Que savez-vous sur le fonctionnement de la mémoire ?
1. Regardez cette courte séquence de France 3 "Le Monde d'après – les mystères du cerveau". Qu'avez-vous appris sur le fonctionnement de la mémoire ?
2. Quelles informations supplémentaires apportent l'extrait et l'illustration ci-contre sur le fonctionnement de la mémoire ?
Selon vous, la mémoire n'est-elle qu'un outil de travail ?
Dans cet article de la revue Sciences Humaines, le journaliste scientifique Jean-François Dortier dresse un état des lieux de nos connaissances actuelles sur le fonctionnement de la mémoire.
Fermez les yeux et songez à un souvenir d'enfance. Il m'en revient personnellement quelques-uns de l'école maternelle. Je suis assis à une petite table (avec un encrier en porcelaine incrusté) et j'apprends à lire : devant moi, un livre ouvert avec une image de pipe, et cette phrase en couleur : la pipe de papi. D'autres bribes de souvenirs reviennent en chaîne. Dans la cour de récréation, il y a deux grands platanes et les feuilles jonchent le sol. Toujours dans la cour, avec un ballon, je tombe, je saigne du genou, j'essaie de ne pas pleurer.
Où se trouvent logés ces souvenirs ? Quelque part dans mon cerveau sans doute, mais où exactement ? Existe-t-il des neurones où seraient gravés les souvenirs du passé et que l'on pourrait localiser comme sur les pages d'un livre d'une immense bibliothèque intérieure ?
Il n'y a pas de "centre de la mémoire"
En fait, nos souvenirs d'enfance, ceux des personnes connues, des objets, des connaissances générales n'ont pas une localisation précise dans le cerveau. Certes, l'hippocampe, ce petit noyau cérébral niché au cœur du système limbique joue un rôle déterminant dans l'enregistrement des nouveaux souvenirs : une lésion de l'hippocampe entraîne de graves amnésies dites rétrogrades. Mais on ne saurait dire pour autant que l'hippocampe est le "siège de la mémoire" : il ne fait qu'enregistrer et non stocker ni récupérer les informations. En fait, les souvenirs se trouvent distribués en plusieurs lieux et connectés entre eux. Essayez de vous souvenir de ce que vous avez fait hier après-midi : cela suppose une petite gymnastique intellectuelle qui mobilise la mémoire de travail, que l'on situe dans le cortex frontal. Ce « travail de mémoire" demande de la concentration, du raisonnement (voyons, hier, on était quel jour ?), la sélection d'informations… À ce stade, mémoire et réflexion s'entremêlent. Mais activer les souvenirs suppose aussi de faire resurgir des scènes qui font appel aux aires visuelles (la cour de l'école maternelle) et déclencher des émotions (où intervient l'amygdale, située à proximité de l'hippocampe). Cette émotion va mettre en branle d'autres souvenirs associés à l'enfance. Et les idées et images vont tout à coup surgir en fonction du processus analogique qui est l'un des moteurs de la pensée.
Il existe plusieurs mémoires
La mémoire n'est pas localisable dans un endroit précis du cerveau pour une autre raison : il n'existe pas une mais plusieurs mémoires. Au fil des recherches, les psychologues ont appris à distinguer la mémoire déclarative (celle des souvenirs conscients), la mémoire procédurale (celle des savoir-faire), la mémoire sémantique (qui porte sur des connaissances générales : les pommes, les montres ou les chevaux…), et les connaissances épisodiques qui portent sur les événements particuliers (ma montre m'a été offerte par C.), la mémoire de travail et la mémoire de long terme. Le découpage des différents types de mémoire diffère selon les spécialistes, parce qu'ils n'étudient pas les fonctions cognitives sous le même angle. Ce que l'on appelle les « mémoires" (de travail, long terme, déclarative, procédurale) ne sont pas comme des pièces d'un moteur de voiture que l'on pourrait isoler les unes des autres en leur attribuant une fonction particulière. Chaque "mémoire " est en fait une façon de décrire des fonctions… Au début du xxe siècle, William James parle ainsi de "mémoire à court terme" pour décrire la capacité à se souvenir d'une liste de mots ou de chiffres que l'on garde quelques secondes en tête après les avoir entendus. Au fil du temps, cette mémoire est devenue "mémoire de travail", et couvre un champ d'autres aptitudes cognitives bien plus large (concentration, attention, résolution de problèmes complexes).
La mémoire n'est pas dans le cerveau
Bien que non localisable en un lieu précis, il nous semble tout de même que la mémoire est entièrement distribuée dans le cerveau. C'est une erreur !
Le corps tout entier possède ses mémoires : il existe une mémoire des cellules (l'information génétique qui est conservée dans l'ADN), des muscles (ils gardent le souvenir des entraînements passés), du système immunitaire (qui réagit différemment après avoir connu une première infection). Cette mémoire corporelle, bien qu'ignorée et inconsciente, est essentielle pour nous permettre d'évoluer dans notre environnement. Sans elle, nous serions comme d'éternels nouveau-nés, devant chaque jour redécouvrir le monde qui nous entoure, réapprendre à voir, sentir, marcher, reconnaître un objet et le prendre en main…
Nos mémoires excèdent aussi notre corps. Chacun de nous parsème autour de lui des mémoires externes : dans un agenda, dans le carnet d'adresses de son téléphone, sur des Post-it, dans son ordinateur, dans les tiroirs de son bureau, etc. Nos cerveaux ne vivent pas en vase clos. Il y a bien longtemps que les humains ont appris à s'équiper de mémoires externes, qui existaient bien avant l'invention des ordinateurs et de l'écriture : les aborigènes d'Australie dessinent les longues pistes du désir sur des écorces d'arbre. L'archéologue Francesco d'Errico parle de SAM (système de mémoire) pour désigner tous les artefacts (gravures, objets) que les hommes de la préhistoire utilisaient comme support bien avant l'écriture.
Puis, avec l'essor des techniques, les mémoires externes se sont étendues aux livres, aux photos, au cinéma, aux monuments, aux musées, aux données numériques, aux milliards de textes, d'images, vidéos que l'on stocke dans les cerveaux artificiels qui nous environnent. La mémoire est partout, la cognition "distribuée", et nos cerveaux se connectent en permanence à ces lieux de mémoire pour en retrouver les traces.
