occasion à la volonté d'avoir de bons ou de mauvais désirs. C'est ce qu'il est important de montrer : mais comme je ne dirai rien qui ne soit connu de tout le monde, je ne ferai que le proposer sans en chercher la raison.

La physique aussi bien que les sciences et les arts qui en dépendent, comme la médecine, l'astronomie, l'architecture, l'agriculture, l'art de naviguer sont principalement fondés sur l'expérience ; c'est-à-dire, sur des faits singuliers qu'on a vu ou connu par d'autres sens arriver de la même sorte ; d'où on a formé des jugements quelquefois bons, quelquefois mauvais, ce qui a fait dire à Hippocrate : Experientia fallax ; mais il y en a de si bons et de si vérifiés, qu'on ne craint pas de s'y tromper ; par exemple, l'avantage qu'on a tiré pour la navigation de l'aiguille aimantée, pour savoir certainement de quel côté est le Nord. Qui peut douter qu'en ce cas, et en une infinité d'autres semblables, l'imagination (car tout ce qui s'aperçoit par les sens est porté des sens à l'imagination) n'ait pas été la cause occasionnelle d'une vérité très utile aux hommes ?

Antoine Arnauld, Réflexions sur l'éloquence des prédicateurs, XI, 1694.

Séance 02

De la rumeur aux fake news

Contraction

Résumez le texte ci-contre en 150 mots environ.

Pistes

Essai

Dans une de ses gravures, le peintre espagnol Goya affirme : "le sommeil de la raison engendre des montres". Selon vous, l'imagination des individus et des foules produit-elle "des monstres" ?

Vous en avez entendu parler. Pendant le mouvement des "gilets jaunes", une rumeur a ­circulé, suscitant l'indignation. Emmanuel Macron ­s'apprêtait à signer le pacte de Marrakech, un traité par ­lequel la France abdiquait, au profit de l'ONU, sa souveraineté en matière migratoire. Le Monde a décrit l'itinéraire mondial de cette infox, alimentée par l'extrême droite américaine, relayée par divers groupuscules, puis par des citoyens scandalisés, à coups de messages et de vidéos ­virales. Le texte du pacte, en réalité, est une déclaration d'intention sans valeur contraignante. Comment comprendre le succès d'une rumeur aussi facile à démentir? La tentation est grande de blâmer les réseaux sociaux et, plus largement, le monde de "post-vérité" dans ­lequel nous serions, dit-on, entrés. C'est le refrain de l'époque : toutes les opinions se valent, Internet propage les ­rumeurs les plus folles, l'esprit critique a disparu et les infox se répandent comme des traînées de poudre.

Pourtant, la propagation de fausses nouvelles n'a rien d'une nouveauté, surtout en période de crises sociales et politiques. Au XVIIIe siècle, lors de chaque disette, une rumeur réapparaissait, celle du "pacte de famine", un complot organisé au sommet de la monarchie et visant à affamer le peuple. Cette rumeur, bien étudiée par l'historien américain Steven Kaplan, fut particulièrement vive en 1768 et 1775, lorsque les réformes libérales du commerce des grains se soldèrent par une hausse du prix du pain. Bruits publics, placards séditieux, émeutes : le peuple opposait une conception morale de l'économie, selon laquelle le roi se devait d'assurer la subsistance des sujets, à la nouvelle économie politique portée par les physiocrates. En face, les élites et les ministres éclairés comme Turgot s'étonnaient de la résistance populaire, au point d'imaginer, à leur tour, de sombres complots. En réalité, le succès de la rumeur reposait sur un imaginaire politique qui accordait au pain un rôle crucial, à la fois vital et symbolique. Par sa récurrence tout au long du siècle, le thème du complot de famine a contribué à désacraliser la personne du roi, à rompre les liens affectifs qui attachaient la population au souverain.

