Des livres et moi

Objet d'étude : La littérature d'idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle

Problématique : Peut-on se passer des livres et de la lecture ?

Séance 01

Les jeunes Français et la lecture

Lecture

Lisez l'enquête sur les français et la lecture réalisée par le Centre National du Livre sur "les jeunes Français et la lecture" en 2024.

1. Quels chiffres vous surprennent ? Pourquoi ?

2. Selon vous, qu'est-ce qui a conduit à cette situation ?

Séance 02

Histoires de lecteurs

Oral

Préparez-vous à résumer, de façon précise, à l'oral, l'histoire racontée dans ce texte.

Recherche

1. Quelle est, dans cette scène, la relation entre le personne qui lit et le texte qu'il lit ?

2. Vous reconnaissez-vous dans cette scène ? Pourquoi ?

Pistes

Écriture

Racontez, dans l'ordre que vous le souhaitez, mais de façon précise, votre pire et votre meilleure expérience de lecture, que ce soit à l'école ou en dehors.

Le personnage principal de ce roman, "le vieux", vit en Amazonie, parmi les indiens Shuars. C'est un passionné de romans "à l'eau de rose".

Après avoir mangé les crabes délicieux, le vieux nettoya méticuleusement son dentier et le rangea dans son mouchoir. Après quoi il débarrassa la table, jeta les restes par la fenêtre, ouvrit une bouteille de Frontera et choisit un roman.

La pluie qui l'entourait de toutes parts lui ménageait une intimité sans pareille.

Le roman commençait bien.

"Paul lui donna un baiser ardent pendant que le gondolier complice des aventures de son ami faisait semblant de regarder ailleurs et que la gondole, garnie de coussins moelleux, glissait sur les canaux vénitiens."

Il lut la phrase à voix haute et plusieurs fois.

Qu'est-ce que ça peut bien être, des gondoles ?

Ça glissait sur des canaux. Il devait s'agir de barques ou de pirogues. Quant à Paul, il était clair que ce n'était pas un individu recommandable, puisqu'il donne un "baiser ardent" à la jeune fille en présence d'un ami, complice de surcroit.

Ce début lui plaisait.

Il était reconnaissant à l'auteur de désigner les méchants dès le départ. De cette manière, on évitait les malentendus et les sympathies non méritées.

Restait le baiser – quoi déjà ? – "ardent". Comment est-ce qu'on pouvait faire ça ?

Il se souvenait des rares fois où il avait donné un baiser à Dolores Encarnación del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo1. Peut-être, sans qu'il s'en rende compte, l'un de ces baisers avait-il été ardent, comme celui de Paul dans le roman.

En tout cas il n'y avait pas eu beaucoup de baisers, parce que sa femme répondait par des éclats de rire, ou alors elle disait que ça devait être un péché.

Un baiser ardent. Un baiser. Il avait découvert récemment qu'il n'en avait guère donné, et seulement à sa femme, car les Shuars ne connaissent pas le baiser.

Il existe chez eux, entre hommes et femmes, des caresses sur tout le corps, sans se préoccuper de la présence de tiers. Même quand ils font l'amour, ils ne se donnent pas de baisers. [...]

Si c'était cela un baiser ardent, alors le Paul du roman n'était qu'un porc.

Quand arriva l'heure de la sieste, il avait lu environ quatre pages et réfléchi à leur propos, et il était préoccupé de ne pouvoir imaginer Venise en lui prêtant les caractères qu'il avait attribués à d'autres villes, également découvertes dans des romans.

Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d'amour, 1989.


1. L'épouse défunte très jeune du narrateur.

Séance 02

Histoires de lecteurs

Oral

Préparez-vous à résumer, de façon précise, à l'oral, l'histoire racontée dans ce texte.