Ces mémoires externes sont plus que de simples prothèses de notre cerveau. Chaque cerveau humain possède des mémoires, est immergé dans un corps qui possède les siennes. Et l'ensemble est plongé dans un milieu culturel qui le met au contact avec d'autres cerveaux, objets, documents, écrans, qui en permanence réactivent et reformatent les souvenirs du passé.
C'est ainsi qu'en allant revoir la cour d'école de mon enfance grâce à Google Streetview, j'ai découvert que les beaux platanes étaient en fait de vieux marronniers.
Jean-François Dortier, "Où se situe la mémoire", in Les Clés de la mémoire, Sciences Humaines n°264, novembre 2014.
Soit le film Inside out, de 33'10 à 35'50.
Cette représentation de la mémoire vous paraît-elle pertinente ?
Comparez les deux documents ci-contre.
1. Parlent-ils de la même chose ?
2. Que nous apprennent-ils sur la mémoire ?
Les Confessions est une œuvre autobiographique d'un des pères de l'église catholique. Dans ce récit écrit au IVe s., Saint Augustin se livre à une profonde introspection. Au livre X, il évoque la mémoire.
Et j'arrive aux plaines, aux vastes palais de la mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables véhiculées par les perceptions de toutes sortes. Là sont gardées toutes les pensées que nous formons, en augmentant, en diminuant, en modifiant d'une manière quelconque les acquisitions de nos sens, et tout ce que nous avons pu y mettre en dépôt et en réserve, si l'oubli ne l'a pas encore dévoré et enseveli.
Quand je suis là, je fais comparaître tous les souvenirs que je veux. Certains s'avancent aussitôt ; d'autres après une plus longue recherche : il faut, pour ainsi dire, les arracher à de plus obscures retraites ; il en est qui accourent en masse, alors qu'on voulait et qu'on cherchait autre chose : ils surgissent, semblant dire : "Ne serait-ce pas nous... ?" Je les éloigne avec la main de l'esprit du visage de ma mémoire, jusqu'à ce que celui que je veux écarte les nuages et du fond de son réduit paraisse à mes yeux. D'autres enfin se présentent sans difficulté, en files régulières, à mesure que je les appelle ; les premiers s'effacent devant les suivants, et disparaissent ainsi pour reparaître, quand je le voudrai. C'est exactement ce qui se passe quand je raconte quelque chose de mémoire.
C'est là que se conservent, rangées distinctement par espèces, les sensations qui y ont pénétré, chacune par son accès propre : la lumière, toutes les couleurs, les formes des corps, par les yeux ; tous les genres de sons, par les oreilles ; toutes les odeurs, par les narines ; toutes les saveurs, par la bouche ; enfin, par le sens épars dans tout le corps, le dur ou le mou, le chaud ou le froid, le doux ou le rude, le lourd ou le léger, les impressions qui ont leur cause hors du corps ou dans le corps. La mémoire les recueille toutes dans ses vastes retraites, dans ses secrets et ineffables replis pour les rappeler et les reprendre au besoin. Elles y entrent toutes, chacune par sa porte particulière et s'y disposent. Au reste, ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui entrent dans la mémoire, mais les images des choses sensibles, pour s'y mettre aux ordres de la pensée qui les évoque. Comment ces images se sont-elles formées, qui saurait le dire, encore que l'on voie bien par quels sens elles sont recueillies et renfermées au-dedans de nous ? J'ai beau être dans les ténèbres et le silence, je peux, à mon gré, me représenter les couleurs par la mémoire, distinguer le blanc du noir, et toutes les autres couleurs les unes des autres mes images auditives ne viennent pas troubler mes images visuelles elles sont là aussi cependant, comme tapies dans leur retraite isolée. S'il me plaît de les appeler, elles arrivent aussitôt. Même lorsque se repose ma langue et que se tait ma gorge, je chante autant que je veux ; et les images des couleurs, qui n'en sont pas moins là, ne viennent pas se jeter à la traverse et interrompre, pendant que je fais usage de l'autre trésor qui me vient des oreilles. Pareillement, les impressions introduites et amassées en moi par les autres sens, je les évoque comme il me plaît ; je discerne le parfum des lis de celui des violettes, sans humer aucune fleur ; je peux préférer le miel au vin cuit, le poli au rugueux, sans rien goûter ni rien toucher, seulement par le souvenir.
Ce ne sont pas les seuls objets que renferme l'immense capacité de ma mémoire. Il y a là aussi tout ce que j'ai appris des sciences libérales, du moins ce que je n'en ai pas encore oublié, tout cela rangé à part, en un lieu intérieur, qui, d'ailleurs, n'est pas un lieu. Et ce ne sont point de simples images, mais des réalités que je porte dans mon esprit. En quoi consistent la littérature et la dialectique, combien il existe de genres de questions, tout ce que je sais de ces problèmes ne demeure pas dans ma mémoire comme une image que j'aurais gardée en abandonnant au monde extérieur la chose elle-même. Rien de pareil à un son qui retentit et passe, une voix, par exemple qui laisse dans l'oreille son empreinte, sa trace, ce qui fait que l'on croit l'entendre encore quand elle s'est déjà tue ; ni à une odeur qui, en passant et se dissipant dans l'air, affecte l'odorat et communique ainsi à la mémoire une image d'elle-même, que le souvenir reproduit ; ni à un aliment qui, bien entendu, perd sa saveur dans l'estomac, mais la conserve en quelque façon dans la mémoire ; ni à un corps qui est senti par un contact, et qu'en son absence notre mémoire imagine. Ces sortes de réalités ne s'introduisent pas dans la mémoire ; seules leurs images sont captées avec une rapidité étonnante, et étonnamment disposées comme dans des cases, d'où elles sont extraites par le miracle du souvenir.
Augustin, Les Confessions, X, 8 et 9, trad. de J. Trabucco, Paris, éd. Garnier-Flammarion.
Toute la mémoire du monde est un documentaire et court métrage d'Alain Resnais sorti en 1956.
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Photogrammes issus du film Toute la mémoire du monde d'Alain Resnais, 1956, du début à 7'17.
