"Notre maison brûle..."

Problématique : Comment la presse et les médias permettent-ils de sensibiliser à la question de l'environnement ?

Séance 01

"Notre maison brûle..."

Observation

Écoutez le discours prononcé par Jacques Chirac en 2002. Qu'est-ce qui fait la force de ce début de discours ?

Pistes

Prolongement

Proposez un début de discours sur une cause contemporaine : les jets privés, la gestion de l'eau, etc. Vous vous inspirerez du discours étudié.

"Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l'admettre. L'humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La terre et l'humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables.

Il est temps, je crois, d'ouvrir les yeux. Sur tous les continents, les signaux d'alerte s'allument. L'Europe est frappée par des catastrophes naturelles et des crises sanitaires. L'économie américaine, souvent boulimique en ressources naturelles, paraît atteinte d'une crise de confiance dans ses modes de régulation. L'Amérique Latine est à nouveau secouée par la crise financière et donc sociale. En Asie, la multiplication des pollutions, dont témoigne le nuage brun, s'étend et menace d'empoisonnement un continent tout entier. L'Afrique est accablée par les conflits, le SIDA, la désertification, la famine. Certains pays insulaires sont menacés de disparition par le réchauffement climatique.

Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ! Prenons garde que le 21e siècle ne devienne pas, pour les générations futures, celui d'un crime de l'humanité contre la vie. [...]"

Notre responsabilité collective est engagée. Responsabilité première des pays développés. Première par l'histoire, première par la puissance, première par le niveau de leurs consommations. Si l'humanité entière se comportait comme les pays du Nord, il faudrait deux planètes supplémentaires pour faire face à nos besoins.

Responsabilité des pays en développement aussi. Nier les contraintes à long terme au nom de l'urgence n'a pas de sens. Ces pays doivent admettre qu'il n'est d'autre solution pour eux que d'inventer un mode de croissance moins polluant.

Dix ans après Rio, nous n'avons pas de quoi être fiers. La mise en oeuvre de l'Agenda 21 est laborieuse. La conscience de notre défaillance doit nous conduire, ici, à Johannesburg, à conclure l'alliance mondiale pour le développement durable.

Une alliance par laquelle les pays développés engageront la révolution écologique, la révolution de leurs modes de production et de consommation. Une alliance par laquelle ils consentiront l'effort de solidarité nécessaire en direction des pays pauvres. Une alliance à laquelle la France et l'Union européenne sont prêtes.

Une alliance par laquelle le monde en développement s'engagera sur la voie de la bonne gouvernance et du développement propre.

Nous avons devant nous, je crois, cinq chantiers prioritaires.

Le changement climatique d'abord. Il est engagé du fait de l'activité humaine. Il nous menace d'une tragédie planétaire. Il n'est plus temps de jouer chacun pour soi. De Johannesburg, doit s'élever un appel solennel vers tous les pays du monde, et d'abord vers les grands pays industrialisés, pour qu'ils ratifient et appliquent le Protocole de Kyoto. Le réchauffement climatique est encore réversible. Lourde serait la responsabilité de ceux qui refuseraient de le combattre.

Deuxième chantier: l'éradication de la pauvreté. A l'heure de la mondialisation, la persistance de la pauvreté de masse est un scandale et une aberration. Appliquons les décisions de Doha et de Monterrey. Augmentons l'aide au développement pour atteindre dans les dix ans au maximum les 0,7 % du PIB. Trouvons de nouvelles sources de financement. Par exemple par un nécessaire prélèvement de solidarité sur les richesses considérables engendrées par la mondialisation.

Troisième chantier: la diversité. La diversité biologique et la diversité culturelle, toutes deux patrimoine commun de l'humanité, toutes deux sont menacées. La réponse, c'est l'affirmation du droit à la diversité et l'adoption d'engagements juridiques sur l'éthique.

Quatrième chantier: les modes de production et de consommation. Avec les entreprises, il faut mettre au point des systèmes économes en ressources naturelles, économes en déchets, économes en pollutions. L'invention du développement durable est un progrès fondamental au service duquel nous devons mettre les avancées des sciences et des technologies, dans le respect du principe de précaution. La France proposera à ses partenaires du G8 l'adoption, lors du Sommet d'Evian en juin prochain, d'une initiative pour stimuler la recherche scientifique et technologique au service du développement durable.

Cinquième chantier: la gouvernance mondiale, pour humaniser et pour maîtriser la mondialisation. Il est temps de reconnaître qu'existent des biens publics mondiaux et que nous devons les gérer ensemble. Il est temps d'affirmer et de faire prévaloir un intérêt supérieur de l'humanité, qui dépasse à l'évidence l'intérêt de chacun des pays qui la compose.

Pour assurer la cohérence de l'action internationale, nous avons besoin, je l'ai dit à Monterrey, d'un Conseil de sécurité économique et social.

Pour mieux gérer l'environnement, pour faire respecter les principes de Rio, nous avons besoin d'une Organisation mondiale de l'environnement.

Pour vérifier l'application de l'Agenda 21 et du Plan d'action de Johannesburg, la France propose que la Commission du développement durable soit investie d'une fonction d'évaluation par les pairs, comme cela existe par exemple à l'OCDE. Et la France est prête à se soumettre la première à cette évaluation.

Monsieur le Président,

Au regard de l'histoire de la vie sur terre, celle de l'humanité commence à peine. Et pourtant, la voici déjà, par la faute de l'homme, menaçante pour la nature et donc elle-même menacée. L'Homme, pointe avancée de l'évolution, peut-il devenir l'ennemi de la Vie ? Et c'est le risque qu'aujourd'hui nous courons par égoïsme ou par aveuglement.

Il est apparu en Afrique voici plusieurs millions d'années. Fragile et désarmé, il a su, par son intelligence et ses capacités, essaimer sur la planète entière et lui imposer sa loi. Le moment est venu pour l'humanité, dans la diversité de ses cultures et de ses civilisations, dont chacune a droit d'être respectée, le moment est venu de nouer avec la nature un lien nouveau, un lien de respect et d'harmonie, et donc d'apprendre à maîtriser la puissance et les appétits de l'homme.

Et aujourd'hui, à Johannesburg, l'humanité a rendez-vous avec son destin. Et quel plus beau lieu que l'Afrique du Sud, cher Thabo MBEKI, cher Nelson MANDELA, pays emblématique par son combat victorieux contre l'apartheid, pour franchir cette nouvelle étape de l'aventure humaine!

Je vous remercie."

Javques Chirac, discours prononcé au IVe sommet de la Terre le 2 août 2002 à Johannesbourg.

Séance 02

Une tribune

Oral

Quels sont les différents sens du mot 'tribune' ?

Recherche

1. Résumez ce texte en six phrases.

2. Parmi ces six phrases, laquelle indique le sujet traité ? laquelle présente la thèse ? Lesquelles présentent les arguments utilisés ?

Débat

Pensez-vous que poursuivre en justice les grandes entreprises soit un moyen efficace pour lutter contre le réchauffement climatique ?

Vous veillerez à présenter le plus clairement possible votre point de vue en utilisant au moins un argument et un exemple concret.

L'urgence climatique appelle une autre urgence : celle de mettre un terme à l'impunité des entreprises responsables des émissions de gaz à effet de serre, estiment, dans une tribune au "Monde", Alice Mogwe, présidente de la Fédération internationale pour les droits humains, et Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l'ONU sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme.

Tribune. Inondations en Allemagne, en Belgique et en Chine ; mégafeux en Californie (Etats-Unis), en Grèce, en Turquie ou en Sibérie (Russie) ; records de température dans le nord-ouest du continent américain : chronique de l'urgence climatique au fil de l'été. Les populations, et parmi elles les groupes les plus vulnérables, sont en première ligne. Qui en sera tenu responsable ? [...]

Les Etats ne sont pas à la hauteur, leurs engagements trop modestes. Au regard de l'objectif fixé par la communauté internationale, qui est de demeurer en deçà de la limite de 2 °C d'élévation de la température, le compte n'y est pas. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) estime, dans son sixième rapport, que les contributions annoncées dans le cadre de l'accord de Paris de 2015 nous placent sur une trajectoire de 2,7 °C d'ici à la fin du siècle. En outre, même peu ambitieuses, ces promesses ne sont pas tenues. Les émissions de gaz à effet de serre continuent de croître, au même rythme où se succèdent les sommets et les tribunes des scientifiques.

Devant les tribunaux

Or, il est frappant de constater qu'une poignée d'entreprises est responsable, pour une part significative, de la machine infernale mise en route. Les géants du pétrole, du gaz, du charbon et du ciment - soit environ 100 entreprises - sont à eux seuls responsables de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre depuis le début de l'ère industrielle. [...] La responsabilité de ces acteurs est considérable, mais leur impunité au regard du changement climatique demeure presque complète : c'est un angle mort des politiques environnementales.

Plusieurs d'entre eux placent leur influence au service du statu quo, certains allant jusqu'à financer des "semeurs de doute", qui propagent les thèses du négationnisme climatique. En 2013, environ 900 millions de dollars (environ 773 millions d'euros) étaient consacrés à nier la réalité du changement climatique.

L'incapacité des gouvernements à l'action décisive explique que, depuis quelques années déjà, les tribunaux entrent en scène : depuis 1986 dans le monde, plus de 1 800 contentieux judiciaires portant sur le climat ont été intentés. [...]

Il y a peu encore, ces procès visaient principalement les États. [...]A l'image de l'"Affaire du siècle" en France, de l'affaire Urgenda aux Pays-Bas, ou de l'"Affaire climat" en Belgique, des citoyens ordinaires et des associations dénoncent devant les tribunaux le manque d'ambition des mesures des gouvernants face au changement climatique, compte tenu notamment des impacts considérables du changement climatique sur les droits humains.

Inverser la logique

Un nouveau front s'ouvre à présent, qui vise désormais la responsabilité des pollueurs. Les juges peuvent y contribuer. [...] Au début de l'année 2020, quatorze collectivités territoriales se joignaient à plusieurs associations, pour dénoncer l'"inaction climatique" de Total. Dans une décision historique du 26 mai, le tribunal de La Haye condamnait la pétrolière Shell à réduire les émissions de CO2 résultant non seulement de ses activités, mais aussi de ses chaînes d'approvisionnement, de manière à atteindre une réduction de 45 % en 2030, par rapport à 2019.

Il est temps d'accélérer. Le changement climatique est, par excellence, un sujet que les mécanismes politiques traditionnels sont mal outillés pour gérer. Le système politique, qui opère souvent sur le temps court en fonction des préoccupations immédiates de l'électorat, n'est pas en mesure de relever le défi qui consiste à prendre des décisions courageuses ayant des effets à moyen voire long terme. Il est temps d'inverser la logique, et de permettre aux communautés affectées par la crise environnementale de saisir la justice, partout où c'est possible, afin de responsabiliser les entreprises pour leur contribution au changement climatique. [...]

