Le Jeu de l'amour et du hasard

Objet d'étude : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle

Problématique générale : L'amour, un jeu de hasard ?

Support : Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, coll. Livre de Poche, éd. LGF.

Exposés possibles : le burlesque ; les préjugés ; le discours amoureux et le marivaudage ; le personnage d'Arlequin

Séance 01

L'amour, un jeu de hasard ?

Observation

Quelle question pose l'affiche de la mise en scène de Benoît Lambert ?

Pistes

Contraction

Vous proposerez une contraction de ce texte en 150 mots.

Oral

Selon vous, l'amour est-il un jeu de hasard ?

Note

1. Étude de la Revue de la sociologie française, 2014.

Le Jeu de l'Amour et du Hasard, mise en scène de Benoît Lambert, théâtre de L'Aquarium, 2018.

L'amour n'est pas aveugle. Les ressemblances, qu'elles soient physiques ou sociales, favorisent le rapprochement des personnes et la création d'un couple. "Qui se ressemble s'assemble", dit l'adage, soutenu par les études sur la conjugalité des Français. Au-delà du diplôme, de la classe sociale, on serait même attiré par une personne ayant des traits physiques semblables aux siens. Bien qu'inconscient, ce rapprochement dû à la ressemblance est prouvé. Mais depuis quelques années, les choix s'ouvrent et ébranlent l'inexorable mécanique de reproduction sociale qui prévalait autrefois.

En général, on choisissait un conjoint du même niveau de diplôme ou de la même origine sociale. Une homogamie banale somme toute, selon Gérard Neyrand, sociologue spécialiste des relations : "Il est normal de fréquenter les gens de son milieu, proches, qui font partie de notre entourage. Et subjectivement, beaucoup choisissent de rester avec des personnes des cercles qu'ils connaissent. Cela a un côté rassurant, facile, et c'est aussi une façon de répondre aux exigences de la société qui nous entoure."

Des avocats qui se marient entre eux, des agriculteurs avec des agricultrices, des ouvrières avec des ouvriers, des profs avec des profs... un classique ! D'autant plus que même métier implique revenus similaires et, souvent, des centres d'intérêt proches. "Quand on est avec quelqu'un comme soi, on reste dans un cercle de confiance, ce qui simplifie la vie de tous les jours. Il y a encore des gens qui, inconsciemment, écartent les prétendant(e)s simplement parce qu'ils (elles) ne sont pas de leur classe sociale", observe Gérard Pavyse, psychologue spécialiste des couples.

Ce phénomène serait pourtant en net recul. Selon une étude française1 publiée en 2012, les couples réunissant deux personnes possédant le même diplôme sont passés de 40 % en 1960 à 27 % en 2012. Les mariages au sein d'une même classe sociale diminuent également, passant de 42 à 33 %. Pour Gérard Neyrand, "cette évolution s'est faite en deux phases. D'abord une baisse nette entre 1960 et 1980, grâce à la libération des mœurs et surtout l'accession des femmes aux études et au monde du travail. Puis une baisse plus douce mais continue à partir de 1980". Seuls les plus diplômés (ceux des grandes écoles) et les plus hauts revenus conservent une endogamie forte. Ces unions ont augmenté de 5 % en quarante ans, pour se porter à 51 % !

Si le nombre de sites de rencontres proposant des profils très spécifiques (roux, de certaines confessions religieuses, riches, etc.) est en constante augmentation, "qui se ressemble s'assemble" n'est plus la norme, mais simplement une forte minorité. Avec le temps, cela devrait encore diminuer, sans pour autant disparaître. "Il y a des milieux, encore aujourd'hui, où il n'est pas envisageable de se mettre en couple avec une personne différente. Notamment chez les élites, car, contrairement aux apparences, c'est le milieu le plus fermé", assure le sociologue Gérard Neyrand.

