De la musique avant toute chose ?

Exposés possibles :

Séance 01

Le mystère de la musique

Oral

1. Quelle place la musique occupe-t-elle dans votre vie ?

2. Si vous deviez expliquer ce qu'est la musique, que diriez-vous ?

Observation

Regardez le court métrage Sound of noise. Que nous dit ce film sur la musique ?

Lecture

Que nous disent ces documents sur le pouvoir de la musique ?

Pistes

Prolongement

1. Emmanuel Bigand écrit : "La musique accompagne nos vies, de la naissance à nos dernières heures et en scande les étapes les plus fondamentales." Expliquez.

2. "Il n'est donc pas surprenant que la musique soit omniprésente dans notre société". Selon vous, pourquoi la musique a-t-elle une telle importance dans nos sociétés contemporaines ?

Document A

J'ai eu de la chance, dans mon enfance, d'avoir la musique. Certains parents d'enfants sourds se disent que ce n'est pas la peine, ils privent l'enfant de la musique. Et certains enfants sourds se moquent de la musique. Moi, j'adore. Je sens les vibrations. Le spectacle du concert m'influence aussi. Les effets de lumière, l'ambiance, le monde dans la salle, ce sont aussi des vibrations. Je sens que l'on est tous ensemble pour la même chose. Le saxophone qui brille avec des éclairs dorés, c'est formidable. Les trompettistes qui gonflent leurs joues. Les basses. Je sens avec les pieds, avec tout le corps si je suis allongée par terre. Et j'imagine le bruit, je l'ai toujours imaginé. C'est par mon corps que je perçois la musique. Les pieds nus sur le sol, accrochés aux vibrations, c'est comme ça que je la vois, en couleurs. Le piano a des couleurs, la guitare électrique, les tambours africains. La batterie. Je vibre avec eux. Mais le violon, je ne peux pas l'attraper. Je ne peux pas le ressentir par les pieds. Le violon s'envole, ce doit être aigu comme un oiseau, comme un chant d'oiseau, c'est inattrapable. C'est une musique en hauteur, vers le ciel, pas vers la terre. Les sons en l'air doivent être aigus, les sons à terre doivent être graves. Et la musique est un arc-en-ciel de couleurs vibrantes. J'aime profondément la musique africaine. Le tam-tam, c'est une musique qui vient de la terre. Je la sens avec les pieds, avec la tête, avec le corps entier. La musique classique, j'ai du mal. C'est tellement haut dans l'air. Je ne peux pas l'attraper.

La musique est un langage au-delà des mots, universel. C'est l'art le plus beau qui soit, il réussit à faire vibrer physiquement le corps humain. C'est difficile de reconnaître la différence entre la guitare et le violon. Si je venais d'une autre planète et que je rencontre des hommes qui parlent tous de façon différente, je suis sûre que j'arriverais à les comprendre en percevant leurs sentiments.

Emmanuelle Laborit, Le Cri de la mouette, éd. Pocket, 1994.

Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,

Un air très vieux, languissant et funèbre,

Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit :

C'est sous Louis treize ; et je crois voir s'étendre

Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,

Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,

Ceint de grands parcs, avec une rivière,

Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,

Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,

Que, dans une autre existence peut-être,

J'ai déjà vue... - et dont je me souviens !

Gérard de Nerval, "Fantaisie", in Odelettes, 1831.

Document B

La musique, à la différence du langage, n'est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots ; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l'homme à lui-même. Les plis et replis du souci s'effacent d'un seul coup dès que chantent les premières mesures de la sonate ou de la symphonie [ou du quatuor]. Les fronts ridés redeviennent lisses et unis comme le front d'un petit enfant. La musique fait oublier le temps vide, et rend de même insensible le temps de la morosité introspective : c'est le remède miracle pour les hommes malades d'ennui. Une sorte d'exaltation soulève parfois l'auditeur et semble le transfigurer, l'arracher momentanément à la pesanteur ; il est devenu tout élan et toute lévitation. Auditeur et créateur, ils participent, chacun à sa manière, de cet élan commun.

Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l'inachevé, éd. Gallimard, coll. Blanche, 1978.

Document C

J'étais le plus jeune de l'orchestre et j'occupais une place au dernier pupitre des seconds violons. J'allais là-bas avec la soif de découvrir autre chose que les Caprices de Paganini et des concertos. Nous avions au programme la neuvième de Beethoven, le troisième concerto de Prokofiev avec la pianiste Martha Argerich et la onzième symphonie de Chostakovitch dirigée par M. Rostropovitch. Et encore le War Requiem de Britten. Lors d'un concert à Amsterdam, dans la sublime salle de Concertgebouw que je découvrais, j'allais vivre un moment unique. Presque mystique. Nous jouions la neuvième symphonie de Beethoven quand tout à coup, au milieu du moment lent, j'eus l'impression de m'élever physiquement : je volais. Je regardais à cet instant même mon voisin de pupitre tout en continuant à jouer. C'était un mélange de paix totale, de sérénité, d'élévation. Un moment de grâce. Nous volions en musique.

Giulini a été le magicien de cet instant suspendu entre temps et musique. Il m'a permis de transcender les notes, pour n'être que dans la musique. En sortant de la scène, je demandai à mon voisin de pupitre : "Quand on s'est regardés, tu as aussi eu l'impression de décoller ? de t'envoler ?" Il me dit avoir ressenti la même chose. Ce jour-là, à Amsterdam, j'avais vécu grâce à Giulini le premier grand choc musical de ma vie. Celui qui allait désormais conduire mon existence de musicien de manière radicalement différente de celle que j'avais pensé mener.

Avant Giulini et Beethoven, je voulais être violoniste. Désormais, je voulais être musicien avant tout. Et violoniste, bien évidemment. Mais musicien d'abord.

René Capuçon, Mouvement perpétuel, éd. Flammarion, 2020.

Document X

La musique accompagne nos vies, de la naissance à nos dernières heures et en scande les étapes les plus fondamentales. Bien avant de naître, le bébé mémorise les œuvres musicales et peut ensuite les reconnaître un an après sa naissance, même lorsqu'elles n'ont jamais été rejouées. Le petit d'homme préfère entendre la voix de sa maman chantée que parlée. Le bébé est également capable d'analyser des organisations musicales surprenantes, inexplicables par les seuls apprentissages précoces. À l'autre extrémité de la vie, la musique demeure une activité accessible dans les phases avancées des maladies neurodégénératives, alors que les autres activités, linguistiques notamment, disparaissent. Même aux stades ultimes de la maladie d'Alzheimer, la musique parvient encore à réveiller la mémoire et les émotions liées aux événements associés. Des patients atteints de cette maladie, âgés de 99 ans peuvent encore chanter avec une vitalité de jeunes gens les airs de Boire un petit coup c'est agréable ou La java bleue.

Ces observations, qui relient le bébé au vieillard, suffisent pour souligner l'immense pouvoir de la musique. Le bébé naît "musical" et sa vie entière est ensuite nourrie de sonorités qui impriment sa mémoire des émotions associées aux expériences jalonnant son existence. Le vieillard meurt "musical", car ces sonorités ont le pouvoir de synthétiser en quelques poignées de secondes l'ensemble des expériences vécues. Il n'est donc pas surprenant que la musique soit omniprésente dans notre société, et il en va ainsi dans toutes les cultures du monde, même dans celles qui restent préservées de l'invasion des nouvelles technologies du son. [...]

Si pour nous Occidentaux, le terme "musique" semble bien défini, au Tibet le terme "n'ga-ro" désigne toute émission sonore, qu'elle soit "musicale" ou non, et aucun mot n'existe pour décrire le champ que nous associons à la musique. Dans de nombreuses langues africaines, s'il existe bien des mots pour dire "chant", désigner certaines catégories de chants et les répertorier, le terme "musique" n'existe pas, ni le terme générique pour "mélodie" ou "rythme". Le mot "musique" n'a pas d'équivalent non plus en arabe yéménite de même qu'en arabe classique, du moins pas avant le xx siècle. L'ethnomusicologie nous montre l'impossibilité d'une définition universellement satisfaisante de la musique.

Et pourtant, nous aimons tous la musique. Voilà donc peut-être le dénominateur commun de toutes les musiques : l'émotion. La musique nous apporte de l'émotion de manière large et consensuelle. De fait, 30 années de recherches ont révélé que les émotions éprouvées par diverses personnes face à la musique sont très semblables. Dans une culture donnée, la plupart des gens répondent de la même façon à la question : trouvez-vous cette mélodie gaie ou triste ? En outre, ils se fondent sur les mêmes indices musicaux, à savoir le "mode" et le tempo. Ils trouvent gaie une musique jouée sur un mode majeur (la Petite Musique de nuit de Mozart...) et triste une musique jouée sur un mode mineur (Tristesse de Chopin...). Les musiques rapides (au tempo élevé) sont perçues comme gaies et celles au tempo lent comme plus tristes.