En lançant la campagne #SeeYouInCourt, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), ses organisations membres et les communautés affectées au Chili, au Pérou, en Colombie et ailleurs, écrivent un nouveau chapitre de ce mouvement. Elles lancent une série d'actions judiciaires visant à demander des comptes aux entreprises.

En mettant les populations affectées au centre de ces actions, et en privilégiant une approche axée sur le respect des droits humains, cette campagne vise à rappeler que le changement climatique n'est pas un concept abstrait, qui ne concernerait que les générations futures : elle est une urgence pour les populations vulnérables, qui sont sur la ligne de front. [...]

6 900 milliards de dollars nécessaires

Le droit international peut encore progresser afin d'élargir la gamme des réponses à la menace que constituent les ruptures climatiques, et les acteurs économiques qui s'en font les complices. Le Conseil des droits de l'homme des Nations unies débat ces jours-ci de la reconnaissance du droit à un environnement sain en tant que droit humain internationalement reconnu, comme c'est déjà le cas dans plusieurs constitutions nationales.

Ce dimanche 31 octobre s'ouvre au Royaume-Uni la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques COP 26. Elle doit porter, notamment, sur la mobilisation du secteur financier, alors que 6 900 milliards de dollars d'investissement et de financements sont nécessaires pour atteindre les objectifs de l'accord de Paris.

En lançant la campagne #SeeYouInCourt, nous affirmons que l'on ne peut plus attendre. Déjà, de Madagascar au "corridor sec" d'Amérique centrale, les sécheresses causent de l'insécurité alimentaire, et la montée des eaux et des inondations à répétition forcent des migrations de masse. Nous demandons justice pour le climat, et que les entreprises qui sont les premières responsables des ruptures climatiques, enfin, rendent des comptes.

Le Monde (site web) idees, dimanche 31 octobre 2021 - 17:00 UTC +0100 1014 mots

"Nous demandons justice pour le climat" Olivier de Schutter et Alice Mogwe

Olivier de Schutter et Alice Mogwe, "Nous demandons justice pour le climat", Le Monde, 31 octobre 2021.

Le Monde (site web) idees, lundi 25 avril 2022 - 18:43 UTC +0200 2005 mots

Changement climatique : "En 2027, y aura-t-il chez le président Macron quelque chose comme un remords ?" Claude Henry

L'économiste et spécialiste de développement durable Claude Henry met en garde, dans une tribune au "Monde", contre ce qu'il adviendra du climat en France, d'ici à cinq ans, si le président n'engage pas une politique ambitieuse de protection de l'environnement.

Attention ! Un train peut en cacher un autre. L'avertissement est bien connu sur les quais des gares SNCF. Faut-il laisser un train, qui parti d'Ukraine nous tuera peut-être, en cacher un autre qui nous entraîne vers l'effondrement des conditions de vie sur Terre, un effondrement certain si nous tardons encore à agir ?

Du dernier rapport du GIEC [Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat] récemment publié - un rapport quand même assez effrayant -, on n'a pas beaucoup parlé. Dans ce qui suit, nous souhaitons contribuer à rompre ce silence relatif.

Février 2027. Le président Macron ne peut pas être candidat à un troisième mandat ; la Constitution le lui interdit. Serait-ce un soulagement pour lui ? Non pas que pendant son second quinquennat les Français l'aient chahuté comme pendant le premier, ni qu'une nouvelle épidémie se soit déclarée. Mais pendant ce second mandat la nature s'est faite de plus en plus agressive, comme en réponse à la multiplication des agressions humaines contre elle. Dans ces conditions que peut encore signifier gouverner ?

Ce second quinquennat a en effet été une litanie de "on n'a jamais vu ça". Une sécheresse au printemps et à l'été 2024, effectivement sans précédent, a ramené les rendements des grandes cultures aux niveaux d'avant la seconde guerre mondiale. La canicule a atteint dans l'est du pays une intensité que l'on croyait réservée à l'Inde et au Pakistan. La forêt des Landes de Gascogne a connu un tsunami de feu, comparable à ce qui est devenu la routine en Californie.

Catastrophe

L'année 2025 a été relativement calme mais l'hiver 2026 a montré que le répertoire de la nature est étendu. La côte Atlantique a toujours connu des tempêtes, le cas échéant violentes, mais jamais auparavant des ouragans comme on les connaît de l'autre côté de l'océan. Les côtes de Normandie ont particulièrement souffert : déluges d'eau et de déchets plastiques à Deauville et au Havre ; à Etretat, l'aiguille creuse d'Arsène Lupin et sa voisine l'arche ont été emportées.

La déconvenue pour les céréaliers en 2024 a été brutale. Pour les éleveurs de bovins elle est plus insidieuse. Le massacre des abeilles par des pesticides de la famille des néonicotinoïdes a été largement commenté. L'effondrement des populations de scarabées - comme pour de nombreux autres insectes, les atteintes à la biodiversité ne sont pas moins douloureuses que le changement climatique - n'a en revanche que tardivement attiré l'attention, en dépit de l'ampleur des effets de leur disparition. Une vache produit annuellement en moyenne cinq tonnes de déjections ; étalées au sol cela couvre cinq terrains de tennis. Les scarabées traitent le problème avec une remarquable efficacité en décomposant les déjections, les transformant en fertilisants qu'ils prennent même la peine d'enfouir. Plus de scarabées : les déjections ne sont alors qu'une pollution ingérable.

Y aurait-il aussi chez le président Macron quelque chose comme un remords ? En 2020, Hilda Flavia Nakabuye, une militante ougandaise surnommée "la Greta Thunberg africaine", lui a adressé au nom des jeunes d'Afrique centrale une supplique pour qu'il n'encourage pas l'extraction de pétrole par Total dans le lac Albert, en Ouganda, et son transport par oléoduc vers un port tanzanien en bordure de l'Océan indien : "S'il vous plaît, ne nous envoyez pas en enfer." Il l'a ignorée. En 2027, le projet provoque de très nombreuses disparitions d'exploitations agricoles, ainsi que de la dévastation des habitats d'animaux parmi les plus emblématiques d'Afrique centrale. Ceci n'est pas une surprise.

Ce qui en revanche n'avait pas été sérieusement envisagé - en dépit de précédents en Amérique, en Asie et au Nigeria - ce sont des fuites de pétrole sur le trajet de l'oléoduc, qui longe le lac Victoria. Celui-ci est une réserve d'eau douce essentielle pour l'Afrique centrale. Une pollution au pétrole est réellement une catastrophe, le mot n'est ici pas excessif.

Décapiter les grands groupes charbonniers

Ainsi Emmanuel Macron, dix ans après son fameux "make our planet great again" ("rendons à notre planète sa grandeur", slogan lancé en 2017 par le président français), en est finalement venu à croire ce qu'il savait. Son second quinquennat, tout bousculé par la nature qu'il l'ait été, ne l'a néanmoins pas été jusqu'à un point de rupture.

En ce sens, ce pourrait bien être le dernier. Car au rythme où les émissions de gaz à effet de serre augmentent - jusqu'à présent l'humanité n'a pas fait un effort suffisant pour inverser la tendance - l'augmentation de la température moyenne de la Terre par rapport à ce qu'elle était avant la révolution industrielle aura atteint 1,5°C autour de 2030.

Pourquoi une fixation sur 1,5°C ? Il se fait qu'au-delà, le réchauffement pourrait provoquer le franchissement de seuils, poussant la température encore plus haut, et ainsi de suite comme une cascade de dominos impossible à maîtriser. C'est ainsi que le géochimiste Will Steffen et le géophysicien Johan Rockström - en accord avec le rapport "Réchauffement planétaire de 1,5°C" publié en 2018 par le GIEC et son dernier rapport - caractérisent, dans "Trajectories of the Earth System in the Anthropocene", les risques soulignés par la Banque mondiale dans un rapport publié en 2012 : températures insoutenables, évènements météorologiques extrêmes dont les victimes - surtout les plus pauvres - n'arrivent pas à se relever, famines, épidémies et conflits armés, déplacements massifs de populations en quête de refuges introuvables. C'est déjà aujourd'hui la banalité du mal pour ces centaines de milliers de femmes en Afrique et en Asie, chassées de leurs villages par les sécheresses ou les inondations, qui pour survivre tombent sous la coupe d'usuriers et de proxénètes.

Lorsque les structures morales, sociales et économiques s'effondrent, alors émergent - protégés et utilisés par ceux qui ont encore des lambeaux de pouvoir - ceux qui poussent jusqu'au paroxysme les pires instincts humains.

Dans ces conditions, entreprendre l'exploration et l'exploitation de nouveaux gisements de combustibles fossiles, qui généreront davantage encore d'émissions de gaz à effet de serre, est un crime contre la planète et l'humanité.

C'est cependant ce à quoi s'emploient - alors même qu'on avait un peu naïvement espéré un freinage significatif - les grands groupes charbonniers chinois, indiens et indonésiens, ainsi que les majors du pétrole, Saudi Aramco, Shell, ExxonMobil, Total, Sinopec, Rosneft et une dizaine d'autres. Leur puissance de feu, humaine, technique et financière - plus de 2 500 milliards de dollars (2 330 milliards d'euros) disponibles annuellement en fonds propres, subventions publiques, prêts et participations bancaires -, est telle qu'ils resteront irrésistibles si on ne les décapite pas, si on ne remplace pas des équipes qui ne savent et ne veulent qu'appuyer sur l'accélérateur par des équipes dont la mission et la conviction seraient de les transformer au bénéfice de l'indispensable transition écologique et économique.

Tout est-il perdu ?

Il n'y a rien à espérer de ceux qui aujourd'hui contrôlent ces entreprises ainsi que les banques ou les fonds d'investissement qui les financent : ils choisiront toujours (sauf exception promptement traitée par l'expulsion, voire la prison en Chine et en Russie) d'assurer la continuité et la croissance de leurs entreprises, qu'importent les effets sur les conditions de la vie sur la Terre. Ils ne peuvent concevoir de renoncer à leurs routines de pouvoir et d'argent, pas plus qu'au confort de la fidélité aux valeurs dont ils se parent ; l'alternative à leurs yeux ce sont des bouleversements qu'ils ont le plus grand mal à imaginer autrement qu'en termes d'effets dévastateurs.

Sans compter qu'ils sont sous l'emprise de biais cognitifs admirablement identifiés par le psychologue et économiste américano-israélien Daniel Kahneman dans Système 1/Système 2 : les Deux Vitesses de la pensée (Flammarion, 2012) : bon sens rassurant et halo d'optimisme. Il est à peu près inconcevable que parmi eux se lève un Henry Fonda (Douze Hommes en colère, de Sydney Lumet, 1957) qui, avec patience, détermination et courage, déferait le consensus préexistant.