Par ailleurs, "le milieu des grandes écoles est celui qui tourne le plus autour de lui-même, estime le psychologue Gérard Pavyse. On leur apprend qu'ils sont l'avenir de la Nation. Chez les plus diplômés, il y a souvent une forme de mépris pour les classes "inférieures". Du coup, ce repli très marqué chez cette catégorie sociale relève autant du snobisme que de l'envie de rester dans ce petit cercle très privilégié et hyper sélectif".

Nicolas Basse, Le Figaro Madame, 27 janvier 2015.

Après avoir beaucoup rêvé, après avoir fait diverses rencontres et expériences, nous souhaiterions trouver "la" bonne personne : le conjoint que nous avons construit dans notre imagination, celui qui nous correspond tout à fait. Et dans l'idéologie de la tolérance, il ne saurait y avoir de ségrégation de classe. Tous les individus ont la même valeur humaine, seul l'attrait individuel justifie le choix amoureux.

La sociologie, pourtant, porte un regard plus cru sur l'amour : "Les données statistiques montrent à quel point la thématique du prince charmant est un mythe. Les unions matrimoniales sont d'abord marquées par l'homogamie, soit le fait de se mettre en couple avec quelqu'un de son milieu, ou d'un milieu proche."

Depuis l'étude classique d'Alain Girard, la notion d'homogamie s'est largement imposée. Tout au plus concède-t-on une "diminution très lente" du taux d'homogamie, malgré la progression d'une ouverture d'esprit favorable au brassage entre personnes de cultures ou de milieux différents.

La probabilité d'union entre deux médecins, deux professeurs, ou deux agriculteurs, pour ne prendre que ces exemples parmi tant d'autres, reste très supérieure à ce que le hasard produirait. L'influence du statut des parents est aussi déterminante dans la définition de l'origine sociale : "Entre deux institutrices, l'une fille de cadre supérieur, l'autre d'ouvrier, la première a trois fois plus de chances (33 % vs 10 %) d'épouser un cadre supérieur. Une puissante inertie pousse à trouver conjoint près de son monde social, qu'il s'agisse de proximité culturelle, de voisinage, de milieu de travail, ou de la force de formes visibles et invisibles de ségrégation spatiale des lieux où se rencontrent les conjoints".

N'importe qui ne rencontre pas n'importe qui et, pire encore, quand bien même la rencontre aurait lieu, chacun ressentirait confusément ce qui le sépare de l'autre : goûts esthétiques ou culinaires, manière de recevoir ses amis, façon de parler, de se vêtir...

Les membres des classes populaires tendent à se rencontrer dans des lieux publics (bals, fêtes, cinémas, rue, cafés, centres commerciaux, transports en commun...) ; les classes favorisées "à capital intellectuel" (personnes cultivées, ayant fait de longues études...), dans des lieux réservés (associations, lieux d'études, lieu de travail, clubs sportifs, boîtes de nuit...) ; les classes favorisées "à capital économique" (patrons ou professions libérales), dans des lieux privés (fêtes ou rencontres entre amis).

Cette gradation dans la limitation de l'accès aboutit à protéger de plus en plus les jeunes issus de ces milieux, à mesure que le capital "intellectuel", puis "économique", croît. On pourrait considérer que leur milieu d'origine souhaite leur épargner de "mauvaises rencontres". La règle est alors que l'on ne fréquente que des personnes ayant reçu l'aval du groupe, des gens "comme il faut", avec lesquels il n'y aura pas de mauvaises surprises, ou encore des gens possédant des aptitudes, une culture, des connaissances, des centres d'intérêts qui les distinguent du commun. Mais plus encore, ces jeunes semblent avoir eux-mêmes intériorisé le type de conjoint "recevable" dans leur milieu. C'est pourquoi les milieux sociaux se côtoient et s'interpénètrent, tout en restant relativement imperméables les uns à l'égard des autres. Pour ne prendre que l'exemple de la rue, on pourrait dire qu'aucun milieu social, même le plus renfermé sur lui-même, ne saurait empêcher que l'un de ses rejetons fréquente la rue, c'est-à-dire croise, et éventuellement interagisse avec des personnes d'autres milieux. Cependant, cette jeune personne saura que ce n'est pas là que l'on rencontre un partenaire possible, ni de cette manière.

