Dans ma maison

Préparez un exposé sur l'une des réalisations suivantes : (1) Le Familistère de Guise, 1859 ; (2) Ferdinand Cheval, Le Palais idéal, 1879-1912 ; (3) Sarah Winchester, La Maison Winchestern 1884 ; (4) La Maison Bleue, Angers, 1929 ; (5) Frank Lloyd Wright, Falling water, Pennsylvania, 1935-1937 ; (6) La maison des frères Collyer ; (7) Grand ensemble, Sarcelles, 1956 ; (8) Moshe Safdie, Habitat, Montreal, 1967 ; (9) les tiny houses ; (10) l'habitat participatif.

Séance 01

Home sweet home

Oral

Pour vous, quelle est la pièce ou l'endroit le plus important dans une maison ou un logement ?

Lecture

Rester chez soi, un plaisir ? Que nous disent ces deux documents ?

Document B

Matthieu Persan, "Restez à la maison", 2020.

Document A

Un Français sur cinq - ce qui représente près de huit millions de foyers - affirme avoir "mal supporté" son logement durant le confinement. Certaines catégories sont surreprésentées dans cette fraction de la population : les jeunes (28% des moins de 35 ans), les personnes seules (26%), celles vivant en appartement (29%) et celles disposant de revenus modestes (32% de personnes gagnant moins de 1.250 euros). Un sentiment qui peut s'expliquer au vu d'une autre étude sur le confinement, publiée cette fois-ci par l'Insee et montrant que cinq millions de personnes étaient confinées dans des logements surpeuplés.

Sans aller jusqu'à un tel ressenti, 41% des Français disent néanmoins qu'"il y a eu des moments de tension" dans leur logement au cours du confinement. Les plus concernés sont les jeunes (54% d'entre eux disent avoir vécu de tels moments), les familles avec des enfants en bas âge (51%) - on devine sans peine la raison - et les personnes vivant en appartement (49%).

Les personnes satisfaites de leur logement pendant le confinement présentent un profil inverse. Le portrait type serait "une personne de plus de 60 ans, vivant en couple, propriétaire d'une maison en commune rurale". Plus d'un Français sur trois (34%) affirmait même, au bout de six semaines, "qu'il pourrait vivre en confinement très longtemps sans problème". De même, 37% des répondants affirment avoir "adoré" leur logement pendant le confinement.

Globalement, il apparaît que "la France des campagnes, qui juge en temps normal plus favorablement la qualité de son logement [...], a globalement mieux vécu le confinement. 65% des personnes vivant en zone rurale jugent que leur logement est tout à fait adapté pour vivre confiné, contre 47% pour les personnes vivant dans une grande métropole (35% pour l'Île-de-France)".

Jean-Noël Escudié, "Le Confinement a mis en évidence les inégalités dans le logement", Localtis-France, 17 juin 2020.

Séance 02

Deux modèles d'urbanisme

Observation

Comparez les deux types d'habitat présentés dans ces deux photographies. Quels sont les avantages et les inconvénients de chacun ?

Pistes

Prolongement

En 2021, lors d'un discours, la ministre du logement, Emmanuelle Wargon, a déclaré que "le modèle du pavillon avec jardin", "ce modèle d'urbanisation qui dépend de la voiture" était "un non-sens écologique, économique et social" qui "nous mène à une impasse". Partagez-vous ce point de vue ?

Observation

Comment le documentaire Le pavillon : rêve ou cauchemar ? enrichit-il votre réflexion ?

Document A

Gaspard Koenig, "Maisons Phénix : allons-nous enfin sortir de l'ère pavillonnaire ?", Les Échos, 13 juillet 2022.

Document B

Caroline Guiol, "La Cité de Le Corbusier, toujours plus radieuse à Marseille ", Côté Maison, 29 janvier 2018.

Pour avoir critiqué le "modèle du pavillon avec jardin", la ministre du Logement, Emmanuelle Wargon, a provoqué un tollé ces derniers jours. Car le dogme du "tous propriétaires", qui remonte à la Révolution industrielle, a le cuir solide. Pourtant, être propriétaire ne protège pas toujours du mal-logement.

"Un non-sens écologique, économique et social." Emmanuelle Wargon n'a pas mâché ses mots jeudi lorsqu'elle a évoqué "le modèle du pavillon avec jardin", "ce modèle d'urbanisation qui dépend de la voiture" et "nous mène à une impasse". La ministre déléguée au Logement s'exprimait en clôture de l'opération "Habiter la France de demain" - soit huit mois d'échanges entre élus locaux, citoyens, professionnels et urbanistes pour "réconcilier l'impératif écologique et celui de loger les Français là où ils en ont besoin".

La réconciliation attendra, du moins avec les promoteurs. Alors que la lutte contre l'artificialisation des sols et l'étalement urbain est désormais inscrite dans la loi, on pensait la cause entendue : il faut re-densifier, "reconstruire de la ville sur la ville", en finir avec la "France moche" du lotissement pavillonnaire au milieu de nulle part. Las, sitôt les propos de la ministre connus, le pôle Habitat de la Fédération française du bâtiment (FFB) fustige sur Twitter "la stigmatisation persistante de l'habitat individuel, à contresens des aspirations des Français". Dans la presse spécialisée, la Fédération des constructeurs de maisons individuelles se dit "révoltée contre de tels propos, tenus par une élite parisienne dite écologique [sic] et pourtant très loin des territoires, des habitants et de leurs préoccupations". Des politiques embrayent. [...] Face au tollé, Emmanuelle Wargon regrette que ses propos aient été caricaturés, assure qu'il n'est "pas question d'en finir avec la maison individuelle" mais qu'il faut "repenser nos modèles d'urbanisme".

Pas facile de renoncer à un dogme aussi vieux que la Ve République. "Une France de propriétaires", promet Valéry Giscard d'Estaing lors de la campagne électorale de 1974, tandis que l'un de ses successeurs, Nicolas Sarkozy, fixe un objectif de 70% de ménages propriétaires à la fin de son quinquennat. Dans Anachronismes urbains, paru aux Presses de Sciences-Po, l'urbaniste Jean-Marc Offner remonte encore plus loin dans le temps : au Second Empire, quand, en pleine Révolution industrielle, "milieux patronaux et catholiques sociaux s'accordent pour faire de la propriété un vecteur de moralisation". En 1928, la loi Loucheur lance les lotissements à grande échelle. Dans l'esprit du législateur, ces programmes doivent contribuer à ramener les communistes dans le droit chemin. Derrière la promotion de la maison individuelle, note le sociologue Pierre Bourdieu en 1990, se cache une volonté de lutter contre le collectivisme, les liens de propriété étant censés attacher les classes populaires à l'ordre établi.

Après la parenthèse des "grands ensembles" de l'après-guerre, le rêve pavillonnaire est relancé au milieu des années 60. La construction de maisons s'industrialise, tandis qu'une politique d'accession à la propriété est lancée : c'est en 1969, année érotique, qu'est lancé le Plan épargne-logement, le PEL. Dès lors, chaque gouvernement ajoute sa pierre à l'édification de la France des propriétaires : en 1995, le gouvernement d'Alain Juppé invente ainsi le prêt à taux zéro, le fameux PTZ, censé rendre solvables des accédants à la propriété aux revenus modestes. La France, qui en 1954 comptait 35% de propriétaires, en recense entre 59% et 63%, d'après l'Insee, selon que l'on inclut ou non les locataires qui possèdent une résidence secondaire.

Rien de mal à vouloir s'ancrer quelque part, se constituer un patrimoine, que l'on pourra transmettre à ses enfants. Sauf que les aides à la pierre, les Périssol, Borloo, Scellier, Duflot, Pinel, du nom des ministres qui les ont conçues, tirent les prix vers le haut, rendant toujours plus cher l'acquisition d'un logement et justifiant de nouveaux dispositifs toujours plus coûteux pour solvabiliser la demande. En outre, "être propriétaire ne protège pas toujours du mal-logement", rappelait la Fondation Abbé-Pierre dans l'un de ses derniers rapports annuels, "quand l'accès à la propriété en milieu urbain se fait dans des immeubles collectifs de faible qualité ou [...] en zone rurale dans de mauvaises conditions (éloignement, mauvaise qualité des logements acquis)". Autrice de Tous propriétaires?! L'envers du décor pavillonnaire (Seuil, 2015) la sociologue Anne Lambert va jusqu'à comparer les lotissements pavillonnaires à des "HLM à plat". Quant à leurs propriétaires, ils sont en réalité des "locataires des banques".

Pour sortir du piège du "tous propriétaires", Jean-Marc Offner, enseignant à l'Ecole urbaine de Sciences-Po, suggère de réhabiliter la location - en dépit de l'augmentation des loyers de ces dernières années, qui concerne également les logements sociaux (par exemple, les loyers, tous types de logements confondus, ont progressé de 46% en région parisienne depuis les années 2000). "Le logement locatif répond mieux que la propriété à la labilité croissante des parcours familiaux et professionnels", estime Jean-Marc Offner, citant ces femmes qui se retrouvent seules après un divorce ou ces retraités qui veulent retourner vivre en ville où tout est accessible à pied. Surtout, celui qui est locataire d'une maison de ville à Bordeaux pose la bonne question : "Ne peut-on habiter un lieu et se l'approprier sans en détenir l'acte de propriété ?".

Eve Szeftel, "Et si le modèle du pavillon avec jardin était vraiment une impasse ?", Libération, 18 octobre 2021

Document B

Les grands problèmes de demain, dictés par des nécessités collectives, établis sur des statistiques et réalisés par le calcul, posent à nouveau la question du plan1. Lorsqu'on aura compris l'indispensable grandeur de vue qu'il faut apporter au tracé des villes, on entrera dans une période que nulle époque n'a encore connue. Les villes devront être conçues et tracées dans leur étendue [...].

Tony Garnier2, [...] à Lyon, a tracé la "Cité industrielle". C'est une tentative de mise en ordre et une conjugaison des solutions utilitaires et des solutions plastiques3. Une règle unitaire distribue dans tous les quartiers de la ville le même choix de volumes essentiels et fixe les espaces suivant des nécessités d'ordre pratique et les injonctions d'un sens poétique propre à l'architecture.

Un jour, Auguste Perret créa ce mot : les "Villes-Tours". À notre insu, la "grande ville" incube un plan. Ce plan peut être gigantesque puisque la grande ville est une marée montante. Il est temps de répudier le tracé actuel de nos villes par lequel s'accumulent les immeubles tassés [et] s'enlacent les rues étroites pleines de bruit [...]. Les grandes villes sont devenues trop denses pour la sécurité des habitants et pourtant elles ne sont pas assez denses pour répondre au fait neuf des "affaires".

Partant de l'événement constructif capital qu'est le gratte-ciel américain, il suffirait de rassembler en quelques points rares cette forte densité de population et d'élever là, sur 60 étages, des constructions immenses. Le ciment armé et l'acier permettent des hardiesses et se prêtent surtout à un certain développement des façades, grâce auquel toutes les fenêtres donneront en plein ciel ; ainsi, désormais, les cours seront supprimés. À partir du quatorzième étage, c'est le calme absolu, c'est l'air pur.

Dans ces tours qui abriteront le travail, jusqu'ici étouffé dans des quartiers compacts et dans des rues congestionnées, tous les services, selon l'heureuse expérience américaine, se trouveront rassemblés, apportant l'efficacité, l'économie de temps et d'efforts, et, par là, un calme indispensable. Ces tours, dressées à grande distance les unes des autres, donnent en hauteur ce que, jusqu'ici, on étalait en surface ; elles laissent de vastes espaces qui rejettent loin d'elles les rues axiales pleines de bruit et d'une circulation plus rapide. Au pied des tours se déroulent des parcs ; la verdure s'étend sur toute la ville. Les tours s'alignent en avenues imposantes ; c'est vraiment de l'architecture digne de ce temps.