Ben van Beurden, directeur général de Shell, a battu des records de cynisme. Dans une intervention en octobre 2018 à Londres, à la conférence Oil and Money, il a dit : "Shell est pour l'essentiel une compagnie pétrolière et gazière, et elle le restera dans un avenir prévisible. Ce dont nous avons besoin pour maintenir l'augmentation de la température de la terre en dessous de 1,5°C, c'est de reforester massivement. Penser un deuxième Brésil avec sa forêt tropicale."

Il n'est pas imaginable qu'il ne soit pas conscient que le Brésil réel est contrôlé par des personnes et des institutions pour lesquelles la forêt amazonienne est une nuisance, un obstacle au développement tel qu'elles le conçoivent (soja, élevage massif de bovins, exploitations minières). Et, cet obstacle, elles s'emploient à l'éliminer - en même temps que les habitants traditionnels de la forêt - avec succès puisque le tant vanté puits de carbone est récemment, à coups de déforestation et d'incendies, devenu un émetteur de carbone.

Les pouvoirs politiques devraient agir comme recours et guide. Ils sont en fait, de même que les opinions publiques, souvent manipulés par les entreprises les plus puissantes. Ils ont toujours plus urgent à faire qu'à s'occuper de l'essentiel. Ils sont incapables d'évaluer les enjeux, d'imaginer comment faire face et d'agir avec détermination. Ils sont impuissants à force de schizophrénie : pour eux, le nouveau monde qu'il est vital de construire sans délai peut coexister avec l'ancien qui tire l'humanité vers l'abîme. Soleil, vent, charbon, pétrole, même combat ; et mieux vaut ignorer aussi longtemps que possible que l'eau douce et la terre fertile, essentielles à la vie, se raréfient dangereusement ; que la sixième extinction des espèces est imminente ; mieux vaut étouffer les alarmes. Il n'y a pas à s'étonner que monte la haine des filles et des fils vis-à-vis des pères qui s'obstinent à pousser la machine à rendre la planète invivable. Tout est-il perdu ?

En 1789, comment a-t-il été possible que les structures et les bénéficiaires d'un ordre millénaire n'aient pas étouffé les prémisses de la Révolution ? Dans le livre III de L'Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville décrit et analyse le fourmillement de visions et d'actions nouvelles au cours des décennies 1770 et 1780, convergeant finalement vers l'effondrement de l'ordre ancien et l'émergence (douloureuse) d'un monde nouveau.

Visions et actions - de la science, de la technologie et de l'économie aux modes de pensée et d'organisation sociale - aussi imaginatives et diverses que l'étaient celles du XVIIIe siècle, foisonnent aujourd'hui sur le chemin d'une transition écologique et économique. Convergeront-elles à temps, et s'imposeront-elles face à un ordre ancien plus ancré et redoutable aujourd'hui qu'il ne l'était en 1789 ? Les obstacles sont extraordinaires ; la mobilisation doit et peut être à leur mesure. Peut-on espérer que le président de la République y contribue réellement désormais ?

Claude Henry a enseigné à l'Ecole polytechnique, à Sciences Po Paris et à l'université Columbia de New York. Il est l'auteur, avec Laurence Tubiana, de "Earth at Risk. Natural Capital and the Quest for Sustainability" (Columbia University Press, 2017). Il s'apprête à faire paraître "The Last Chance to Keep Earth Hospitable" (Edward Elgar Publishing).

Séance 03

La photographie de presse

Observation

Étudiez la photo ci-contre. Qu'est-ce qui fait sa force ?

Prolongement

Allez sur les archives du site worldpressphoto.org.

Quelle photo vous paraît la plus intéressante ? Notez l'année, le nom de la photo, et expliquez pourquoi.

Pistes

Panayiota Kritsiopi crie alors qu'un feu de forêt s'approche de sa maison dans le village de Gouves, sur l'île de Evia, en Grèce.

Konstantinos Tsakalidis, "Feu de forêt sur l'île d'Eubée", pour Bloomberg News, août 2021.

Séance 04

"Envoyé spécial"

Oral

D'où vient le mot "reportage" ?

Pistes

Lecture

1. Comment, dans les deux premiers paragraphes, les lieux sont-ils décrits ?

2. À quoi servent les paragraphes suivants ? Qu'est-ce qui les caractérise ?

Bilan

Pourquoi le reportage est-il ainsi construit ?

Longtemps fermée aux étrangers, la ville, à 400 km de Moscou, fabriquait les armes chimiques soviétiques. Elle est devenue une bombe toxique.

Dzerjinsk (Russie) envoyée spéciale - De la route en terre s'élèvent d'épaisses volutes de poussière. Au bout, c'est un décor de fin du monde qui nous attend. Au milieu d'une forêt de bouleaux éventrée, un trou noir. De cette masse informe d'une centaine de mètres de circonférence, profonde comme un immeuble de sept étages inversé peut-être plus, allez savoir, personne ne l'a jamais mesurée précisément, surgissent des bidons, rouillés, tordus, qui paraissent hors d'âge. Impossible de s'aventurer plus loin que les bords : le sol, mou, se dérobe. Des fils gluants comme du chewing-gum s'étirent sous la semelle. L'odeur, exacerbée par un soleil de plomb inhabituel au printemps, est suffocante.

De l'autre côté de la piste, quelques foulées dans l'herbe sèche mènent tout droit à un immense toit de tôle, sorte de hangar désaffecté sous lequel sont dissimulés des monticules de terre, de gravats et de plaques d'amiante. Une côte à gravir et l'on débouche sur une énorme cuvette de boue aux tons multiples qui exhale cette fois des remugles de dissolvants. Dans un coin, un long tuyau à bout de souffle maintenu en hauteur crache une eau couleur orange vif qui retombe en glougloutant sur le sol. D'ici, des cheminées d'usine se distinguent nettement. Certaines tombent en ruine, leurs flancs couverts de touffes d'herbe. D'autres fonctionnent encore.

Dzerjinsk, érigée le long de la rivière Oka, s'étiole à l'ombre de Nijni Novgorod, la métropole de 1,3 million d'habitants, ancienne cité impériale, distante d'à peine 35 kilomètres, sur les bords de la Volga. A côté, Dzerjinsk, ainsi nommée en l'honneur de Feliks Dzerjinski, fondateur de la terrible Tcheka, la première police politique soviétique, fait pâle figure avec sa population qui décroît : 232 000 habitants aujourd'hui, 287 000 en 1993. Dzerjinsk, son industrie à l'agonie, sa grand-place sans charme dominée par la statue de l'auguste bolchevique, et ses plaies béantes laissées par la main de l'homme.

A l'origine, ce n'était qu'un village de pêcheurs, Tchernoïe ("noir"). Puis une modeste bourgade nommée Rastiapino, une station sur la ligne de chemin de fer reliant Nijni Novgorod à Moscou, la capitale russe, située à quelque 400 kilomètres à l'ouest. Nul n'a songé à la débaptiser après la chute de l'URSS, en 1991, pour lui redonner son nom historique, Rastiapino, que l'on pourrait traduire par "ville des maladroits". Car tout a radicalement changé dans les années 1930, lorsqu'elle est devenue la capitale soviétique de l'industrie chimique.

Encore aujourd'hui, Dzerjinsk est l'un des endroits les plus contaminés de Russie. En 2007, un rapport de l'ONG américaine Blacksmith Institute l'avait même classée parmi les dix sites les plus pollués au monde, devant Tchernobyl.

Isabelle Mandraud, "Contaminations : Les stigmates de Dzerjinsk", Le Monde Environnement & Sciences, 4 septembre 2018.

Longue tradition d'armes chimiques

Sur les traces des premières usines implantées au début du XXe siècle, à l'image de Korund, inaugurée en 1915, la première à fabriquer du cyanure dans le pays, une quarantaine de conglomérats se sont installés ici. Durant la seconde guerre mondiale, un obus sur deux, une bombe sur trois sortaient des ateliers du plus grand complexe, Sverdlovsk. Le site produisait de l'armement chimique mais aussi, pour les besoins de l'industrie, des résines phénol-formaldéhyde, époxydes, des plastifiants, des durcisseurs, du nitrobenzène, de l'anhydride acétique et toutes sortes de détergents. "N'oubliez pas que c'est d'ici que partent les bombes pour la ­Syrie", lance en gloussant un chauffeur de taxi, comme une boutade évidente.

Ville fermée aux étrangers jusqu'à l'effondrement de l'Union soviétique, Dzerjinsk possède une longue tradition d'armes chimiques.Le gaz de combat ypérite(le gaz moutarde), mais aussi la lewisite, un composé organique de l'arsenic, dont la production ne s'est réellement arrêtée qu'en 1998, le cyanure d'hydrogène (acide prussique) ou encore du phosgène (gaz suffocant) sont sortis tout droit des ateliers locaux.

L'entrée de Sverdlovsk refaite à neuf proclame sur son fronton : "Cent ans au service de la Russie . Trois fois décorée, l'usine fait en effet toujours partie du complexe militaro-industriel. La diriger a toujours été une fonction prestigieuse. Mort en 2008, à l'âge de 67 ans, l'un de ses anciens patrons, Nikolaï Vavilov, a fait graver sur sa pierre tombale en marbre noir une magnifique représentation de l'usine, avec sa cheminée fumante bien ­visible dans l'un des trois cimetières de la ville. "Aujourd'hui les gens préfèrent tout de même les icônes", concède la gérante de la boutique mitoyenne chargée des stèles.

La moitié des sites industriels sont encore en marche. A l'image de Kaprolaktam, un géant spécialisé également dans l'armement à ses débuts, qui s'est tourné par la suite vers l'acide chlorhydrique, l'oxyde d'éthylène, les films polymères et les matières plastiques. Le groupe allemand de cosmétiques Wella y a investi plusieurs millions d'euros.

Sur 8 kilomètres de long, la zone industrielle de Dzerjinsk en impose, qui aligne une succession de bâtiments décrépis, et d'autres rénovés, le long d'une voie ferrée sur laquelle des trains de wagons-citernes défilent. Parfois, on en trouve quelques-uns qui se décomposent, carcasses rouillées à moitié envahies par la végétation, sur des tronçons désaffectés.

Retour au trou noir avec Sergueï V., un ancien ingénieur qui souhaite préserver son anonymat. "En 2013, j'ai été appelé au sein de l'administration pour m'occuper des problèmes écologiques. Mais quelques mois m'ont suffi pour comprendre que c'était une dépense de temps et d'énergie colossale pour un résultat nul", lâche-t-il, amer. Pensif devant l'abîme malodorant, ce grand gaillard au teint blond qui tourne au cramoisi dans la fournaise de cette journée ajoute : "Pour la première fois dans le monde, on se pose la question de comment éliminer 20 mètres de déchets chimiques... Et personne ne sait. Il y a au moins trois couches, celle du fond est solidifiée et, plus on s'approche de la surface, plus c'est liquide. Si on met du sable, cela risque tout simplement d'enfoncer la partie solide. Et la nappe phréatique est toute proche..."