Même constat dans des cultures éloignées. En 2009, le neuroscientifique allemand Thomas Fritz s'est rendu au Cameroun pour rencontrer les Mafas, peuple des montagnes n'ayant jamais entendu de musique occidentale. Il leur a fait écouter des morceaux pour piano qui, pour des oreilles européennes, expriment la gaieté, la tristesse ou l'angoisse. Ensuite, il leur a montré des visages exprimant ces émotions tout en leur demandant d'indiquer l'expression correspondant à chaque extrait musical... Les Mafas ont alors désigné, sous ses yeux, le visage triste pour la musique triste, le visage gai pour la musique gaie, le visage apeuré pour la musique effrayante...

Universalité des émotions ? Peut-être, mais dans certaines limites fixées par la culture. Car si les Mafas identifient aisément la joie (d'après Fritz, parce que ces musiques ont un tempo rapide et qu'elles s'insèrent surtout dans les moments joyeux de la vie sociale), l'identification de la peur ou de la tristesse reste moins fiable – car il serait peu approprié pour un Mafa d'associer la musique à des événements tristes de l'existence.

Emmanuel Bigand, Les Bienfaits de la musique sur le cerveau, ed. Belin, 2018.

Séance 02

Une brève histoire des supports musicaux

Observation

Découpez et placez les évènements ci-contre sur une frise chronologique.

Pistes

Prolongement

1. Les ventes de vinyle "sont en hausse de 12% et représentent désormais 20% du marché physique" (Libération, 25/02/2020). Pourquoi, selon vous ?

2. Comment les plateformes de streaming musical (Deezer, Spotify, Apple Music, etc.) ont-elles modifié notre relation à la musique ?

Développé par Apple, l'iPod associe un baladeur avec une plateforme de téléchargement légal, Itunes.

Développé par Sony et Philipps, le compact disc se substitue rapidement aux vinyles.

La cassette audio a favorisé le développement des bootlegs, de la copie privée ainsi que de la culture hip-hop.

La plateforme suédoise de streaming musical Spotify donne accès à 40 millions de titres, soit un temps d'écoute de 228 années.

Le 78 tours, dont la taille variait entre 12,5 et 30cm, était lu sur des "platines" actionnées à la main.

Le cylindre phonographique, ou cylindre Edison, fut le premier support musical à être commercialisé.

Le disque vinyle microsillon 33 tours a immédiatement été adopté par l'industrie musicale et n'a quasiment pas changé depuis.

Le flexi disc était offert dans les magazines et les paquets de céréales ; il a influencé le x-ray bootleg en Russie.

Les magnétophones à bandes ont été principalement utilisés par les professionnels du son.

Pionnier des services de partage de fichiers en pair-à-pair, Napster permet le partage de fichiers musicaux encodés au format MP3.

Séance 03

L'algorithme dans la peau

Oral

Deezer, Spotify, Apple Music, etc. Quelles différences faites-vous entre ces plateformes de streaming musical ?

Lecture

Quels sont, selon ce document, les avantages et les dangers des algorithmes de recommandation musicale ?

Prolongement

1. Est-ce que vous pouvez penser à d'autres problèmes posés par les plateformes de streaming musical ?

2. Selon vous, les algorithmes de recommandation musicale ont-ils pour effet de "déshumaniser la musique" ?

Tout mélomane en témoignera : il semble parfois que personne ne comprenne mieux nos goûts musicaux que Spotify. Spotify n'est pas tout seul, bien sûr, mais malgré la concurrence de Deezer, Apple Music, Amazon Music et Google Play Music, la société suédoise maintient sa place de leader mondial du streaming. Certains n'hésitent pas à attribuer cette première place au rachat en 2014 de The Echo Nest, entreprise américaine d'intelligence musicale développant des algorithmes de recommandation de pointe, permettant un service d'une complexité unique dans le secteur. [...]

Le résultat de la combinaison de ces algorithmes, pour l'auditeur ? Une poignée de "mix du quotidien" regroupant des chansons qui nous sont familières par genres ou par thèmes, une playlist regroupant les nouveautés, ainsi qu'une playlist "radio" pour quasiment chaque artiste présent sur la plateforme, proposant des titres similaires. Mais surtout, une playlist "découverte" personnalisée aux petits oignons, et composée de 30 morceaux, proposée chaque lundi matin dans votre téléphone.

Bref, une avalanche de morceaux rangés comme vous n'auriez jamais osé l'imaginer peuvent apparaître en une fraction de seconde selon vos envies d'aventure ou de réconfort. Et ce sans le moindre effort : ces services "sur demande" anticipent si bien nos désirs qu'ils nous évitent toute prise de décision. Au risque d'en être troublant : il semble parfois que l'appli connaît mieux encore nos goûts que nous-mêmes.

Pour Léa, étudiante en gestion et utilisatrice de Spotify depuis deux ans, l'enthousiasme qui a accueilli les playlists "Découvertes de la semaine" - la plus personnalisée de toutes, qui propose des morceaux inconnus selon nos habitudes d'écoute - a même fini par virer un peu à l'obsession. "Je ne laissais plus personne toucher à mon compte Spotify, de peur que ça dérègle mes algorithmes. Je ne m'accordais plus aucun "guilty pleasure", ni n'osais plus écouter de morceaux qui sortaient de certains critères bien définis."

"Écoutez la musique que vous aimez, sans efforts". Aussi envoûtant soit-il, ce message introduisant les playlists "Daily Mix" ne fait pas l'unanimité. En plus des critiques touchant à la mauvaise rémunération des artistes et des accusations concernant la destruction des albums engendrée par nos nouveaux modes de consommation invitant à picorer plutôt qu'à respecter l'ordre établi par l'artiste, c'est au tour des services de personnalisation d'être sous le feu des attaques.

En première ligne, les défenseurs de la radio traditionnelle, qui reprochent aux services musicaux utilisant des algorithmes de déshumaniser la musique : en recherchant le "match" artistique parfait, ils nous déconnecteraient de toute prise de risque musicale. Tandis que remettre nos oreilles entre les mains d'un programmateur radio pourrait nous mener vers des rythmes insoupçonnés, à l'inverse des algo qui se plient à ce que nous aimons déjà, détruisant toute notion d'aléatoire. Une trop grande pertinence des algorithmes de représentation développés par The Echo Nest serait-elle néfaste pour notre sensibilité artistique ?

Mathilde Simon, "Sur Spotify, trop de découvertes tue la découverte ?", Usbek & Rica, 23/05/2018.

Document B

Le système est simple. D'un côté, on définit un certain nombre de critères pour qualifier les morceaux style, genre, rythme, séquençage, tonalité, vitesse... , et de l'autre, on met en regard les émotions et les attitudes qu'ils provoquent chez l'auditeur en fonction de ceux-ci. On nourrit la machine de tous ces "data" et on regarde ce qui se passe.

C'est ce qu'a fait Pierre Lebecque, à Liège, en Belgique avec Musimap, une société basée à Liège, et qui, pionnière (créée en 2015), est sans doute aujourd'hui la plus avancée dans ce domaine. Après avoir étudié la sociologie et la musicologie à l'université de Louvain-la-Neuve, et tout en exerçant ses activités de thérapeute familial, Pierre Lebecque a décortiqué avec un autre musicologue, le Français Oliver Lebeau, près d'un million de chansons. Quatre cents styles, 1 200 mots-clés pour définir le genre des musiques (chaque morceau se voit attribuer un minimum de six genres). Et, côté réactions de l'auditeur, 256 mots pour définir les émotions.

"La question n'est pas de savoir quel sera le tube de demain. Mais quel morceau me va bien, maintenant", précise Pierre Lebecque, qui dit ne faire qu'appliquer à la musique ce qu'il a appris en sociologie comportementale. "On étudie le rôle de la musique et la façon dont elle est utilisée... Notre but est de proposer un moteur de recommandations qui prenne en compte nos émotions." Ce n'est pas rien : décalquez leur analyse sur les schémas classiques des sociologues du marketing, et vous obtenez un outil pour programmateurs et publicitaires très puissant.

Les plates-formes de streaming ont compris l'intérêt qu'elles pouvaient y trouver. En 2017, cherchant à "optimiser la recherche de musique et les capacités de recommandations", Spotify a ainsi racheté Niland, une start-up française créée quatre ans plus tôt par trois anciens de l'Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam). Objectif, comme l'écrivait Spotify dans son communiqué : "Faire émerger le bon contenu pour le bon utilisateur au bon moment." [...]