Vous réalisez une annonce publicitaire pour la radio : vous y ferez la promotion d'un produit capable d'effacer les souvenirs récents.
Vous pouvez vous appuyer sur l' exemple suivant.
Pour les bruitages et sons d'ambiance, vous pouvez utiliser freesound (une inscription est nécessaire) ou soundbible ; pour les musiques, jamendo.
Quelle image du souvenir est donnée dans les textes ci-contre ?
Dans Les Formes de l'oubli, Marc Augé propose la formule : "dis-moi ce que tu oublies, je te dirai qui tu es".
Pensez-vous que nos oublis sont révélateurs de notre identité ?
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans1,
De vers, de billets doux, de procès, de romances2,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances3,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau4,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
- Je suis un cimetière abhorré5 de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher6,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
- Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Spleen, 1857.
Se souvenir ou oublier, c'est faire un travail de jardinier, sélectionner, élaguer. Les souvenirs sont comme les plantes : il y en qu'il faut éliminer très rapidement pour aider les autres à s'épanouir, à se transformer, à fleurir. Ces plantes qui accomplissent leur destin, ces plantes épanouies se sont en quelque sorte oubliées elles-mêmes pour se transformer : entre les graines ou les boutures qui leur ont donné naissance et ce qu'elles sont devenues, il n'y a plus guère de rapport apparent ; la fleur, en ce sens, c'est l'oubli de la graine (rappelons-nous le vers de Malherbe qui continue cette histoire : "Et les fruits ont passé la promesse des fleurs"). Peut-être le bien-fondé de ma comparaison est-il contestable et peut-on m'objecter que les transformations végétales sont nécessaires et attendues, que les plantes n'accomplissent pas leur destin mais réalisent leur programme, ce qui n'est pas le cas des souvenirs puisque à l'origine au moins ils sont soumis à la contingence de l'événement, aux hasards de l'existence. Posons-nous toutefois la question suivante : lorsque nous connaissons bien quelqu'un, lorsque nous l'avons déjà vu à l'épreuve de l'amour, du deuil ou de la souffrance, est-ce que nous ne pouvons pas prévoir les événements, les types d'événements qui lui "feront de l'effet", comme on dit et comme le dit à peu près Littré7 ? Et aussi la manière dont il s'en souviendra, les transformera, les mythifiera peut-être, ou, à la longue, les oubliera ? Sans parler de ceux qu'il refusera, refoulera, déniera, mettra tout de suite dans un coin pour essayer de ne plus y penser ? La question, dans sa forme dernière, serait donc : n'est-il pas vrai qu'un individu donné - un individu soumis comme tous les autres à l'événement et à l'histoire - a des souvenirs et des oublis particuliers, spécifiques ? Je risque une formule : "dis-moi ce que tu oublies, je te dirai qui tu es".
Marc Augé, Les Formes de l'oubli, Payot & Rivages, 1998.
1. Bilan : inventaire de ce qui est possédé.
2. Romance : pièce poétique ou musicale.
3. Quittance : facture.
4. Caveau : tombeau.
5. Abhorrer : détester, haïr.
6. Boucher : peintre du xviiie s.
7. Littré : auteur d'un célèbre dictionnaire du xixe s.
Soit le film Still Alice, de 1'06'30 à 1'11'30.
Que nous enseigne cet extrait sur l'importance du souvenir ?
Vous proposerez une synthèse rédigée des ces quatre documents.
Les souvenirs aident-ils, selon vous, les individus et les collectivités à construire leur identité ?
Prix Nobel de littérature en 2008, Jean-Marie Gustave Le Clézio revient en 2004 sur son propre passé et sur la figure de son père, médecin issue d'une famille bretonne établie sur l'île Maurice parti vivre en Afrique. Dans ce portrait, le romancier raconte ses jeunes années en Afrique qui le hantent encore un demi-siècle plus tard.
C'est à l'Afrique que je veux revenir sans cesse, à ma mémoire d'enfant. À la source de mes sentiments et de mes déterminations. Le monde change, c'est vrai, et celui qui est debout là-bas au milieu de la plaine d'herbes hautes, dans le souffle chaud qui apporte les odeurs de la savane, le bruit aigu de la forêt, sentant sur ses lèvres l'humidité du ciel et des nuages, celui-là est si loin de moi qu'aucune histoire, aucun voyage ne me permettra de le rejoindre.
Pourtant, parfois, je marche dans les rues d'une ville, au hasard, et tout d'un coup, en passant devant une porte au bas d'un immeuble en construction, je respire l'odeur froide du ciment qui vient d'être coulé, et je suis dans la case de passage d'Abakaliki, j'entre dans le cube ombreux de ma chambre et je vois derrière la porte le grand lézard bleu que notre chatte a étranglé et qu'elle m'a apporté en signe de bienvenue. Ou bien, au moment où je m'y attends le moins, je suis envahi par le parfum de la terre mouillée de notre jardin à Ogoja, quand la mousson roule sur le toit de la maison et fait zébrer les ruisseaux couleur de sang sur la terre craquelée.
J'entends même, par-dessus la vibration des autos embouteillées dans une avenue, la musique douce et froissante de la rivière Aiya.
J'entends les voix des enfants qui crient, ils m'appellent, ils sont devant la haie, à l'entrée du jardin, ils ont apporté leurs cailloux et leurs vertèbres de mouton, pour jouer, pour m'emmener à la chasse aux couleuvres. L'après-midi, après la leçon de calcul avec ma mère, je vais m'installer sur le ciment de la varangue1, devant le four du ciel blanc pour faire des dieux d'argile et les cuire au soleil. Je me souviens de chacun d'eux, de leurs noms, de leurs bras levés, de leurs masques. Alasi, le dieu du tonnerre, Ngu, Eke-Ifite la déesse mère, Agwu le malicieux. Mais ils sont plus nombreux encore, chaque jour j'invente un nom nouveau, ils sont mes chis, mes esprits qui me protégent et vont intercéder pour moi auprès de Dieu.