Au bal de quartier du 14 juillet, ou au centre commercial régional où l'on peut passer son samedi après-midi, tout est en apparence ouvert, n'importe qui pourrait s'y trouver. Mais toutes les catégories de personnes ne s'y trouvent probablement pas.

Dans une bibliothèque universitaire, on peut rencontrer des gens que l'on ne connaît pas, mais un filtre existe : il faut détenir une carte d'étudiant, avoir certains types d'intérêts et de compétences. Il s'agit déjà d'un public sélectionné.

À la garden-party organisée chaque année par la comtesse du Souci de Bonnenaissance dans le parc de son château de Saint-Saturnin-les-Godelureaux, chaque invité est connu. La part du hasard dans la rencontre de l'âme sœur est insignifiante. Le risque d'hétérogamie, et donc de dispersion du patrimoine, est ici délibérément réduit.

C'est ainsi que de façon voulue, ou subie, "tout concourt à mettre en présence des individus proches les uns des autres, et qu'en conséquence leur choix ne pourra intervenir dans une large mesure que parmi des personnes de leur propre milieu".

Tous ces mécanismes de sélection et de reconnaissance d'un conjoint socialement désirable n'empêchent aucunement les prétendants à l'amour de considérer que leur rencontre est le fruit d'un pur hasard, de la prédestination, ou d'un sentiment spontané et mutuel, selon les cas. À l'heure de la liberté absolue des choix individuels, il serait en effet pénible de s'avouer que ces choix sont amenés, proposés, suggérés en quelque sorte, par son groupe social d'appartenance. Par ailleurs, en considérant le hasard quelque peu miraculeux de la rencontre, on élude l'idée fâcheuse d'un choix délibéré du partenaire en fonction d'intérêts ou de stratégies personnelles. Au mariage de raison, à l'alliance des familles qui, durant des siècles, ont déterminé les unions aux dépens des prédilections mutuelles des futurs époux, a succédé un contrat matrimonial fondé sur la spontanéité, l'attrait et la satisfaction mutuelle. La règle d'homogamie, d'alliance entre semblables, n'en a pas pour autant disparu. Mais le choix homogame, devenu indicible, n'en est que plus puissant : jamais énoncé, jamais discuté, il exerce une influence souterraine, et son pouvoir surpasse souvent celui des décisions individuelles, ballottées sur les flots de sentiments changeants et incertains.

Lubomir Lamy L'amour ne doit rien au hasard, éd. Eyrolles, 2007

Séance 02

"Si j'étais votre égale..."

Observation

Comparez la mise en scène de Jean Liermier pour le théâtre de Carouge-Atelier (de 0'40 à 2'40) et celle de Galin Stoev pour la Comédie-Française (de 1'20 à 8'20).

Recherche

Qu'est-ce qui vous paraît intéressant dans cette scène d'exposition ?

Pistes

Prolongement

S'agit-il, selon vous, d'une exposition de comédie originale ?

Silvia.

Mais, encore une fois, de quoi vous mêlez-vous ? Pourquoi répondre de mes sentiments ?

Lisette.

C'est que j'ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde. Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie, si vous en avez quelque joie : moi, je lui réponds que oui ; cela va tout de suite ; et il n'y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai ; le non n'est pas naturel.

Silvia.

Le non n'est pas naturel ! quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ?

Lisette.

Eh bien, c'est encore oui, par exemple.

Silvia.

Taisez-vous ; allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n'est pas à vous à juger de mon cœur par le vôtre.

Lisette.

Mon cœur est fait comme celui de tout le monde. De quoi le vôtre s'avise-t-il de n'être fait comme celui de personne ?