Le Corbusier, Vers une architecture, 1923.

Document C

Le personnage principal de ce roman est urbaniste et travaille sur le réaménagement de certains quartiers avec son collègue Bogaert.

Jusqu'aux années 1960, la place des Fêtes, Paris 19e, accueillait une vaste pelouse, un kiosque à musique et les structures fixes d'un marché couvert. Puis on s'avisa que bien de la surface était ainsi gâchée en verdure, en espace public, en pure perte. Des promoteurs s'offrirent à densifier le bâti pour maximiser le rendement du foncier. Il suffisait de raser quelques dizaines d'immeubles en parfait état, de les remplacer par des tours, et de substituer à la pelouse une dalle béton abritant trois niveaux de parkings. Aucun responsable politique ne s'opposa à ce projet. Si bien qu'après une étude sommaire conduite par l'urbaniste Marc Leboucher - dont le nom apparaîtrait bientôt programmatique -, on lança les expropriations, le remembrement des parcelles, avant d'appeler les démolisseurs et d'édifier sur les décombres de grands ensembles unanimement qualifiés de hideux.

Ainsi débutait ma présentation pour convaincre Benoït Klincksieck de nous confier le projet. Mais, deux minutes avant de prendre la parole, j'avais été saisie d'une angoisse, et j'avais prié Bogaert de me remplacer. Sa notoriété et son léger accent feraient passer les impertinences en douceur. Peut-être aurions-nous raflé la mise si j'avais moi-même prononcé le discours, peut-être pas. Toujours est-il que je m'étais contentée de sourire pendant que Bogaert emportait la victoire.

A la Belle Époque, les forains exhibaient des fauves sur la place, et les riverains se plaignaient des rugissements que poussaient, la nuit, les bêtes en cage. Un siècle plus tard, c'étaient de tout autres fauves qui sévissaient sur la zone, gîtant toujours dans des cages, mais cette fois d'escalier. Ils s'y adonnaient à divers trafics, au vif mécontentement de l'humble population qui vivait là parce qu'elle n'avait pas les moyens de partir. Dans les années 2000, l'installation d'un commissariat de police permit d'éloigner les nuisibles, et le secteur se pacifia. Restaient les puddings de béton, fantasmes futuristes passés de mode avant même d'être achevés, et qui ne suscitaient plus chez le spectateur qu'un mélange de pitié, de terreur et de rire.

Je voulais réaménager cet espace. Puisqu'il était trop coûteux de détruire les tours, on apprendrait à les aimer, avec leurs façades muettes, leurs yeux de robot, leurs ascenseurs conduisant à des hauteurs déraisonnables ou à des profondeurs infernales. La scénographie que j'inventerais avec Bogaert ferait surgir leur beauté singulière, ainsi qu'un visage ingrat se rétablit sous une lumière favorable.

Nous travaillions sur la notion d'espace incertain. Je ne me rappelle plus lequel des deux se trouvait à l'origine du concept, mais lui l'avait fait fructifier avec beaucoup plus de succès que moi. Au lieu de proposer des équipements induisant des usages précis - jeux pour enfants, fontaine, amphithéâtre, tous aménagements qui avaient été expérimentés en vain dans le passé - nous suggérions d'assumer la nature incertaine du territoire. Notre projet rendait la dalle à une végétation dense mais légère, parsemée de matériels semi-amovibles afin de laisser les habitants inventer leurs propres usages. Nous installerions des serres, des chapiteaux, du mobilier en bois, déléguant aux associations locales la mission de les gérer pour favoriser l'adhésion du voisinage.

Julia Deck, Propriété privée, éd. de Minuit, 2019.

Document D

Ce projet, intitulé "Arboricole", réalisé par Vincent Callebaut Architectures, Bouygues Immobilier et l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), figurait parmi les cinq finalistes pour le site Gambetta lors du concours international "Imagine Angers" organisé par Christophe Béchu, maire d'Angers. Il associait végétal et technologies de pointe dans un bâtiment intelligent. Coup de cœur de la presse locale et plébiscité par le vote du public, il n'a malheureusement pas été retenu.

Séance 03

À l'intérieur

Oral

Que nous dit la publicité de Leroy Merlin "Prendre soin de sa maison c'est prendre soin de soi" (2021) sur le lien entre le logement et ses habitants ?

Lecture

1. Dans le premier document, quels liens unissent la veuve Vauquer et sa pension ?

2. Imaginez les chambres/les enfants qui correspondent aux images absentes.

Prolongement

Selon vous, notre logement nous ressemble-t-elle toujours ?

Pistes

Notes

1. Qui se situe à côté.

2. Petit salon élégant de dame.

3. Éclat, splendeur.

4. Tissu mince, léger et transparent, de fils fins de coton, de soie, etc.

5. Laisser s'écouler presque imperceptiblement un liquide.

6. Se dit d'une odeur forte, écœurante, répugnante.

7. Personne qui prête de l'argent, usurier.

8. Autrefois, surveillant chargé, dans les bagnes, de la garde des forçats.

Document A

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné ; elle pue le service, l'office, l'hospice. [...] Eh ! bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë1, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir2. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. [...]

Cette pièce est dans tout son lustre3 au moment où, vers sept heures du matin, le chat de Mme Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d'assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle4 sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis, elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte5 le malheur, où s'est blottie la spéculation, et dont Mme Vauquer respire l'air chaudement fétide6 sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d'automne, ses yeux ridés, dont l'expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l'amer renfrognement de l'escompteur7, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l'argousin8, vous n'imaginez pas l'un sans l'autre.

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1834-1835

Document B

James Mollisonn "Dans ma chambre" (Where Children Sleep), 2011, éd. Textuel.

On peut mieux saisir ce qu'est une maison pour chacun de nous si nous nous éloignons d'elle. Elle nous manque, elle nous rend nostalgiques, nous l'idéalisons en oubliant ce qui nous déplaît en elle. Dans d'autres cas, nous nous sentons mieux loin d'elle, plus libres et allégés de la présence de quelqu'un qui nous déplaît. Elle nous semble étouffante, pesante. Toutefois, pour une majorité d'entre nous, elle représente notre port d'attache. Un lieu emblématique qui nous identifie, où les autres habitants nous reconnaissent dans nos compétences et dans nos besoins, et réciproquement, du moins l'espérons-nous. [...]

Sur les murs de la maison s'expriment nos goûts, nos orientations, nos préférences et ceux de notre famille et des amis. Du fait de leur décoration, les murs composent une fresque imaginaire dépeignant notre existence et nos tendances psychiques. Il y a des personnes qui en font un musée ; d'autres, un lieu sans histoire, très "dans le vent". Certains préfèrent un style baroque ou ne jurent au contraire que par un style minimaliste. Et même si la maison est décorée par un architecte d'intérieur, elle le sera en vertu de nos goûts et tendances.

Il n'est pas aisé d'échapper à la projection de notre habitat inconscient : la maison nous reflète. Car notre désir est de la faire participer à notre vie. Comme les animaux, nous aimons marquer notre territoire, mais les humains ont aussi besoin de signes venant des autres qui soient en résonance avec leurs signes propres. La décoration offre bon support à cela.

Alberto Eiguer, Une maison natale : Psychanalyse de l'intime, éd. Dunod, 2016.

Joey, 11 ans, vit aux Etats-Unis, dans l'Etat du Kentucky, avec ses parents et sa grande soeur. Son père lui a transmis la passion de la chasse. Il a abattu son premier cerf à 7 ans et espère bien poursuivre ce hobby à l'âge adulte.

Alex, 9 ans, subsiste dans les rues de Rio de Janeiro. Il ne va pas à l'école mais passe ses journées à faire la manche, son seul moyen de survie, et à sniffer de la colle. Il lui arrive aussi de voler les montres des automobilistes. Alex est toujours en contact avec sa famille qu'il visite, parfois, le temps d'un repas.

Rhiannon, 14 ans, habite en Ecosse avec ses parents et son frère. Elle porte cette coupe de cheveux, la même que ses parents, depuis qu'elle a 6 ans : sa famille fait partie d'une communauté punk. Suivant l'exemple de son père, qui a son propre groupe, Rhiannon chante, joue de la guitare, de la batterie et de la basse.

Kaya, 4 ans, vit avec ses parents dans un petit appartement à Tokyo, Japon. Sa chambre est tapissée du sol au plafond de vêtements et de poupées. La mère de Kaya fait toutes ses robes, Kaya a 30 robes et manteaux, 30 paires de chaussures. Quand elle va à l'école, elle doit porter un uniforme scolaire. Elle veut être dessinatrice de Manga.

Douha, 10 ans, est réfugiée, avec ses parents et onze frères et soeurs, dans un camp, à Hebron, en Cisjordanie. La maison de sa famille a été détruite par l'armée israélienne en 1996, à la suite d'un attentat-suicide commis par son frère et qui a tué 23 civils israéliens. Douha cohabite avec ses cinq soeurs dans la même chambre. Elle travaille dur à l'école car elle veut devenir pédiatre.

Lamine, 12 ans, vit au Sénégal. Il est élève à l'école coranique du village. Il partage une chambre avec plusieurs autres garçons. A six heures chaque matin les garçons commencent à travailler sur la ferme-école, où ils apprennent à creuser, récolter le maïs et labourer les champs en utilisant des ânes. Dans l'après-midi, ils étudient le Coran. Dans son temps libre Lamine aime jouer au football avec ses copains.

Séance 04

Les maisons de verre

Invention

Faites le plan de la maison de vos rêves.

Recherche

Que nous disent ces trois documents sur les maisons de verre ? Proposez un plan de synthèse.

Pistes

Oral

Et vous, aimeriez-vous vivre dans une maison de verre ?

Observation

1. Soit le film Playtime (1967, de 13' à 27'). Quelle image de l'architecture contemporaine nous est donnée ?

2. Soient les 13 premières minutes du film Mon Oncle (1958) de Jacques Tati.

Quelles sont les deux formes d'urbanisme représentées ? Comment chaque architecture est-elle caractérisée ?

Prolongement

Cherchez, dans votre culture personnelle, des films ou des oeuvres qui reposent sur un bâtiment, une architecture.

Document A

À l'intérieur de la maison en verre. La très jeune fille et son père ont rejoint les trois femmes. La très jeune fille porte un petit sac à dos.

LA BELLE-MÈRE. Voilà, ça c'est notre chez-nous. Et ce chez-nous, j'espère, va bientôt devenir votre chez-vous à vous aussi !

LE PÈRE. On va tout faire pour ça en tout cas, je te promets !

(Se tournant vers sa fille : ) Hein... t'es d'accord, Sandra ?

La très jeune fille ne répond pas et regarde sa montre. Un temps.

SŒUR LA PETITE (se retenant de rire). T'as une grosse montre toi dis donc !

LA TRÈS JEUNE FILLE. Oui, c'est pour surveiller le temps qui passe et surtout pas oublier de penser à ma mère pendant trop longtemps de suite. Elle fait sonnerie en plus.

SŒUR LA GRANDE. Ah bon ? C'est quoi cette histoire ?

LA TRÈS JEUNE FILLE. Ma mère m'a demandé de jamais arrêter de penser à elle.

Sinon, si j'arrêtais de penser à elle pendant plus de cinq minutes, ça la ferait mourir pour de vrai.

LA BELLE-MÈRE (crispée). Ça c'est marrant ça comme histoire ! C'est joli ! [...]

(Petit temps.)

Bon, moi je voulais vous dire deux mots sur "votre" nouvelle maison très moderne et un peu particulière dans laquelle vous allez vivre à partir d'aujourd'hui. Cette maison, c'est une maison unique, non seulement parce qu'elle est entièrement transparente et construite en verre...

LE PÈRE. Oui, c'est très étonnant et très moderne.

SŒUR LA PETITE. D'ailleurs, les oiseaux n'arrêtent pas de s'écraser contre les vitres du fait qu'ils voient pas qu'y a des vitres justement.