Je vais regarder la fièvre monter dans le ciel du crépuscule, les éclairs courir en silence entre les écailles grises des nuages auréolés de feu. Quand la nuit sera noire, j'écouterai les pas du tonnerre, de proche en proche, l'onde qui fait vaciller mon hamac et souffle sur la flamme de ma lampe. J'écouterai la voix de ma mère qui compte les secondes qui nous séparent de l'impact de la foudre et qui calcule la distance à raison de trois cent trente-trois mètres par seconde. Enfin le vent de la pluie, très froid, qui avance dans toute sa puissance sur la cime des arbres, j'entends chaque branche gémir et craquer, l'air de la chambre se remplit de la poussière que soulève l'eau en frappant la terre.
Tout cela est si loin, si proche. Une simple paroi fine comme un miroir sépare le monde d'aujourd'hui et le monde d'hier. Je ne parle pas de nostalgie. Cette peine dérélictueuse ne m'a jamais causé aucun plaisir. Je parle de substance, de sensations, de la part la plus logique de ma vie.
J.M.G. Le Clézio, L'Africain, éd. Gallimard, coll. Folio, 2005.
Psychologue et psychothérapeute, Patrick Estrade pratique une psychologie analytique inspirée des théories de Carl Gustav Young.
Nous sommes si habitués à regarder au loin que nous en oublions ce qui est proche de nous. Les souvenirs, cela semble tellement commun ! Ma pratique de psychothérapeute m'a conduit à les regarder de près et à constater qu'il y avait là une immense richesse peu exploitée. Nos souvenirs nous parlent, mais nous ne les écoutons pas, car nous ne savons pas comment les lire. Nous n'avons pas conscience de leur sens caché, ni de leur pouvoir sur nous. Ils sont notre référence historique. Ils révèlent comment nous abordons la vie, quelles sont nos peurs, les rapports que nous entretenons avec les autres, notre style de vie, nos talents.
Dans ce film adapté d'une bande dessinée autobiographique, Marjane Satrapi raconte son enfance en Iran, son adolescence en Europe, son retour au pays puis son départ définitif.
Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi, Persepolis, 2007.
Les souvenirs sont notre fondement, le sol sur lequel nous marchons durant toute notre vie. Ils décident de nos choix et influencent notre destinée. C'est peu dire qu'ils nous gouvernent. Un homme, par exemple, vient me voir, car il est en perte de repères. Il me confie ses souvenirs de nombreux déménagements dans son enfance. En langage populaire, je dirais qu'il ne sait plus où il habite... Nos souvenirs nous permettent de nous orienter dans le monde. Ils nous servent de repères. Ils peuvent également constituer un frein à notre évolution, comme dans le cas de ce garçon que son père avait dénigré et qui, aujourd'hui, n'arrive pas à aller au bout de ses entreprises.
Nous nous rappelons de tel ou tel souvenir non pas parce que nous pensons au passé, mais bien parce que nous vivons ces mêmes émotions au présent. Il est donc intéressant d'examiner quel type de souvenirs nous allons chercher, car ils nous renseignent sur ce que nous ressentons ici et maintenant. Ils sont un baromètre de notre état psychologique intérieur. Un sentiment mélancolique réveillera un souvenir mélancolique ; un vécu d'insécurité, un souvenir insécurisant. Par exemple : une femme qui, dans sa vie actuelle, a la sensation de ne jamais avoir le choix, me parle incidemment du centre aéré où sa mère la forçait à aller. Nous avons tous des leitmotive comme "On ne me comprend pas" ou "Je ne fais jamais ce que je veux", dont nous trouvons confirmation dans nos souvenirs.
Un souvenir reste donc gravé en nous par la force des émotions qui l'accompagnent ainsi que par la manière dont nous avons pu ou non lui donner du sens. Tout ce que nous vivons, la plus légère impression ou la plus grande douleur, s'inscrit sur le disque de cire de notre mémoire, comme les microsillons d'autrefois. Une femme me raconte l'immense joie qu'elle a ressentie le jour où, en classe, alors qu'elle pensait sa mère en voyage, elle l'aperçoit par la fenêtre. Voilà une émotion qui s'est définitivement gravée en elle.
Propos de Patrick Estrade, "À quoi servent nos souvenirs", www.psychologies.com, juillet 2006.
Dans leur ouvrage, Jean-Yves Tadié (spécialiste de Proust) et Marc Tadié (neurochirurgien) développent l'idée de l'intentionnalité de la mémoire. Nos souvenirs et nos oublis nous permettent de consolider notre identité, en fonction des choix que nous faisons.
Toutes nos actions passées, nos émotions, nos sensations ont modelé notre personnalité mais nous continuons, adulte, d'être cet enfant qui aimait jouer au soldat, ou cet adolescent amoureux d'un certain type de femme. Cette continuité fait que notre passé pèse de tout son poids sur notre façon de percevoir le présent : notre passé conditionne les caractéristiques de nos futurs souvenirs. Notre passé ne se superpose pas au présent pour permettre de l'identifier, il reste derrière nous pour choisir dans le présent ce que nous souhaitons identifier et engranger dans notre mémoire. [...] L'acte de mise en mémoire peut donc être comparé à un éclairage que nous donnons, grâce à un projecteur qui est en nous, sur certains aspects d'une perception pour le mettre en mémoire. Même pour la mémoire habitude, l'intentionnalité est manifeste. Nous voulons acquérir l'habitude de faire quelque chose pour que celle-ci devienne une action réflexe qui nous serve.
Dans notre mémoire, nos souvenirs se modifient en fonction du présent, du contexte. L'intentionnalité joue un rôle important : au fur et à mesure de notre progression dans la vie, nous forgeons une certaine idée de nous-mêmes. De même que les historiens auront tendance à choisir dans le passé d'un pays les faits qui vont dans le sens de l'image qu'ils veulent en donner, et à gommer ou estomper les autres. de même nous aurons tendance à garder, modifier et idéaliser les souvenirs qui renforcent l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes et à effacer les autres. Nos souvenirs doivent adhérer à la conception que nous avons de nous-mêmes dans le présent et vers l'avenir. C'est ce qu'exprime Merleau-Ponty quand il écrit : "La mémoire est non pas la conscience constituante du passé, mais un effort pour rouvrir le temps à partir des implications du présent."