Recherche

1. Quelle est, dans cette scène, la relation entre le personne qui lit et le texte qu'il lit ?

2. Vous reconnaissez-vous dans cette scène ? Pourquoi ?

Pistes

Écriture

Racontez, dans l'ordre que vous le souhaitez, mais de façon précise, votre pire et votre meilleure expérience de lecture, que ce soit à l'école ou en dehors.

Dans cet essai, Daniel Pennac réfléchit sur l'enseignement de la lecture dans le monde scolaire. L'essai est rempli de scènes fictives, comme celle qui suit.

Reste la question du grand, là haut, dans sa chambre.

Lui aussi, il aurait besoin d'être réconcilié avec "les livres" !

Maison vide, parents couchés, télévision éteinte, il se retrouve donc seul… devant la page 48.

Et cette "fiche de lecture" à rendre demain…

Demain…

Bref calcul mental :

446 – 48 = 398.

Trois cent quatre-vingt-dix-huit pages à s'envoyer dans la nuit !

Il s'y remet bravement. Une page poussant l'autre. Les mots du "livre" dansent entre les oreillettes de son walkman. Sans joie. Les mots ont des pieds de plomb. Ils tombent les uns après les autres, comme ces chevaux qu'on achève. Même le solo de batterie n'arrive pas à les ressusciter. (Un fameux batteur, pourtant, Kendall !) Il poursuit sa lecture sans se retourner sur le cadavre des mots. Les mots ont perdu leur sens, paix à leurs lettres. Cette hécatombe ne l'effraye pas. Il lit comme on avance. C'est le devoir qui le pousse. Page 62, page 63.

Il lit.

Que lit-il ?

L'histoire d'Emma Bovary.

L'histoire d'une fille qui a beaucoup lu :

"Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l'amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d'oiseau. "

Le mieux est de téléphoner à Thierry, ou à Stéphanie, pour qu'ils lui passent leur fiche de lecture, demain matin, qu'il recopiera vite fait, avant d'entrer en cours, ni vu ni connu, ils lui doivent bien ça.

"Lorsqu'elle eut treize ans, son père l'amena lui-même à la ville pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l'histoire de mademoiselle de La Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là par l'égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses du cœur et les pompes de la Cour."

La formule : "Ils eurent à leur souper des assiettes peintes…" lui arrache un sourire fatigué : "On leur a donné à bouffer des assiettes vides ? On leur a fait becqueter l'histoire de cette La Vallière ? " Il fait le malin. Il se croit en marge de sa lecture. Erreur, son ironie a tapé dans le mille. Car leurs malheurs symétriques viennent de là : Emma est capable d'envisager son assiette comme un livre, et lui son livre comme une assiette.

Daniel Pennac, Comme un roman, 1992.

Séance 03

"Les livres de la Jungle"

Lexique

1. Expliquez la formation du mot "déraciner". Trouvez d'autres mots formés de la même manière.

2. Trouvez d'autres mots de la même famille que "hospitalité".

Pistes

Lecture

Expliquez comment ces deux mots peuvent résumer le texte ci-contre.

Pendant des années, Mary Jones, une enseignante britannique installée à Amiens, a véhiculé de la nourriture et quelques livres aux réfugiés vivant dans le camp de fortune installé à Calais. Jusqu'au jour de l'été 2015 où, pour leur apporter un "soutien réel", elle a créé une petite bibliothèque intitulée… Les livres de la jungle : "Nombre de ces personnes ont fait des études, elles veulent aller de l'avant et cherchent des livres qui les aideront à lire et écrire l'anglais, à chercher un emploi, à remplir des formulaires", explique Mary Jones, qui remarque : "C'est fascinant de voir ce que les gens demandent – des nouvelles et de la poésie, par exemple."

Pourquoi des réfugiés, en proie à des besoins matériels si pressants, veulent-ils des nouvelles et de la poésie ? [...] Parce qu'avant même d'être un univers doté de significations, les livres sont un espace où habiter, une autre dimension où reprendre souffle. S'embarquer pour les pays lointains qu'ils offrent permet de revenir dans le monde que l'on dit réel en se sentant un peu moins étranger.