Séduit, Quincy Jones, 87 ans, légendaire producteur de Thriller, de Michael Jackson, l'album le plus vendu de tous les temps, est devenu cet été actionnaire de Musimap; et Andreas Spechtler, l'ancien président de Dolby, a rejoint ses équipes et y fait jouer ses réseaux. Idem pour l'Ircam, ou après une mise initiale d'un peu plus d'un million d'euros et une levée de fonds de 1,8 million en avril 2020, Amplify, sa start-up intégrée, s'apprête à lever de nouveau 1,2 million d'euros d'ici à l'été.

Que raconte cet engouement ? Serions-nous en train de confier à des robots nos goûts musicaux, au risque d'uniformiser la production ? "La machine n'est ni plus ni moins qu'un nouveau "tastemaker"", affirme Geoff Luck, le patron finlandais d'Hyperlive. Comprendre : un nouvel influenceur, à l'instar de ces youtubeurs qui ont remplacé dans la prescription les programmateurs radio, dont on louait autrefois le flair. "Bien sûr, tout le monde ne souscrit pas à cette approche. Un musicien est libre de mettre en avant la chanson qu'il préfère, mais ce n'est pas toujours celle qui plaît au public. L'algorithme, lui, est une boîte noire qui nous dit ce que les masses veulent écouter."

Franck Madlener, le patron de l'Ircam, voudrait apporter un bémol à ce qui est le "grand fantasme des directeurs de chaînes de radio ou de télévision" : savoir quelle chanson va plaire à quel auditeur, et va intéresser quel investisseur. "Certes, l'intelligence artificielle vient questionner la question de l'originalité, tant elle montre que beaucoup de choses ont déjà été faites ou composées, fait-il remarquer. Mais c'est faire fi de la disruption, qui est le propre de l'artiste. On peut déterminer des schémas, des métriques qui construisent ou suivent des tendances, il restera toujours une part contingente et hasardeuse. Et c'est heureux. Rassurez-vous, l'intelligence artificielle ne fabrique pas le tube de demain." Rassurés ? Pas si sûr.

Laurent Carpentier, "L'algorithme, nouvelle machine à tubes", Le Monde Culture, 16 février 2021.

Séance 04

Entre art et industrie

Oral

À partir des documents suivants, vous organiserez, par groupes de trois, une table ronde.

L'un des étudiants sera l'animateur, les autres représenteront chacun l'un des auteurs.

Pistes

Cadrage

Le rôle de l'animateur est

- de présenter la question à l'ordre du jour (quoi ? pourquoi ?) ;

- d'introduire les participants (qui ?) ;

- d'expliquer quels seront les points abordés au cours de la table ronde (quelles étapes ?) ;

- d'animer les échanges en orientant les participants et en distribuant la parole de façon équitable ;

- de conclure.

Débat

Le streaming musical, chance ou menace pour la musique ?

Document A

"La" scène, c'était tout ce qui comptait. Et on avait raison. La semaine on collait des affiches, le week-end on jouait quelque part, il y avait assez de monde pour qu'on n'ait pas l'impression de répéter, on pressait nos disques, on ne se déclarait nulle part, il n'y avait pas d'intermittence, il n'y avait pas de monde extérieur au nôtre. On avait tous des associations 1901, on en était trésoriers, présidents, et on était tous TUC. On allait en Italie en Allemagne en Suisse en Hongrie en Espagne en Angleterre en Suède, tout ça dans des camions pourris, et on était les rois de ce monde. Plus tard est venu un monsieur rock à la culture, on a commencé à entendre parler subventions, à voir de belles salles s'ouvrir qui ressemblaient à des MJC de luxe, on a vu des mecs se pointer qui savaient monter des dossiers, qui parlaient le langage des institutions, ils étaient plus articulés, ils étaient plus malins. On a commencé à remplir des papiers. Le CD a remplacé le vinyle. Les 45 tours ont disparu. Ça n'avait l'air de rien. On savait, et on ne savait pas. Chaque chose, prise une par une, était anecdotique. On n'a pas vu venir le truc d'ensemble. Et ce rêve qui était sacré a été transformé en usine à pisse. C'est l'histoire de Cendrillon : une pédale Fuzz avait transformé nos citrouilles en carrosse, et là minuit avait sonné. On retrouvait nos haillons. Plus rien ne nous appartenait. Nous devenions tous des clients. Le rock convenait à la langue officielle du capitalisme, celle de la publicité : slogan, plaisir, individualisme, un son qui t'impacte sans ton consentement. Nous n'avions pas compris que les cailloux magiques que nous tenions entre nos mains étaient des diamants purs. Un trésor entre les mains d'une bande d'inadaptés. Aucun d'entre nous n'avait de plan de carrière. On ne pensait pas que c'était possible. C'est ce qui nous sauvait. On a tout perdu.

Virginie Despentes, Vernon Subutex, t. 2, ed. Le Livre de Poche, 2016.

Les fêtes auxquelles, sous le nom de délice pour l'oreille, la musique légère convie en permanence ses partisans sont la triste réalité quotidienne.

Dans les pays industrialisés avancés, elle est définie par la standardisation : son prototype est la chanson à succès. Un manuel populaire américain enseignant comment écrire et vendre des succès l'a confessé il y a trente ans déjà, avec une efficacité publicitaire désarmante. La différence principale entre un succès et une chanson sérieuse ou, selon le beau paradoxe de la langue de ces auteurs, une chanson standard serait que la mélodie et le texte d'un succès devraient se tenir à l'intérieur d'un schéma absolument inflexibles, alors que les chansons sérieuses laisseraient aux compositeurs la liberté et l'autonomie de la mise en forme. Les auteurs du manuel n'hésitent pas à attribuer à la popular music, aux succès, l'autoqualificatif de custom built. La standardisation s'étend de la disposition d'ensemble jusqu'aux détails. La règle de base, dans la pratique américaine qui sert de référence à la production dans son entier, est que le refrain soit constitué de trente-deux mesures, avec un bridge, une partie médiane de transition vers la répétition. Les différents genres de succès sont également standardisés, non seulement, omme il serait plausible et nullement nouveau, ceux des danses, mais également les caractères, telles les chansons pour mères de famille, celles qui célèbrent les joies de la vie à la maison, les chansons de non-sens ou de novelty, les pseudo-chansons pour enfants et les chansons qui pleurent la perte d'une bonne amie, genre peut-être le plus répandu de tous, pour lequel s'est implanté en Amérique le terme singulier de ballad. C'est avant tout les charnières métriques et harmoniques de chaque succès, c'est-à-dire le début et la fin des différentes parties, qui doivent être fabriquées d'après le schéma standard. Celui-ci confirme les structures de base les plus simples, quels que soient les écarts qui se produisent entre les piliers. Les complications restent sans conséquences : le succès reconduit à quelques catégories de base archiconnues de la perception, rien de vraiment nouveau ne doit s'y glisser.

Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, éd. Contrechamps, 1994 (première édition 1962).

Document B

Montage réalisé à partir d'une photo de la chanteuse américaine Taylor Swift par Eric Thayer pour l'article de Lenika Cruz, "In Music, Uniformity Sells" (dans le domaine de la musique, l'uniformité fait vendre), The Atlantic/Reuter, janvier 2015.

Illustration d'Olivier Balez pour l'article de Nicole Vulser, "Les précaires du streaming musical passent à la contre-attaque", paru dans Le Monde, décembre 2020.

Séance 05

La musique dans le monde

Lecture

1. Qui est Jean During ? Qu'est-ce qu'il affirme ?

1. En vous appuyant sur l'article, indiquez sur la carte les zones de diffusion des différentes musiques évoquées.

2. Qu'est-ce que cette carte permet de dire ?

3. À quel genre d'arguments répond-elle ?

Pistes

Prolongement

"69 % : Proportion des Français qui déclarent écouter de la chanson française. Au Japon, 66 % du public écoute des productions nationales, contre 28 % en Pologne (Source : Fédération internationale de l'industrie phonographique-IFPI)" (Manière de voir, n° 171, "Voix de faits", 1 juin 2020). Selon vous, écouter la musique de son pays est-il important ? Pourquoi ?

La mondialisation - cela n'est pas un mystère - est une histoire de pouvoir, d'espace et de pôles. En tant que "produit marchand", la musique n'y échappe pas. Mieux encore, elle est un témoin privilégié de la polarisation et de la diffusion d'influence dans certaines métropoles.

Trois en particulier ont été étudiées par Eliot Van Buskirk. Cet ancien du magazine Wired s'est servi de Spotify Insight Data Blog, la nouvelle plateforme de Spotify - le service de streaming musical gratuit - et de sa filiale The Echo Nest, dédiée aux recherches et analyses dans le domaine musical, pour détailler les sphères d'influence des genres musicaux issus de Londres, Paris et Berlin.