Notre passé conditionne notre présent mais c'est nous qui l'acceptons, le modifions ou le refusons en fonction de notre moi présent. Notre vie actuelle est juchée sur la pyramide de notre passé, mais pour que celle-ci soit solide nous devons en permanence vérifier, modifier, cimenter ou éliminer les pierres qui la constituent afin de ne pas remettre en question le fragile équilibre de la pointe sur laquelle nous nous tenons. La plupart de nos oublis ne sont donc pas des accidents de la mémoire mais plutôt une conséquence intentionnelle. À force de ne pas être rappelés. parce qu'ils ne nous intéressent plus ou nous gênent, les souvenirs sombrent dans l'oubli, les neurones qui les supportent entrent en apoptose faute de facteur de croissance ou de neurotransmetteur.
]ean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, éd. Gallimard. 1999.
Que nous apprennent les deux documents suivants sur le fonctionnement de la mémoire et la nature de nos souvenirs ?
Dans ce livre, George Perec fait alterner une histoire fictive, celle d'une communauté sur une île imaginaire de la Terre de feu toute entière occupée de sport et de compétition, et sa propre histoire autobiographique, le récit de son enfance pendant la seconde guerre mondiale, son père tué à la guerre, sa mère déportée et morte dans les camps de concentration.
Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j'ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la soeur de mon père et son mari m'adoptèrent.
Cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n'était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ?
Elizabeth Lotus est une psychologue américaine qui étudie les phénomènes liés à la mémoire, en particulier aux faux souvenirs. Dans cette conférence, elle expose le résultat des recherches dans ce domaine.
Elizabeth Lotus, "Les Inventions de la mémoire", TED Talks, 2013.
"Je n'ai pas de souvenirs d'enfance" : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l'Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. A treize ans, j'inventai, racontai et dessinai une histoire. Plus tard, je l'oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s'appelait "W" et qu'elle était, d'une certaine façon, sinon l'histoire, du moins une histoire de mon enfance.
En dehors du titre brusquement restitué, je n'avais pratiquement aucun souvenir de W. Tout ce que j'en savais tient en moins de deux lignes : la vie d'une société exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu.
Une fois de plus, les pièges de l'écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait pas ce qu'il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert.
Je retrouvai plus tard quelques-uns des dessins que j'avais faits vers treize ans. Grâce à eux, je réinventai W et l'écrivis, le publiant au fur et à mesure, en feuilleton, dans La quinzaine littéraire, entre septembre 1969 et août 1970.
Aujourd'hui, quatre ans plus tard, j'entreprends de mettre un terme - je veux tout autant dire par là "tracer les limites" que "donner un nom" - à ce lent déchiffrement.
W ne ressemble pas plus à mon fantasme olympique que ce fantasme olympique ne ressemblait à mon enfance.
Mais dans le réseau qu'ils tissent comme dans la lecture que j'en fais, je sais que se trouve inscrit et décrit le chemin que j'ai parcouru, le cheminement de mon histoire et l'histoire de mon cheminement.
George Perec, W ou le souvenir d'enfance, 1975.
Vous proposerez une synthèse organisée de ces quatre documents.
Pensez-vous que l'oubli soit un 'droit' ?
Bon anniversaire, Marc. Le 5 décembre 2008, tu fêteras tes vingt-neuf ans. Tu permets qu'on se tutoie, Marc ? Tu ne me connais pas, c'est vrai. Mais moi, je te connais très bien. C'est sur toi qu'est tombée la (mal)chance d'être le premier portrait Google du Tigre. Une rubrique toute simple : on prend un anonyme et on raconte sa vie grâce à toutes les traces qu'il a laissées, volontairement ou non sur Internet. Comment ça, un message se cache derrière l'idée de cette rubrique ? Évidemment : l'idée qu'on ne fait pas vraiment attention aux informations privées disponibles sur Internet, et que, une fois synthétisées, elles prennent soudain un relief inquiétant. Mais sache que j'ai plongé dans ta vie sans arrière-pensée : j'adore rencontrer des inconnus. Je préfère te prévenir : ce sera violemment impudique, à l'opposé de tout ce qu'on défend dans Le Tigre. Mais c'est pour la bonne cause ; et puis, après tout, c'est de ta faute : tu n'avais qu'à faire attention. [...]
Je t'ai rencontré, cher Marc, sur Flickr, cette immense banque d'images qui permet de partager ses photos avec ses amis (une fonction que Facebook s'est empressé de copier, soit dit en passant). Pour trouver un inconnu dont je ferai le portrait, j'ai tapé "voyage" avec l'idée de tomber directement sur un bon "client" comme disent les journalistes, puisque capable de poster ses photos de voyages. Je t'ai vite trouvé : il faut dire que tu aimes bien Flickr, où tu as posté plus de dix-sept mille photos en moins de deux ans. Forcément, j'avais des chances d'y trouver tes photos.
Alors, Marc. Belle gueule, les cheveux mi-longs, le visage fin et de grands yeux curieux. Je parle de la photo prise au Starbuck's Café de Montréal, lors de ton voyage au Canada, avec Helena et Jose, le 5 août 2008. La soirée avait l'air sympa, comme d'ailleurs tout le week-end que vous avez passé à Vancouver. [...]
En tout, tu as passé un mois au Canada. Au début tu étais seul, à l'hôtel Central, à Montréal (série de photos "autour de mon hôtel"). Tu étais là-bas pour le travail. Le travail ? Tu es assistant au "service d'architecture intérieur", dans un gros cabinet d'architectes, LBA, depuis septembre dernier (Facebook, rubrique Profil). Le cabinet a des succursales dans plusieurs villes, et a priori tu dois travailler dans la succursale de Pessac, dans la banlieue de Bordeaux. Ça, je l'ai trouvé par déduction, vu que tu traînes souvent à l'Utopia (cinéma et café bordelais) ou à Arcachon. [...]Revenons à toi. Tu es célibataire et hétérosexuel (Facebook). Au printemps 2008, tu as eu une histoire avec Claudia R***, qui travaille au Centre culturel franco-autrichien de Bordeaux (je ne l'ai pas retrouvée tout de suite, à cause du caractère ü qu'il faut écrire ue pour Google). En tout cas, je confirme, elle est charmante, petits seins, cheveux courts, jolies jambes. Tu nous donnes l'adresse de ses parents, boulevard V*** à Bordeaux. Vous avez joué aux boules à Arcachon, et il y avait aussi Lukas T***, qui est le collègue de Claudia au Centre Culturel. Fin mai, il n'y a que quatre photos, anodines, de ton passage dans le petit appartement de Claudia. [...]