SŒUR LA GRANDE. Et on ramasse tous les jours des dizaines de cadavres d'oiseaux morts.

Pendant ce temps, la très jeune fille sort un album de photos de son sac à dos et commence à le consulter. Elle se dirige vers les deux sœurs.

LA BELLE-MÈRE. Non seulement cette maison est en verre, mais elle a été construite par un architecte mondialement connu... Son nom va peut-être vous dire quelque chose...

LA TRÈS JEUNE FILLE (montrant les photos de son album aux deux sœurs). Tenez, ça c'est une photo de ma mère quand elle était jeune. Elle avait les cheveux courts à cette période. Mais après elle a toujours eu les cheveux longs ! Elle disait que ça lui allait beaucoup mieux.

(À son père.) T'en pensais quoi toi au fait ?

LE PÈRE. Tiens, range cet album dans ton sac maintenant !

La très jeune fille s'éloigne des deux sœurs mais ne cesse de regarder ses photos.

LA BELLE-MÈRE (troublée). Qu'est-ce que je disais ?

LE PÈRE. Tu parlais de la personne qui a construit la maison tout en verre.

LA BELLE-MÈRE. Oui, c'est quelqu'un de très moderne il a un nom très compliqué vous connaissez peut-être ? Il s'appelle...

Elle cherche.

SŒUR LA GRANDE. Comment il s'appelle ?

La très jeune fille se dirige à nouveau vers les sœurs.

LA BELLE-MÈRE (très perturbée). Euh, je sais plus...

Joël Pommerat, Cendrillon, 2011.

Document B

A Copenhague, la mode est aux façades en verre, y compris pour les immeubles résidentiels. Chacun vit sous les yeux des autres. Et de nouveaux codes sociaux se mettent peu à peu en place.

Au troisième étage, une femme en congé de maternité fait du rangement après une matinée agitée. Au premier trône, solitaire, un vélo d'appartement. Au rez-de-chaussée, une femme travaille sur son Mac tout blanc. Tels les habitants d'une maison de poupée, chacun vit sa vie, et nous pouvons tous les regarder, surtout à la tombée du jour.

Dans tout le Danemark, où l'immobilier est en plein essor, et en particulier à Copenhague, on construit en verre. La tendance architecturale et une nouvelle technologie permettant de réaliser d'importantes surfaces en verre se combinent pour créer un nouveau paysage urbain d'immeubles, d'entreprises et d'institutions transparents. "Nous n'avons plus besoin de nous cacher", explique Morten Schmidt, du cabinet d'architectes Schmidt, Hammer et Lassen, qui utilise le verre dans la plupart de ses projets. "Le verre permet de donner beaucoup plus de lumière au logement. Et, comme nous sommes devenus plus ouverts et plus tolérants, nous n'hésitons pas à préférer la lumière à l'intimité." "Dans un immeuble en verre, nous sommes des objets d'exposition, mais nous sommes également spectateurs du théâtre de la ville", souligne Anette Brunsvig Sørensen, professeur à l'école d'architecture d'Aarhus. [...] "De cette manière, le logement et la ville s'apportent mutuellement quelque chose. Les anciennes façades fermées, elles, n'apportaient rien du tout."

Pendant un an, l'anthropologue Marie Stender a travaillé sur le terrain parmi les habitants d'un nouvel immeuble en verre de Copenhague, pour étudier comment on vit dans une maison de verre. Sa conclusion diverge de celle des architectes. "L'ouverture et la cohérence entre le logement et le monde extérieur sont les maîtres mots de l'architecture actuelle, mais visibilité n'est pas synonyme de vie", remarque-t-elle. [...] Il ne suffit pas de démolir un mur ou une haie de troènes pour qu'ils disparaissent de la tête des gens. Une haie de troènes invisible prend parfois deux fois plus de place."

La plupart des nouveaux appartements aux grandes baies vitrées sont vendus avant même d'être achevés. Les brochures de vente montrent des croquis de l'appartement avec des meubles simples et une vue sur la grande ville. "Quand on peut regarder dehors avec une vue dégagée, le logement paraît beaucoup plus grand, assure Morten Schmidt. Et, avec toutes les nouvelles formes de persiennes et de cloisons, il est toujours possible de préserver son intimité." Lorsque les habitants des bâtiments en verre parlent de leur nouvel appartement, ils mettent en avant la lumière et le paysage. Une vue tellement belle qu'ils n'imaginent pas un instant suivre le conseil de l'architecte en fermant les persiennes. "Nous avions acheté de grands stores, que nous avons baissés les trois ou quatre premiers soirs. Maintenant, nous ne les utilisons qu'une fois par mois, et encore", raconte un habitant du quartier Ørestaden dans l'étude que Marie Stender a réalisée pour le Centre du logement et du bien-être. "Nous adorons la vue sur Fælleden [un terrain non construit] et la lumière de la ville de l'autre côté."

On regarde de travers ceux qui se protègent des regards extérieurs avec des plantes, des rebords de fenêtre bricolés ou, pire, de longs rideaux qui restent tirés même pendant la journée. Ce genre de comportement passe pour une faute de goût et est même jugé un peu suspect. "Ceux qui choisissent de vivre dans un immeuble aux grandes façades de verre ne le font pas par exhibitionnisme. Ils le font pour la lumière et la vue, fait remarquer Marie Stender [une antroplogue qui a travaillé sur le terrain parmi les habitants d'un nouvel immeuble en verre de Copenhague, pour étudier comment on vit dans une maison de verre pendant un an]. Mais on ne peut pas empêcher les gens de regarder à l'intérieur. Ils pourraient croire qu'on a quelque chose à cacher." La mode du verre dans l'architecture nous vient des Pays-Bas, où la tradition des grandes fenêtres nues date des piétistes [membres d'une secte luthérienne du XVIIIe siècle], pour lesquels des fenêtres sans rideaux étaient une marque de piété. "Il faut se garder de faire un parallèle avec une époque radicalement différente, mais je pense qu'il s'agit un peu de la même chose, ici, estime Marie Stender. Vouloir se cacher est un peu ostentatoire. Dieu et tout un chacun doivent pouvoir regarder." Ses interlocuteurs ont failli tomber à la renverse lorsqu'elle leur a dit qu'ils auraient pu faire installer des vitres sans tain, qui auraient empêché qu'on les voie. Dans leur esprit, une telle initiative aurait paru louche. "Les discussions dans les assemblées de copropriétaires tournent beaucoup autour de cela, explique l'anthropologue. Dans le parc Karen Blixen, à Ørestaden, les propriétaires ont des persiennes minimalistes, les locataires d'épais et lourds rideaux, ce qui agace les premiers, qui estiment que les rideaux nuisent à l'ensemble architectural." [...]

Sur la presqu'île de Holmen, les rideaux sont peu nombreux. La plupart des salles de séjour sont particulièrement bien tenues. Beaucoup de gens ont choisi de les aménager avec peu de meubles et d'accrocher aux murs des œuvres d'art, ce qui sied parfaitement au modernisme de l'ensemble. Les habitants assurent que c'est un pur hasard, et qu'ils ne pensent plus au fait que les gens peuvent les voir, même dans leurs activités privées. "Bien sûr, il peut m'arriver de tourner le dos à la fenêtre si je veux changer de chemisier, mais j'ai la flemme d'aller baisser les stores. Je suis chez moi, et ce sont les autres qui choisissent de regarder", explique une jeune femme interrogée par Marie Stender. Le fait que des passants puissent apercevoir une paire de seins nus ou surprendre une dispute dans le salon ne dérange pas les habitants. Mais ils sont plus mal à l'aise lorsqu'il s'agit de gens qu'ils connaissent.

"De nombreuses personnes que j'ai rencontrées estiment qu'elles vivent de cette façon parce qu'elles n'ont plus de tabous, observe la chercheuse. Mais ce n'est pas si simple, car les inhibitions ne s'effacent que dans l'anonymat. Les espaces publics n'exigent plus la même décence qu'autrefois, mais dans certaines situations nous sommes aussi pudiques qu'avant." Les habitants de la coopérative d'habitation Schifters Kvarter, à Holmen, racontent qu'ils évitent de se lier d'amitié avec leurs voisins d'en face, qui peuvent voir tout ce qui se passe dans leur salon. Il serait intimidant de pouvoir à tout moment observer ses amis et d'être observé par eux. C'est la raison pour laquelle l'emplacement de l'aire de jeux de la coopérative a fait l'objet de longs débats. Car personne ne veut avoir sa vue gâchée par une aire de jeux, ni avoir devant la fenêtre de sa chambre ses voisins assis avec leurs enfants. En fin de compte, l'aire de jeux a été reléguée dans le coin le plus éloigné du complexe.

Si l'on s'arrête devant l'appartement du rez-de-chaussée où la femme travaille à son Mac et qu'on la regarde, il ne s'écoule guère plus de 10 secondes avant qu'elle ne vous lance un regard qui vous fait immédiatement détourner les yeux. Dans les maisons aux grandes façades de verre, c'est aux passants, et non plus aux habitants, qu'incombe la responsabilité de préserver la vie privée. "Beaucoup d'habitants racontent qu'ils font un geste de la main à ceux qui les observent par la fenêtre. C'est un geste ironique, qui rappelle les règles aux passants : on a le droit de regarder, mais pas de s'arrêter pour regarder fixement", explique Marie Stender.

Une jeune femme raconte qu'un matin deux vieilles dames se sont mises à la dévisager alors qu'elle était assise en petite culotte sur son canapé. "Elles ont commencé à me regarder fixement, et j'ai vu que d'autres vieilles dames les rejoignaient. L'une d'elles a sûrement dû dire : ‘Regardez-la, celle-là, à moitié nue sur son canapé'", raconte la femme, que cela ne gêne pas d'être à moitié nue chez elle, mais qui ne supporte pas que des vieilles dames la fixent de manière ostentatoire. Ce sont elles qui ne respectent pas les règles de bienséance. Les habitants n'ont cependant pas souvent l'occasion d'intervenir, car les voyeurs sont rares et ils sont presque toujours en bande. Pour quelqu'un qui se promène seul entre les façades de verre, il est quasiment impossible de s'arrêter et de regarder à l'intérieur. Les grandes fenêtres encouragent la pudeur, car qui voudrait être pris pour un voyeur ? "Je n'entends pratiquement jamais d'habitants me dire qu'ils deviennent pudiques lorsqu'ils sont chez eux. C'est lorsqu'ils sont dehors qu'ils éprouvent de la pudeur. Par exemple, lorsqu'ils doivent poser leur vélo contre le mur et qu'ils se prennent soudain à regarder chez le voisin. Ainsi, la sphère privée est plus forte que la sphère publique. Et, si l'on enlève la limite entre les deux, c'est la sphère privée qui domine. Le verre privatise la sphère publique", analyse Marie Stender, qui est elle aussi devenue pudique lorsqu'elle a voulu prendre des photos du quartier Schifters Kvarter le soir, lorsque la lumière des fenêtres rend particulièrement visible la vie des habitants. "Je n'y arrivais pas. A la fin, j'ai dû sonner chez les gens pour leur demander l'autorisation. Ce que je n'aurais jamais fait s'il s'était agi d'une vieille maison en briques dans le centre."

Le quartier autour des maisons en verre de Holmen est assez désert. Les gens s'aventurent rarement sur les allées le long des beaux immeubles de Torpedohallerne, car ici les grandes vitres sont tellement proches que l'on a l'impression de pénétrer dans une sphère privée. Dans Schifters Kvarter, la grande pelouse verte entre les bâtiments n'est jamais utilisée. Cela paraîtrait tout simplement inconvenant de faire un barbecue, de jouer au ballon ou de prendre le soleil juste devant les grandes vitres. "Cet été, je suis descendue m'allonger sur l'herbe, mais j'avais l'impression étrange de rester là comme une fleur, que tout le monde pouvait voir", raconte une jeune femme.