Le numérique a permis la diffusion des nouveaux courants musicaux : "French Touch", house, minimale, dubstep, grunge, etc. Tous ont bénéficié d'une diffusion d'un nouveau genre, permise par Internet.

Et le streaming musical tient un rôle majeur dans ce phénomène de "musique mondialisée". La dématérialisation du support a engendré son essor fulgurant en même temps que la chute du CD. Spotify, dont les données ont permis d'établir ce panorama des métropoles d'influence des genres musicaux, en est le n°1 mondial. [...]

Ce n'est pas une surprise d'observer que le rayonnement de la musique issue de ces "capitales de l'Occident" reste très marginal en Asie ou encore en Russie. Ce que les résultats de l'étude de Spotify nous montrent, c'est qu'à partir du moment où l'on parle de "genre" musical, on parle également de "culture" : les langues, les modes de vie et la structure de la vie musicale dans les différentes zones du monde ont une incidence décisive, comme le montrait une étude de Richard Letts du Conseil de la Musique de l'Australie, en 2003 déjà.

Les voix s'élèvent pourtant depuis plusieurs années pour dénoncer l'uniformisation à outrance de la musique et de l'écoute musicale. L'ethnomusicologue français Jean During explique, dans son étude de 2007 L'oreille musicale et la voix de l'Orient, que les "formes musicales" ont, de tout temps, "rayonné depuis leur foyer initial pour se fondre dans d'autres formes, constituant de grands espaces musicaux relativement homogènes". A ses yeux, l'industrialisation de la musique a néanmoins changé la donne. La musique s'est simplifiée. Sous cette forme sans nuance, sans intervalles, elle menace d'un "effacement des singularités" et d'un "aplatissement des cultures". L'étude d'Eliot Van Buskirk pour le Spotify Insight Data Blog tend, au contraire, à approuver la tendance de l'histoire longue décrite dans un premier temps par Jean During, celle de la formation de grands espaces aux genres musicaux similaires. [...]

"La musique de Berlin a tendance à rester près de chez elle" explique Ajay Kalia, responsable des Taste Profiles à Spotify. Par exemple, la "techno minimale", dont Berlin est le centre névralgique, se diffuse principalement en Europe où elle fait fureur. Mais ce genre qui est parvenu à se construire une identité propre très "hype" et qui mobilise de nombreux adeptes, semble moins accessible. C'est sans doute pourquoi il reste majoritairement cantonné aux frontières européennes.

Londres est la championne toutes catégories des métropoles de la mondialisation musicale. La bass music, le british indie rock, le pub rock ou encore le UK Garage (cités par l'étude) sont les genres les plus mondialement connus et diffusés. Mais l'étude de Spotify exhibe une caractéristique non forcément anticipée. Les principales métropoles influencées sont anglophones, et d'anciennes possessions britanniques : Etats-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande.

Si les genres musicaux londoniens se sont diffusés dans le plus grand nombre de métropoles, ce sont les genres parisiens qui se sont dispersés de la manière la plus variée géographiquement. Daft Punk, Phoenix, Air d'un côté, Justice, Kavinsky de l'autre, ont dépassé les frontières européennes, et touché l'Amérique Nord et du Sud (où le yéyé a connu une exposition extraordinaire malgré la langue), l'Australie et l'Asie du Sud-Est. Finalement, les genres musicaux de Paris seraient les plus "exotiques". C'est Spotify qui le dit.

Dorian Perron, "La musique, autre révélateur de la mondialisation", in La Tribune, octobre 2014.

Évaluation

Le musicien et la machine

Contraction

Vous contracterez le texte ci-contre en 160 mots environ (+/- 10%).

Pistes

La Toile s'emballe actuellement pour deux vidéos publiées sur le réseau social Facebook, l'une le 22 juin par Mathieu Khalaf, l'autre le 22 juillet par Christophe Pusset, qui laissent supposer un plagiat de la part de l'auteur de Chaleur Humaine.

En décortiquant la mélodie de Damn, dis-moi, le dernier single de la chanteuse, les deux internautes montrent l'utilisation de trois boucles instrumentales disponibles par défaut dans le logiciel de création musicale Logic Pro, édité par Apple et vendu au prix de 229,99 euros. En l'occurrence, il s'agit d'une partie de clavier, d'une rythmique et d'un motif de guitare appartenant à la gamme de sons "Neon Light". Il suffit en effet de quelques clics pour les agencer et reproduire la signature musicale de Damn, dis-moi.

Sur le plan légal, rien n'interdit de créer et de commercialiser un accompagnement musical à partir des éléments "libres de droits" fournis par Logic Pro. "Sauf indication contraire, tout le contenu d'exemple inclus dans le logiciel Apple peut être utilisé, sans avoir à verser de droits d'auteur, dans vos projets vidéo et audio. Vous êtes autorisé à diffuser et/ou distribuer vos propres projets créés à l'aide du contenu d'exemple", est-il écrit dans les conditions du logiciel, comme le remarque France Inter. Damn, dis-moi n'est donc absolument pas un plagiat mais bien une création originale.

Sur le plan artistique, on pourrait reprocher à Héloïse Letissier, pour l'état civil, d'avoir joué la carte de la facilité, voire de la paresse. Ce qui plaide en sa faveur, c'est sa franchise. L'artiste (actuellement en vacances selon son label) n'a jamais caché recourir à des logiciels de création musicale assistée par ordinateur comme Logic Pro ou GarageBand, un autre programme d'Apple, lui gratuit. En janvier 2017, elle avait rappelé au magazine Vanity Fair le rôle des machines à ses débuts de compositrice : "J'ai demandé autour de moi : 'Quel est le moyen le plus simple d'écrire de la musique ?' On m'a dit : 'Le logiciel GarageBand, sur Mac.' Je suis allée m'acheter un ordinateur." [...]

Héloise Letissier a composé Chaleur humaine, son premier album (800 000 exemplaires en France), seule dans sa chambre sur un laptop. Le suivant, Chris, qui sortira le 21 septembre, est lui aussi le fruit d'un exercice solitaire. Contrairement à certains artistes pop comme Rihanna, Beyoncé, ou Kanye West qui travaillent avec des usines à tubes et des armées de producteurs, de mélodistes et de paroliers, la Française garde le contrôle totale sur l'élaboration de ses chansons et ne veut surtout pas donner l'impression d'avoir besoin d'une aide extérieure. [...]

En mai 2018, dans M, le magazine du Monde, "Chris", comme il faut désormais l'appeler, ne cachait rien de la genèse de ce titre : "Bien avant la fin de la tournée, j'ai senti que j'avais de nouvelles choses à dire. Je prenais des notes sur mon téléphone. Damn, dis-moi, le nouveau single a ainsi été conçu, à Oslo, sur l'application GarageBand de mon iPhone." Ce serait lui faire un mauvais procès de lui reprocher aujourd'hui d'avoir dissimuler sa technique d'écriture. Pourquoi personne avant elle n'a eu l'idée de poser des paroles sur ces éléments fournis par Logic Pro ? Ce qui est pointé du doigt - piocher et agencer des sons préenregistrés - constitue au final sa marque de fabrique, voire son talent.

Cette polémique, qui n'en est pas une, a le mérite de soulever la question de la définition de l'artiste à l'heure d'une création musicale de plus en plus assistée par ordinateur, et alors que pointe l'utilisation de l'intelligence artificielle. Avec tous les appendices mis à sa disposition, la nature du musicien change. Il est de moins en moins un instrumentiste et de plus en plus "dans la position d'un directeur artistique", comme l'expliquait à L'Express en janvier 2017 Benoît Carré, pionnier en France de la musique composée avec une intelligence artificielle.

Julien Bordier, "Christine and the Queens: faux procès, vrai sujet", L'Express, juillet 2018.

Séance 06

trop de musique ?

Oral

Pascal Quignard écrit : "Quand la musique était rare, sa convocation était bouleversante comme sa séduction vertigineuse. Quand la convocation est incessante, la musique devient repoussante" (La Haine de la musique, 2012). Selon vous, son omniprésence rend-elle la musique fade et "repoussante" ?

Lecture

Quelle place la musique a-t-elle dans le monde contemporain ? Vous répondrez en vous appuyant sur ces deux documents.

Pistes

Écriture

Imaginez et décrivez un monde sans musique.

Document A

Pascal Quignard est écrivain et musicien, fondateur du festival d'opéra et de théâtre baroque de Versailles.