Longtemps, les historiens ont dédaigné les rumeurs. Marc Bloch (1886-1944), le grand médiéviste, fut un des premiers à en percevoir tout l'intérêt. Mobilisé pendant la première guerre mondiale, il fut frappé par la circulation rapide des fausses nouvelles, souvent invérifiables, qui exerçaient, y compris sur lui, une puissante attraction. Convaincu qu'il fallait appliquer à la compréhension du présent les mêmes méthodes qu'à l'étude du passé, il publia un texte court mais suggestif, Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre. Il invitait à étudier les "profonds frémissements sociaux" qui permettent aux rumeurs de soulever les foules et de déstabiliser les pouvoirs. "En elles, inconsciemment, les hommes expriment leurs préjugés, leurs haines, leurs craintes, ­toutes leurs émotions fortes." Encore faut-il suivre leur diffusion : surgissement spontané ou manipulation ­malveillante, bouche-à-oreille ou caisse de résonance médiatique, méfiance ou désintérêt des autorités.

Les "fake news", ou infox, sont le nouveau nom d'un vieux phénomène. Ce n'est pas leur apparition qui ­surprend, mais leur persistance. Ni les progrès de l'éducation, ni l'accès de tous au marché de l'information, ni même la pratique journalistique du "fact checking" ne semblent avoir d'effet. Marc Bloch pensait que la censure favorisait la rumeur : en l'absence d'informations officielles, l'oralité reprendrait ses droits et l'incertitude alimenterait la crédulité. Aujourd'hui, l'inverse semble vrai : l'abondance des nouvelles et la liberté de la presse n'ont pas tari les rumeurs. Le paradoxe n'est peut-être qu'apparent : ce n'est pas tant la censure qui encourage la rumeur que la méfiance à l'égard des médias officiels, qu'ils soient muets ou bavards. Méfiance réciproque : les infox, comme les rumeurs de jadis, alimentent un complotisme inversé : derrière toute fausse nouvelle, nous imaginons désormais la main des hackeurs russes.

Antoine Lilti, historien, Le Monde Idées, samedi 22 décembre 2018.

Débat

Selon vous, l'imagination est-elle toujours une "ennemie de la raison", une "maîtresse d'erreur et de fausseté" ?

Contraction

Résumez le texte ci-contre en 250 mots.

Vous mettrez une marque tous les 50 mots.

Pistes

Méthode : la contraction, l'essai

Essai

Pensez-vous, comme le suggère Stéphane Foucquart, que l'imagination puisse nous aider à résoudre les problèmes du monde contemporain ?

Vous développerez de manière organisée votre réponse à cette question, en prenant appui sur le texte de l'exercice de la contraction et sur ceux que vous avez étudiés. Vous pourrez aussi faire appel à vos lectures et à votre culture personnelle.

Essai

Pensez-vous, comme Neil Gaiman, que "notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l'imagination" ?

C'est une photo entêtante. De celles qui demeurent en mémoire longtemps après que le journal a fini au rebut. Publié fin mars dans l'édition internationale du New York Times, le cliché semble tout droit sorti d'une fiction d'anticipation post-apocalyptique. Il montre un paysage d'inondation. Sous un ciel gris-blanc, une dizaine d'hommes dépenaillés et hirsutes sont là, au milieu de ballots de paille, accroupis sur une digue de fortune, une sorte d'empierrement en fragile surplomb d'une vaste plaine de boue et de vase, dont l'humidité miroite jusqu'à l'horizon, où l'on devine que les eaux du Gange et du Brahmapoutre se mêlent au golfe du Bengale.

L'image, signée Kadir von Lohuizen, ne montre pas les conséquences d'un de ces désastres ponctuels qui scandent depuis des siècles l'histoire de cette région du Bangladesh. Elle donne à voir une lente tragédie en cours, celle des paysans bangladais face à la montée de l'océan, l'une des conséquences majeures du réchauffement. Un titre chapeaute la photo : "Jours comptés sur une terre qui disparaît". Et le texte au-dessous raconte des histoires à vous crever le coeur, celles des hommes et des femmes qui chaque année doivent quitter leurs terres, peu à peu rendues stériles par l'irrépressible avancée de la mer.

S'il ne fallait retenir qu'une seule photo de l'année qui s'achève, ce pourrait être celle-ci. D'abord parce que 2014 aura été l'année du cinquième rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Mais aussi, et surtout, parce que cette image dit quelque chose de notre incrédulité face aux conséquences de nos propres actions : l'histoire qu'elle raconte nous semble si lointaine et si irréelle qu'elle pourrait tout aussi bien former l'arrière-plan d'une oeuvre de science-fiction.