Des travaux ont pourtant commencé depuis peu. Des camions orange dégagent les environs, en abattant des arbres. Il est question, ici, de brûler tout ce qui est liquide (6 000 m3 selon les estimations) ou semi-liquide (9 000 m3) et de recouvrir le reste (55 000 m3 au bas mot). Soudain, deux hommes en tee-shirt et en tongs surgissent, qui déblaient à la main des racines autour du trou. "Brigade des déchets", se présentent en plaisantant Maksim, 34 ans, et Roman, 28 ans. Un seul porte des gants. L'équipe ne craint pas de travailler sans protection : "Nous sommes des Russes!"

"Trou noir" et "mer blanche"

"Mieux vaut ne pas y rester plus de vingt minutes, après, moi, j'ai mal à la tête, nous avait pourtant prévenus Ivan Blokov, directeur de Greenpeace Russie, à Moscou. On ne sait pas ce que contient précisément le trou noir, il n'y a eu aucune étude, et si on vous dit le contraire, ne le croyez pas." Spectaculaire, ledit trou noir n'est pas le seul stigmate de Dzerjinsk. Il existe aussi, un peu plus loin, la "mer blanche", une immense surface de 54 hectares de couleur gris pâle où ont été déversés, jusque dans les années 1990, 4 millions de m3 de chaux mélangée à des déchets chimiques dont personne ne connaît précisément, ici non plus, la composition.

Le sol est toujours aussi mou qu'un tapis de gymnastique. Bordé par des remblais qui le séparent du canal artificiel Volossianikha, franchement orange par moments, l'endroit, surréaliste, ressemblerait presque à une paisible savane plantée de petits arbustes. Un étrange silence règne, seulement troublé par les cris rauques des mouettes. Dzerjinsk, c'est aussi cela : une variation inouïe de couleurs sur une succession de sites défigurés, au ­milieu d'une végétation résiliente.

Presque poétiques, les noms "trou noir" et "mer blanche" sont apparus très tôt dans le langage des initiés, avant d'être adoptés comme une évidence par beaucoup, y compris les autorités. Quoi de plus simple, quoi de mieux, pour désigner ces plaies ? Et pourtant, aujourd'hui comme hier, aucune information n'est mise à la disposition de la population.

"A l'époque soviétique, on pouvait mettre les déchets n'importe où", soupire Ackhat Kaïoumov, fondateur de l'association écologiste Dronte, installée à Nijni Novgorod et qui a pris pour nom comme pour emblème le dodo l'oiseau mythique de l'île Maurice disparu à la fin du XVIIe siècle avec l'arrivée des Européens. La silhouette de ce symbole de la destruction humaine est partout dans les locaux de l'association créée en 1989, sur les affiches ou en vitrine, sous forme de peluche.

"Il existe une centaine de décharges rien que dans la zone industrielle de Dzerjinsk, de taille et de niveau de dangerosité différents, explique le spécialiste, mais quatre sites sont considérés comme très dangereux : le trou noir, la mer blanche, Igoumnovo [une immense décharge à ciel ouvert] et Simazine [du nom d'un puissant herbicide dont les composants ont été enfouis sous terre]." Seul ce dernier trou a déjà été recouvert de béton, "une solution qui n'a pas coûté très cher .

Trente ans ont été nécessaires pour que les autorités se penchent enfin sur le problème. "Dans les années 1990, quand les grosses entreprises ont fait faillite, la qualité de l'air s'est améliorée et l'attention est retombée, détaille Ackhat Kaïoumov. Puis la menace est réapparue en 2004-2005 avec la montée du niveau de l'eau de la rivière Oka. La pollution pouvait atteindre sa nappe phréatique. Ce moment correspondait aussi à l'arrêt des programmes d'armement chimiques et à la destruction d'ateliers. Bref, la question revenait sur le tapis."

Il faudra pourtant attendre encore cinq ans pour qu'elle parvienne au Kremlin. En 2011, Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, survole pour la première fois en hélicoptère Dzerjinsk afin de mesurer l'étendue des dégâts. A son initiative, 4 milliards de roubles (environ 100 millions d'euros au cours de l'époque) sont débloqués. Mais le temps passe, le choix des entreprises chargées de la besogne s'éternise et une partie de l'argent s'évapore dans les méandres de la procédure et les tours de passe-passe de la corruption.

Les coûts ont doublé. De nouvelles expertises longues et laborieuses sont effectuées dans le cadre du programme fédéral rebaptisé Un pays propre. Et le président russe, ­Vladimir Poutine, a lui-même choisi Gas­EnergoStroï, un consortium d'entreprises créé dans le domaine énergétique et de la construction. En mai, 3 milliards de roubles (environ 49 millions d'euros) manquants ont été puisés dans le fonds de réserve nationale. C'est ainsi que les travaux, prévus jusqu'en 2020, ont commencé au trou noir.

Les conséquences de la pollution sur la santé des habitants, elles, n'ont jamais été rendues publiques. Rendez-vous est donc pris chez Gratcha Mouradian, qui fut médecin-chef de la maternité de Dzerjinsk pendant quarante ans. Aujourd'hui à la retraite, ce praticien jovial, "né soviétique" en Arménie, a débarqué ici en 1968 après ses études à Gorki (redevenue Nijni Novgorod après la chute de l'URSS).

"La première chose que l'on constatait en arrivant, explique-t-il, c'était la difficulté à respirer. Quand on montait sur la grande roue, sur la place principale, on voyait la cime des arbres, tous morts." A l'époque, rapporte-t-il, il existait bien un institut des maladies professionnelles qui s'était penché sur la santé des femmes, notamment enceintes; mais le seul élément qui lui avait été transmis, sans autre forme d'explication, était que les accouchées "saignaient plus" que la normale. "Ça ne correspondait pas à la réalité, évidemment, poursuit l'ancien gynécologue. Nous avions une mortalité infantile bien supérieure à la moyenne, avec 24 à 27 décès pour 1 000 contre 6 à 7 pour 1 000 aujourd'hui. On nous grondait pour cela. Il y avait aussi des problèmes respiratoires, des malformations, des pathologies du coeur, aussi, enfin tout le spectre."

Aucune amertume ne transparaît dans la voix. "Rien" dans sa formation ne l'avait prédisposé à s'intéresser aux effets de la pollution, assure-t-il; rien n'aurait éveillé ses doutes si ce n'est, peut-être, cette confidence d'un ami, lequel, après avoir un peu étudié l'agent orange utilisé par les Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam, lui aurait glissé qu'ici, un "produit semblable" était fabriqué. Tout en évoquant une forme de "sélection naturelle" qui laisse pantois, le docteur Mouradian en reste persuadé : "Ce n'est pas la pollution qui compte, c'est la façon dont on l'élimine. Regardez-moi, je suis en pleine forme à 71 ans!"

Nikolaï ne peut pas en dire autant. Inspecteur sécurité incendie, il était chargé de vérifier à tour de rôle les ateliers de la ville. "Presque tous mes amis sont morts entre 50 et 60 ans, à cause du coeur surtout", souffle cet homme malentendant de 67 ans au regard pétillant de bonté. Est-ce la dureté de la vie? La pollution? Comme tous ici, il ne détient pas la réponse, mais il se souvient que personne ne portait de masque à gaz "on ne peut pas travailler avec" - et qu'à l'époque, 15 000 salariés travaillaient dans la seule usine Sverdlovsk.

"La rivière est propre!"

Toute la vie sociale dépendait du conglomérat. "On partait en vacances organisées en Crimée, à Vilnius, en Abkhazie..." Pour vous dire, même le quartier où Nikolaï réside s'appelle Sverdlovsk, mais par prudence notre entretien s'est déroulé dans sa Lada. "Quand je suis parti à la retraite, j'ai signé un document pour ne rien raconter, à cause des explosifs, vous comprenez... C'est peut-être périmé, mais on ne sait jamais... Tout ce que je peux vous assurer, c'est que ça sentait très fort, parfois, dans la ville."

Pour l'heure, l'endroit est envahi de moustiques, ce qui ne paraît pas gêner Taïa Malinchina et sa copine Anfissa, 81 ans toutes les deux, assises sur des chaises en plastique devant le perron de leur immeuble années 1970. "Avant, on habitait ici aussi, mais dans une maison en bois", précise Taïa. Ouvrière peintre dans l'atelier no 3 de Sverdlovsk bien sûr , elle est partie à la retraite "encore jeune fille", à l'âge de 45 ans. "Je suis née ici, je mourrai ici", lance-t-elle avant de se recoiffer dans un éclat de rire pour une photo : "Peut-être qu'un Parisien va venir me chercher!"

Assise elle aussi sur un banc, dans un autre quartier, Diana, la silhouette ronde tassée sur elle-même, est moins gaie. Malade, essoufflée, cette ancienne chimiste de 67 ans a perdu son mari au même âge qu'elle d'un cancer, mort "comme tous ses collègues . "Heureusement, reprend-elle, mes deux enfants qui ont fait l'Institut de chimie travaillent ailleurs. Mon fils est kinésithérapeute, ma fille tient son propre magasin. Parce qu'on a l'exemple du père, n'est-ce pas..." Non, elle n'est pas optimiste. La question, même, l'indigne. "Avec des produits chimiques qui ont une demi-vie de 300 ans [la période nécessaire pour qu'un produit perde la moitié de sa toxicité], comment voulez-vous que cela aille mieux?"

Partout, dans la ville, des distributeurs, des "kiosques" d'eau artésienne, puisée au plus profond des sols, ont été installés depuis une dizaine d'années. Impossible de boire celle du robinet. Sur les bords de l'Oka aménagés en promenade, le militaire à la retraite Vladimir Illitch même prénom et patronyme que Lénine pêche sereinement. "Ça, dit-il en montrant une longue balafre sur son torse nu, c'est la Tchétchénie en 1994. Et ce trou-là, dans le dos, c'est l'Afghanistan dans les années 1980."

Un dur à cuire, Vladimir, et pourtant il jure qu'on ne l'y reprendra plus jamais à boire ne serait-ce qu'une goutte d'eau municipale. "Il y a deux ans, j'ai emménagé ici, dit-il en montrant du doigt derrière lui des immeubles neufs bleu et orange. Quand je prenais une douche, l'eau était comme ça [il montre un tee-shirt jaune citron]. Ça m'a déclenché un de ces eczémas! J'ai appelé les services de la mairie, ils ont fait des tests, les résultats étaient de 20 à 30 fois supérieurs à la norme de teneur en fer. Je me suis tartiné de crème pour bébé, s'esclaffe-t-il, puis j'ai fait appel au tribunal. On m'a installé des filtres importés de Finlande." "C'est mieux?", lui demande-t-on. "Un peu, répond Vladimir. Mais la rivière est propre!"

