Le Sommet des dieux

Un matin d'été, dans un centre de vacances de Montreuil (Hautes-Alpes), non loin de Grenoble, ­Caroline Guy entame un atelier de relaxation dans la nature avec un petit groupe de filles de 11 ans. Pour ­commencer, elle leur demande de se déchausser dans l'herbe. La réaction est unanime : "Quoi ? Pieds nus dans l'herbe ? Ça va pas la tête ! C'est dégoûtant. Il y a des bêtes..." Impossible. Inimaginable. Une seule ose ­finalement tenter l'expérience. "Elle n'avait jamais marché pieds nus dans l'herbe et a trouvé ça génial, ­raconte Caroline Guy, trois ans plus tard. Dans un monde normal, on ­découvre ça dès qu'on commence à marcher, vers 1 an." L'expérience a tant marqué cette éducatrice autodidacte que, après un passage dans des écoles classiques, elle a décidé d'ouvrir l'année prochaine une école dans la forêt, dans le sud de la France, avec pour ­modèle les skovbornehaven ­danois, des maternelles où les enfants passent la majeure partie de la journée dehors.

Y a-t-il beaucoup d'enfants qui n'ont jamais touché de l'herbe ? Cela semble en passe de ­devenir la norme. Aujourd'hui, quatre enfants sur dix (de 3 à 10 ans) ne jouent jamais dehors pendant la semaine, selon un rapport publié en 2015 par l'Institut de veille sanitaire (INVS). Et les petits Franciliens sortent encore moins. "Le jeu en plein air a été éliminé de l'emploi du temps des enfants", résume Julie Delalande, anthropologue de l'enfance.

En l'espace d'une génération, ils sont rentrés dans les maisons. Dans son ouvrage Last Child in the Woods ("Dernier enfant dans les bois", Algonquin Books, 2005, non traduit), le journaliste américain Richard Louv cite deux études. Selon l'une, issue du Manhattan College, à New York, si 71 % des mères jouaient dehors chaque jour quand elles étaient petites, seuls 26 % de leurs propres enfants en font autant. Soit quasiment trois fois moins. Selon la ­seconde étude, de l'université du Maryland, le temps ­libre dont jouissent les enfants chaque semaine a diminué de neuf heures en vingt-cinq ans. [...]

Dans Pour une éducation buissonnière (Hesse, 2010), Louis Espinassous relève une quête du risque zéro, depuis les années 1970, à l'école et dans les loisirs collectifs. Or, cette évolution des pratiques mène à une "double impasse" : en soustrayant l'enfant à toute fréquentation du danger en milieu naturel, on le prive d'une éducation à la prise de risque ; de plus, on enlève tout attrait à ce type d'activités et on en vient, logiquement, à les supprimer.

Moina Fauchier-Delavigne, "L'enfance entre les murs", Le Monde Idées, 5 mai 2018.

Les enfants passent moins de temps dehors. [...] Les causes sont multiples, et l'inadaptabilité de beaucoup de villes empêche ceux qui en auraient envie de profiter de l'extérieur.

C'est une constatation que fait le sociologue Clément Rivière, maître de conférence à l'université de Lille, et auteur du livre Leurs enfants dans la ville, Enquête auprès de parents à Paris et à Milan, Presses universitaires de Lyon : "Le temps passé par les enfants en autonomie dans les espaces publics a diminué depuis les années 1980. D'autre part, le rayon mobilité autonome des enfants a diminué. Il subsiste des fortes différences entre les pays et parfois même entre villes au sein des pays, et puis toujours entre quartiers, au sein d'une ville."

L'on qualifie aujourd'hui les enfants des villes d'"enfant d'intérieur", terme pour la première fois employé en 2006, par deux géographes néerlandais, Lia Karsten et Willem van Vliet, ou d'"enfant d'appartement". Dans l'émission La Terre au Carré, la documentariste Coraline Molinié expliquait aussi que c'est un phénomène qu'on observe un peu partout en France : "En moyenne, les enfants, aujourd'hui, passent moins d'une heure par jour dehors. C'est moins que les gens qui sont en prison." [...]

Une des solutions apportées par les villes a été de créer des espaces dédiés aux enfants. [...] Mais c'est une façon toujours de les éloigner des rues et des lieux publics. Clément Rivière nous explique : "Il y a eu un processus qu'on pourrait qualifier de confinement de l'activité de jeu. En fait, on a désigné dans la ville des espaces spécifiques pour le jeu des enfants. Donc ça contribue à la ségrégation des enfants d'une certaine manière, puisqu'ils sont associés à certains espaces. Et en plus, ça contribue à la ségrégation entre enfants parce que souvent, ces aires de jeux sont associées à des tranches d'âge." [...]

Cette inadaptation des villes a pour répercussion un inconfort important pour les parents, mais cela a aussi des conséquences pour les enfants, que Clément Rivière nous expose : "Un enfant trop protégé est un enfant qui ne va pas pouvoir développer des capacités motrices ou cognitives qui le protégeront plus tard." Dans son livre, le sociologue explore une ligne de tension entre un désir de protéger, partagé par la plupart des parents et, en même temps, un désir de rendre plus autonomes les enfants. Rendre la ville plus agréable et sécurisée donnerait aux parents la possibilité d'avoir plus d'équilibre.

Camille Abbey, "Les enfants de plus en plus confinés à l'intérieur, la faute aux villes ?", Radio France, 18 octobre 2023.