C'est l'une des voies par lesquelles la lecture répond à une nécessité existentielle, une exigence vitale, y compris pour des gens qui ne lisent que de loin en loin – et encore aujourd'hui, en ces temps de révolution numérique [...]. Elle retient particulièrement l'attention alors que "les guerres, les conflits et la persécution ont généré le plus grand nombre jamais observé dans l'histoire moderne de personnes déracinées en quête de refuge et de sécurité." Toutefois, même si l'on n'est pas un exilé fuyant une guerre ou la misère, un livre est une hospitalité offerte, un objet donnant une opportunité de construire sa cabane dans la jungle [...]. Une chance d'édifier dès le plus jeune âge des maisons de paroles, d'interposer entre le réel et soi tout un tissu de mots, de connaissances, d'histoires, d'images, de fantaisies, sans lequel le monde serait sans doute inhabitable. [...]

"Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves…", dit Prospero dans La Tempête de Shakespeare. Le sociologue et critique brésilien Antonio Candido rappelle, lui, qu'il n'existe pas de peuple ou d'être humain qui puisse vivre, au quotidien, sans une dimension poétique, fictionnelle ou dramatique : "De la même façon que tous rêvent chaque nuit, personne ne peut passer les vingt-quatre heures d'une journée sans moments où se livrer à un univers fictionnel."

Michèle Petit, Éloge de la lecture, 2002.

Séance 04

Journal de lecteur

Observation

Pourquoi Alberto Manguel se montre-t-il ainsi ?

Pistes

Prolongement

Proposez une image dans laquelle vous représenterez, à votre tour, votre rapport au livre et à la lecture.

Séance 05

Le pouvoir des livres

Lecture

1. Lisez le texte et préparez-vous à expliquer, à l'oral, de façon précise, ce qu'il dit.

2. Selon vous, quelle est la morale de cette histoire ?

... thy rope of sands...

George Herbert (1593-1633)

La ligne est composée d'un nombre infini de points ; le plan, d'un nombre infini de lignes ; le volume, d'un nombre infini de plans ; l'hypervolume, d'un nombre infini de volumes... Non, décidément, ce n'est pas là, more geometrico, la meilleure façon de commencer mon récit. C'est devenu une convention aujourd'hui d'affirmer de tout conte fantastique qu'il est véridique ; le mien, pourtant, est véridique.

Je vis seul, au quatrième étage d'un immeuble de la rue Belgrano. II y a de cela quelques mois, en fin d'après-midi, j'entendis frapper à ma porte. J'ouvris et un inconnu entra. C'était un homme grand, aux traits imprécis. Peut-être est-ce ma myopie qui me les fit voir de la sorte. Tout son aspect reflétait une pauvreté décente. II était vêtu de gris et il tenait une valise à la main. Je me rendis tout de suite compte que c'était un étranger. Au premier abord, je le pris pour un homme âgé ; ensuite je constatai que j'avais été trompé par ses cheveux clairsemés, blonds, presque blancs, comme chez les Nordiques. Au cours de notre conversation, qui ne dura pas plus d'une heure, j'appris qu'il était originaire des Orcades.

Je lui offris une chaise. L'homme laissa passer un moment avant de parler. II émanait de lui une espèce de mélancolie, comme il doit en être de moi aujourd'hui.

- Je vends des bibles, me dit-il.

Non sans pédanterie, je lui répondis :

- II y a ici plusieurs bibles anglaises, y compris la première, celle de Jean Wiclef. J'ai également celle de Cipriano de Valera, celle de Luther, qui du point de vue littéraire est la plus mauvaise, et un exemplaire en latin de la Vulgate. Comme vous voyez, ce ne sont pas précisément les bibles qui me manquent.