Si incroyable que cela puisse paraître, une bonne partie de la population ignore les risques induits par l'enfouissement des déchets et jusqu'à l'existence même du trou noir et de la mer blanche. "Hein? Jamais entendu parler", affirme Anna, une quadragénaire, en ouvrant des yeux ronds. L'hiver, la neige dissimule toutes les traces sous une pellicule blanche. Les odeurs s'atténuent. Il faut attendre le printemps et les étés chauds pour que soudain tout réapparaisse, intact. Les couleurs comme les odeurs.

Pétulantes l'une et l'autre, la blonde et la rousse, Evguenia et Svetlana, deux jeunes ingénieures de 30 et 33 ans, en congé maternité, qui poussent un landau dans le quartier limitrophe de la zone industrielle, n'y prêtent pas attention. "Mais vous voyez bien, nous n'avons pas de queue derrière nous ni cinq doigts aux pieds!", se moquent-elles.

A quelques mètres à peine, dans un autre immeuble en brique, Nadejda, 45 ans, reste pourtant taraudée par des questions sans réponse. "Mes parents, venus de Kaliningrad, sont arrivés à Dzerjinsk en 1966, je suis née ici, mon mari aussi, ma première fille..." La deuxième, Aliona, une gracile adolescente de 14 ans, est née lourdement handicapée, sans que rien ne permette d'affirmer que l'enfant a été victime d'une éventuelle contamination. "Les médecins ne m'ont jamais rien dit, soupire la mère. Mais, quand je vois les autres, je me demande..."

"Nous guettons le brouillard"

Les autres? "Oh oui, il y en a! Aliona va en classe spécialisée. Il en existe deux comme ça avec 15 enfants très handicapés chacune. L'année prochaine, la deuxième classe, celle des plus grands, devrait accueillir 20 enfants, mais l'enseignante est partie en congé maternité et personne ne la remplace..." Deux fois par an, le père, ingénieur, et Nadejda, enseignante en arts plastiques, accompagnent la petite dans un centre thérapeutique financé par les services de santé. En dehors de cela, les massages, nécessaires pour Aliona, coûtent trop cher. Comme tous les habitants de Dzerjinsk qu'il nous a été donné de rencontrer, la famille ne souhaite pas que son nom soit mentionné, par crainte de perdre son emploi pour avoir parlé de "choses négatives" devant des étrangers. "On vous accuse vite de nuire à l'image du pays et de faire fuir les investisseurs", soupire ­Ackhat Kaïoumov, de l'association Dronte.

Traumatisée par les faillites en cascade après la chute de l'URSS, Dzerjinsk tente encore aujourd'hui de renaître sur la base de son expérience acquise dans la chimie. Récupérer les centaines d'emplois perdus reste la principale préoccupation de la région. "Les autorités sont prêtes à accepter n'importe quoi. Nous luttons tout le temps pour que les investisseurs ne débarquent pas en se disant "c'est déjà tellement pollué qu'un peu plus, un plus moins, ce n'est pas un problème"", poursuit l'écologiste.

Les discussions sont âpres avec les pouvoirs publics pour faire venir en priorité d'autres secteurs d'activité, dans l'assemblage de machines, par exemple, ou, mieux encore, dans le traitement des déchets. "En permanence, nous avons des points de friction, disons cela comme ça", confie en souriant Ackhat Kaïoumov. La bataille pour obtenir des garanties et "exiler" à 20 kilomètres l'entreprise de plasturgie russo-belge RusVinyl a duré cinq ans.

Impossible de pénétrer dans l'une des usines encore en fonctionnement. Aux journalistes qui s'attardent un peu trop devant les entrées, ne serait-ce que pour prendre une photo d'un buste du bolchevique Feliks Dzerjinski, ici aussi représenté, il est prestement demandé de décamper. "Nous n'avons aucun accès aux lieux, confirme Vadim Chtchourenkov, journaliste dans une gazette locale, Dzerjinskoie vremia. Nous en sommes réduits à guetter le brouillard, la couleur de l'eau." Car, pour ce jeune homme, qui fait aussi partie d'une association citoyenne, La Voix de Dzerjinsk, les problèmes, même s'ils sont moins aigus que par le passé, demeurent. Et pour cause, selon lui, "dépolluer tout ça coûterait plus cher que les Jeux olympiques [d'hiver de 2014] à Sotchi!"

"Des centaines de petites et moyennes entreprises se sont installées sans aucun contrôle efficace. Dans les années 1990, oui, il y en avait un avec l'aide de l'Union européenne, mais la coopération est plus difficile aujourd'hui, depuis qu'on nous tourne le dos sur la scène internationale. Nous recevions aussi de l'information par Greenpeace, sur les dioxines, les phénols, comment brûler les plastiques, se protéger. Mais tout ça n'existe plus, assure-t-il. Certes, des documents sont nécessaires pour le recyclage des déchets mais, en réalité, seule Gaz [usine automobile] possède un atelier de ce genre; pour les autres, le seul lieu de traitement de déchets industriels se trouve à Samara, à cinq heures de route. Autant dire que beaucoup d'entreprises recyclent uniquement sur le papier..."

"La situation aujourd'hui est devenue encore plus compliquée du fait de la multiplication de petites entreprises, moins visibles que les grosses d'hier. Beaucoup ne filtrent rien", acquiesce Dmitri Levachov. Né lui-même à Dzerjinsk, ce militant écologiste tente de se faire entendre "depuis vingt ans" sur le sujet, non sans une pointe de découragement. "L'ordre d'inspecter les usines se fait tous les trois ans et encore, on prévient d'avance celui que l'on va contrôler." "Le trou noir, insiste-t-il, reste l'un des problèmes les plus compliqués à résoudre de la Russie."

Le journaliste Vadim Chtchourenkov se dit également préoccupé par la pollution de l'air et les "dégazages sauvages . "Cela se produit régulièrement entre 22 heures et 3 heures du matin, car les usines dépassent le seuil de production fixé et les filtres deviennent inefficaces." L'administration, accuse-t-il, ferme les yeux. La population reste indifférente. "Ça ne sent pas bon? On ferme les fenêtres et c'est tout. La nuit, les gens ne voient rien. L'alcool et les drogues tuent plus vite." Pour avoir tenté de fouiller un peu le dossier, le journaliste a subi des tracas. Trois jours de garde à vue pour une ceinture de sécurité oubliée au volant. Puis son chien a été transporté au loin. Cette année, sa voiture a été incendiée. Dzerjinsk n'aime pas que l'on gratte ses plaies.

Le Monde Environnement & Sciences, lundi 3 septembre 2018 4571 mots, p. 8

A Anniston , les fantômes de Monsanto Contaminations . 1­­ | 7

Au début du XXe siècle,la petite ville américaine de l'Alabama, commence à produire des PCB. La cité modèle devient un cauchemar toxique Stéphane Foucart page 8

Anniston, Hobson City (Alabama) envoyé spécial - Vers le milieu des années 1990, Shirley McCord a commencé à compter les morts. Elle a pris un cahier et, semaine après semaine, elle y a inscrit les noms de ceux qui mouraient. Devant chacun, elle indiquait la date du décès et la maladie. Shirley McCord n'était pas médecin ou épidémiologiste. Elle était épicière à Anniston, dans l'Alabama, et elle trouvait que ses clients mouraient un peu trop jeunes et un peu trop nombreux. Comme beaucoup d'habitants des quartiers ouest de la petite ville, elle avait l'intuition qu'un mal invisible rongeait le bourg et sa population.

Nul ne se souvient précisément quand elle a commencé la rédaction de son registre, mais une chose est sûre : en 2003, elle en avait rempli dix-sept ­pages. "Avec environ 25 noms par page", précise Ellen Spears, professeure d'études américaines à l'université de l'Alabama et qui a fait d'Anniston l'un de ses terrains d'étude. Le carnet de Shirley McCord est aujourd'hui introuvable. L'épicière est morte en 2007 à 71 ans d'un cancer, la maladie qui a tué tant de ses voisins.

Anniston aurait pu être un paradis. La petite ville à peine plus de 20 000 habitants est ­nichée dans les paysages somptueux du piémont des Appalaches, dominés par une forêt émeraude, haute et dense, comme on n'en voit pas en Europe. Les marges de l'immense forêt nationale Talladega bordent Anniston, enrobent ses conurbations, ses échangeurs. Autour d'un centre-ville minuscule de quelques rues tirées au cordeau, les maisons de bois éparses qui forment l'ouest d'Anniston ne sont jamais très loin de la nature exubérante.

Dans les années qui suivent sa fondation, dans les années 1870, Anniston est surnommée "la cité modèle". Les fourneaux de la Southern Manganese Corporation et plusieurs fonderies s'installent dans l'ouest de la ville; la métallurgie apporte paix et prospérité à toutes les communautés. Dans les rues circulent les premières automobiles d'Alabama, et Anniston est l'une des villes de l'Etat les plus tôt raccordées au réseau électrique.

Un siècle plus tard, "la cité modèle" est devenue "la ville toxique". Sous ce surnom, elle sort de son anonymat au début des années 2000, et fait les gros titres de la presse américaine et internationale en France, la journaliste Marie-Monique Robin lui consacre les premières pages de son livre-enquête Le Monde selon Monsanto (La Découverte, 2008). Le bourg est alors reconnu comme l'un des lieux les plus pollués d'Amérique du Nord.

L'histoire commence en 1929, quand la Swann Chemical Company installe à Anniston une grande usine de production de polychlorobiphényles (PCB), ces substances aux propriétés physicochimiques miraculeuses, utilisées dans les gros transformateurs électriques, dans l'encre, les plastiques ou encore les peintures... Six ans plus tard, en 1935, Monsanto rachète l'usine, l'une des deux seules à produire ces substances outre-Atlantique.

Les PCB, un monstre chimique

La firme détient ainsi, pendant près de quarante ans, le monopole de la production de PCB aux Etats-Unis et se débarrasse de ses déchets et de ses effluents dans les rivières, mais aussi dans deux grandes décharges adjacentes à l'usine. Les PCB sont interdits à la fin des années 1970 aux Etats-Unis, pour leur haute toxicité et leur persistance dans l'environnement, mais le géant agrochimique de Saint Louis (Missouri) connaissait la nocivité de son produit depuis la fin des années 1930.

Selon l'Agence de protection de l'environnement (EPA) américaine, au moins 5 000 tonnes de PCB ont été mises sauvagement en décharge, et quelque 530 tonnes ont été déversées dans la rivière Snow Creek, qui traverse Anniston du nord au sud. Le vent souffle, la pluie tombe, les eaux ruissellent, les cours d'eau s'écoulent, débordent et distribuent le poison partout. Les sols, les eaux de surface et souterraines, les sédiments, la faune sauvage et domestique, l'air et les humains sont contaminés, à des niveaux qui dépassent parfois l'imagination. A quoi il faut ajouter le plomb et le mercure, laissés dans les sols par toutes les industries qui se sont succédé ici.