Tout est désert aussi autour des immeubles de verre près d'Indiakaj, de l'autre côté du port de Christianshavn, et près des immeubles VM, à Ørestaden. La vie autour des édifices en verre contraste nettement avec le rêve de l'architecte d'une ville où tout le monde serait à la fois spectateur et acteur du théâtre de la cité. "Les espaces urbains autour des bâtiments en verre ont été conçus pour qu'on les traverse, et non pour qu'on y séjourne, rappelle Marie Stender. Il faut être fou ou ignorant de nos normes culturelles pour s'asseoir devant un immeuble en verre. Pour la plupart des gens, cela revient à s'installer dans le salon des autres sans y avoir été invité." L'espace urbain devant les façades en verre doit procurer une jolie vue. Les nouveaux immeubles en verre de Holmen se trouvent juste à côté d'une faculté d'art, ce qui permet aux habitants de regarder les jeunes étudiants passer devant chez eux à vélo. Mais ils n'ont pas apprécié que ces mêmes étudiants fassent la fête juste devant chez eux le vendredi soir. Marie Stender souligne que les projets de terrains de foot ou de cafés en terrasse n'auront guère les faveurs des quartiers où la majorité des façades sont en verre. "La question est de savoir si quelqu'un aura envie de s'asseoir à un café qui donne sur un salon. D'ailleurs, si un tel projet se réalisait, il serait accueilli par un concert de protestations de la part des habitants."

Anette Brunsvig reconnaît que la mode du verre a pris le dessus dans les constructions modernes. "La première fois que j'ai dessiné des bâtiments avec des façades en verre, c'était pour un projet dans le centre d'Aarhus, où l'habitat était déjà assez dense et où il y avait d'autres sortes de bâtiments à côté. Le verre ne fonctionne probablement pas de la même façon lorsqu'on construit tout un nouveau quartier en verre", avance-t-elle, en souhaitant qu'une étude plus systématique soit faite sur la façon dont nous vivons et habitons les projets d'architectes. "Il est insensé que les architectes disent que les gens n'ont qu'à cesser de vivre dans ces bâtiments s'ils ne leur plaisent pas. Les gens ne peuvent pas éviter le contact avec les immeubles en verre s'il y en a dans toute la ville." Marie Stender pense elle aussi que les architectes devraient tenir compte de la façon dont leurs bâtiments sont utilisés, mais elle souligne que les habitants des nouveaux immeubles en verre sont très satisfaits de leurs appartements. Le verre fait en effet obstacle à la solitude de l'homme moderne.

"Les technologies de communication perfectionnées d'aujourd'hui rendent encore plus important le fait de pouvoir constater qu'il y a d'autres êtres humains dans le monde. Beaucoup racontent combien ils apprécient de voir de la lumière dans les salons des autres lorsqu'ils se lèvent tôt pour aller travailler. Ils se sentent alors moins seuls, même s'ils vont probablement rester assis devant leur ordinateur toute la journée. Mais ils doivent se contenter d'être des individus qui passent devant l'immeuble à pied ou à vélo. Ils ne doivent pas vous regarder soudain dans les yeux et faire de vous un objet", affirme-t-elle.

Johanne Mygind, "LA TENDANCE ARCHITECTURALE AU DANEMARK. Vivre dans la transparence", Weekendavisen, in Courrier International, 13/12/2006.

Document C

Photogramme extrait du film Playtime de Jacques Tati, de 49' à 57'.

Synthèse

La reconstruction

Oral

Quel est, selon vous, le rôle d'un architecte ? Présentez votre point de vue.

Pistes

Recherche

Vous proposerez une confrontation organisée de ces documents.

Ecriture personnelle

Dans son texte, évoquant en particulier les immeubles de banlieue, Philippe Trétiak écrit : "l'architecture, c'est ce qui est moche et vieillit mal."

Discutez ce point de vue.

Document A

Dans la Charte d'Athènes, l'architecte Le Corbusier, à la suite d'un congrès international, énonce les principes qui doivent présider à l'architecture des villes modernes.

79. Le cycle des fonctions quotidiennes : habiter, travailler, se récréer (récupération), sera réglé, par l'urbanisme, dans l'économie de temps la plus stricte, l'habitation étant considérée comme le centre même des préoccupations urbanistiques et le point d'attache de toutes les mesures.

Le désir de réintroduire dans la vie quotidienne les "conditions de nature"semble, au premier abord, conseiller une plus grande extension horizontale des villes ; mais la nécessité de régler les diverses activités sur la durée de la course solaire s'oppose à cette conception, dont l'inconvénient est d'imposer des distances sans rapport avec le temps disponible. C'est l'habitation qui est le centre des préoccupations de l'urbaniste et le jeu des distances sera réglé d'après sa position sur le plan urbain en conformité de la journée solaire de vingt-quatre heures qui rythme l'activité des hommes et donne la mesure juste à leurs entreprises. [...]

82. L'urbanisme est une science à trois dimensions et non pas à deux dimensions. C'est en faisant intervenir l'élément de hauteur que solution sera donnée aux circulations modernes ainsi qu'aux loisirs, par l'exploitation des espaces libres ainsi créés.

Les fonctions clés, habiter, travailler et se recréer, se développent à l'intérieur de volumes bâtis soumis à trois impérieuses nécessités: espace suffisant, soleil, aération. Ces volumes ne dépendent pas seulement du sol et de ses deux dimensions mais surtout d'une troisième, la hauteur. C'est en faisant état de la hauteur que l'urbanisme récupérera les terrains libres nécessaires aux communications et les espaces utiles aux loisirs. [...]

84. La ville, définie dès lors comme une unité fonctionnelle, devra croître harmonieusement dans chacune de ses parties, disposant des espaces et des liaisons où pourront s'écrire, dans l'équilibre, les étapes de son développement.

La ville prendra le caractère d'une entreprise étudiée à l'avance et soumise à la rigueur d'un plan général. De sages prévisions auront esquissé son futur, décrit son caractère, prévu l'ampleur de ses développements, et limité à l'avance leur excès. Subordonnée aux nécessités de la région, destinée à encadrer les quatre fonctions clefs, la ville ne sera plus le résultat désordonné d'initiatives accidentelles. Son développement, au lieu de produire une catastrophe, sera un couronnement. Et l'accroissement du chiffre de sa population n'aboutira plus à cette mêlée inhumaine qui est une des plaies des grandes villes. [...]

87. Pour l'architecte, occupé ici à des tâches d'urbanisme, l'outil de mesure sera l'échelle humaine.

L'architecture, après la déroute des cent dernières années doit, de nouveau, être mise au service de l'homme. Elle doit quitter les pompes stériles, se pencher sur l'individu et créer pour le bonheur de celui-ci, les aménagements qui entoureront, les rendant plus aisés, tous les gestes de sa vie. Qui pourra prendre les mesures nécessaires pour mener à bien cette tâche, sinon l'architecte qui possède la parfaite connaissance de l'homme, qui a abandonné les graphismes illusoires et qui, par la juste adaptation des moyens aux fins proposées, créera un ordre portant en soi sa propre poésie ?

88. Le noyau initial de l'urbanisme est une cellule d'habitation (un logis) et son insertion dans un groupe formant une unité d'habitation de grandeur efficace.

Si la cellule est l'élément biologique primordial, le foyer, c'est-à-dire l'abri d'une famille, constitue la cellule sociale. La construction de ce foyer, depuis plus d'un siècle soumise aux jeux brutaux de la spéculation, doit devenir une entreprise humaine. Le foyer est le noyau initial de l'urbanisme. Il protège la croissance de l'homme, abrite les joies et les douleurs de sa vie quotidienne. S'il doit connaître intérieurement le soleil et l'air pur, il doit, en plus, être prolongé au-dehors par diverses installations communautaires. Pour qu'il soit plus facile de doter les logis des services communs destinés à réaliser dans l'aisance le ravitaillement, l'éducation, l'assistance médicale ou l'utilisation des loisirs, il sera nécessaire de les grouper en "unités d'habitation"de grandeur efficace.

89. C'est à partir de cette unité-logis que s'établiront dans l'espace urbain les rapports entre l'habitation, les lieux de travail et les installations consacrées aux heures libres.

La première des fonctions qui doit attirer l'attention de l'urbaniste c'est habiter et... bien habiter. Il faut aussi travailler, et le faire dans des conditions qui exigent une sérieuse révision des usages actuellement en vigueur. Les bureaux, les ateliers, les usines doivent être dotés d'aménagements capables d'assurer le bien-être nécessaire à l'accomplissement de cette deuxième fonction. Enfin ne faut-il pas négliger la troisième qui est : se récréer, se cultiver le corps et l'esprit. Et l'urbaniste devra prévoir les emplacements et les locaux utiles.

Le Corbusier, La charte d'Athènes, points de doctrine, 1942, éd. de Minuit.

Document A

C. Rochefort, dans son roman, raconte la jeunesse d'une jeune fille dans le milieu ouvrier des années 60. La sortie du livre est contemporaine de la construction des grands immeubles de la banlieue parisienne.

Maintenant, notre appartement était bien. Avant, on habitait dans le treizième, une sale chambre avec l'eau sur le palier. Quand le coin avait été démoli, on nous avait mis ici ; on était prioritaires ; dans cette Cité les familles nombreuses étaient prioritaires. On avait reçu le nombre de pièces auquel nous avions droit selon le nombre d'enfants. Les parents avaient une chambre, les garçons une autre, je couchais avec les bébés dans la troisième ; on avait une salle d'eau, la machine à laver était arrivée quand les jumeaux étaient nés, et une cuisine séjour où on mangeait ; c'est dans la cuisine, où était la table, que je faisais mes devoirs. C'était mon bon moment : quel bonheur quand ils étaient tous garés, et que je me retrouvais seule dans la nuit et le silence ! Le jour je n'entendais pas le bruit, je ne faisais pas attention ; mais le soir j'entendais le silence. Le silence commençait à dix heures : les radios se taisaient, les piaillements, les voix, les tintements de vaisselles ; une à une les fenêtres s'éteignaient. A dix heures et demie c'était fini. Plus rien. Le désert. [...]

Il faisait nuit. Presque toutes les fenêtres des grands blocs neufs, de l'autre côté de l'Avenue, étaient éclairées. Les blocs neufs étaient de plus en plus habités. Un bloc fini, et hop on le remplissait.

Je les avais vus construire. Maintenant ils étaient presque pleins. Longs, hauts, posés sur la plaine, ils faisaient penser à des bateaux. Le vent soufflait sur les plateaux, entre les maisons. J'aimais traverser par là. C'était grand, et beau, et terrible. Quand je passais tout près, je croyais qu'ils allaient me tomber dessus. Tout le monde avait l'air minuscule, et même les blocs de notre Cité auprès de ceux-là ressemblaient à des cubes à jouer.

Christiane Rochefort, Les Petits Enfants du siècle, 1961, Grasset, Coll. Poche

Document B

Dans son essai, Philippe Trétiak réfléchit sur les erreurs de l'architecture en France.

Par une dérive inquiétante, la préoccupation d'hier des architectes - transformer toute la société par l'architecture et l'urbanisme, rêve d'ordre nouveau porté par Le Corbusier et les CIAM (congrès international d'architecture moderne) - est reprise à présent par les politiques, qui, à coups de ministères et de secrétariat à la Ville, espèrent estomper la "fracture sociale". [...] On sait que Le Corbusier fut un architecte à philosophie autoritaire, on pensait les architectes revenus de cette idée qu'un bon plan urbain rendrait les foules radieuses pour ne pas dire dociles. [...]