Depuis ce que les historiens appellent la "Seconde Guerre mondiale", depuis les camps d'extermination du IIIe Reich, nous sommes entrés dans un temps où les séquences mélodiques exaspèrent. Sur la totalité de l'espace de la terre, et pour la première fois depuis que furent inventés les premiers instruments, l'usage de la musique est devenu à la fois prégnant et répugnant. Amplifiée d'une façon soudain infinie par l'invention de l'électricité et la multiplication de sa technologie, elle est devenue incessante, agressant de nuit comme de jour, dans les rues marchandes des centres villes, dans les galeries, dans les passages, dans les grands magasins, dans les librairies, dans les édicules des langues étrangères où l'on retire de l'argent, même dans les piscines, même sur le bord des plages, dans les appartements privés, dans les restaurants, dans les taxis, dans le métro, dans les aéroports.

*

Même dans les avions au moment du décollage et de l'atterrissage.

*

Même dans les camps de la mort. […]

*

Quand la musique était rare, sa convocation était bouleversante comme sa séduction vertigineuse. Quand la convocation est incessante, la musique devient repoussante et c'est le silence qui vient héler et devient solennel. Le silence est devenu le vertige moderne. De la même façon qu'il constitue un luxe exceptionnel dans les mégapoles.

Pascal Quignard, La Haine de la musique, 1996.

Document A

David Byrne est le chanteur du groupe Talking Heads. Dans ce livre, entre essai et autobiographie, il réfléchit à la musique dans le monde contemporain.

Je n'écoute de la musique qu'à des moments bien particuliers. Quand je vais à un concert, de toute évidence. Quand je cuisine ou fais la vaisselle, parfois en compagnie d'autres personnes. Seul quand je vais courir, quand je pars ou rentre du travail à vélo le long de la voie cyclable du West Side, à New York, ou quand je loue une voiture, ce qui arrive rarement. J'écoute la musique sur laquelle je travaille quand j'écris ou enregistre. C'est tout. Cette liste relativement courte délimite en grande partie les lieux et les manières dont j'écoute de la musique. Je la trouve intrusive dans les restaurants ou les bars. À cause de mon métier peut-être, j'ai l'impression qu'il me faut l'écouter attentivement ou bien l'ignorer complètement. Je l'ignore la plupart du temps. Souvent, je ne remarque même pas qu'une chanson de Talking Heads est en train de passer dans un endroit public. Malheureusement, la musique devient presque toujours (pour moi) une couche sonore importune qui s'ajoute au bruit de fond. On pourrait me trouver difficile, mais j'écoute beaucoup de musique en réalité. [...]

À mesure que la musique se fait moins matérielle - un cylindre, une cassette, un disque - et plus évanescente, peut-être allons-nous accorder de nouveau une plus grande valeur à la performance en direct. Après des années passées à entasser des LP et des CD, je dois admettre que je commence à m'en débarrasser. Il m'arrive encore de passer un CD, mais je me suis presque entièrement converti à l'écoute de MP3, que ce soit sur mon ordinateur ou – hum ! - sur mon téléphone. Dans ma vie quotidienne, la musique se dématérialise ; un état qui me semble plus proche de sa nature. La technologie nous a ramenés au point de départ.

J'assiste à un concert par semaine au moins. Parfois avec des amis, parfois seul, mais toujours entouré d'autres personnes. Et il y a souvent de la bière aussi. Un siècle plus tard, nous revenons là où tout a commencé. Un siècle d'innovations technologiques et la numérisation de la musique ont eu pour effet involontaire d'accentuer sa fonction sociale. Non seulement nous continuons d'offrir à nos amis des copies de la musique qui nous plaît, mais nous en sommes venus peu à peu à valoriser davantage la dimension sociale d'une performance en direct. [...]

À certains égards, la technologie de la musique semble avoir suivi une trajectoire qui ne peut aboutir qu'à sa dévaluation et à sa destruction. Elle n'atteindra son but que lorsqu'elle se sera autodétruite. La technologie est utile et commode mais elle a fini par se déprécier, rehaussant du même coup la valeur des choses qu'il n'a jamais été possible de saisir ni de reproduire.

La technologie a transformé la manière dont la musique sonne, celle dont on la compose et celle dont on la vit. Elle a inondé le monde de musique, le submergeant de sons (pour la plupart) enregistrés. Autrefois, il fallait payer pour écouter de la musique ou bien la faire soi-même. La jouer et l'écouter étaient des expériences exceptionnelles, des instants rares. On l'entend partout désormais, et le silence est une rareté que l'on achète et savoure.

David Byrne, Qu'est-ce que la musique ?, 2012.

Document B

L'article suivant est extrait d'un dossier sur les dangers liés à une écoute excessive.

Sept heures trente, le réveil sonne. Comme chaque matin, dans son petit appartement parisien, Lucas, 26 ans, allume son ordinateur pour "mettre du son". De la musique électronique, précisément. Après son café, l'étudiant en septième année de médecine file dans la douche, toujours en musique. "Je mets mon iPhone sur haut-parleur. C'est pas terrible mais j'ai rien trouvé de mieux", explique-t-il en pointant du doigt le lavabo de sa salle de bains qui fait office d'amplificateur.

Une fois habillé, le futur médecin branche le fil de ses écouteurs à son téléphone portable et sélectionne une playlist, le dernier geste avant de sortir de chez lui, direction la fac. "Cela fait des années que j'ai pris ce réflexe de mettre ma musique quand je vais quelque part", explique-t-il. A la fac, Lucas se débranche le temps de suivre ses cours et d'échanger avec ses amis avant de remettre le son en marche sur le chemin du retour. Le soir venu, il travaille ou se détend... toujours en musique. Cette fois, il enfile le casque connecté à son ordinateur, "pour ne pas déranger les voisins", parfois jusqu'à 1 h 30 du matin...

Avec le tournant numérique opéré dans les années 2000 et le développement du téléchargement de la musique sur Internet, l'"Homo oreillettes" a envahi l'espace urbain. Dans les transports en commun, à pied, en courant ou à vélo... partout, il visse ses écouteurs ou fixe son casque. Paré pour s'envoyer sa dose de décibels, son baladeur MP3 ou, de plus en plus souvent, son smartphone dans la poche. "L'importance qu'a prise la musique dans nos vies est incroyable. Comme si on ne pouvait plus rien faire sans elle !" souligne le philosophe Yves Michaud.

Les premiers concernés sont, sans surprise, les jeunes qui, abreuvés de musique du matin au soir, que ce soit par les radios qu'ils écoutent (Fun Radio, Skyrock, Ado FM), les chaînes de musique à la télévision (Trace TV, MTV, MCM, etc.), les réseaux sociaux, les bars, les restaurants, les magasins..., vivent, à l'image de Lucas, sous perfusion sonore. Selon une étude réalisée en 2012 par Ipsos pour l'association Journée nationale de l'audition (JNA), 67 % des 13-25 ans déclarent en effet écouter de la musique entre une heure et quatre heures par jour, dont une bonne partie dans l'espace public. [...]

Signe de ces temps où le moindre déplacement se fait en musique : 10 millions de casques audio se sont vendus en France pour la seule année 2012. Un marché tout aussi florissant que celui des baladeurs et des smartphones, qui se sont écoulés à hauteur de 13,5 millions d'unités en France pour la même période. Le boom des "téléphones intelligents", outre qu'ils font des photos en haute définition et permettent de naviguer sur Internet, s'explique aussi par l'emballement pour la consommation de musique en dehors de chez soi : leur importante capacité de stockage de sons est devenue un argument de vente.

Avec la sortie de son iPod en 2001 et de l'iPhone quelques années plus tard, Apple fut le premier à exploiter ce phénomène. Ses innovations technologiques ont permis de banaliser l'usage du baladeur dans l'espace public commencé avec le Walkman de Sony dans les années 90.

"L'un des premiers motifs qui conduit mes étudiants à se brancher à leur baladeur dans l'espace public est lié à leur volonté de s'isoler", explique Philippe Le Guern, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'université de Nantes.

Passionné par le rapport quasi permanent que les jeunes entretiennent avec la musique – ce qu'il qualifie de "musicalisation du quotidien" –, il s'est lancé dans une vaste étude financée par l'Agence nationale de la recherche et livre un constat sans équivoque : "Derrière cet usage, on constate en fait une forme de stratégie d'évitement et des modalités d'engagement dans la société qui se sont complexifiées." Selon lui, l'augmentation des interactions et des déplacements feraient peser une charge trop lourde sur des individus fatigués, ne cherchant qu'un repli sur eux-mêmes dans une sphère publique vue comme hostile et malveillante. [...]

"La rue ou les transports en commun ne sont plus les lieux de la surprise comme c'était le cas avant", observe Pascal Bruckner, auteur avec Alain Finkielkraut au sortir des années 68 d'Au coin de la rue, l'aventure (Seuil), un livre qui vantait la fécondité des rencontres imprévues dans l'espace public. "Ils sont au contraire vécus comme des lieux hostiles, des lieux d'agression qu'il faut traverser en vitesse", regrette l'essayiste.