PCB : ces trois lettres ne disent rien. Elles n'évoquent aucune image, aucune représentation. Mais derrière elles se cache un monstre chimique, une hydre de synthèse à 209 têtes. "Il ne s'agit pas d'une seule substance, mais de 209 molécules qui ont toutes des propriétés toxicologiques différentes, qui peuvent chacune cibler un organe ou certaines fonctions de l'organisme", explique Ellen Spears. La liste des maux associés aux PCB est un long et morbide catalogue. "De manière générale, il a été montré que les PCB sont une cause certaine ou probable de mélanomes, de certains lymphomes, de cancers du sein, explique David Carpenter, professeur à l'université d'Albany (Etat de New York), l'un des plus fins connaisseurs du sujet. A Anniston, on voit que les PCB sont associés à une pression artérielle élevée, au diabète, à des troubles cardiaques, à une réduction des niveaux de testostérone, à l'irrégularité du cycle menstruel, parfois à l'absence d'ovulation chez les femmes les plus exposées."

Sur la population de la ville, des effets négatifs sur les capacités cognitives des enfants exposés in utero ont également été montrés. Les études menées à Anniston, sur quelques centaines d'individus, n'ont toutefois pu mettre en évidence que les effets les plus massifs. Faute d'échantillons suffisants, toutes les maladies plus rares (les cancers, les maladies auto-immunes, etc.) sont condamnées à demeurer sous le radar de la statistique. Certains chiffres, toutefois, donnent le vertige : de source médicale locale, sur les 14 000 habitants d'Anniston à avoir été examinés en 2017 au centre hospitalier régional, environ 12 000 étaient diabétiques ou présentaient des signes de diabète. Contactée, la direction du centre n'a pas répondu à nos sollicitations.

David Baker le dit comme il déclinerait une part de son identité : "Moi, je n'ai pas de PCB dans le sang, mais beaucoup dans les tissus adipeux." Il fait partie des témoins incontournables du désastre et de ses conséquences. C'est un grand gaillard afro-américain de 65 ans qui a mené, devant les tribunaux de l'Etat d'Alabama, la lutte des habitants d'Anniston contre Monsanto. Avec, comme moteur, une revanche personnelle à prendre sur le géant agrochimique.

"En 1970, mon frère Terry avait 16 ans, raconte-t-il. Il n'avait jamais fumé, il ne buvait pas. Il est mort d'un cancer du poumon, d'une tumeur cérébrale et d'une maladie du coeur. Tout cela en même temps. Son médecin en pleurait." Quarante-trois ans plus tard, la victoire est historique. En 2003, troisclass actions("actions de groupe")rassemblant plusieurs milliers d'habitants de la ville aboutissent à la condamnation de Monsanto 700 millions de dollars de dédommagements, de soins médicaux et de nettoyage. C'est cette première grande affaire de justice environnementale qui a mis, pour un bref moment, la petite ville sudiste et ses tourments au centre de l'attention mondiale.

Tout racheter et faire place nette

A la table d'un restaurant de Noble Avenue l'artère commerçante qui faisait jadis la fierté de la ville , David Baker s'enflamme au souvenir de la vie d'avant, celle de son ­enfance, dans les quartiers ouest. "Personne ne se doutait que c'était si dangereux, que tout était si contaminé, raconte-t-il. Les enfants ­allaient jouer dans la rivière, on se baignait dans ce qu'on appelait le "trou bleu", parce que l'eau y prenait une couleur bleutée le soir et dégageait des vapeurs." Ces étrangetés amusaient les enfants; ils jouaient dans l'eau ­empoisonnée.

L'usine a été installée en surplomb de ces quartiers, ceux des pauvres et des Noirs. Ses effluents toxiques s'accumulaient dans les méandres de la rivière, ruisselaient vers leurs maisons, imprégnaient leurs jardins. "C'était une époque où les gens faisaient pousser des légumes dans leurs potagers, ils avaient des animaux, des cochons, des poules, raconte ­David Baker. On cueillait des baies, on pêchait les poissons de la rivière." Les plus pauvres, ceux qui vivaient le plus de leur jardin et de leurs bêtes, étaient les plus contaminés.

L'usine est encore campée là, au même endroit, comme un souvenir indélébile. Clôturée, protégée, inextricable enchevêtrement de tuyaux et de réacteurs hérissé de cheminées, elle domine encore l'ouest d'Anniston. Elle n'appartient plus à Monsanto, qui s'est débarrassé de sa division chimique à la fin des années 1990 : elle est devenue l'usine ­Solutia, désormais propriété de la société Eastman, et ne produit plus aucun PCB. En contrebas, sur son flanc est, deux ou trois hectares de prairie plantés d'arbres solitaires. C'était le quartier de Mars Hill. D'un geste large, David Baker embrasse cette trouée ­incongrue de l'ouest d'Anniston. "Avant, il y avait là tout un quartier, une centaine de maisons, deux églises, raconte-t-il. C'était une communauté florissante. Tout a été rasé."

Au milieu des années 1990, les cadres de Monsanto lancent discrètement un programme de rachat des propriétés du quartier de Mars Hill. Les mémos internes de la firme, rendus publics à la fin des années 1990 par la justice et que Le Monde a pu consulter, montrent que les responsables de l'entreprise s'inquiètent : ils suspectent que les niveaux de pollution des sols aux PCB sont, à Mars Hill, si phénoménaux qu'ils placent la société dans une situation de haut risque juridique. Il faut tout racheter et faire place nette.

A l'époque, les riverains ne savent encore rien de l'étendue du problème. Opal Scruggs, 83 ans, a toujours vécu à Anniston; son grand-père a fait toute sa carrière comme ouvrier à l'usine. Avec son accent du vieux Sud, elle raconte : "L'odeur dégagée par l'usine était bien sûr épouvantable et on trouvait chaque jour, jusque dans la maison, un dépôt gras sur les tables et les assiettes... Tous les matins, il fallait refaire la vaisselle. Mais on ne savait pas qu'on avait Monsanto dans le sang."

En 1995, le pasteur de l'église baptiste de Mars Hill est approché. Monsanto souhaite acquérir le sanctuaire et son terrain pour une somme trop élevée pour ne pas être suspecte. C'est le début de la prise de conscience; c'est le lancement des procès, mais la plupart des maisons de Mars Hill sont rachetées avant la fin des poursuites. Tout le quartier disparaît.

Les documents internes de la firme sont la dernière mémoire des lieux et de leurs habitants. Un mémo du 24 mai 1996 résume l'avancée du programme de rachat des propriétés et égrène les noms de ceux qui sont partis, des adresses qui n'existent plus. Eloise Measling vivait au 802, Boynton Avenue, Odessa Reese au 811 de la même rue, Dorothy Hammock habitait au 1 501, West 8th Street, Andrew Hartsfield au 517, Ferron Avenue, Sallie Franklin au 610, Montrose Avenue... "Presque tous sont morts à présent", dit David Baker, avant de nous mener vers la dernière maison du quartier, tout en haut de Montrose Avenue.

A cette adresse, indique le mémo du 24 mai 1996, "le révérend Thomas Long et son épouse n'acceptent pas les offres de rachat . L'homme n'a jamais changé d'avis. Il vit toujours là, dans sa petite maison de bois, semblable à celles que l'on voit ailleurs à Anniston ouest. Une dizaine de tondeuses à gazon hors d'âge s'entassent devant le pas de sa porte "il les répare", explique David Baker. Comme lui, Thomas Long a fait partie des fortes têtes et s'est toujours opposé à la firme. Pourquoi est-il resté? "Parce que je suis né ici, il y a maintenant plus de soixante-dix ans", dit-il simplement. Et précise son taux de PCB dans le sang "168 parties par million [ppm] à l'époque du procès . C'est plus de cent fois la moyenne américaine...

La 10e Rue passe tout à côté de Mars Hill. Le commerce de Shirley McCord, l'épicière qui comptait les morts, était là. "La boutique a été rasée comme le reste", dit David Baker. D'autres commerces, une station-service, un restaurant, ont été laissés à l'abandon et leurs ruines, à quelques encablures de l'usine, sont autant deprésences fantomatiques dans la ville. Dans les autres quartiers de l'ouest d'Anniston, çà et là, l'oeil est accroché par des maisons abandonnées, reprises par la végétation, et qui donnent à certaines rues un air de postapocalypse.

Que savaient les cadres de Monsanto? Et depuis quand le savaient-ils? La question est si vaste qu'elle a fait l'objet d'une thèse de doctorat soutenue en 1999 par Robert Brent Cissell, à l'université de Louisville (Kentucky). Sa lecture est accablante. "Au milieu des années 1930, à Harvard, le professeur ­Cecil Drinker avait déjà mené des travaux sur les effets délétères systémiques des PCB, y compris à faibles doses, raconte Ellen Spears. En juin 1937, au cours d'un symposium sur le sujet, il a présenté ses résultats aux autorités sanitaires fédérales et à des responsables d'entreprises, dont Monsanto." Le directeur de la santé de la firme, Emett Kelly, assiste à la réunion; aucune mesure de protection des populations n'est prise.

"Des raisons d'être en colère"

En 1966, la société commande une série de tests sur la rivière Snow Creek, à Anniston : dans certains secteurs, lit-on dans le rapport des biologistes, les poissons ne survivent pas à une plongée dans l'eau de quelques secondes. En 1970, Monsanto achète, auprès d'habitants des quartiers ouest, un cochon destiné à la consommation : les taux de contamination des tissus adipeux de l'animal sont vertigineux. Les biologistes du groupe y dosent une concentration de quelque 19 800 ppm de PCB, soit 4 000 fois le seuil acceptable fixé à l'époque par les autorités sanitaires américaines.

Monsanto ne peut plus ignorer que les habitants d'Anniston ouest s'empoisonnent. Cette année-là, raconte Ellen Spears, le quotidien local, l'Anniston Star, publie une première alerte. "Les responsables de la société ont immédiatement répliqué que tout était sous contrôle", dit l'universitaire. La même année, un cadre de la firme écrit à ses correspondants, à propos des PCB, dans un mémo qui a fait date : "Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un seul dollar de business."

Deux ans plus tard, en 1972, le géant agrochimique commande à un laboratoire privé une étude de deux ans sur des rats. Le résultat tombe au printemps 1975 : les animaux exposés à quelques PCB présentent des tumeurs hépatiques. Dans son projet de rapport, qu'il soumet à Monsanto, le laboratoire indique que les PCB testés sont "légèrement tumorigènes . Mais même cette expression euphémisante est intolérable : George Levinas, le patron de la toxicologie de Monsanto, fait corriger et demande au laboratoire d'indiquer que le produit testé "n'apparaît pas cancérogène . "Cette phrase est préférable", explique-t-il.