La question de la banlieue est assurément essentielle. Il faut penser un urbanisme qui saurait l'intégrer, qui cesserait d'enclore les villes dans des périphériques-barrières de classe infranchissables ; on en est loin. Pour distraire les foules, on les hypnotise par quelques destructions spectaculaires de barres et de tours. on fait sauter les HLM pourries des Minguettes, de Vaulx-en-Velin, la Muraille de Chine à Saint-Etienne, les Tarterêts, l'immeuble Renoir aux 4000 à La Courneuve, et chaque explosion culpabilise un peu plus les architectes montrés du doigt. Rasons l'architecture maudite.

Il est vrai que les architectes, longtemps exclus du champ de la commande, se sont retrouvés dans les années 50, puis durant les années de la reconstruction d'après-guerre, investis d'un pouvoir extrême. Au début des années 70, on construisait 500 000 logements par an, et ce sont près de 13 millions et demi de logements neufs qui sont sortis de terre en quatre décennies, quantité bien supérieure à tout ce qui avait été bâti jusque-là. la France est un pays neuf, et la destruction spectaculaire de quelques barres n'est qu'une goutte d'eau dans la mer des "cités". On se souvient que les effets de cet urbanisme ravageur ont même donné naissance au néologisme infamant de "sarcellite"et le jugement populaire s'est fait plus radical. En résumé, l'architecture, c'est ce qui est moche et vieillit mal. Ce qui n'est pas complètement faux. Gardons toutefois à l'esprit que ces logements édifiés dans l'urgence étaient censés céder leur place à d'autres, de meilleure qualité. Près d'un demi-siècle plus tard, ils nécessitent tous des travaux de remise aux normes, ne serait-ce que pour satisfaire à des impératifs de sécurité. A défaut, ils passent pour ce qu'ils sont : un ersatz surdimensionné de l'électroménager des années 60. Plutôt que de les entretenir, on veut les mettre à la poubelle. L'architecture n'en sort pas grandie.

P. Trétiack, Faut-il pendre les architectes ?, coll. Points, éd. du Seuil, 2001.

Document C

Cette photo, qui représente une ville du nord de la Chine dans le brouillard, le 10 décembre 2015, a obtenu le premier prix du World Press Photo 2015, catégorie "Sujets contemporains".

Zhang Lei, "Brouillard en Chine", Tianjin Daily, 2015.

Sarcelles, avenue du 8 mai 1945, photographie de l'exposition "Le Grand ensemble: entre pérennité et démolition", Ecole Nationale Superieure d'Architecture Paris-Belleville.

Séance 05

Les tâches domestiques

Oral

Qu'est-ce que vous mettez derrière ces mots : "tâches domestiques" ?

Synthèse

Qu'est-ce que ces deux documents nous disent sur les tâches domestiques ?

Pistes

Débat

Sandrine Rousseau, députée écologiste, a proposé en 2022 de créer un "délit de non-partage des tâches domestiques". Que pensez-vous de cette proposition ?

Document B

Observatoire des inégalités, "Le partage des tâches domestiques et familiales ne progresse pas", mai 2020.

LA BELLE-MÈRE (explosant, à la très jeune fille). Mais qu'est-ce qu'on t'a dit tout à l'heure ?! On ne parle plus de ta mère ici, on en parle plus ! Plus jamais ! On s'en fout de ta mère ! On s'en fout qu'elle était gentille ! Ça suffit avec ta mère ! Ça suffit ! Ça suffit !

LE PÈRE. Qu'est-ce qu'on t'a dit tout à l'heure, Sandra !

LA TRÈS JEUNE FILLE. Ah oui, c'est vrai ! J'avais oublié.

Un temps. La montre de la très jeune fille se met à sonner. Même musique que d'habitude.

LA BELLE-MÈRE (à la très jeune fille, avec une colère froide). Tu vas t'occuper de la cuisine ! Racler la cuisinière ! Et le four aussi ! T'occuper du gras dans la cuisine !

LA TRÈS JEUNE FILLE (comme satisfaite). Merci ! Très bien.

LA BELLE-MÈRE. À la place de la femme de ménage.

LA TRÈS JEUNE FILLE. Merci.

Un temps.

LA BELLE-MÈRE. Où j'en étais ?

(Aux sœurs.) Vous ! Une fois par mois, vous trierez les magazines publicitaires qui s'entassent sous la télévision.

SŒUR LA PETITE. Avec la femme de ménage ?

LA BELLE-MÈRE. Oui.

LA TRÈS JEUNE FILLE (assez bas, mais audible). Ma mère, les journaux publicitaires elle les jetait.

Le père fait signe à sa fille de se taire.

LA BELLE-MÈRE (à la très jeune fille). Et toi tu ramasseras les oiseaux morts qui s'écrasent contre les vitres dans le jardin et qui s'entassent par terre.

LA TRÈS JEUNE FILLE (satisfaite). Très bien, ça c'est bien, je vais aimer faire ça ramasser les cadavres d'oiseaux, ça va me faire du bien de ramasser des oiseaux morts, avec mes mains.

(Un petit temps.)

Ma mère, elle aimait bien les oiseaux.

Le père fait signe à sa fille de se taire.

LA BELLE-MÈRE (à la très jeune fille). Tu nettoieras les cuves des sanitaires, les cuves des sept sanitaires des trois étages.

LA TRÈS JEUNE FILLE (satisfaite). Je crois que je vais aimer faire ça les cuves des sept sanitaires, ça va me faire du bien de nettoyer les cuves des sept sanitaires.

LA BELLE-MÈRE. Voilà.

LE PÈRE (à la belle-mère). Ça va peut-être aller comme ça ? !

Un temps.

LA TRÈS JEUNE FILLE (au père). Tu te souviens, maman, elle détestait faire ça les sanitaires ?

Le père a l'air accablé.

LA BELLE-MÈRE (de plus en plus violente, à la très jeune fille). Et tu nettoieras les lavabos et les baignoires de toute la maison, tu les déboucheras aussi, partout où ils sont encombrés et bouchés, surtout dans la chambre des filles, tu retireras les touffes de cheveux, les touffes de mèches de cheveux emmêlés et mélangés avec la crasse.

LE PÈRE (à la belle-mère). Ça va aller !

LA TRÈS JEUNE FILLE. Oui, ça aussi, je crois que je vais aimer ça, retirer les cheveux des lavabos, c'est dégueulasse, ça va me faire du bien.

LA BELLE-MÈRE. Parfait.

LA TRÈS JEUNE FILLE. En plus, ma mère elle avait les cheveux longs et elle en mettait toujours partout.

Joël Pommerat, Cendrillon, éd. Actes Sud, 2011.

Document A

Le Deuxième Sexe est un essai féministe de Simone de Beauvoir : à la fois constat sur la situation des femmes après la Seconde Guerre mondiale mais aussi oeuvre philosophique sur la condition de la femme, ce livre reste à ce jour une référence majeure de la philosophie féministe.

Un reporter américain, qui a vécu plusieurs mois parmi les "pauvres Blancs" du sud des U.S.A., a décrit le pathétique destin d'une de ces femmes accablées de besogne qui s'acharnent en vain à rendre habitable un taudis. Elle vivait avec son mari et sept enfants dans une baraque de bois aux murs couverts de suie, grouillante de punaises ; elle avait essayé de "rendre la maison jolie" ; dans la chambre principale, la cheminée recouverte d'un crépi bleuâtre, une table et quelques tableaux pendus au mur évoquaient une sorte d'autel. Mais le taudis demeurait un taudis et Mrs. G. disait les larmes aux yeux : "Ah ! je déteste tant cette maison ! Il me semble qu'il n'y a rien au monde qu'on puisse faire pour la rendre jolie !" Des légions de femmes n'ont ainsi en partage qu'une fatigue indéfiniment recommencée au cours d'un combat qui ne comporte jamais de victoire. Même en des cas plus privilégiés, cette victoire n'est jamais définitive. Il y a peu de tâches qui s'apparentent plus que celles de la ménagère au supplice de Sisyphe ; jour après jour, il faut laver les plats, épousseter les meubles, repriser le linge qui seront à nouveau demain salis, poussiéreux, déchirés. La ménagère s'use à piétiner sur place ; elle ne fait rien : elle perpétue seulement le présent ; elle n'a pas l'impression de conquérir un Bien positif mais de lutter indéfiniment contre le Mal. C'est une lutte qui se renouvelle chaque jour. On connaît l'histoire de ce valet de chambre qui refusait avec mélancolie de cirer les bottes de son maître. "À quoi bon ? disait-il, il faudra recommencer demain." Beaucoup de jeunes filles encore mal résignées partagent ce découragement. Je me rappelle la dissertation d'une élève de seize ans qui commençait à peu près par ces mots : "C'est aujourd'hui jour de grand nettoyage. J'entends le bruit de l'aspirateur que maman promène à travers le salon. Je voudrais fuir. Je me jure que quand je serai grande, il n'y aura jamais dans ma maison de jour de grand nettoyage." L'enfant envisage l'avenir comme une ascension indéfinie vers on ne sait quel sommet. Soudain, dans la cuisine où la mère lave la vaisselle, la fillette comprend que depuis des années, chaque après-midi, à la même heure, les mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la porcelaine avec le torchon rugueux. Et jusqu'à la mort elles seront soumises à ces rites. Manger, dormir, nettoyer..., les années n'escaladent plus le ciel, elles s'étalent identiques et grises en une nappe horizontale ; chaque jour imite celui qui le précéda ; c'est un éternel présent inutile et sans espoir.

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, II, "La Femme mariée", éd. Gallimard, 1949.

Séance 06

Les violences dans la maison

Observation

Regardez les 20 premières secondes de la publicité Avec Eye Money.../Cache cache. Imaginez la fin.

Pistes

Lecture

1. Qui sont les auteurs de violences domestiques ?

2. Comment s'exercent ces violences ?

3. Quel a été l'impact du confinement sur ces violences ?

Document A

On sentait en progressant dans la lecture que le contenu du journal de Yusuke se bornait presque exclusivement à l'intérieur de sa maison. Une tendance qui s'accentuait à partir de la mort de son père. Il était évident que la cause en était l'autre.

"26 juin. Pluie. L'autre a passé sa journée à boire. Alors j'ai fait attention à ne pas trop sortir de ma chambre. J'ai verrouillé ma porte de l'intérieur. La nuit est tombée et l'autre est venu frapper. Ouvre, ouvre, qu'il criait à tue-tête. Je sais pas ce qu'il est capable de faire si j'ouvre. J'ai très peur. Même si le silence est revenu, j'ose même pas aller aux toilettes."

"10 juillet. Nuageux. L'autre est rentré pendant que je dînais. Comme il avait l'air saoul, j'ai tout de suite voulu monter dans ma chambre. Il m'a vu, m'a demandé pourquoi je fuyais, et il m'a bousculé. J'ai failli me faire très mal. Maman a essayé de l'arrêter, mais il s'est énervé de plus en plus, et il a renversé tout ce qu'il y avait sur la table. Il va pas bien dans sa tête."

Il y a escalade. La violence de l'autre s'accentue au fur et à mesure des descriptions du jeune Yusuke.

"12 août. Pluie. L'autre n'a qu'à disparaître. Jusqu'ici on vivait dans le bonheur, mais à cause de lui tout est ruiné. Cette maison est détruite."

"31 août. Soleil. Aujourd'hui c'est la fin des vacances. Je suis soulagé. Quand je suis à l'école, j'ai pas à le supporter. Ce serait bien s'il y avait pas de dimanches ni de jours fériés."

"8 septembre. Soleil, pluie. L'autre s'est encore agité. Je ne sais pas du tout pourquoi il est fâché. Il crie, il jette des objets et il a même cassé des vitres. J'ai voulu m'enfuir, mais il m'a lancé un cendrier. Je l'ai pris sur la tête et ça m'a fait très mal. Quand je touche je sens une bosse. Je l'ai regardé, alors il s'est énervé encore plus. Il m'a donné un coup de pied dans le ventre sur le côté. Maman ne faisait que de pleurer."

Keigo Higashino, La maison où je suis mort autrefois, 2011.