Après un silence, il me rétorqua :

- Je ne vends pas que des bibles. Je puis vous montrer un livre sacré qui peut-être vous intéressera. Je l'ai acheté à la frontière du Bikanir.

Il ouvrit sa valise et posa l'objet sur la table. C'était un volume in-octavo, relié en toile. Il avait sans aucun doute passé par bien des mains. Je l'examinai ; son poids insolite me surprit. En haut du dos je lus Holy Writ et en bas Bombay.

- Il doit dater du dix-neuvième siècle, observai-je.

- Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais su, me fut-il répondu.

Je l'ouvris au hasard. Les caractères m'étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d'une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d'une bible. Le texte était serré et disposé en versets. A l'angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu'une page paire portait, par exemple, le numéro 40514 et l'impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d'une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d'un enfant.

L'inconnu me dit alors:

- Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus.

Il y avait comme une menace dans cette affirmation, mais pas dans la voix.

Je repérai sa place exacte dans le livre et fermai le volume. Je le rouvris aussitôt. Je cherchai en vain le dessin de l'ancre, page par page. Pour masquer ma surprise, je lui dis :

- Il s'agit d'une version de l'Ecriture Sainte dans une des langues hindoues, n'est-ce pas ?

- Non, me répondit-il.

Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret :

- J'ai acheté ce volume, dit-il, dans un village de la plaine, en échange de quelques roupies et d'une bible. Son possesseur ne savait pas lire. Je suppose qu'il a pris le Livre des Livres pour une amulette. II appartenait à la caste la plus inférieure; on ne pouvait, sans contamination, marcher sur son ombre. II me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.

II me demanda de chercher la première page.

Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l'index. Je m'efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.

- Maintenant cherchez la dernière.

Mes tentatives échouèrent de même; à peine pus-je balbutier d'une voix qui n'était plus ma voix :

- Cela n'est pas possible.

Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :

- Cela n'est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d'une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque.

Puis, comme s'il pensait à voix haute, il ajouta :

- Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps.

Ses considérations m'irritèrent.

- Vous avez une religion, sans doute ? lui demandai-je.

- Oui, je suis presbytérien. Ma conscience est tranquille. Je suis sûr de ne pas avoir escroqué l'indigène en lui donnant la Parole du Seigneur en échange de son livre diabolique.

Je l'assurai qu'il n'avait rien à se reprocher et je lui demandai s'il était de passage seulement sous nos climats. Il me répondit qu'il pensait retourner prochainement dans sa patrie. C'est alors que j'appris qu'il était Écossais, des îles Orcades. Je lui dis que j'aimais personnellement l'Ecosse, ayant une véritable passion pour Stevenson et pour Hume.

- Et pour Robbie Burns, corrigea-t-il.

Tandis que nous parlions je continuais à feuilleter le livre infini.

- Vous avez l'intention d'offrir ce curieux spécimen au British Muséum ? lui demandai-je, feignant l'indifférence.

- Non. C'est à vous que je l'offre, me répliqua-t-il, et il énonça un prix élevé.

Je lui répondis, en toute sincérité, que cette somme n'était pas dans mes moyens et je me mis à réfléchir. Au bout de quelques minutes, j'avais ourdi mon plan.

- Je vous propose un échange, lui dis-je. Vous, vous avez obtenu ce volume contre quelques roupies et un exemplaire de l'Écriture Sainte ; moi, je vous offre le montant de ma retraite, que je viens de toucher, et la bible de Wiclef en caractères gothiques. Elle me vient de mes parents.

- A black letter Wiclef ! murmura-t-il.

J'allai dans ma chambre et je lui apportai l'argent et le livre. Il le feuilleta et examina la page de titre avec une ferveur de bibliophile.

- Marché conclu, me dit-il.

Je fus surpris qu'il ne marchandât pas. Ce n'est que par la suite que je compris qu'il était venu chez moi décidé à me vendre le livre. Sans même les compter, il mit les billets dans sa poche.