Il faut attendre le début des années 1990 pour que le secret de la contamination commence à s'éventer. En 1993, la compagnie d'électricité de l'Alabama lance la construction d'un gros transformateur sur un terrain bordant la décharge occidentale de l'usine. ­Pamela Scully, qui supervise la décontamination de la ville pour l'EPA, nous conduit sur les lieux. "La compagnie d'électricité a fait mener des analyses de routine sur les sols et a découvert des niveaux très élevés de PCB, raconte-t-elle. Et elle a immédiatement prévenu l'EPA." Ici, comme à Mars Hill, les niveaux de PCB sont énormes de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers de fois le seuil considéré comme acceptable par les autorités.

L'objectif de l'EPA, explique Pamela Scully, est que les propriétés contaminées soient nettoyées lorsque la contamination excède 1 ppm. Or, les PCB ne disparaissent pas. Ils persistent plusieurs siècles dans les sols. Pour s'en débarrasser, il faut écorcher la terre contaminée. "On la retire sur une épaisseur d'environ 30 centimètres et on la remplace par de la terre propre, explique-t-elle. Environ 700 propriétés étaient concernées et la grande majorité ont été décontaminées. Il en reste quatorze."

Les opérations sont délicates. "Nos relations sont parfois difficiles avec les gens, relate Pamela Scully, sans jamais se départir de son sourire. Beaucoup d'entre eux ont des raisons d'être en colère et cette colère se manifeste parfois contre nous..." La plus grande part de cette terre contaminée ne peut être nettoyée : elle finit dans les remblais, sous les routes et les parkings, dont on espère qu'elle restera à jamais prisonnière.

La décontamination est donc presque finie? En réalité, elle ne fait que commencer. Pamela Scully nous emmène jusque dans la 11e Rue, qui longe la voie ferrée. Entre la chaussée et la voie, un banal fossé, qui descend de l'usine. "Ici, on atteignait des niveaux de contamination de l'ordre de 5 000 ppm", dit-elle. A cet endroit, le fossé tombe dans la rivière Snow Creek, qui passe sous la chaussée. Six kilomètres plus au sud, le ruisseau se jette, à son tour, dans un autre cours d'eau plus important, le Choccolocco.

Les PCB se diffusent ainsi, par capillarité : aujourd'hui, sur quelque 50 kilomètres, toute la plaine d'inondation de la rivière est contaminée. Après les jardins d'Anniston, ce sont environ 200 terrains agricoles ou forestiers qu'il va falloir ausculter et nettoyer, de même que les milliers de tonnes de sédiments du Choccolocco. Un travail de titan dont il n'est même pas sûr qu'il soit jamais mené. "L'EPA va conduire une évaluation des risques et prendre, dans les prochaines années, une décision sur ce qu'il conviendra de faire, explique Pamela Scully. Je serai en retraite depuis longtemps que cette histoire sera loin d'être terminée!"

Enfants nés avec douze doigts

Mais, pour nombre d'habitants des quartiers ouest, l'histoire ne s'achèvera jamais. David Baker montre les deux décharges de l'usine : les milliers de tonnes de PCB enfouies sont toujours là, confinées sous un géotextile censé éviter de nouvelles fuites. Elles n'en partiront pas. Avec quels effets à long ou très long terme? Nul ne saurait le dire. Même aujourd'hui, mesurer précisément les dégâts sur la santé de la population semble impossible.David Carpenter, qui a pourtant participé à plusieurs études sur la localité, juge celles-ci "incomplètes", car fondées sur de trop petits échantillons.

Bien sûr, on pourrait traverser Anniston sans rien voir de particulier. Le cancer et le diabète sont des chasseurs discrets. Ils n'affichent pas leurs trophées dans les rues. Il faut s'arrêter, au hasard des adresses dans les quartiers ouest, engager la conversation. Croisée en haut de la 3e Rue, Cynthia Strickman, la soixantaine, Afro-Américaine aux yeux bleu électrique, a la voix qui vibre de colère. Colère contre Monsanto, colère ­contre les cabinets d'avocats, qui sont partis avec bien trop d'argent et n'ont laissé que des miettes aux plaignants, tonne-t-elle... Des problèmes de santé? Elle assure qu'elle n'a rien. Il faut discuter quelque temps pour qu'elle confie, au détour d'une phrase, que deux de ses trois enfants sont nés avec douze doigts. "Mais je ne les ai pas laissés avec cet embarras, dit-elle. Ils ont été opérés tout petits. Ils ont la quarantaine, maintenant, et ils vont bien..."

De l'autre côté de l'usine, un petit pâté de maisons est coincé entre l'autoroute, la voie ferrée et le transformateur d'où le scandale est parti. Des cabanes de bois rafistolées, des bicoques en préfabriqué avoisinent des bâtisses en dur et des mobile homes sédentarisés, posés au milieu d'un carré de pelouse. Kim Abernathy, la trentaine, habite en face du transformateur. Sa maison a partiellement brûlé et tout un pan de mur est noirci. "Ce n'est pas un problème, on peut toujours y habiter", dit-elle. Des problèmes de santé? Avec l'air étonné qu'on puisse poser la question, elle répond qu'elle a eu un cancer ovarien à 17 ans, que sa soeur a eu le même à 15 ans. ­Toutes deux ont été sauvées. "Nous avons eu de la chance : en Alabama, le programme ­Medicaid prend en charge les soins des enfants jusqu'à 19 ans", explique-t-elle.

Elle égrène les cas familiaux de cancer : sa tante, qui entre en soins palliatifs après des mois de lutte contre un cancer du rein, son cousin frappé par le même genre de maladie elle ne sait plus quel organe était touché. Ce n'est plus si important de le savoir. "Il est mort en douze jours", dit-elle. De toute la famille, seule sa grand-mère, assure-t-elle, a été associée à l'une des trois class actions lancées contre Monsanto. "Elle a touché 32 000 dollars." Et ce petit enfant de 2 ou 3 ans, qui ­galope auprès d'elle? "C'est mon neveu. Il va bien. Il est asthmatique, mais c'est le cas de presque tous les enfants, ici..." Il y a quatre ans, poursuit la jeune femme, les pelleteuses sont venues décontaminer le jardin. La terre a été arrachée et remplacée. "Les travaux ont duré presque un an", précise-t-elle.

Sa mère, Brenda, la cinquantaine, nous ­rejoint et confirme. Elle aussi raconte les ­malheurs de la communauté, comme cette adolescente du coin frappée par un cancer des os... A quelques centaines de mètres de là, Jean Sides, 67 ans, trouve aussi que le cancer frappe beaucoup de monde dans le voisinage. Mais ce qui la surprend plus encore, ce sont les maladies cardiaques. Elle plisse les yeux pour se souvenir et, de l'index, compte en désignant des maisons alentour : "Un, deux, trois, quatre, cinq..."

Bien sûr, le hasard des rencontres n'a pas valeur de statistiques, d'autant que les anecdotes et les histoires glanées dans les rues ne sont jamais secret médical oblige complètement vérifiables. Mais converser au gré des rencontres à Anniston ouest vous plonge souvent dans une forme de sidération devant la magnitude de la misère sociale, l'omniprésence de la maladie, le poids de la résignation.

L'une des pédiatres qui exerce depuis le plus longtemps à Anniston ne peut que confirmer la singularité des maux rencontrés dans la population. Angela Martin travaille à quelques kilomètres de l'usine, dans une petite clinique de la 4e Rue. Que voit-on chez les enfants d'Anniston? "Certains ont de la tension, des taux de cholestérol et de glycémie élevés, comme des personnes de 60 ou 70 ans, affirme-t-elle. Lorsqu'ils sortent du lycée, au lieu de chercher un boulot comme les autres, certains se demandent comment obtenir une pension d'invalidité parce qu'ils ne peuvent pas travailler avec leur maladie rénale ou hépatique."

Cancers rares à évolution rapide, lupus (une grave maladie auto-immune), malformations congénitales, asthme, déficit d'attention et hyperactivité, diabète précoce, syndromes autistiques... tout cela est le lot de ses consultations, dit-elle. "On voit aussi des syndromes de Goldenhar [un ensemble de malformations touchant les systèmes auditif et oculaire, le squelette]. Bien sûr, il y en a ailleurs, mais pourquoi en voit-on autant à Anniston? Pourquoi autant de ces syndromes sont-ils associés au code postal 36 201 [celui d'Anniston ouest]? Nous avons eu ici un bébé né sans yeux, avec une seule oreille. En trente ans de pratique de la médecine, je n'ai jamais vu cela." Pour la pédiatre, il ne fait guère de doute que la contamination de l'environnement joue un rôle majeur dans cette accumulation de maux qui frappent les plus jeunes rien d'autre ne saurait expliquer le caractère "unique" de la situation.

Le scepticisme de certains ses confrères la plonge dans une colère froide. "Un jour, un médecin m'appelle pour me demander si je crois vraiment à tout cela, si le problème n'est pas seulement celui de "ces gens" qui cherchent à trouver des excuses pour ne pas travailler et faire de l'argent facile, s'emporte-t-elle. Ce que je vois dans mon cabinet, ce sont des choses réelles." "Ces gens" ? La majorité des victimes de la contamination sont les pauvres et les Noirs des quartiers ouest. "Ces gens", ce sont les Afro-Américains toujours victimes, surtout dans le Sud, de vieux stéréotypes...

Nouveau chapitre de l'histoire raciale

Ce qui se joue à Anniston est comme un nouveau chapitre de l'histoire raciale des Etats-Unis. "Demandez-vous pourquoi l'usine était installée là...", résume Angela Martin, ­elle-même afro-américaine. Comprendre : pourquoi en surplomb des quartiers noirs? Pourquoi, même au niveau de l'ensemble des Etats-Unis, les Noirs sont-ils, en moyenne, toujours bien plus imprégnés par les toxiques de l'environnement?

A trois kilomètres au sud de l'usine, Hobson City est un bourg minuscule si petit qu'il pourrait n'être qu'un quartier d'Anniston. Avec ses 3 km2 de territoire, Hobson City est aussi un symbole, un haut lieu de l'histoire des descendants d'esclaves de l'Alabama. A l'origine, la zone le Mooree Quarter fait partie intégrante de la municipalité voisine d'Oxford. Mais, le 16 août 1899, ces quelques pâtés de maisons font sécession à la suite de l'élection d'un maire raciste. Le Mooree Quarter devient Hobson City, qu'un quotidien de l'époque désigne comme "la seule municipalité entièrement contrôlée et gouvernée par des Noirs . Une plaque commémorative, plantée au centre du bourg, rappelle cette ­histoire d'émancipation et d'espérance.