Ce 31 mai, vous avez une façon de vous enlacer qui ne laisse que peu de doutes. Et le 22 juin, cette fois c'est sûr, vous vous tenez par la main lors d'une petite promenade au Cap-Ferret. C'est la dernière fois que j'ai eu des nouvelles de Claudia. Note bien que j'ai son numéro au travail (offre d'emploi pour un poste d'assistant pédagogique au Centre culturel, elle s'occupe du recrutement), je pourrais l'appeler. Mais pour raconter une séparation, même Internet a des limites. Avant Claudia, tu étais avec Jennifer (ça a duré au moins deux ans), qui s'intéressait à l'art contemporain (vous avez visité ensemble Beaubourg puis tu l'as emmenée au concert de Madonna à Bercy). Elle a habité successivement Angers puis Metz, son chat s'appelle Lula, et, physiquement, elle a un peu le même genre que Claudia. À l'été 2006, vous êtes partis dans un camping à Pornic, dans une Golf blanche. La côte Atlantique, puis la Bretagne intérieure. Tu avais les cheveux courts, à l'époque, ça t'allait moins bien.On n'a pas parlé de musique. À la fin des années 1990, tu as participé au groupe Punk, à l'époque où tu habitais Mérignac (à quelques kilomètres de Bordeaux). Il reste quelques traces de son existence, sur ton Flicker bien sûr mais aussi dans les archives Google de la presse locale. Tu sais quoi ? C'est là que j'ai trouvé ton numéro de portable : 06 83 36 ** **. [...]
Je pense à l'année 1998, il y a dix ans, quand tout le monde fantasmait déjà sur la puissance d'Internet. Le Marc L*** de l'époque, je n'aurais sans doute rien ou presque rien trouvé sur lui. Là, Marc, j'ai trouvé tout ce que je voulais sur toi. J'imagine ton quotidien, ta vie de jeune salarié futur architecte d'intérieur, ton plaisir encore à faire de la musique avec tes potes à Bordeaux, tes voyages à l'autre bout du monde, ta future petite copine (je parie qu'elle aura les cheveux courts). Mais il me manque une chose : ton adresse. Dans ces temps dématérialisés, où mails et téléphones portables tiennent lieu de domiciliation, ça me pose un petit problème : comment je fais pour t'envoyer Le Tigre ? Je sais que tu es avenue F***, mais il me manque le numéro, et tu n'es pas dans les pages jaunes. Cela dit, je peux m'en passer. Il suffit que je ne te l'envoie pas, ton portrait : après tout, tu la connais déjà, ta vie.
Le Tigre, numéro 28 (nov.-déc. 2008)
Le verbe oublier tire ses origines du latin "oblitus" dérivé de ob-liveo au sens de "devenir noir" ou plus précisément "ne pas garder dans sa mémoire", "ne plus penser à ; perdre de vue". L'oubli est un élément capital pour l'homme. En effet, nous possédons une mémoire sélective qui dégrade les informations afin d'en garder les traces essentielles pour pouvoir construire notre propre univers en les agrégeant avec d'autres traces. Cela peut être comparable au mécanisme que l'on observe lors de la prise de notes. On note les informations qui nous semblent importantes et ensuite, à notre façon, nous nous construisons notre résumé. Plusieurs personnes ayant assisté à la même présentation auront des prises de notes et des résumés tous différents car découlant de l'interprétation, de l'histoire et des intérêts de chacun. Un tri des informations s'opère et nous les "stockons" dans un coin de notre cerveau, sans ce tri nous ne serions pas en capacité d'exploiter toutes ces informations pour innover. L'oubli, souvent perçu d'une manière assez négative car plutôt relié à l'amnésie, la négligence, l'étourderie, est pourtant indispensable à l'évolution. C'est la sélection d'informations (et donc forcément l'oubli de certaines) qui permet d'avancer et de ne pas rester au même point, de prendre du recul, de créer, d'évoluer en atteignant un certain degré d'abstraction. Cependant, c'est une notion à manier avec précaution, car les raccourcis entre l'oubli, l'ignorance et voire même la censure sont vite pris.
Internet a bouleversé notre manière de communiquer, de consulter et produire de l'information, de consommer, bref, osons le dire, il a changé notre manière de vivre. Et à la différence de notre cerveau, Internet retient tout, le numérique est conçu pour mémoriser les informations. On peut l'envisager comme une mémoire persistante (non sélective) avec un stockage illimité, accessible en partie sur le Web via des mots clés entrés sur des moteurs de recherche. Cela change donc la donne, car aujourd'hui nous possédons une sorte de double composé par nos traces numériques. Ces données, pour la plupart, ont été produites par nous-mêmes (inscription a un service en ligne, sur un site Web, publications sur un blog ou un réseau social. Désormais nous avons la possibilité d'enregistrer tout ce que l'on fait et de le partager avec les autres, ce qui a transformé nos pratiques, l'idée étant souvent de fournir une preuve que l'on était à un endroit ou à un événement (photos de plat dans un restaurant, selfie lors d'un concert...). D'après un rapport de la Commission des lois du Sénat "l'apparition de nouvelles formes de sociabilité sur Internet s'exprimant par le biais de blogs ou de réseaux sociaux (tels que Facebook, MySpace, etc.) a fait naître une nouvelle tendance sociologique forte : l'exposition volontaire de soi et d'autrui". Selon ce même rapport, il faut considérer que "livrer des informations personnelles sur Internet - sur soi ou sur autrui - est comparable à entretenir des conservations privées au milieu d'une foule bruyante". Mais en réalité. les données, même diffusées sur des sites très variés et sur des périodes très étendues, peuvent aisément réapparaître grâce à des moteurs de recherche. Ces derniers permettent d'agréger très facilement des sources d'information qu'il aurait été quasiment impossible de réunir auparavant. Quand vous tentez de "googleliser" votre nom et prénom (nous prenons ici l'exemple de Google car il est le plus utilisé mais il peut s'agir de n'importe quel autre moteur de recherche) vous pouvez être surpris de retrouver tant de résultats, des informations produites par vous ou par autrui. Certains ont eu la mauvaise surprise de voir remonter des informations peu flatteuses, erronées ou encore privées. Le premier réflexe c'est d'essayer d'effacer. Or, c'est souvent plus difficile qu'il n'y parait. Effectivement, la majeure partie du temps nous n'avons plus de maîtrise de ces informations, ou si nous arrivons à les effacer du site, elles apparaîtront tout de même pendant un moment car elles auront été gardées en mémoire parle moteur de recherche, qui lui n'est pas responsable des publications qu'il référence. Il est là pour vous présenter les résultats les plus pertinents selon votre requête.