Silvia.

Je vous dis que, si elle osait, elle m'appellerait une originale.

Lisette.

Si j'étais votre égale, nous verrions.

Silvia.

Vous travaillez à me fâcher, Lisette.

Lisette.

Ce n'est pas mon dessein. Mais dans le fond, voyons, quel mal ai-je fait de dire à monsieur Orgon que vous étiez bien aise d'être mariée ?

Silvia.

Premièrement, c'est que tu n'as pas dit vrai ; je ne m'ennuie pas d'être fille.

Lisette.

Cela est encore tout neuf.

Silvia.

C'est qu'il n'est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.

Lisette.

Quoi ! vous n'épouserez pas celui qu'il vous destine ?

Silvia.

Que sais-je ? peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m'inquiète.

Lisette.

On dit que votre futur est un des plus honnêtes hommes du monde ; qu'il est bien fait, aimable, de bonne mine ; qu'on ne peut pas avoir plus d'esprit, qu'on ne saurait être d'un meilleur caractère ; que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux, d'union plus délicieuse ?

Silvia.

Délicieuse ! que tu es folle avec tes expressions !

Lisette.

Ma foi, madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes ; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l'épouser sans cérémonie. Aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l'amour ; sociable et spirituel, voilà pour l'entretien de la société. Pardi ! tout en sera bon, dans cet homme-là ; l'utile et l'agréable, tout s'y trouve.

Silvia.

Oui dans le portrait que tu en fais, et on dit qu'il y ressemble, mais c'est un on dit, et je pourrais bien n'être pas de ce sentiment-là, moi.

Marivaux, Le jeu de l'Amour et du Hasard, I, 1, 1730.

Séance 03

Le costume de l'emploi

Observation

Observez la mise en scène de Galin Stoev de 25' à 35'. Comment les deux personnages masculins sont-ils joués ?

Pistes

"Les costumes souligneront davantage les préjugés que chaque classe a sur l'autre que la réalité vestimentaire de celle-ci. Un peu comme ces nouveaux riches qui sont souvent 'à côté' des codes, et ne sont jamais tout à fait crédibles." explique Galin Stoev en 2011.

Prolongement

1. Analysez les costumes ci-contre.

2. Quel est le rôle des costumes dans Le Jeu de l'Amour et du Hasard ?

3. Les costumes sont-ils, selon vous, des éléments essentiels dans une pièce de théâtre ?

G. Stoev, Comédie-Française, 2012.

Séance 04

Le jeu de la séduction

Oral

Documentez-vous sur le personnage d'Arlequin et les comédiens italiens.

Notion : Arlequin, la Commedia dell'arte

Recherche

Indiquez aux acteurs comment jouer cette scène, et pourquoi la jouer ainsi.

Lecture

1. Qu'est-ce qui fait le comique de cette scène ?

2. Montrez comment, dans cette scène, les apparences sont trompeuses.

Pistes

Arlequin.

Madame, il dit que je ne m'impatiente pas ; il en parle bien à son aise, le bonhomme !

Lisette.

J'ai de la peine à croire qu'il vous en coûte tant d'attendre, monsieur ; c'est par galanterie que vous faites l'impatient ; à peine êtes-vous arrivé ! Votre amour ne saurait être bien fort ; ce n'est tout au plus qu'un amour naissant.

Arlequin.

Vous vous trompez, prodige de nos jours ; un amour de votre façon ne reste pas longtemps au berceau ; votre premier coup d'œil a fait naître le mien, le second lui a donné des forces et le troisième l'a rendu grand garçon ; tâchons de l'établir au plus vite ; ayez soin de lui, puisque vous êtes sa mère.

Lisette.

Trouvez-vous qu'on le maltraite ? Est-il si abandonné ?

Arlequin.

En attendant qu'il soit pourvu, donnez-lui seulement votre belle main blanche, pour l'amuser un peu.

Lisette.