L'écoute servirait de refuge dans cet espace public, et urbain, considéré comme dénué d'intérêt. Le temps où l'on pouvait discuter dans les transports ou sur les bancs publics semble révolu.

Ce que confirme Lucas, qui raconte sans aucune gêne qu'il lui arrive de se "cacher" derrière ses écouteurs afin d'éviter tout contact. "D'une certaine façon, c'est un moyen de me couper de l'extérieur et d'entrer dans ma bulle pour ne pas être dérangé par les autres", admet-il. Désormais, la découverte ou la rencontre – amoureuse ou amicale – se fait à des heures choisies, sur Internet... [...] "Cette tendance à se murer derrière son baladeur témoigne d'un profond refus de l'espace public. C'est une manière de nier la communication sociale, de nier l'espace commun", analyse Yves Michaud.

Dans un Abécédaire à paraître chez Grasset, le fondateur de l'Université de tous les savoirs développe, à la lettre "M", pour musique, l'hypothèse selon laquelle les individus cherchent à "se soustraire à l'extérieur, aux autres, à la vie collective ou partagée, pour mieux s'oublier, pour ne plus être conscients et ne penser à rien. C'est le fil sonore qui devient fil de la conscience".

Mathias Destal, "Trop de musique rend-il sourd ?", Marianne, 29/01/2014.

Séance 07

Le son et l'image

Observation

Quelles techniques sont utilisées dans les clips suivants ?

Pistes

Prolongement

1. Quels sont, à votre connaissance, les clips musicaux les plus importants ?

2. Selon vous, qu'est-ce que l'image apporte à la musique ?

Création

Proposez, en vous appuyant sur les paroles de la chanson, un projet de clip. Vous pouvez proposer un story-board, un scénario, etc.

Séance 08

Les moeurs ont des oreilles

Recherche

1. Documentez-vous sur le festival de Woodstock.

Arnaud Bouquet, J'étais là (6/8), Festival de Woodstock, Arte, 2019.

2. Qu'est-ce qui a rendu ce festival mythique ?

Observation

Soit le début du film Tenacious D - In the pick of Destiny (2006).

Quel rôle joue la musique dans la vie des personnages ?

Prolongement

M. Dante Mantovani, président de la Funarte (un organisme public de promotion des arts au Brésil) a estimé que "le rock pousse à l'avortement et au satanisme" (Source : O Globo, São Paulo, 2 décembre 2019).

Selon vous, la musique peut-elle changer les moeurs ?

Affiche du festival Woodstock, 1969.

Séance 09

"Ces chansons-là"

Lecture

Pourquoi Gavroche chante-t-il ?

Prolongement

Un rappeur est accusé d'incitation à la violence et d'injure par rapport aux agents de police. Imaginez et écrivez l'un des discours tenus lors de son procès : celui du procureur de la République, ou celui de l'avocat de la défense.

Débat

En parlant des chansons chantées par les esclaves, Frederick Douglass écrit : "J'ai quelquefois pensé que ces chansons-là, rien qu'à les entendre, pouvaient faire sentir à quelques esprits la nature horrible de l'esclavage, mieux que ne saurait le faire la lecture de plusieurs volumes entiers de réflexions à ce sujet" (Frederick Douglass, Vie de Frederick Douglass, esclave américain, écrite par lui-même, 1845).

Pensez-vous, comme lui, qu'une chanson est plus efficace qu'un livre pour dénoncer les injustices ?

Lors de la révolte de juin 1832, les républicains affrontent les gardes nationaux et les soldats du roi, envoyés pour rétablir l'ordre. À la barricade de la rue Saint-Denis, les républicains manquent de munitions. Gavroche sort afin de récupérer les cartouches des soldats morts au combat.

Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre.

— Fichtre ! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts.

Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier.

Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue.

Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :

On est laid à Nanterre,

C'est la faute à Voltaire ;

Et bête à Palaiseau,

C'est la faute à Rousseau.

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta :

Je ne suis pas notaire,

C'est la faute à Voltaire ;

Je suis petit oiseau,

C'est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet :

Joie est mon caractère,

C'est la faute à Voltaire ;

Misère est mon trousseau,

C'est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.

Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés1, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde2 du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée3 dans ce pygmée4 ; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter.

Je suis tombé par terre,

C'est la faute à Voltaire,

Le nez dans le ruisseau,

C'est la faute à…

Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler.

Victor Hugo, Les Misérables, cinquième partie, Jean Valjean, livre premier, La guerre entre quatre murs, chapitre XV, Gavroche dehors, 1862.


1. Les insurgés : les révoltés (auxquels appartient Gavroche).

2. Camarde : l'adjectif signifie "qui a le nez plat, écrasé". La camarde désigne également la mort.

3. Antée : géant qui, dans la mythologie grecque, qui retrouvait ses forces dès qu'il touchait le sol.

4. Pygmée : individu de très petite taille.

Séance 10

"La musique vivante"

Lecture

Comment la musique rapproche-t-elle les gens ? Appuyez-vous sur ces deux documents.

Pistes

Oral

Selon vous, la musique contribue-t-elle à "la cohésion sociale" ?

Listez les références étudiées qui permettent de répondre dans un sens ou l'autre.

Écriture

Imaginez et décrivez un monde sans musique.

Document B

Visuel pour la fête de la musique 2019 (www.culture.gouv.fr).

Document A

Après l'attaque contre le Bataclan le 13 novembre, compositeurs et interprètes issus de tous les genres reviennent sur le rôle de leur art dans nos vies.

Ce qui a été attaqué, pour le musicien Michel Portal, c'est le partage, la communion qu'autorisent les concerts. "La musique, pour moi, c'est tout, dit-il. Classique, rock, jazz, rap ou ce que l'on veut... dans l'attentat contre le Bataclan, ce n'était pas la musique qui était visée, c'était le lieu, la boîte, le club, la salle, l'endroit où les gens sont serrés, piégés, bien coincés. Il suffit de défourailler. En Algérie, où j'ai été mobilisé comme tous ceux de mon âge pendant vingt-sept mois, ça m'avait frappé. C'était les dancings qui étaient attaqués à la fin du bal. Il suffit d'entrer, d'arroser et de filer par le côté. Je me souviens du petit "bando" juif du dancing, à Alger, un formidable bandonéoniste : "Ça ne me plaît plus, Michel, de jouer ici, Michel, j'ai peur." Un soir, il s'est fait tuer. C'est de ça qu'ont peur les musiciens."

[...] En frappant le Bataclan, les tireurs froids ont mis à mal la cohésion sociale. Madeleine Leclair, responsable du département d'ethnomusicologie du Musée d'ethnographie de Genève (MEG), en a traqué les ressorts à travers le monde. "La musique est essentielle, en ce sens qu'elle est l'un des moyens forts de construire l'identité de ceux qui la pratiquent ou l'écoutent." Momentanément, en allant au même concert tous ensemble, "sans préjuger de l'identité personnelle des individus". Durablement, en choisissant d'aller écouter du rock ou des musiques sacrées, montrant ainsi qu'on appartient "à un groupe bien défini, qui partage un même type de musique. Ce "groupe d'appartenance" peut aussi, bien entendu, être une classe d'âge. Et, parce qu'elle crée de l'émotion, la musique peut donner le sentiment de liens de solidarité et d'une profonde intimité entre ceux qui la partagent". Or, pour diviser, générer le chaos tant attendu, il faut rompre toute possibilité de communauté autre que la sienne, restreinte.

Que l'on soit violoniste classique ou rappeur, la musique "c'est la vie, c'est la distraction, c'est la luminosité. C'est un art premier, c'est une pulsation divine". Les mots sont d'Akhenaton, cofondateur du groupe de rap marseillais IAM. "On l'écoute dans des lieux où on se rassemble et où on partage. Et ce sont tout sauf des lieux de perdition. Comme le sport d'ailleurs, trop souvent étouffé par les affaires d'argent alors qu'il est extrêmement sain et véhicule de belles valeurs. La musique vivante, c'est essentiel. Ecouter un CD dans sa voiture, c'est une chose, la partager avec 3 000 personnes, ça n'a rien à voir. C'est une réelle communion. On le voit dans nos concerts. Chanter sur scène, voir le visage des gens, ça te rebooste pour un mois."

Jordi Savall poursuit : "Les pratiques musicales, mais aussi les musiques dans lesquelles on se reconnaît, sont un moyen de dialogue privilégié qui, dans bien des cas, exalte les sentiments, rapproche les gens. La musique accompagne l'histoire des peuples et en raconte autant les événements que les mentalités. Avec la musique, on peut redonner de la mémoire à l'histoire. Et cela nous ramène à notre humanité. Rappelons que, pour les esclaves, la musique était le seul espace de liberté, c'est pourquoi la plupart de leurs musiques étaient joyeuses."