Pauline Vézie, Jérémie Pinson, Élise Fravallo, culturenum.info.unicaen.fr, 25 novembre 2014, © DR.
Eté 2013, clic : l'entreprise Kodak sort péniblement de sa mise en faillite, annoncée un an et demi plus tôt. Eté 2013, clac : éclosion du scandale Prism. Des millions d'internautes se découvrent espionnés par la National Security Agency (NSA) américaine, leurs données personnelles siphonnées chez les géants du numérique, Yahoo et Google en tête. "Clic clac, merci Kodak" : quel rapport entre la NSA et l'entreprise américaine de photographie ? Le débat sur la protection de la vie privée.
Car c'est Kodak qui avait déclenché une première et formidable bagarre sur ce sujet aux Etats-Unis. A la fin XIXe siècle, l'entreprise connaît un succès populaire avec ses petits appareils photo maniables et bon marché. Grâce à eux, clichés de quidam ou de célébrités vont circuler en masse dans la presse.
MAÎTRISER SES TRACES NUMÉRIQUES
Alarmés, deux juristes américains, Samuel D. Warren et Louis D. Brandeis, contre-attaquent dans la Harvard Law Review. Avec un article resté fameux, "Le droit à la vie privée" (1890), ils lancent un concept juridique toujours d'actualité, à une époque où cette "vie privée" nous échappe à nouveau, cette fois par gigaoctets et par paquets de données numérisées, dormant dans les bases clients de groupes privés ou exhibées sur le Web.
Pour protéger des abus, un nouveau "droit à l'oubli numérique" s'est développé, qui garantirait la suppression de nos données personnelles à distance : pas seulement les données dites "sensibles" (religion, race, passé médical), mais toutes nos données personnelles (listes d'achats, données de localisation, photos). Bref, selon la CNIL, qui a lancé en mai une consultation publique sur la question, c'est la "possibilité offerte à chacun de maîtriser ses traces numériques et sa vie - privée comme publique - en ligne".
Voilà donc l'antidote moderne contre l'"effet glaçant de la mémoire parfaite" qu'engendrerait le numérique, celui dont parle le chercheur américain Viktor Mayer-Schönberger dans son essai Delete. The Virtue of Forgetting in the Digital Age ("Effacer. Les vertus de l'oubli à l'âge numérique", Princeton University Press, 2009, non traduit). Mais contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce droit à l'oubli ne fait pas l'unanimité : car qui dit oubli dit effacement du passé. De quoi faire bondir archivistes et historiens, qui conservent et écrivent la mémoire et l'histoire de nos sociétés. Surtout à l'heure où l'Europe souhaiterait concrétiser l'affaire. [...]
DANS L'INTÉRÊT PUBLIC
Vidberg
La polémique est alimentée par les interprétations divergentes du projet de règlement. Les archivistes craignent d'abord que le droit à l'oubli ne s'exerce sur les archives publiques, créant des trous dans l'état civil ou les dossiers d'organismes sociaux. Impossible, répond Jan Philipp Albrecht : "Le texte stipule que, quand la loi nationale prévoit des exceptions dans l'intérêt de l'Etat, le droit à l'oubli ne peut s'appliquer." C'est le cas en France pour le cadastre, par exemple, qui contient des données personnelles. Un individu ne pourra pas demander leur effacement, affirme Albrecht. Une réécriture du projet européen prévoit de bien faire apparaître cette légitimité de constituer, dans l'intérêt public, des archives contenant des données personnelles. [...]
Par le passé, nombre de sources historiques ont, de fait, été utilisées à contre-courant de leur finalité de collecte d'origine. "Qu'aurait fait Serge Klarsfeld pour établir son mémorial avec les listes des déportés" si le droit à l'oubli avait été appliqué ?, s'interroge Denis Peschanski. "Elles avaient été élaborées par les forces d'oppression et donc auraient été condamnées à la disparition, avec cette nouvelle logique." [...]
PRATIQUES ET POINTS DE VUE
"Droit fondamental" mais pas "prérogative absolue" du citoyen, précise le projet européen. Le droit à l'oubli a donc des bornes, et pas seulement celle du "devoir de mémoire" : le droit à la connaissance et celui à l'information, la liberté d'expression, le droit d'auteur... Seulement, le dosage s'appréciait jusqu'ici en fonction des législations nationales. Selon Jan Philipp Albrecht, les approches française et allemande sont apparentées, plus protectrices des données personnelles numériques que l'approche britannique.
Yves Poullet reconnaît cependant une vigilance particulière en Allemagne sur la collecte des données personnelles, histoire oblige, à cause des détournements criminels d'informations effectués par le régime nazi. Mais le sociologue allemand Harald Welzer faisait remarquer que cette méfiance ne s'étend guère aujourd'hui à l'usage des réseaux sociaux (Le Monde du 21 août).
Le futur règlement européen permettra-t-il d'harmoniser pratiques et points de vue ? Rendez-vous fin octobre. Le Parlement tranchera entre les différents amendements et consensus politiques pour définir sa position. Il devra s'accorder ensuite avec le conseil des ministres, la Commission participant elle aussi à ces négociations. Reste à savoir si le dénouement aura lieu avant les élections européennes de mai 2014. Clic, clac, l'affaire n'est pas (encore) dans le sac...
Fabienne Dumontet, "Le "droit à l'oubli numérique" inquiète les historiens", article publié dans Le Monde, le 3 octobre 2013.
1. a. À quoi voit, dans l'extrait de La Nuit, que le narrateur a du mal à croire à la réalité vécue ?
b. En quoi cette expérience l'a-t-elle transformé ?