Document B

La période d'assignation à domicile au printemps 2020 a révélé l'ampleur des phénomènes de violence intrafamiliale.

La violence conjugale exercée par les hommes n'est pas soudaine ou ponctuelle. Elle s'inscrit dans une stratégie d'emprise : non seulement la victime est surveillée en permanence, mais également progressivement coupée des liens avec ses proches, et placée dans une dépendance matérielle et affective vis-à-vis de son agresseur. La question spatiale est cruciale dans ce processus de contrôle et d'isolement, ce que la chercheuse Evangelina San Martin Zapatero a mis en évidence à travers le terme de "déprise spatiale" (2019). S'inspirant du concept développé en sociologie du vieillissement, elle montre que les violences conjugales ont notamment pour conséquence une forte restriction des déplacements, une perte de compétence spatiale et une dépendance au conjoint pour la réalisation des déplacements. L'instauration du confinement en réponse à l'épidémie de Covid-19 a inévitablement été un atout pour les agresseurs dans leur stratégie d'emprise. C'est ce que montre l'augmentation considérable du nombre de signalements de faits de violence intraconjugaux pendant la période, que ce soit en France ou dans les autres pays concernés par des mesures de confinement. [...]Dès le 5 avril, le secrétaire général de l'ONU, António Guterres, a appelé à un cessez-le-feu dans les violences faites aux femmes. L'organisation a estimé à la fin du mois d'avril que chaque nouveau trimestre de confinement se traduirait par 15 millions de cas supplémentaires de violence basée sur le genre (projections de l'Unfpra). Le rapport de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et pour la lutte contre la traite des êtres humains paru au cours de l'été fait état également d'une forte hausse des signalements de violences sur les plateformes d'écoute des victimes, en particulier via les modes de communications "silencieux". Ainsi, "les tchats de la plateforme de signalement des violences sexistes et sexuelles "Arrêtons les violences" ont été multipliés par 4,4 par rapport à 2019 pour tous les faits de violences et par 17 pour les faits de violences intrafamiliales". Comme l'indique le rapport, cette hausse des signalements est liée à une aggravation des faits de violence plutôt qu'à un déclenchement de nouvelles violences dans des couples non concernés avant le confinement. Elle est aussi imputable à une plus grande mobilisation des proches, et en particulier du voisinage. Car si le confinement assigne à résidence les victimes et leurs agresseurs, il transforme aussi les voisin·e·s en témoins à temps complet. Et grâce au colossal travail de sensibilisation des organisations de lutte contre les violences conjugales et au mouvement #MeToo, ces témoins ne se contentent plus de vous glisser entre deux paliers que les murs sont fins comme du papier à cigarettes, mais assument de plus en plus la responsabilité d'alerter les associations ou les forces de l'ordre. Si le confinement a donné des oreilles aux murs, il a aussi ôté des yeux aux institutions et aux professionnels de la protection, comme le souligne Edouard Durand, juge des enfants au TGI de Bobigny, dans son audition par la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat. Il a également considérablement compliqué le travail des associations qui accompagnent les femmes victimes de violence et assurent leur hébergement d'urgence (Delage, 2020). Et révélé à quel point les moyens manquent pour offrir des solutions concrètes : favoriser le recueil des témoignages tourne court si les écoutant·e·s ne peuvent pas diriger les victimes vers des lieux d'accueil d'urgence. Les 2 millions d'euros gouvernementaux issus du Grenelle contre les violences conjugales et du redéploiement des crédits du secrétariat d'Etat à l'égalité entre les femmes et les hommes pendant le confinement sont bien maigres pour imaginer des solutions de logement à la hauteur des besoins. Et le financement de nuitées d'hôtel destinées à l'éloignement des hommes agresseurs sur cette enveloppe et non sur celle de la justice grève encore le budget.

Les politiques publiques menées (ou non menées) pendant la crise du Covid-19 au printemps 2020, en premier lieu le confinement, ont révélé l'ampleur des violences conjugales et la dimension proprement géographique de l'emprise des hommes violents. Elles ont montré que les violences conjugales ne sont pas autre chose, pour reprendre les termes d'Annick Billon (présidente de la délégation sénatoriale évoquée plus haut), qu'"un confinement sans fin". En 2000, la philosophe Marilyn Frye définissait déjà l'oppression comme un ensemble de forces et de barrières qui produisent des "vies confinées et contraintes". C'est ce qui rend si impérative une loi-cadre qui réponde de manière coordonnée aux différentes dimensions de l'oppression patriarcale. ?

Marion Tillous, "Violences conjugales, un confinement sans fin", Libération, 2 octobre 2020.

Écriture

À deux, imaginez et écrivez le scénario d'un court film de sensibilisation à la répartition des tâches/aux violences domestiques.

Séance 07

Le mal-logement

Vocabulaire

Que désignent les mots et les expressions suivants : "marchand de sommeil", "habitat indigne", "vétusté", "insalubrité", "promiscuité" ?

Pistes

Observation

Le mal-logement c'est... Que voyez-vous sur l'affiche de la fondation Abbé Pierre ?

Campagne de sensibilisation de la fondation Abbé Pierre 2014.

Figurez-vous ces caves dont rien de ce que je vous ai dit ne peut vous donner l'idée ; figurez-vous ces cours qu'ils appellent des courettes, resserrées entre de hautes masures, sombres, humides, glaciales, méphitiques, pleines de miasmes stagnants, encombrées d'immondices, les fosses d'aisance à côté des puits ! Hé mon Dieu ! ce n'est pas le moment de chercher des délicatesses de langage ! Figurez-vous ces maisons, ces masures habitées du haut en bas, jusque sous terre, les eaux croupissantes filtrant à travers les pavés dans ces tanières où il y a des créatures humaines. Quelquefois jusqu'à dix familles dans une masure, jusqu'à dix personnes dans une chambre, jusqu'à cinq ou six dans un lit, les âges et les sexes mêlés, les greniers aussi hideux que les caves, des galetas où il entre assez de froid pour grelotter et pas assez d'air pour respirer !

Je demandais à une femme de la rue du Bois-Saint- Sauveur : pourquoi n'ouvrez-vous pas les fenêtres ? - elle m'a répondu : - parce que les châssis sont pourris et qu'ils nous resteraient dans les mains. - J'ai insisté : - vous ne les ouvrez donc jamais ? - Jamais, monsieur !

Figurez-vous la population maladive et étiolée, des spectres au seuil des portes, la virilité retardée, la décrépitude précoce, des adolescents qu'on prend pour des enfants, de jeunes mères qu'on prend pour de vieilles femmes, les scrofules, le rachis, l'ophtalmie, l'idiotisme, une indigence inouïe, des haillons partout, on m'a montré comme une curiosité une femme qui avait des boucles d'oreilles d'argent !

Et au milieu de tout cela le travail sans relâche, le travail acharné, pas assez d'heures de sommeil, le travail de l'homme, le travail de la femme, le travail de l'âge mûr, le travail de la vieillesse, le travail de l'enfance, le travail de l'infirme, et souvent pas de pain, et souvent pas de feu, et cette femme aveugle, entre ses deux enfants dont l'un est mort et l'autre va mourir, et ce filetier phtisique agonisant, et cette mère épileptique qui a trois enfants et qui gagne trois sous par jour ! Figurez-vous tout cela, et si vous vous récriez, et si vous doutez, et si vous niez... Ah ! vous niez ! Eh bien, dérangez-vous quelques heures, venez avec nous, incrédules ! et nous vous ferons voir de vos yeux, toucher de vos mains les plaies, les plaies saignantes de ce Christ qu'on appelle le peuple !

Victor Hugo, "Les caves de Lille", 1851.

Séance 08

L'architecture carcérale

Observation

Deanna Van Buren, Imaginer un monde sans prison, Ted Talks, 2017.

1. Quels sont les différents types de bâtiment évoqués par Deanna Van Buren ?

2. Selon elle, comment l'architecture influence-t-elle la vie des gens ?

Pistes

Lecture

1. Dessinez le système architectural prévu par Bentham et décrit par Foucault.

2. Que pensez-vous de ce système ?

Le Panopticon de Bentham est la figure architecturale de cette composition. On en connaît le principe : à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cel­lule de part en part. Il suffit alors de placer un sur­veillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot ; ou plutôt de ses trois fonctions – enfermer, priver de lumière et cacher – on ne garde que la première et on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège. Ce qui permet d'abord – comme effet négatif – d'éviter ces masses, compactes, grouillantes, houleuses, qu'on trouvait dans les lieux d'enfermement, ceux que peignait Goya ou que décrivait Howard. Chacun, à sa place, est bien enfermé dans une cellule d'où il est vu de face par le surveillant ; mais les murs latéraux l'empêchent d'entrer en contact avec ses compagnons. Il est vu, mais il ne voit pas ; objet d'une information, jamais sujet dans une communication. La disposition de sa chambre, en face de la tour centrale, lui impose une visibilité axiale ; mais les divisions de l'anneau, ces cellules bien séparées impliquent une invisibilité latérale. Et celle-ci est garantie de l'ordre. Si les détenus sont des condamnés, pas de danger qu'il y ait complot, tentative d'évasion collective, projet de nouveaux crimes pour l'avenir, mauvaises influences réciproques ; si ce sont des malades, pas de danger de contagion ; des fous, pas de risque de violences réciproques ; des enfants, pas de copiages, pas de bruit, pas de bavardage, pas de dissipation. Si ce sont des ouvriers, pas de rixes, pas de vols, pas de coalitions, pas de ces distractions qui retardent le travail, le rendent moins parfait ou provoquent les accidents. La foule, masse compacte, lieu d'échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est abolie au profit d'une collection d'individualités séparées. Du point de vue du gardien, elle est remplacée par une multiplicité dénombrable et contrôlable ; du point de vue des détenus, par une solitude séquestrée et regardée. [...] C'est à la fois trop et trop peu que le prisonnier soit sans cesse observé par un surveillant : trop peu, car l'essentiel c'est qu'il se sache surveillé ; trop, parce qu'il n'a pas besoin de l'être effectivement. Pour cela Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d'où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s'il est actuellement regardé ; mais il doit être sûr qu'il peut toujours l'être. Bentham, pour rendre indécidable la présence ou l'absence du surveillant, pour que les prisonniers, de leur cellule, ne puissent pas même apercevoir une ombre ou saisir un contre-jour, a prévu, non seulement des persiennes aux fenêtres de la salle centrale de surveillance, mais, à l'intérieur, des cloisons qui la coupent à angle droit et, pour passer d'un quartier à l'autre, non des portes mais des chicanes : car le moindre battement, une lumière entrevue, une clarté dans un entrebâillement trahiraient la présence du gardien. Le Panoptique est une machine à dissocier le couple voir-être vu : dans l'anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la cour centrale, on voit tout, sans être jamais vu.

M. Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, éd. Gallimard, 1975.

Évaluation

Gens du voyage

Synthèse

Vous proposerez une confrontation organisée de ces documents + un plan.

Pistes

Écriture personnelle

Exploratrice, journaliste, écrivaine, Isabelle Eberhardt écrit : "Un droit que bien peu d'intellectuels se soucient de revendiquer, c'est le droit à l'errance, au vagabondage. [...] Le paria, dans notre société moderne, c'est le nomade, le vagabond." (Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable, éd. Grasset, 1988).

Toujours voyager, est-ce, selon vous, rester libre ?

Notes

1. Tribu : Ici, famille au sens large.

2. Stigmatiser : Dénoncer, critiquer publiquement quelqu'un ou un acte que l'on juge moralement condamnable ou répréhensible

3. Rroms : variante orthographique de Rom.

4. Termes plus ou moins familiers désignant différentes communautés dites de "gens du voyage".

5. Se lover : se nicher, s'installer.

Document A

C'est le début du livre d'Alice Ferney consacré à la rencontre d'une institutrice et de la communauté des "gens du voyage".