Tenez donc, petit importun, puisqu'on ne saurait avoir la paix qu'en vous amusant.

Arlequin, en lui baisant la main.

Cher joujou de mon âme ! cela me réjouit comme du vin délicieux. Quel dommage de n'en avoir que roquille !

Lisette.

Allons, arrêtez-vous ; vous êtes trop avide.

Arlequin.

Je ne demande qu'à me soutenir, en attendant que je vive.

Lisette.

Ne faut-il pas avoir de la raison ?

Arlequin.

De la raison ! hélas, je l'ai perdue ; vos beaux yeux sont les filous qui me l'ont volée.

Lisette.

Mais est-il possible, que vous m'aimiez tant ? je ne saurais me le persuader.

Arlequin.

Je ne me soucie pas de ce qui est possible, moi ; mais je vous aime comme un perdu, et vous verrez bien dans votre miroir que cela est juste.

Lisette.

Mon miroir ne servirait qu'à me rendre plus incrédule.

Arlequin.

Ah ! mignonne, adorable ! votre humilité ne serait donc qu'une hypocrite !

Lisette.

Quelqu'un vient à nous ; c'est votre valet.

Marivaux, Le jeu de l'Amour et du Hasard, II, 3, 1730.

Séance 05

Un jeu truqué ?

Oral

1. Trouvez, dans la pièce, les différents aveux des personnages principaux et classez-les.

2. Selon vous, dans cette pièce, y a-t-il quiproquo ou manipulation ? Les personnages sont-ils sincères ou hypocrites ?

Prolongement

1. Lisez l'anecdote ci-contre. Que nous dit-elle sur la séduction et l'amour ?

2. Comment peut-elle éclairer les dialogues du Jeu de l'amour et du hasard ?

3. Selon vous, l'amour est-il toujours un "jeu" ?

Dans La Dramaturgie Classique en France, Jacques Scherer définit les deux versants de l'obstacle "Les obstacles peuvent être extérieurs ou intérieurs. Ils seront extérieurs si la volonté du héros se heurte à celle d'un autre personnage ou à un état de fait contre lequel il ne peut rien. Ils seront intérieurs si le malheur du héros vient d'un sentiment, d'une tendance ou d'une passion qui est en lui. L'avarice d'Harpagon est un obstacle extérieur pour ses enfants et un obstacle intérieur pour lui-même" (éd. Nizet, 1963).

À l'âge de dix-sept ans, je m'attachai à une jeune demoiselle, à qui je dois le genre de vie que j'embrassai. Je n'étais pas mal fait alors, j'avais l'humeur douce et les manières tendres. La sagesse que je remarquais dans cette fille, m'avait rendu sensible à sa beauté. Je lui trouvais d'ailleurs tant d'indifférence pour ses charmes, que j'aurais juré qu'elle les ignorait. Que j'étais simple dans ce temps-là ! Quel plaisir, disais-je en moi-même, si je puis me faire aimer d'une fille qui ne souhaite pas d'avoir des amants, puisqu'elle est belle sans y prendre garde, et que par conséquent elle n'est pas coquette ! Jamais je ne me séparais d'elle, que ma tendre surprise n'augmentât, de voir tant de grâces dans un objet qui ne s'en estimait pas davantage. Était-elle assise ou debout, parlait-elle ou marchait-elle, il me semblait toujours qu'elle n'y entendait point finesse, et qu'elle ne songeait à rien moins qu'à paraître ce qu'elle était.