La maire, Alberta McCrory, reçoit dans son bureau, installé dans l'école. Ici aussi, les ­effets de la contamination se sont-ils fait sentir? "Nous voyons beaucoup de femmes à qui un lupus est diagnostiqué. Nous avons aussi beaucoup de cancers du sein chez des femmes encore jeunes, de 40 ou 50 ans, dit-elle. Chez les enfants, ce que nous voyons le plus, c'est de l'asthme et des difficultés d'apprentissage." Ici, quelques jardins ont été décontaminés, mais le parc municipal, les terrains des églises restent pollués par les PCB ou les résidus de métaux lourds d'anciens hauts-fourneaux. Alberta McCrory explique qu'Hobson City n'a pas, à l'inverse des cités voisines plus importantes, les moyens de faire face à la contamination. La ville a été abandonnée. "Les procès achevés, nous n'avons plus d'interlocuteurs, dit-elle. En dix ans, nous avons perdu 75 maisons, ce qui est important pour une petite communauté comme la nôtre. Les gens s'en vont, ils s'installent ailleurs, là où c'est moins pollué..."

Dans les années 1980, Hobson City comptait quelque 2 000 habitants. C'est moins de 800 aujourd'hui. Et, malgré une si faible démographie, les cérémonies funéraires semblent ne pas cesser. Alberta McCrory nous recevait le 24 mai et nous quittait en précisant : "Une femme de 55 ans sera enterrée aujourd'hui, après un cancer du sein. Une autre, de 42 ans, sera enterrée demain. Elle avait un cancer localisé au sein et au cerveau."

Hobson City, Anniston : ce sont des lieux minuscules et oubliés, pris dans une gangue de malheur et d'injustice trop grande pour eux. Les PCB sont un problème mondial; à peu près tous les humains portent dans leur biologie des traces ténues de ces substances. Elles persistent, s'accumulent dans les graisses, se concentrent dans la chaîne alimentaire et ne disparaîtront pas. "Bien sûr, les PCB sont désormais interdits, mais une grande part de ce qui a été produit est aujourd'hui stockée dans les glaces de l'Arctique et le réchauffement va en remettre de grandes quantités en circulation, explique Ellen Spears. Il ne faut pas les voir comme un problème du passé, mais aussi comme un problème actuel et à venir. De même qu'il ne faut pas voir Anniston comme une catastrophe seulement locale :c'est l'épicentre d'une contamination planétaire."

Séance 05

Les valeurs du présent

Observation

Expliquez pourquoi le présent est utilisé dans les phrases ci-contre.

Pistes

a. Les géants du pétrole, du gaz, du charbon et du ciment - soit environ 100 entreprises - sont à eux seuls responsables de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre depuis le début de l'ère industrielle.

b. Il est temps d'inverser la logique, et de permettre aux communautés affectées par la crise environnementale de saisir la justice, partout où c'est possible.

c. De la route en terre s'élèvent d'épaisses volutes de poussière.

Notion

Les valeurs du présent

Application

1. Dans les phrases soulignées dans l'extrait suivant, identifiez les verbes au présent de l'indicatif, et indiquez leur valeur.

2. Qu'est-ce qui rend ce début de reportage dynamique et immersif ? Rédigez un paragraphe argumenté pour répondre.

3. Reprenez la photographie de la séance 03 et écrivez un début de reportage en utilisant le présent et ses différentes valeurs.

Vallée de l'Euphrate (Irak) - envoyée spéciale - Du haut de l'ancien complexe touristique construit sur les bords du lac Sawa, dans la province d'Al-Mouthanna, dans le sud de l'Irak, le désert s'étend à perte de vue. Eventrés, les bâtiments sont à l'abandon depuis l'invasion américano-britannique de 2003. "Jadis, il y avait de l'eau jusqu'aux berges, des poissons et des oiseaux. On venait se baigner, pique-niquer et se promener en barque sur le lac", se souvient, avec nostalgie, Abdallah, un chauffeur de taxi de 40 ans venu de Samawa, la ville voisine, pour profiter du calme du lieu en milieu de journée. Aujourd'hui, c'est tout l'écosystème de Sawa qui est menacé de disparition.

En avril, le lac s'est complètement asséché. Il s'était formé il y a plus de cinq mille ans près de l'Euphrate, à l'extrémité ouest de la vallée fertile de Mésopotamie qui s'étend jusqu'au Tigre, le berceau de la civilisation sumérienne qui a donné au monde l'écriture et l'agriculture. Au début de l'été, de l'eau a refait surface. Mais du lac, alimenté par la seule nappe phréatique qui remonte dans le sol à travers des crevasses et des fissures, il ne subsiste qu'une mare au milieu d'un cratère béant de cinq kilomètres sur deux. "Le lac Sawa n'est plus qu'à 5 % ou 10 % de sa superficie initiale. Il ne reviendra jamais à son niveau d'avant. Si on arrive au moins à préserver cette surface, ce sera un accomplissement", confie Youssef Jaber, chargé de l'environnement pour la province d'Al-Mouthanna.

Longtemps, le lac Sawa est resté stable. "Il est situé très bas, à six mètres au-dessus du niveau de la mer et à 200 mètres sous les plateaux désertiques environnants, ce qui lui permet de recueillir les eaux souterraines venant de Syrie et d'Arabie saoudite", explique Ali Hanoush,un expert agronome et ancien membre du conseil régional d'Al-Mouthanna. Le site, unique en son genre, est protégé depuis 2014 par la convention de Ramsar relative aux zones humides. Situé dans une zone de cuvettes salées, formé sur des roches limoneuses et ceint de barrières de gypse, il agit d'habitude comme un régulateur climatique contre la désertification rampante dans la région. Ses eaux hébergeaient des crevettes et des poissons qui nourrissaient les oiseaux migrateurs faisant étape sur ses berges, dont des espèces vulnérables comme l'aigle impérial, l'outarde houbara et la sarcelle marbrée.

Le niveau de l'eau a commencé à baisser en 2015. "Il y a des causes liées au changement climatique. Depuis trois ans, il n'y a pas eu de précipitations et les températures dépassent parfois les 50 0C à Samawa. De petits séismes ont fermé les sources qui alimentaient le lac", indique Youssef Jaber. L'activité humaine locale en est aussi responsable. Le manque d'eau dans la région intensifie la concurrence entre industriels, agriculteurs et éleveurs pour s'approprier la précieuse ressource. "Des puits ont été creusés illégalement dans le désert alentour pour des projets agricoles et des usines comme les cimenteries et la saline. Ils drainent beaucoup d'eau de la nappe phréatique qui alimente le lac, surtout la saline", poursuit le responsable local.

Séance 06

Bilan

Observation

Parmi ces deux textes, lequel est un reportage ? Lequel est une tribune ? Justifiez votre réponse.

Pistes

Synthèse

1. Quelles sont les règles d'écriture du reportage ? De la tribune ?

2. Quels sont les points communs entre les deux genres ?

Prolongement

Parmi les genres de la presse que nous avons étudiés, lequel vous paraît le plus à même de sensibiliser les gens, et pourquoi ?

Document A

Nous, soussignés, représentons des disciplines et domaines académiques différents. Les vues que nous exprimons ici nous engagent et n'engagent pas les institutions pour lesquelles nous travaillons. Quels que soient nos domaines d'expertise, nous faisons tous le même constat : depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l'urgence croît tous les jours. Cette inertie ne peut plus être tolérée.

Les observations scientifiques sont incontestables et les catastrophes se déroulent sous nos yeux. Nous sommes en train de vivre la sixième extinction de masse, plusieurs dizaines d'espèces disparaissent chaque jour, et les niveaux de pollution sont alarmants à tous points de vue (plastiques, pesticides, nitrates, métaux lourds…).

Pour ne parler que du climat, nous avons déjà dépassé le 1 °C de température supplémentaire par rapport à l'ère préindustrielle, et la concentration de CO2 dans l'atmosphère n'a jamais été aussi élevée depuis plusieurs millions d'années. [...]

L'appel de 1 000 scientifiques : "Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire ", Le Monde, 20/02 2020.

Document B

À la sortie du long virage qui laisse entrevoir les premiers chalets de Fort Chipewyan, un panneau invite tout individu témoin d'un crime à contacter la cellule téléphonique mise à disposition par la police. La ­localité de 900 âmes du nord de l'Alberta, ­accessible par la route seulement quelques semaines par an, lorsque le froid est si mordant qu'il fige le lit des rivières en une glace suffisamment épaisse pour laisser circuler les véhicules, n'a pourtant pas le profil d'une cité de la peur. Ses habitants sont d'ailleurs bien incapables de se remémorer le moindre acte criminel commis ces dernières années dans le village peuplé de Premières Nations Mikisew Cree et Athabasca Chipewyan, deux groupes amérindiens parmi les cinquante composantes autochtones du Canada.

La population de "Fort Chip", pourtant, débute la journée avec la boule au ventre, redoutant de tomber malade et inquiète pour l'avenir du lac dont la rive méridionale domine le panorama. Au milieu de l'hiver, seules quelques ­taches sombres rompent la monotonie de cette ligne d'horizon d'un blanc infini : elles signalent les îlots sur lesquels la végétation émerge du manteau neigeux.

D'une superficie de près de 8 000 km2, le lac est de loin la plus grande retenue d'eau d'Alberta et de l'Etat voisin du Saskatchewan. Il est aussi la principale source de subsistance pour les populations amérindiennes, habituées depuis toujours à pêcher le grand brochet et le doré jaune dans l'Athabasca, à traquer le caribou, l'élan ou le bison dans les forêts alentour et à récolter des baies dans la nature environnante. Un mode de vie ancestral qui semble de moins en moins compatible avec une autre histoire ­albertaine, débutée celle-là vers la fin des années 1960, celle de l'extraction du pétrole issu des sables bitumineux.

"On ne fait que survivre au jour le jour, maugrée Ray Ladouceur, un pêcheur de 76 ans. Depuis plus d'un demi-siècle, je vis du produit de ma pêche. Quand les entreprises minières ont commencé à déverser leurs eaux usées dans la rivière Athabasca, qui se jette dans le lac, elles ont contaminé le poisson. Aujourd'hui, l'eau est polluée et le gouvernement a dû interdire la commercialisation de la pêche." "Jusqu'où irons-nous, nous, les êtres humains, dans la destruction de toute chose ?", s'interroge le vieil homme avant de confier avoir perdu une quinzaine de membres de sa famille, victimes de cancers. Les ­rejets industriels qui affectent l'air, l'eau et le sol en seraient la cause.

Stéphane Foucart, "Au Canada, troisième réserve pétrolière mondiale, le poison de l’or noir de l’Alberta [Contaminations 3/7]", Le Monde Environnement & Sciences, 7 septembre 2018.