Rares sont les Gitans qui acceptent d'être tenus pour pauvres, et nombreux pourtant ceux qui le sont. Ainsi en allait-il des fils de la vieille Angéline. Ils ne possédaient que leur caravane et leur sang. Mais c'était un sang jeune qui flambait sous la peau, un flux pourpre de vitalité qui avait séduit des femmes et engendré sans compter. Aussi, comme leur mère qui avait connu le temps des chevaux et des roulottes, ils auraient craché par terre à l'idée d'être plaints.

Le camp stationnait à l'est de la ville, circulant au gré des expulsions dans cette périphérie qui dissout les enchantements. Les décharges et les terrains vagues perçaient un paysage de pavillons et de logements sociaux. [...]

Au coin de la rue des Iris et de la rue des Lilas, un ancien potager restait inconstructible. L'institutrice retraitée qui en était la propriétaire refusait de le vendre à la commune. La terre, pleine de fondrières, était incrustée de verres cassés, de morceaux de pneus et de bouts de ferraille. Des portières de voitures démolies servaient de pont sur les grandes flaques qu'apportait la pluie. Une poubelle municipale scellée sur un socle de ciment débordait. Un pommier finissait de mourir dans le sol pelé, couvert de détritus et d'un peu de bois pourri.

La fin de l'été ressembla cette année-là à une fin d'automne. L'hôtel désaffecté que squattaient les Gitans dans la campagne avait été muré sous leurs yeux. Chassée par la police et les huissiers, la tribu1 d'Angéline vint occuper le potager au début de septembre. C'était une propriété privée mais rien ne l'indiquait et ils avaient l'habitude de stationner là où on l'interdit. Un vent de bord de mer soulevait les cheveux longs des belles-filles d'Angéline. Elles serraient des cardigans râpés sur leur poitrine. Les enfants couraient autour d'elles. De temps en temps, l'une ou l'autre en attrapait un, le talochait et le relâchait en vociférant, qu'il se tienne un peu tranquille ou qu'il aille aider son père, c'était trop fatigant de les avoir à courir dans les jambes. Ils s'éclipsaient en poussant des cris stridents. Ils avaient des corps secs comme des triques, et lorsqu'ils grimpaient au pommier ils étaient prestes et agiles. Apportez-moi du petit bois ! leur criait Angéline. Elle était joyeuse, et plus que les autres, comme si, l'âge gagnant, elle avait fini par comprendre que la joie se fabrique au-dedans. Les enfants étaient entraînés par cette gaieté, leurs petites mains grises rapportaient des branchettes et des brindilles. Angéline riait. Oui les enfants étaient le premier bonheur. A cette pensée, elle cherchait des yeux ses fils. Ils faisaient rouler les camions en évitant les ornières.

Alice Ferney, Grâce et dénuement, éd. Actes Sud, 2006.

Document B

Marc Bordigoni, anthropologue, chercheur au CNRS, est l'auteur d'ouvrages sur les gens du voyage et membre du comité scientifique de la revue Etudes tsiganes.

Cet été [2013], lors de surenchères à propos du stationnement des gens du voyage, des élus ont réactivé l'amalgame avec les Roms...

En fait, ce sont deux populations très différentes. Les gens du voyage sont des citoyens français, parfois depuis des générations. Nombre d'entre eux sont des descendants des Bohémiens, installés en France depuis le XVe siècle ! A l'inverse, les Roms sont des migrants très récents, des réfugiés économiques venus de l'Est de l'Europe, notamment la Roumanie et la Bulgarie, où leurs conditions de vie sont très difficiles. Cependant, si les gens du voyage n'ont quasiment aucun contact avec les Roms, ils sont choqués par le traitement que ces derniers subissent, et notamment par la vision de nombreux enfants en bas âge vivant à la rue.

Comment expliquer la confusion récurrente entre les deux populations ?

C'est l'image de la caravane, qui permet de stigmatiser2 ces deux communautés qui, dans les faits, n'ont rien à voir. La très grande majorité des Roms étaient des sédentaires dans leurs pays. Les vieilles caravanes qu'ils habitent parfois dans les bidonvilles en France sont des abris de fortune. Elles n'ont pas roulé depuis très longtemps.

Les gens du voyage pour leur part se déplacent dans leurs caravanes régulièrement, pour poursuivre leurs activités économiques itinérantes (marchés, travaux agricoles, bâtiment...) et se regrouper en familles. Cette itinérance se concentre sur quelques mois dans l'année. Le reste du temps, ils ont des points d'ancrage établis de longue date. Ils ont les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens français, à la différence qu'une part importante de leur vie, c'est-à-dire leur nomadisme, est réglementée par des titres de circulation.

Pourquoi les clichés autour des gens du voyage perdurent-ils et ressurgissent-ils épisodiquement ?

C'est quelque chose qu'on a déjà vu par le passé à la fin du XIXe siècle, avec là aussi l'arrivée de populations nomades de l'Europe de l'Est. C'est là que commence l'obsession du contrôle des populations itinérantes. Aujourd'hui comme il y a cent cinquante ans, on met tous "ces gens-là" sous l'appellation "Tsiganes", que Clemenceau appelait le "fléau des campagnes". Même si la polémique actuelle voudrait plutôt en faire le "fléau des villes". L'anti-tsiganisme qui se développe partout en Europe attise de vieux réflexes autour d'une population fantasmée de "voleurs de poules et d'enfants"...

Comment les gens du voyage ressentent-ils les propos qui les assimilent à des étrangers dans leur propre pays ?

Même s'il s'agit d'une communauté très composite -ils se considèrent tsiganes, sinti, manouches ou romani-, ils se sentent d'abord français et très attachés à une région précise. Il ne faut pas oublier qu'ils faisaient le service national comme tout le monde. Il y a beaucoup d'anciens combattants parmi eux. Ce qui rend le sentiment de rejet actuel d'autant plus violent.

Guillaume Gendron, "Des citoyens français depuis des générations", Libération, 26 août 2013.

Document B

C'était il y a un peu plus d'un siècle. Fernand David, député républicain de Haute-Savoie, harangue le gouvernement et lui demande de prendre des mesures de police plus énergiques contre les populations nomades, à la fois les étrangers qui "dévastent les régions de l'Est et aussi celles du Midi", et les "roulottiers" français, "souvent aussi malfaisants que les nomades étrangers", qui "vivent de vols et de rapines En 1912, les voeux de l'élu de Haute-Savoie sont exaucés. La loi instaurant un "carnet anthropométrique d'identité" pour les populations nomades est promulguée. Objectif : fliquer une population considérée comme potentiellement délinquante, voire à la solde de l'étranger. [...]

Calé dans un siège au pied de sa caravane, Grégory, "français itinérant" comme il se définit, est plus mesuré. Le livret de circulation, ce "casier judiciaire portable" , est bien entendu "discriminatoire "Mais il forge aussi notre identité, nous donne un statut" , explique ce pasteur-couvreur, qui ne veut pas donner son nom, de peur de voir du boulot lui passer sous le nez. Depuis une semaine, son groupe, près de 200 personnes, est installé sur un terrain de Chaumes-en-Brie (Seine-et-Marne), derrière le stade.

Ces derniers jours, le quadragénaire, père de deux petites filles, multiplie les interviews pour expliquer ce que représente le fameux document. Il sort le sien, couleur beige clair. "Livret spécial de circulation", lit-on sur la couverture, assortie d'un numéro individuel. Suivent une vingtaine de pages, où sont déclinées l'identité du titulaire (et quelques "signes particuliers" - cheveux, yeux, teint, corpulence -), ainsi que les dates de renouvellement. Grégory est plutôt chanceux : enregistré comme "forain" au registre des métiers, l'homme ne doit faire viser le livret au bureau des étrangers de la préfecture de Nanterre "que" tous les cinq ans. Il s'agace : "On est pourtant Français depuis six siècles !" En cas d'oubli et de contrôle de police, il risque une amende.

Toutouyo Gorgan, installé du côté d'Arles, a longtemps connu le "carnet de circulation", aux dispositions encore plus strictes. Les contrôles appartiennent à son quotidien depuis l'enfance. Toulousain d'origine, ce gaillard de 53 ans se souvient de ses parents qui devaient faire viser à chaque mouvement leur "grand carnet", le livret anthropométrique alors en vigueur. La famille Gorgan voyage en permanence, de Bordeaux à Lille en passant par la Suisse, pour travailler le métal. Les 90 pages du carnet "étaient vite pleines", se marre-t-il aujourd'hui. A l'époque, c'est plutôt la pression qui l'emportait, celle de voir débarquer les policiers, qui tapaient sur les caravanes pour réveiller tout le monde. [...]

Dans la communauté des gens du voyage, les plus anciens sont presque fatalistes à l'heure d'évoquer ce document. "Pour eux, c'était normal. Les gadjé [les non-Tsiganes, ndlr.] ont dit qu'il fallait l'avoir, alors ils l'avaient, se souvient Grégory. Mais pour beaucoup, cela rappelait de mauvais souvenirs." Pendant la Seconde Guerre mondiale, le carnet anthropométrique a grandement facilité le travail du régime de Vichy pour enfermer les nomades dans des camps de concentration. Vorachana, la tante de Toutouyo Gorgan, a été internée en 1943 à Saliers, près d'Arles. Certains ne seront libérés que bien après la Libération, en 1945-1946. Le carnet anthropométrique, lui, subsistera jusqu'en 1969, date à laquelle il sera remplacé par les carnet et livret de circulation.

"C'est la même politique raciale qui est menée depuis 1895 et jusqu'à nos jours", résume Gigi Bonin, le président de l'association des fils et filles des internés de Saliers. S'il se réjouit de la suppression du livret, pour lui, "ce n'est qu'un symbole qui ne doit pas cacher les vrais problèmes." Grégory est sur la même ligne. Il a l'impression que l'Etat fait "plus ça pour lui que pour nous Pour se déculpabiliser, en somme. "Demain, je serai toujours tsigane. Est-ce que je pourrai avoir une carte d'identité ? Vais-je toujours payer mon assurance bien plus cher qu'un sédentaire ? Sera-t-il possible de scolariser mes enfants sans problème ? Il faut des garanties."

Une question encore plus cruciale accapare les réflexions : les places disponibles dans les aires d'accueil pour les gens du voyage. La loi Besson de 2000 oblige chaque commune de plus de 5 000 habitants de se doter d'un terrain pour les populations nomades. Quinze ans plus tard, le passage de la théorie à la pratique s'avère délicat. L'an passé, seuls 18 des 96 départements métropolitains remplissaient leurs objectifs. Et encore, note Grégory, ces "aires ne répondent pas toujours aux besoins" : certaines sont trop chères (300 à 400 euros par mois pour un emplacement), d'autres ne comptent que quelques places, ou sont "mal faites" , bitumées et entourées de grillages.

La proposition de loi de Raimbourg prévoit de renforcer le pouvoir des préfectures, qui pourraient se substituer aux municipalités récalcitrantes. Mais Grégory s'inquiète : "Aujourd'hui, les aires sont ouvertes aux titulaires d'un livret de circulation. Je crains que demain, un petit clochard ou des Roms puissent s'y installer." Les gens du voyage, dont la communauté française est estimée autour de 400 000 personnes, souhaitent pouvoir conserver leur culture, faite d'itinérance, épisodique ou non. "C'est une barrière de protection face au monde des gadjé , assure Grégory. On veut que nos jeunes voyagent car ça les tient éloignés des gens pas fréquentables." A l'inverse, lorsque des familles comme celle de Toutouyo cherchent à se sédentariser, ils n'ont aucune solution, par manque de place.