Véronique Mortaigne, Stéphanie Binet, Stéphane Davet, Sylvain Siclier, Patrick Labesse, Francis Marmande et Marie-Aude Roux, Le Monde Culture, 17 novembre 2015.

Évaluation

Le rap

Synthèse

Vous présenterez une synthèse organisée des documents ci-contre.

Pistes

Adrien Pavillard, "Saveur Bitume", Intro, Arte, 2019.

Écriture personnelle

En parlant des chansons chantées par les esclaves, Frederick Douglass écrit : "J'ai quelquefois pensé que ces chansons-là, rien qu'à les entendre, pouvaient faire sentir à quelques esprits la nature horrible de l'esclavage, mieux que ne saurait le faire la lecture de plusieurs volumes entiers de réflexions à ce sujet" (Frederick Douglass, Vie de Frederick Douglass, esclave américain, écrite par lui-même, 1845).

Pensez-vous, comme lui, qu'une chanson est plus efficace qu'un livre pour dénoncer les maux de notre monde ?

Pistes

Document A

Souvenir de jeunesse, à en chialer, souvenir de guerre, motif de fierté. Même eux ils s'en souviennent, après toutes ces années, après toutes ces tournées, tous ces concerts, celui-là ils ne l'ont pas oublié.

Le concert à Mantes avait failli être annulé plusieurs fois, et avait donné lieu à des débats passionnés au sein du conseil municipal. NTM faisait peur, les fans de NTM encore plus, les concerts de NTM donnaient systématiquement lieu à des débordements. Un bordel sans nom à chaque fois, des émeutes, émeutes de joie, assorties de bastons, pneus crevés, beuveries. C'est une association de quartier qui avait invité le groupe à jouer à Mantes, la municipalité était plutôt contre. Le soir du concert les choses n'étaient toujours pas tranchées. Des informations contradictoires montaient jusqu'au McDo, on attendait d'en savoir plus pour bouger, dehors il faisait froid, je mangeais des Filet-O-Fish en regardant la nuit tomber sur l'A13, les phares s'allumer, les voitures filer vers la Normandie en longues traînées rouges.

On apprend que NTM doit finalement jouer au gymnase, on se met en route, on ne se connaît pas très bien encore mais notre cause est commune, nous avons le même feu aux joues, la même fièvre. Arrivés au gymnase, un attroupement ; Joeystarr et Kool Shen sont à la porte, le gymnase est fermé à clé, la clé introuvable, les services sportifs de la ville injoignables, la porte blindée. Joeystarr, Kool Shen, et une vingtaine de types énervés qui s'acharnent en vain sur la porte verrouillée. Aucun responsable sur place, personne de l'association, personne de la municipalité, la ville alentour déserte. Seulement deux cars de police en retrait – dont un muni d'un canon à eau – et quelques CRS casqués, jetant un œil de loin, la main sur le bouclier.

Les spectateurs commencent à affluer, public strictement masculin et assez chaud. Les NTM ont renoncé au gymnase mais pas au concert, poussés, menacés, par deux cents mecs pas prêts à lâcher l'affaire, venus du 91, du 92, du 93, du 94, du 95, du 77, du 78, et de plus loin encore. Joeystarr et Kool Shen s'installent finalement au milieu du terrain de rugby qui jouxte le gymnase, ils ont garé leur camionnette à l'entrée du terrain, ils ont déballé leur matériel, tout installé sur la pelouse, sous le regard de lascars désormais étonnamment calmes, dans un silence recueilli, en rangs disciplinés derrière les grillages, observant les préparatifs, qui leur sont dédiés. Des lignes de survêtements, toutes les couleurs, toutes les marques, des lignes de blousons à capuche, des lignes de casquettes, de baskets, des lignes de garçons de vingt ans, des lignes de belles gueules de quand on a vingt ans, des lignes de points incandescents dans le noir, cigarettes et spliffs en train de se consumer. Lignes en silence qui attendent le signal du départ, qui ne quittent pas des yeux les mouvements, déplacements de Joey et Kool Shen ; pas question que vous ne jouiez pas ce soir.

Bruno et Didier, devenus Kool Shen et Joeystarr, noms de guerre scandés ce soir-là par la petite foule des débuts.

Le sound system est en place, NTM va bientôt démarrer, sur une pelouse humide, givrée ; il n'y a ni estrade, ni scène, ni podium, rien pour poser ses pieds. Il fait toujours aussi froid. Ils ont déchargé du camion un groupe électrogène, maintenant planté comme un rocher au milieu du terrain, prêt à fonctionner, dans un bruit d'enfer, bruit de moteur de dragster. Froid, silence, mais électricité dans l'air. Le cousin de ma copine porte un survêtement flambant neuf, un Puma en peau de pêche vert sapin, veste et pantalon coordonnés ; je suis en veste de treillis, jean et Adidas Marathon Trainer beiges. De plus en plus d'électricité dans l'air, tout le monde veut que ça commence, que ça claque. La nuit est tombée, le stade ne s'éclaire pas ; noir total et froid. Personne pour allumer les lumières, pas de solution alternative, les NTM se découragent, annoncent que le concert ne peut avoir lieu, qu'ils ont tout essayé, qu'ils sont désolés, que là vraiment c'est pas possible. Prêts à remballer, impuissants, résignés ; mais c'était compter sans le public, sans les esprits qui finissent par s'échauffer dans le froid, sans la motivation, la colère contre la municipalité, le désir. Massé derrière les grilles du stade le public a fini d'être discipliné, il sait que NTM c'est deux types radioactifs qui déclenchent des émeutes ; il décide alors de jouer son rôle d'émeutier, son rôle d'ambianceur. D'un même élan, par grappes de dix, les fans poussent contre les grillages, qui bougent mais à peine, toujours fichés dans le sol. Alors ils vont chercher leurs bagnoles, immatriculées dans le 91, 92, 93, 94, 95, 77, 78, et plus loin encore. Ils roulent sur les grilles, ils forcent, ils font céder la clôture, et rentrent. Une vingtaine de voitures en procession sur le terrain de rugby, klaxons de la victoire, sirènes de supporters, pleins phares, du monde accroché aux portières, les moteurs qui grondent en première, un joli vacarme. Joey rigole, Kool Shen organise la mise en place des véhicules : ils se garent en demi-cercle autour de la scène improvisée et forment comme une rampe de lumière aveuglante qui éclaire le dj, Concepteur Détonateur S, Joey et Kool Shen. Le show démarre instantanément sur "Le monde de demain", et c'est parti pour deux heures de concert dont une heure de rappel. Du ciel on doit apercevoir un arc de lumière, on doit entendre les battements étouffés des infrabasses qui s'élèvent comme des colonnes de fumée.

Les flics n'ont pas bougé, tétanisés, fascinés par deux cents mecs et trois quatre filles qui chantent et dansent debout sur les capots des bagnoles, debout sur les toits des bagnoles, glissant sur la pelouse givrée, accrochés aux grilles défoncées, dans la lumière jaune des phares, formant un cercle autour de NTM ; tribu de b-boys autour d'un feu de joie de décibels. Premiers hommes, fin ou début du monde, dans la violence et l'ivresse. Aucun blessé, des voitures défoncées. Mais qui s'en soucie.

Depuis, à chaque début de concert, comme un rituel, Kool Shen et Joeystarr saluent ceux qui y étaient, les old timers, tous ceux qui étaient cette nuit-là à Mantes-la-Jolie, mars 1991, il faisait si froid, vous n'avez pas oublié ?

Joy Sorman, Du Bruit, 2007.