Nous parlâmes de l'Inde, des Orcades et des jarls norvégiens qui gouvernèrent ces îles. Quand l'homme s'en alla, il faisait nuit. Je ne l'ai jamais revu et j'ignore son nom.

Je comptais ranger le Livre de Sable dans le vide qu'avait laissé la bible de Wiclef, mais je décidai finalement de le dissimuler derrière des volumes dépareillés des Mille et Une Nuits.

Je me couchai mais ne dormis point. Vers trois ou quatre heures du matin, j'allumai. Je repris le livre impossible et me mis à le feuilleter. Sur l'une des pages, je vis le dessin d'un masque. Le haut du feuillet portait un chiffre, que j'ai oublié, élevé à la puissance 9.

Je ne montrai mon trésor à personne. Au bonheur de le posséder s'ajouta la crainte qu'on ne me le volât, puis le soupçon qu'il ne fût pas véritablement infini. Ces deux soucis vinrent accroître ma vieille misanthropie. J'avais encore quelques amis ; je cessai de les voir. Prisonnier du livre, je ne mettais pratiquement plus les pieds dehors. J'examinai à la loupe le dos et les plats fatigués et je repoussai l'éventualité d'un quelconque artifice. Je constatai que les petites illustrations se trouvaient à deux mille pages les unes des autres. Je les notai dans un répertoire alphabétique que je ne tardai pas à remplir. Elles ne réapparurent jamais. La nuit, pendant les rares intervalles que m'accordait l'insomnie, je rêvais du livre.

L'été déclinait quand je compris que ce livre était monstrueux. Cela ne me servit à rien de reconnaître que j'étais moi-même également monstrueux, moi qui le voyais avec mes yeux et le palpais avec mes dix doigts et mes ongles. Je sentis que c'était un objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité.

Je pensai au feu, mais je craignis que la combustion d'un livre infini ne soit pareillement infinie et n'asphyxie la planète par sa fumée.

Je me souvins d'avoir lu quelque part que le meilleur endroit où cacher une feuille c'est une forêt. Avant d'avoir pris ma retraite, je travaillais à la Bibliothèque nationale, qui abrite neuf cent mille livres ; je sais qu'à droite du vestibule, un escalier en colimaçon descend dans les profondeurs d'un sous-sol où sont gardés les périodiques et les cartes. Je profitai d'une inattention des employés pour oublier le livre de sable sur l'un des rayons humides. J'essayai de ne pas regarder à quelle hauteur ni à quelle distance de la porte.

Je suis un peu soulagé mais je ne veux pas même passer rue Mexico.

Borges, J. L. (1978). "Le Livre de sable". Le Livre de Sable.

Séance 05

Le pouvoir des livres

Lecture

1. Lisez le texte et préparez-vous à expliquer, à l'oral, de façon précise, ce qu'il dit.

2. Selon vous, quelle est la morale de cette histoire ?

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l'abandonna à cause d'affaires urgentes et l'ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l'intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoirs et discuté avec l'intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d'où la vue s'étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l'apparence des héros. L'illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s'éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l'entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu'au-delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s'organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l'homme, le visage griffé par les épines d'une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n'était pas venu pour répéter le cérémonial d'une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du cœur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l'on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu'à ces caresses qui enveloppaient le corps de l'amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l'autre corps, qu'il était nécessaire d'abattre. Rien n'avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu'une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. A son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. A la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l'allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n'aboyèrent pas. A cette heure, l'intendant ne devait pas être là et il n'était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. A travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D'abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l'homme en train de lire un roman.

Julio Cortazar, "Continuité des parcs", Les Armes secrètes, trad. C. et R. Caillois, éd. Gallimard. Première publication 1959.

Séance 06

Des livres et moi

Écriture

Selon vous, doit-on encore enseigner la littérature, pourquoi, et comment ?