Pour l'instant, le nombre de voyageurs susceptibles d'être domiciliés dans une commune ne peut excéder 3% de sa population. Un quota que la proposition de loi propose de supprimer. "Nous demandons une égalité de droit, car nous sommes des Français comme les autres, et le respect de notre mode de vie qui peut être sédentaire, semi-sédentaire ou voyageur , insiste Gigi Bonin. Pourquoi voudrait-on nous imposer l'un ou l'autre ?" Pour lui, la question du logement est cruciale car de cela "découle l'ensemble des droits communs : santé, éducation, citoyenneté La solution, estime-t-il, serait de reconnaître le droit au logement en caravane. Mais selon lui, la récente loi Alur et les directives à venir ne vont pas dans ce sens. "Il y a une complexification administrative qui est là pour décourager, notamment pour ceux qui souhaiteraient se sédentariser, assure-t-il. Or, le corollaire du voyage, c'est de pouvoir stationner."

Stéphanie Harounyan, Sylvain Mouillard, "Même sans livret, je serai toujours tsigane", Libération, 9 juin 2015.

Document B

"On est nés sur la route", "c'est dans nos gênes" : cet atavisme du mouvement, les gens du voyage en parlent en peu de mots, comme d'une évidence. Il découle, de fait, d'une longue tradition. Celle des Manouches indiens, arrivés en France au XVe siècle, colporteurs ou travailleurs saisonniers. Celle aussi des Yéniches d'Alsace, qui ont opté pour la France à la fin de la guerre de 1870. Celle enfin des marchands ambulants du Moyen Age. Les gens du voyage sont les descendants de ces trois peuples. "J'ai un grand-père yéniche, et une grand-mère manouche, raconte Désiré Vermeersch. Quand ils se sont mariés, ça a fait un clash. A l'époque, les mélanges étaient mal vus. Maintenant, l'évangile réunit tout le monde."

La religion, voilà l'autre force qui pousse les voyageurs sur les routes. De tradition orthodoxe ou catholique, mais ayant un peu perdu de vue la pratique, le peuple manouche et gitan connaît, à partir de 1952, un regain de ferveur avec des conversions collectives au protestantisme évangélique. Un pasteur breton, Clément Le Cossec, est à l'origine de ce réveil. Il fonde le mouvement Vie et Lumière, affilié à la fédération protestante en 1975, et qui, depuis soixante ans, rallie 110 000 fidèles. Les missions font partie de cet héritage. En plantant leur chapiteau en bordure des agglomérations et en y célébrant l'évangile, les Tsiganes remplissent leur devoir de prosélytisme.

A la sortie de la cérémonie du dimanche matin, Jason, 28 ans, cheveux noirs, teint mat, une bible à la main, propose justement de nous guider vers le Seigneur. Lui a franchi le pas il y a seulement trois ans, alors que sa famille est pourtant pratiquante depuis des générations. "J'étais un sorteur, un buveur, je prenais des drogues douces. Et puis un jour, j'ai fait un demi-tour sur moi-même." Jason est désormais accro à Dieu autant qu'à la vie en caravane. "Nous empêcher de voyager, dit-il, c'est mettre un oiseau en cage." Il y a dix ans, il a rencontré Priscilla, une "sédentaire". Un amour hors communauté que ses parents ont eu du mal à accepter. "Je ne voulais même pas lui parler", grogne Jean, vigoureux quinquagénaire et père de Jason, sans que l'on sache s'il n'en rajoute pas un peu pour le roman familial. Car la blonde et pâle Priscilla a su se faire plus qu'adopter, devenant à son tour une incurable voyageuse. "Déjà petite fille, j'avais dans mon école des gens du voyage, et je voulais partir avec eux", raconte-t-elle. Titulaire d'un CAP coiffure, Priscilla n'a "pas du tout aimé" la vie de salariée dans un salon. "Je ne supportais pas la contrainte des horaires fixes, du cadre fixe, du patron." Lorsqu'elle a rencontré Jason, à 20 ans, "c'était une évidence de le suivre", dit-elle. "Je trouve que sédentaire c'est trop de routine, d'obligations, de charges. Toute l'année on trime pour avoir cinq semaines de congés et se payer un voyage de quinze jours. C'est triste, monotone. Nous, on choisit notre emploi du temps, nos horaires. Et toute la journée, on est au grand air."

Comme la plupart des femmes de la communauté, Priscilla ne travaille pas, et dit que cela ne lui manque "pas du tout". Son quotidien est rythmé par les courses, la cuisine, le ménage et l'éducation de sa fille, Jazzy, 2 ans et demi, et de son fils, Wenkins, 7 ans. Sa mère, caissière, son père, employé de mairie dans l'Essonne, ont eu du mal au début à comprendre son choix. "Pas tellement à cause du voyage, dit-elle, mais pour le confort. L'été, c'est le paradis. L'hiver, vivre dehors est moins agréable, et on est vraiment serré à quatre dans une caravane." Inconditionnelle de son nouveau mode de vie, Priscilla reste lucide sur les inconvénients. La précarité du travail - Jason est dans l'élagage, un des trois principaux corps de métiers avec le bâtiment et la vente sur les marchés - et l'école, qui ne dure donc que huit mois pour son fils - "mais ils lui font des programmes de rattrapage". De septembre à mai, la famille se fixe sur un terrain à Montargis, dans le Loiret. Jean et Angélique, les parents de Jason, en sont les propriétaires. Ils ont trois autres enfants : Sly, 24 ans, Mason, 20 ans et Chedde, 17 ans. Qui eux aussi voyagent l'été en leur compagnie. Et eux aussi s'installent l'hiver sur leur terrain, chacun dans sa caravane.

"On est très famille, sourit Angélique, la mère. Mais attention, ce n'est pas la Petite Maison dans la prairie ! On a nos moments durs, comme tout le monde !" Sly, la cadette, est mariée avec un voyageur et a un fils d'un an, Noam. Chedde, la petite dernière, jolie brune gironde et bronzée, a suivi les traces de son grand frère en tombant amoureuse d'un sédentaire. Il s'appelle aussi Jason, ils sont ensemble depuis un an, et il n'envisage "plus un seul instant de vivre dans une maison" depuis que son beau-père lui a appris à conduire une caravane. "J'ai travaillé en usine : 5 heures-14 heures ou 14 heures-22 heures. Badger, faire une pause, rebadger, manger son sandwich, prendre les transports, se coucher... C'est pas une vie." Pour son premier été en mission, Jason apprécie chaque instant : "Se réveiller le matin et sortir pieds nus dans l'herbe, ne pas voir les autos, les immeubles . Et être avec les personnes qu'on aime. Sentir qu'on fait partie d'un groupe. Entre gens du voyage, il y a une solidarité sans faille. Moi, j'ai besoin de grands espaces - et d'être entouré."

En un an, Jason a aussi déjà expérimenté les insultes : "Sale manouche, voleur de poules, etc." Les villages où c'est la police qui vous accueille, les expulsions au petit matin. "Il n'y a pas que des avantages à la vie de voyageur", soupire-t-il. Ce racisme, qu'il n'avait jamais connu en étant sédentaire, il ne comprend pas "d'où il vient". "J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de préjugés."

"La vie s'est durcie pour les voyageurs", dit le pasteur Désiré Vermeersch. Le responsable du groupe est aussi le président de l'association Action Grand Passage, émanation du mouvement Vie et Lumière, qui milite pour que soit appliquée la loi prévoyant des terrains à même d'accueillir les missions d'été (environ 110, la plupart de plus de 100 caravanes). Mais seulement 30% de ces "aires de grand passage" promises ont été réalisées. "Et la plupart sont trop petites, bien loin des 4 hectares prévus", regrette le pasteur. "On se retrouve en bordure de déchetterie, sur des terrains inondés, pollués", décrit-il, rappelant les dérapages politiques de l'été dernier (Christian Estrosi sur les gens du voyage "délinquants qu'il faut mater", Gilles Bourdouleix, député-maire de Cholet, regrettant que "Hitler n'en [ait] pas tué assez"). "Autrefois, on n'avait pas ces problèmes, constate-t-il. Personne ne songeait à faire de nous des boucs émissaires. On négociait avec les agriculteurs, les mairies : on n'était pas forcément d'accord, mais ça finissait toujours par s'arranger." A chaque escale, les gens du voyage paient l'eau, l'électricité, l'évacuation des ordures et la location du terrain.

Ondine Millot, "La route de la foi", Libération, 14 août 2014.

William Acker est juriste et issu des communautés dites des "gens du voyage".

Les Voyageurs, Rroms3, Sinté, Manouches, Gitans ou Yéniches4 savent, connaissent et voient depuis des années où l'État et ses collectivités les parquent, loin des villes, près d'installations polluantes ou nuisibles. Si bien que l'adage revient sans cesse "si tu ne trouves par l'aire, cherche la déchèterie". À Petit-Quevilly encore une fois cela se vérifie, ailleurs aussi, partout en fait. Dans le Nord, le Collectif des femmes d'Hellemmes Ronchin lutte pour les mêmes raisons depuis des années. Un parking de plus, insalubre, surpeuplé, situé aux pieds d'une usine de béton, d'une concasserie de pierre, de lignes de TGV et de zones d'épandages de pesticides. Des malades chroniques, des nuisances insupportables, une relégation hors de la ville : même schéma. [...]

Ce sont donc des parkings, des centaines, des milliers de parkings, fermés, à l'écart, surveillés, obligatoires, imposés, payants, pollués, réservés à des collectifs regroupés sous une même catégorisation administrative, celle des "gens du voyage". Catégorisation administrative qui, dans la pratique, se superpose indistinctement aux catégories ethnologiques. Ainsi il n'est pas rare de lire des textes utilisant "gens du voyage" et "tsiganes" comme synonymes. Ce qui est vrai dans les sciences sociales, mais aussi dans la doctrine administrative et juridique.

Nos parkings ne s'appréhendent pas par leur fonction usuelle, ils ne sont pas faits pour se garer, ils ne sont même pas vraiment faits pour "l'accueil", ils ont avant tout pour fonction de stocker, mettre à l'écart et contrôler. [...] Sur les réseaux, au téléphone ou sur place je récolte les témoignages d'habitants, certains me contactent directement, m'envoient des photos, me parlent de leur mal-être, de leurs conditions de vie, du sentiment d'abandon et d'infantilisation. Astreints à une surveillance ponctuelle ou constante sur les aires, à un contrôle de leurs déplacements et de leurs espaces de vie, d'autres entrent en contact pour des conseils sur leurs droits. Un besoin énorme de témoigner et d'exister. Pourtant nombre d'entre eux sont dans une position délicate. Parler est un risque. Ainsi dénoncer ses conditions de vie c'est prendre le risque d'une fermeture de l'aire d'accueil sans aucune solution de relogement et donc se voir condamné à l'errance et l'illégalité. Parler c'est aussi prendre le risque de se faire expulser, d'attiser l'hostilité des responsables publics ou privés en charge de l'accueil. [...]

Le silence se love5 dans la peur et suscite parfois l'hostilité des habitants de l'aire eux-mêmes à l'égard de celui qui témoigne. Peur de se voir expulser ou de perdre quelques petits avantages d'emplacement et de commodités obtenus au prix de longues années de présence et de négociation. Une habitante d'une aire en Loire-Atlantique m'a confié : "je veux rien dire publiquement parce que les autres m'en voudront si le terrain vient à fermer, même si on a pas grand-chose c'est difficile de prendre le risque de devoir partir, faut enlever les enfants de l'école et on va encore se retrouver sans rien dehors. Moi je leur dis de toute façon on est comme des chiens là, ici ou ailleurs ça pourra pas être pire, mais il n'y a rien à faire".

William Acker, Où sont les "gens du voyage" ? Inventaire critique des aires d'accueil, éditions du commun, 2021.

Document C

Le photographe Mathieu Pernot a suivi une famille rom, les Gorgan, de 1995 à 2015. Les portraits des membres de la famille constituent le deuxième volet de l'exposition Mondes tsiganes, Musée de l'Histoire et de l'Immigration, 2018.

Mathieu Pernot, Sans titre, Jonathan, Avignon, 1996.