Document B

Le rap est né dans les quartiers noirs de New York, et plus précisément dans ce "lieu extrême" (Skiz H. Jr. Fernando, The New Beats. Culture, musique et attitudes du hip hop, Paris, 2000) qu'est le South Bronx, au cours de la deuxième partie des années 1970. C'est là que l'expression to rap a commencé à décrire, en plus d'un mode d'expression orale (dans l'argot américain de l'époque, to rap, cela veut dire utiliser de l'argot, "bavasser"), un type de chant né dans les block parties, ces fêtes qui réunissaient les habitants d'un même quartier dans les rues et les terrains vagues. Dans un premier temps, pendant la décennie 1970, les DJ mènent seuls la danse : l'animation de ces fêtes publiques et "sauvages" (sans autorisation officielle) repose sur leur capacité à puiser dans leurs collections de disques des titres (ou des extraits) entraînants, qu'ils diffusent sans interruption. Leurs performances sont influencées par les musiques "noires" que sont le "funk" et la "soul", largement disponibles dans le commerce à cette époque : les artistes et les groupes plébiscités s'appellent alors James Brown, Parliament, Funkadelic, Sly & the Family Stone, Curtis Mayfield ou Kool & the Gang. De fêtes en fêtes, des personnalités commencent à se faire un nom sur cette petite scène new-yorkaise : Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa, ou encore Kool Herc figurent parmi les pseudonymes les plus connus. Ce dernier incarne une synthèse caractéristique de l'innovateur, personnage déraciné utilisant les instruments de son nouveau monde pour retrouver ses traditions : émigré de Kingston en 1967 et féru des pratiques musicales festives jamaïcaines, "il se constitu[e] en 1974 son propre sound [system], d'une grande puissance, à partir de platines jumelles, d'un ampli Macintosh et d'énormes colonnes de haut-parleurs" pour animer les "block parties" (Skiz H. Jr. Fernando, The New Beats. Culture, musique et attitudes du hip hop, Paris, 2000). Il invente ainsi le collage sonore typique de la musique rap.[...] Les formes de ce collage découlent de la volonté des DJ de sélectionner de plus en plus précisément les sillons des disques sur lesquels ils veulent faire danser leurs auditeurs. Pour aller vite, il leur arrive d'intervenir directement avec leurs mains sur les disques en rotation, produisant un son très reconnaissable et associé depuis à l'univers du rap, le scratch. Ces pratiques se propagent au gré des invitations que les DJ honorent dans les quartiers environnants, puis dans les bars et boîtes de nuit locaux. Objets de comparaisons et de perfectionnement dans la compétition que se livrent ces musiciens encore géographiquement très proches, elles forment un véritable corpus de techniques instrumentales [...]. Ces techniques accaparent de plus en plus l'attention des DJ : certains d'entre eux, qui avaient pris l'habitude de "parler sur les disques" pour s'adresser à leurs auditeurs (comme Kool Herc), vont donc pousser des amis à prendre le micro, "pour motiver [à leur place] les danseurs et donner au spectacle un côté plus live" (Skiz H. Jr. Fernando, The New Beats. Culture, musique et attitudes du hip hop, Paris, 2000). Les interventions de ces "maîtres de cérémonie" (MC) visent d'abord à souligner les effets de la musique et à inciter à la danse. Par la suite, certains enrichissent - et écrivent - ces interventions, instituant peu à peu la rime comme la forme privilégiée des textes rap.

La plupart des analyses situent ainsi clairement les racines du rap du côté des communautés noires, urbaines et pauvres du New York de la décennie 1970. Les formules courantes font de cette musique "l'expression honnête et intime d'un sous-prolétariat marginalisé", "la réponse directe et indirecte aux épreuves et aux souffrances de la vie des bas-fonds", ou encore le reflet "d'un contexte d'oppression" et de "la culture, [de] l'attitude et [d]es sensibilités du ghetto" (Skiz H. Jr. Fernando, The New Beats. Culture, musique et attitudes du hip hop, Paris, 2000). Mais force est de constater que cette "épaisseur" sociale n'empêche pas le rap du début des années 1980 d'être essentiellement festif : les quelques "vedettes" des block parties qui commencent à enregistrer leurs chansons s'en tiennent à un rap ludique et humoristique, et ne signent pas encore de textes critiques. Christmas Rapping, de Kurtis Blow (sorti en 1979), est par exemple un disque "dans l'esprit des comptines de Noël". Il faudra les "années Reagan" et leurs effets aggravants sur la situation des Américains les plus pauvres pour que les mouvements contestataires noirs (comme les discours des Black Panthers) ou les chansons d'un groupe de jeunes militants noirs (les Last Poets) influent sur la manière d'écrire des textes de rap. C'est un disque de Grandmaster Flash, The Message (1982), qui marque ce tournant. Le rappeur y déclare être "poussé à bout" ("close to the edge", martèle le refrain) par la vie misérable qu'il partage avec ses proches et ses voisins. Il la décrit à travers la drogue, les bagarres de rue, les rats, les cafards, "la pisse dans l'escalier", et critique l'omniprésence de la télévision, l'acharnement des créanciers et l'effondrement du système scolaire. Ce disque, dans lequel l'auteur dit avoir voulu rompre avec les histoires de fêtes, de sexe et d'amour pour "décrire [les] conditions de vie dans le ghetto", connaît un succès commercial mondial aussi retentissant qu'inattendu. D'autres titres, moins célèbres, véhiculent à la même époque le même esprit contestataire, qui devient finalement la marque de fabrique du rap : How we Gonna Make the Black Nation Rise, de Brother D., Bad Times (I can't stand it) de Captain Rapp ou encore Street Justice de The Rake (tous commercialisés en 1980).

Morgan Jouvenet, Rap, techno, électro : Le musicien entre travail artistique et critique sociale, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2006.

Document C

Une autre musique populaire, le rap, jouit de la faveur des donneurs de bons points. Avec quatre récompenses aux Victoires de la musique en 2018, il est aujourd'hui la musique préférée des Français, et figure avec régularité parmi les meilleures ventes. Au premier semestre 2018, selon les chiffres du Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP), Maître Gims et Dadju, son frère, étaient en tête du classement, et le rap était la musique la plus écoutée sur les plates-formes de streaming. Or, là aussi, l'élite rejoint le goût du plus grand nombre. L'écrivain Thomas A. Ravier, dans un article de La Nouvelle Revue française, publiée par les éditions Gallimard (octobre 2003), comparait le rappeur Booba à Louis-Ferdinand Céline et Antonin Artaud. Jean Birnbaum, responsable du Monde des livres, préfère quant à lui l'associer à Léon Bloy, et lui consacre une interview dans Le Monde (31 août 2017). Il y précise que, dans ses derniers disques, "la revendication politique est évacuée au profit d'une prédication obscène qui prend en charge l'abjection humaine". Plus précisément encore, "rédigés sous cannabis ou au volant d'un bolide, (...) ses textes ne visent ni émancipation sociale ni édification morale". À l'École normale supérieure, de 2015 à 2017, un séminaire linguistique, "La plume et le bitume", invite des rappeurs et étudie leurs textes. Radio France change le positionnement de sa radio Le Mouv', devenue Mouv', en 2015, en la centrant sur les cultures urbaines. Les rappeurs sont étudiés dans les manuels scolaires (PNL, Médine), des écrivains couronnés de prix sont des rappeurs (Gaël Faye, David Lopez), les stars du rap font du théâtre (Abd Al Malik monte Les Justes, d'Albert Camus, au Théâtre du Châtelet du 5 au 19 octobre 2019), le théâtre recourt au rap (une adaptation des Fourberies de Scapin, de Molière, s'est jouée au Théâtre 13, à Paris, au printemps dernier).

En bref, le genre même, souvent considéré hier encore comme victime d'un ostracisme, est aujourd'hui plus que mis en valeur : "La littérature sera rap ou ne sera pas !", insistait Thomas A. Ravier dans Le Nouveau Magazine littéraire (mai 2012) ; le rap aurait "réécrit (et dépassé) l'histoire de la poésie", selon Les Inrockuptibles (12 juin 2016). Arte diffuse en avril 2019 une websérie, Saveur bitume, coécrite par Rocé et racontant, comme le résume son site, l'histoire de ces "chroniqueurs sociaux qui voulaient changer la face du pays, d'artistes et d'entrepreneurs qui se sont fédérés (...) pour atteindre le sommet des charts" - pour ensuite, dans les années 1990, se dépolitiser. Bref, entre la première industrie musicale française et la fine fleur de la culture, c'est l'idylle.

On peut se demander ce qui motive ce grand rapprochement, que confirment les soutiens institutionnels. Serait-ce le vertige devant les chiffres, qui, autrefois, incitaient au dédain de la foule vulgaire et qui, aujourd'hui, inviteraient à reconnaître une valeur au succès sonnant et trébuchant (PNL totalisait douze millions de vues en quarante-huit heures pour son dernier clip sur YouTube) ? Serait-ce l'admiration pour ceux qui sont souvent des représentants des minorités, qui pratiquent une langue "libérée" des contraintes académiques ? Ou bien, aussi, le goût décomplexé d'une bourgeoisie cultivée à retrouver une partie de son idéal dans un monde où se côtoient les signes du dégoût et du désir pour la consommation, et un penchant pour le message bien conformément anticonformiste ? On salue l'"altérité" triomphante, qui finalement s'intègre si bien au modèle dominant, ce qui prouve que tout, malgré tout et sans transformation politique, y reste possible.

Evelyne Pieiller, Le Monde diplomatique, La bande-son de l'air du temps, août 2019.

Document D

Kendrick Lamar, To Pimp a Butterfly, 2015