C'est la rapidité des bouleversements imposés à l'environnement qui produit cette étrangeté. Alors que les citadins occidentaux imaginent que ces bouleversements ne seront un problème que dans un futur lointain et hypothétique - une bonne part les tient même pour de purs fantasmes -, d'autres populations les vivent et les affrontent déjà au quotidien. La science-fiction des uns est, en somme, devenue l'actualité des autres.

Ce chevauchement est à double sens. De même que l'actualité nous semble parfois emprunter à la science-fiction, la science-fiction elle-même puise de plus en plus dans l'actualité. Sept secondes pour devenir un aigle (Le Bélial', 352 p., 19 euros), le recueil de nouvelles de Thomas Day couronné cette année au Festival Étonnants Voyageurs par le Grand prix de l'imaginaire, est à ce titre emblématique. Il y est question de la conservation du tigre en Asie du Sud-Est, de minorités ethniques en butte aux sociétés pétrolières, d'éco-terrorisme, de pilleurs écumant la zone interdite autour de la centrale accidentée de Fukushima... Autant d'histoires sur notre relation à la nature qui pourraient, à quelques détails près, faire la "une" de l'actualité.

"La science-fiction est le reflet de la société dans laquelle elle est produite et il est indéniable que la question environnementale prend depuis quelques années de plus en plus de place, rappelle Olivier Girard, patron et fondateur du Bélial, maison d'édition indépendante spécialisée dans les littératures de l'imaginaire. Cela nourrit, par exemple, un retour du genre post-apocalyptique, fruit d'une tradition ancienne de la science-fiction qui avait eu tendance à disparaître pendant les "trente glorieuses"."

Que faut-il savoir, que faut-il lire, pour se faire l'idée la plus vérace de ce qui vient ? La science se construit trop lentement face à l'accélération de la crise écologique; le recours à l'imagination devient de plus en plus naturel. En avril, les historiens Naomi Oreskes (université Harvard) et Erik Conway (NASA) n'ont ainsi pas hésité à passer outre les tabous du monde académique pour composer une oeuvre de pure science-fiction, imaginant les conséquences, à moyen terme, du réchauffement sur la stabilité de nos sociétés (L'Effondrement de la civilisation occidentale, Les Liens qui libèrent, 128 p., 13,90 euros).

La science-fiction peut donc être un outil pour donner à voir les conséquences de nos actions sur l'environnement. Mais elle est bien plus qu'un instrument de diagnostic. "Rattrapée par toutes sortes de réalités, en particulier la réalité écologique, la science-fiction doit se réinventer, dit Olivier Girard. Et l'enjeu dépasse largement le devenir d'un genre littéraire : la science-fiction est aussi ce qui permet aux jeunes générations d'investir et de s'approprier l'avenir."

Faut-il prendre cela au sérieux ? Dans une conférence donnée en octobre 2013 à Londres et accessible depuis peu en français (Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l'imagination, Au Diable Vauvert, 24 p., offert par l'éditeur et l'auteur), le scénariste et romancier britannique Neil Gaiman offre cette histoire édifiante : "Je me trouvais en Chine, en 2007, lors de la première convention de science-fiction et de fantasy de l'histoire chinoise à être approuvée par le Parti. A un moment, j'ai pris à part un officiel de haut rang et je lui ai demandé : "Pourquoi ?" La science-fiction faisait depuis longtemps l'objet d'une désapprobation, qu'est-ce qui avait changé ?" "C'est simple, m'a-t-il répondu. Les Chinois excellaient à créer des choses si d'autres leur en apportaient les plans. Mais ils n'innovaient pas, ils n'inventaient pas. Ils n'imaginaient pas. Aussi ont-ils envoyé une délégation chez Apple, Microsoft, Google et ils ont posé là-bas, aux gens qui inventaient le futur, des questions sur eux-mêmes. Et ils ont découvert que tous lisaient de la science-fiction lorsqu'ils étaient enfants."

Stéphane Foucart, "Les vérités de l'imaginaire", Le Monde, 30 décembre 2014.