2. On évoque souvent, à propos de la Shoah, le "devoir de mémoire". Comment ces deux documents, chacun à leur façon, montrent-ils la nécessité de ce "devoir de mémoire" ?
Elie Wiesel a reçu le prix Nobel de la paix pour son oeuvre. Déporté en 1944 à Auschwitz puis à Birkenau, il raconte dans La Nuit son expérience des camps. L'extrait suivant raconte son arrivée.
Nous ne savions pas encore quelle direction était la bonne, celle de gauche ou celle de droite, quel chemin conduisait au bagne et lequel au crématoire. Cependant, je me sentais heureux: j'étais près de mon père. Notre procession continuait d'avancer, lentement.
Un autre détenu s'approcha de nous:
- Contents ?
- Oui, répondit quelqu'un.
- Malheureux, vous allez au crématoire.
Il semblait dire la vérité. Non loin de nous, des flammes montaient d'une fosse, des flammes gigantesques. On y brûlait quelque chose. Un camion s'approcha du trou et y déversa sa charge: c'étaient des petits enfants. Des bébés ! Oui, je l'avais vu, de mes yeux vu... Des enfants dans les flammes. (Est-ce donc étonnant si depuis ce temps-là le sommeil fuit mes yeux ?)
Voilà donc où nous allions. Un peu plus loin se trouverait une autre fosse, plus grande, pour des adultes.
Je me pinçai le visage: vivais-je encore ? Étais-je éveillé ? Je n'arrivais pas à le croire. Comment était-il possible qu'un brûlât des hommes, des enfants et que le monde se tût ? Non, tout cela ne pouvait être vrai. Un cauchemar... J'allais bientôt m'éveiller en sursaut, le cœur battant et retrouver ma chambre d'enfant, mes livres...
La voix de mon père m'arracha à mes pensées:
- Dommage... Dommage que tu ne sois pas allé avec ta mère... J'ai vu beaucoup d'enfants de ton âge s'en aller avec leur mère...
Sa voix était terriblement triste. Je compris qu'il ne voulait pas voir ce qu'on allait me faire. Il ne voulait pas voir brûler son fils unique.
Une sueur froide couvrait mon front. Mais je lui dis que je ne croyais pas qu'on brûlât des hommes à notre époque, que l'humanité ne l'aurait jamais toléré...
- L'humanité ? L'humanité ne s'intéresse pas à nous. Aujourd'hui, tout est permis. Tout est possible, même les fours crématoires... Sa voix s'étranglait.
- Père, lui dis-je, s'il en est ainsi, je ne veux plus attendre. J'irai vers les barbelés électrifiés. Cela vaut mieux qu'agoniser durant des heures dans les flammes.
Il ne me répondit pas. Il pleurait. Son corps était secoué d'un tremblement. Autour de nous, tout le monde pleurait. Quelqu'un se mit à réciter le Kaddich, la prière des morts. Je ne sais pas s'il est déjà arrivé, dans la longue histoire du peuple juif, que les hommes récitent la prière des morts sur eux-mêmes.
- Yitgadal veyitkadach chmé raba... Que Son Nom soit grandi et sanctifié... murmurait mon père.
Pour la première fois, je sentis la révolte grandir en moi. Pourquoi devais-je sanctifier Son nom ? L'Eternel, Maître de l'univers, l'Eternel Tout-Puissant et Terrible se taisait, de quoi allais-je Le remercier ?
Nous continuions à marcher. Nous nous rapprochâmes peu à peu de la fosse, d'où se dégageait une chaleur infernale. Vingt pas encore. Si je voulais me donner la mort, c'était le moment. Notre colonne n'avait plus à franchir qu'une quinzaine de pas. Je me mordais les lèvres pour que mon père n'entende pas le tremblement de mes mâchoires. Dix pas encore. Huit. Sept. Nous marchions lentement, comme après un corbillard, suivant notre enterrement. Plus que quatre pas. Trois pas. Elle était là maintenant, tout près de nous, la fosse et ses flamme. Je rassemblais tout ce qui me restait de forces afin de sauter hors du rang et me jeter sur les barbelés. Au fond de mon cœur, je faisais mes adieux à mon père, à l'univers tout entier et, malgré moi, des mots se formaient et se présentaient dans un murmure à mes lèvres: Yitgadal veyitkadhach chmé raba... Que Son nom soit élevé et sanctifié... Mon cœur allait éclater. Voilà. Je me trouvais en face de l'Ange de la mort...
Non. A deux pas de la fosse, on nous ordonna de tourner à gauche, et on nous fit entrer dans une baraque.
Je serrai fort la main de mon père. Il me dit:
- Te rappelles-tu madame Schächter, dans le train ?
Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n'oublierai celle fumée.
Jamais je n'oublierai les petits visages des enfants dont j'avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.
Jamais je n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma Foi.
Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a privé pour l'éternité du désir de vivre.
Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert.
Jamais je n'oublierai cela, même si j'étais condamné à vivre aussi longtemps Dieu lui-même. Jamais.
Elie Wiesel, La Nuit, 1955.
Dans son roman graphique, l'auteur évoque la persécution des juifs dans les années 30 et 40 à travers l'histoire de son propre père, transposée dans un univers animalier.
Art Spiegelman, Maus : Un survivant raconte, éd. Flammarion, 1987, tome I.
L'art a-t-il un rôle à jouer dans le devoir de mémoire ?
Mémorial aux juifs assassinés, Berlin.
Ouradour-sur-Glane.
A l'aide des documents étudiés, notez les éléments importants que vous avez vus en cours.
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Auteurs et œuvres | Personnages et histoires | Notions et vocabulaire | Citations | |
01. Le fonctionnement de la mémoire | ||||
02. Les "vastes palais de la mémoire" | ||||
Évaluation. L'album de famille | ||||
03. Le poids du souvenir | ||||
BTS blanc. La nostalgie | ||||
04. Mémoires troublées | ||||
Corpus. Mémoire et construction de soi | ||||
05. Le droit à l'oubli | ||||
06. Le devoir de mémoire | ||||
07. Mémoriaux et commémoration | ||||
Lectures cursives : L'Africain, Si c'est un homme... | ||||
Films : Eternal sunshine of the spotless mind, Still Alice, Toute la mémoire du monde, Inside out, Total recall. |