Un jour qu'à la campagne je venais de la quitter, un gant que j'avais oublié fit que je retournai sur mes pas pour l'aller chercher. J'aperçus la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je remarquai, à mon grand étonnement, qu'elle s'y représentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre entretien, j'avais vu son visage, et il se trouvait que ses airs de physionomie que j'avais crus si naïfs n'étaient, à les bien nommer, que des tours de gibecière ; je jugeais de loin que sa vanité en adoptait quelques-uns, qu'elle en réformait d'autres ; c'étaient de petites façons qu'on aurait pu noter, et qu'une femme aurait pu apprendre comme un air de musique. Je tremblai du péril que j'aurais couru, si j'avais eu le malheur d'éprouver encore de bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son habileté les portait ; mais je l'avais crue naturelle, et ne l'avais aimée que sur ce pied-là ; de sorte que mon amour cessa tout d'un coup, comme si mon cœur ne s'était attendri que sous condition. Elle m'aperçut à son tour dans son miroir, et rougit. Pour moi j'entrai en riant, et ramassant mon gant : Ah ! mademoiselle, je vous demande pardon, lui dis-je, d'avoir mis jusqu'ici sur le compte de la nature des appas dont tout l'honneur n'est dû qu'à votre industrie. Qu'est-ce que c'est ? que signifie ce discours ? me répondit-elle. Vous parlerai-je plus franchement ? lui dis-je ; je viens de voir les machines de l'Opéra ; il me divertira toujours, mais il me touchera moins. Je sortis là-dessus, et c'est de cette aventure que naquit en moi cette misanthropie qui ne m'a point quitté, et qui m'a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à m'amuser de mes réflexions.

Marivaux, Le Spectateur français, première feuille, 1721.

Séance 06

Une pièce révolutionnaire ?

Observation

1. Comparez les deux mises en scène suivantes.

2. L'interprétation proposée par la seconde mise en scène vous paraît-elle pertinente ? Pourquoi ?

Pistes

M. Bluwal, téléfilm réalisé pour l'ORTF, 1967 (73'10-78'40). J.-P. Roussillon, Comédie-Française, 1976 (82'45-90')

Séance 07

Un simple décor ?

Observation

Choisissez l'une des scénographies ci-contre et expliquez-la.

Pistes

J. Lermier, théâtre de Carouge-Atelier, Genève, 2008 G. Stoev, Comédie-Française, 2012 B. Lambert, Théâtre de l'Aquarium, 2018

Prolongement

Proposez une scénographie originale qui éclaire d'un nouveau jour le texte de la pièce.

Vous ferez une vue de face, du point de vue d'un spectateur, ainsi qu'un plan au sol, pour qu'on comprenne bien.

Séance 08

"Enfin, j'en suis venue à bout"

Lecture

Qu'est-ce qui vous paraît intéressant, touchant ou troublant dans cet extrait ?

Vous ferez un plan de commentaire en vous appuyant sur l'un des deux axes suivants :

I. En quoi peut-on parler de théâtre dans le théâtre pour cette scène ?

II. Qu'est-ce qui rend cette scène émouvante pour les personnages et le spectateur ?

Prolongement

L'une des pièces de Marivaux s'intitule Le Triomphe de l'Amour. Selon vous, ce titre pourrait-il convenir au Jeu de L'Amour et du Hasard ?

Silvia.

Laissez-moi. Tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?

Dorante.

Ce qu'ils m'importent, Lisette ! peux-tu douter encore que je ne t'adore ?

Silvia.

Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m'en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m'aimez ; mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d'ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l'état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L'aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

Dorante.

Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d'entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t'adore, je te respecte. Il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t'appartiennent. [...]

Silvia.

Quoi ! vous m'épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d'un père, malgré votre fortune ?

Dorante.

Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue ; ma fortune nous suffit à tous deux, et le mérite vaut bien la naissance. Ne disputons point, car je ne changerai jamais.

Silvia.

Il ne changera jamais ! Savez-vous bien que vous me charmez, Dorante ?

Dorante.

Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre…

Silvia.

Enfin, j'en suis venue à bout. Vous… vous ne changerez jamais ?

Dorante.

Non, ma chère Lisette.

Silvia.

Que d'amour !

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, III, 8, 1730

Séance 09

La phrase complexe

Observation

Analysez la subordination dans les phrases ci-dessous.

a. Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d'entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre.

b. La distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement.