"De notre envoyé spécial"

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Les mouroirs de Lille

Ce reportage sur l'hospice de Lille, fut publié par l'hebdomadaire Le Point le 19 mars 1973. Il fit scandale et amena le Maire de Lille, Pierre Mauroy, à faire transférer immédiatement les "patients" dans d'autres établissements. L' ancien Hospice de Lille a été depuis entièrement restauré et classé monument historique.

Ils sont assis sur leur chaise, mains sur les genoux, regard fixe ; ils ne disent rien et ils attendent la mort, "les petits vieux de l'hospice".

Le décor correspond tellement à l'image caricaturale des paysages du Nord que l'on a peine à y croire. Tout y est : un ancien canal, une avenue déserte bordée d'arbres gris, un terrain vague, la brume. Et, dominant ce monde du silence, à cinq minutes de la gare de Lille et de son centre animé, une imposante façade de pierres grises, sobre architecture du XVIIIe siècle : l'hospice général de Lille.

Ici vivent, à l'abri des néons, des décibels, des remous politiques et des scandales, 550 personnes : débiles, malades mentaux, vieillards. Mais on comprend vite pourquoi cet hospice a servi de décor aux scènes d'emprisonnement et de tortures du film "l'Aveu", de Costa-Gavras.

Il suffit d'arpenter les couloirs –immenses, glacials- du premier étage. Cinq mètres de hauteur sous le plafond voûté. Un sol pavé, les célèbres pavés du Nord, ceux que l'on trouve dans les vieilles ruelles et les "courées", entre lesquels suintent des rigoles brunes.

Et puis, l'odeur. Une odeur d'étable, âcre, suffocante. Les hautes fenêtres que l'on ouvre même en hiver, les courants d'air qui font frissonner même en été n'y font rien. Elle s'est installée pour toujours entre ces murs épais. Franchie une herse –tous les dix mètres le couloir est barré d'une herse de bois ou de fer- on entre dans "la salle des mentaux". Et d'un seul coup, on bascule dans un autre monde. C'est un film néo-réaliste italien d'après-guerre. Ou bien cela se passe dans quelque Orient misérable. A peine a-t-on fait quelques pas dans la salle démesurée, meublée en tout et pour tout d'une longue table de bois brut, que des êtres- une centaine environ- au crâne presque rasé, vautrés sur des bancs devant un poste de télévision gueulard, les pieds dans des mares d'urine, se mettent à bouger. Tenant d'une main leur pantalon de toile kaki sans cordon, ils se dandinent vers vous, en marmonnant des syllabes étranges.

"N'ayez pas peur, dit le directeur en les écartant, ils ne sont pas méchants".

Au fond, c'est leur dortoir. Des lits de fer alignés les uns contre les autres, si nombreux qu'on les croirait multipliés à l'infini par une glace. Un peu plus loin, la salle des "punis", peuplée seulement d'une vingtaine de lits. "On les enferme là, explique le directeur. Comment faire autrement quand, dans une salle où dorment 40 personnes, un vieux rentre saoûl ?" le seul puni de la semaine est allongé, les yeux rivés au plafond, perdu dans on ne sait quel rêve ou quel souvenir. C'est un vieux qui, précisément, avait trop bu : il a tenté d'étrangler son voisin. L'alcoolisme constitue le problème majeur des hospices. Rien d'étonnant quand on sait que le Café du Vieux Canal est le seul but de promenade possible entre les heures des repas (11h30 et 17h30), et le ballon de gros rouge à 40 centimes, le seul moyen d'évasion accessible : la plupart des vieux entrent à l'hospice démunis, ils ne touchent que 50 Francs d'argent de poche par mois.

D'escaliers sombres en couloirs pestilentiels (il n'y a, par salle, qu'un seul WC, souvent bouché, et une demi-douzaine de lavabos écaillés), des salles de femmes à l'entrée "strictement interdite aux hommes" aux salles de valides et à l'infirmerie, l'horrible devient très vite monotone. Partout, les mêmes hauts plafonds noircis, les mêmes murs jaunes, les mêmes longues fenêtres à petits carreaux par où filtre la pâle lumière de la cour intérieure. Dans chaque salle, de part et d'autre du gros poêle de fonte qui trône au milieu, entouré d'un grillage, les mêmes lits alignés. Entre chaque lit, une chaise étroite. Et sur la chaise, un vieux ou une vieille. Tous étonnamment ressemblants. Vêtus de toile bistre ou grise et d'un gros gilet de laine, les cheveux raides coupés au bol, ils sont assis, les mains sur les cuisses, le regard fixe. Les multiples petits évènements de la vie commune- le café au lait de 15h30 qu'on sert à la louche, la femme qui hurle d'une voix éraillée : "Une cigarette : Une cigarette !", celle à qui l'on doit remettre de force sa chemise de coton car elle veut à tout prix se déshabiller… -rien ne semble les sortir de leur torpeur. Pensent-ils seulement à quelque chose ? Ont-ils un âge ? Portent-ils seulement un nom ? Sont-ils enfin des êtres humains ?

Des vieux abandonnés, cela suffit. Entrés à l'hospice à la demande de l'hôpital parce qu'il fallait "désencombrer" le service spécialisé où ils avaient été opérés ou soignés. Ou bien chassés de chez eux parce qu'ils ne payaient plus leur loyer. Ou "riches", cela arrive (une fois, on a retrouvé 70 000 F sous le matelas d'une "grand-mère"), mais seuls et handicapés par un méchant lumbago.

Alors, assis sur leur chaise percée à longueur de journée, ils se laissent lentement gagner par la mort, Ils n'ont plus, semble-t-il, ni curiosité, ni intelligence, ni coquetterie, ni pudeur.

On se persuaderait vite que la vieillesse est bien un sinistre naufrage, si l'on ne se souvenait alors d'une grand-mère qui a décidé, à 75 ans, d'apprendre l'anglais, d'un chef d'entreprise qui, à 81 ans, submerge chaque matin ses collaborateurs d'idées nouvelles, et d'un célèbre pianiste, Artur Rubinstein qui, à 83 ans, parcourt le monde de récital en récital. En vérité, le naufrage n'est ni inéluctable ni irrémédiable. A Grenoble, où une équipe de médecins à créé, il y a une dizaine d'années, un service d'hospitalisation à domicile et un réseau de "clubs du 3ème âge" gérés par les personnes âgées elles-mêmes, des centaines de vieux ont rajeuni ; ils ne pouvaient plus se baisser pour lacer leurs souliers : ils partent, à 70 ans, en stage de ski, et vont chaque semaine à la piscine. Elles étaient vêtues de noir et de pantoufles pour la vie, les voilà qui se pomponnent, se maquillent, font de la gymnastique pour retrouver démarche souple et ventre plat.

Même ceux de l'hospice de Lille, et leurs milliers de semblables- entassés dans les hospices d'Ivry ou de Nanterre, mêlés aux jeunes débiles et aux schizophrènes dans celui de Saint-Etienne, privés de pantalon pour avoir bu ou enfermés pour avoir tenté de rejoindre leur conjoint à Nancy, Chartres et ailleurs -, oui, même tous ceux-là, abêtis par un régime qu'il faut bien qualifier de pénitentiaire (réveil à 5h30, et couvre-feu à 18 heures), même les incontinents, les gâteux (mais qui ne le deviendrait après quelques mois de ce régime, avec la mort comme seule évasion possible ? ) pourraient encore mener une vie normale.

Le visiteur qui hâte le pas, pressé de retrouver l'air libre et des visages d'enfants, le soupçonne déjà : sur son passage, les clins d'œil, les petits appels de la main sont autant de signes.

Voilà trois ans, à Lille précisément, une équipe de jeunes, filles et garçons, étudiants pour la plupart et membres de l'association des Petits Frères des Pauvres, en a fourni la preuve. En rendant visite deux fois par semaine aux " petits vieux" de l'hospice, ils ont découvert la détresse, l'intelligence, le cœur –parfois la haine- cachés derrière les visages uniformes.

L'été suivant, les Petits Frères organisaient des vacances : 10 jeunes avec 40 vieux pendant quinze jours dans un hôtel tout blanc sur une plage de la Manche. "Ce fut une incroyable transformation, raconte l'un d'eux, un grand garçon bouclé à col roulé : Patrick Fournier, 22 ans, étudiant en médecine. Les femmes achetèrent des robes à fleurs, devinrent gaies, bavardes." Mais trois jours après le retour à l'hospice, elles sombraient de nouveau.

Alors, les Petits Frères décident de lancer une campagne. Ils alertent le directeur du Centre Hospitalier Régional, dont dépend l'hospice. En mai dernier, ils publient un livre blanc "Vivre à l'hospice" et couvrent les murs de la faculté de Lille d'affiches représentant des vieux derrière des barbelés. La réaction est vigoureuse. Le directeur du CHR parle de diffamation et de "visées électoralistes" et interdit aux Petits Frères l'entrée du Club qu'ils animaient à l'hospice. La municipalité, elle, refuse d'intervenir avant les élections. La CGT, à laquelle adhère une partie du personnel, demande au directeur de porter plainte contre les Petits Frères, qui sont "allés trop loin dans la démagogie" et ont "porté atteinte à la réputation" des quelque 140 agents et aides soignantes de l'hospice. Le dévouement de ceux-ci n'est pourtant pas en cause. Il suffit, pour le mesurer, de lire dans le journal de bord de la garde de nuit, cette petite phrase : "Madame S. Changée 5 fois"…

Mais l'indifférence des pouvoirs publics est largement partagée par la population. Pis : à chaque départ en vacances, des centaines de Français abandonnent leurs vieux parents à l'hôpital -pour ne plus jamais les y reprendre.

En remplaçant les salles communes par des chambres particulières et les hospices par des maisons de retraite au milieu de parcs, améliorerait-on beaucoup leur sort ? " Dans une maison de grand luxe où le revenu mensuel des retraités varie de 3000 à 10 000 francs, atteste le responsable d'un Groupe d'Etudes et de Recherches pour les Personnes Agées, créé par les Petits Frères des pauvres, nous avons rencontré des vieux qui s'ennuyaient autant qu'à Lille."

Car le vrai drame de la vieillesse, outre l'inconfort matériel, la promiscuité et la misère pour le plus grand nombre, c'est d'être rejeté hors du monde des vivants. A l'hospice de Lille, il a fallu sept ans pour qu'on s'aperçoive qu'une vieille femme réputée amnésique ne l'était pas : personne ne lui adressait jamais la parole.

Christine Clerc, Le Point, 19 mars 1973

LA FACE CACHÉE DE LA TERRE

Au terme d'un voyage d'une quinzaine de jours en Chine avec une délégation officielle, Pierre Veilletet a rapporté dans ses valises une certitude : "Pour le vieil et minuscule Occident, rien au monde n'est plus important que ce qui se passe là-bas".

Belle, avec son visage incliné, ses cheveux noirs tirés en une natte jusqu'aux reins, la jeune fille fouille dans un petit sac de toile. Elle en extrait du fil, une aiguille et entreprend de passer l'un dans le chas de l'autre. Elle n'est pas seule. À la même table, des femmes, mais aussi des hommes tirent pareillement l'aiguille. Parfait alignement de têtes penchées sur leurs travaux de couture… Un ouvroir ? Non, c'est un bureau de poste. Très exactement la recette que jouxte la gare de Pékin, et d'où le public expédie les colis de petit format. Au papier, coûteux et surtout fragile, les Chinois préfèrent les emballages de serviettes-éponges et de chiffons récupérés. On peut faire plus solide encore : un fort marteau est accroché à une ficelle. Dans une boîte, on trouve les clous qui vont avec. Et deux ou trois planches pour la finition…

Maintenant la jeune fille tire un petit bout de langue et calligraphie au pinceau l'adresse du destinataire. Une jolie frise d'idéogrammes sans un pâté. Satisfaite, elle range son encrier, son pinceau, son nécessaire à couture. L'opération a duré un bon quart d'heure. Elle se dirige vers le guichet.

Après tant de lenteurs anachroniques, on peut prévoir que l'enregistrement prendra le reste de la journée. En fait, la demoiselle des postes appuie sur un bouton, et la machine électronique délivre simultanément le poids, le prix de l'expédition et un reçu – pour un peu elle donnerait égtalement l'âge du receveur principal… Le colis tombe sur un tapis qui l'achemine jusqu'au centre de tri. Là-haut, dans son cadre, le président Mao a un sourire d'assentiment.

La jeune fille à la poste avec sa longue natte et son aiguille face à l'opératrice électronique, je ne les appelle pas à la rescusse pour débuter sur un croquis pittoresque, mais parce que leur rencontre n'est pas fortuite. Elle donne l'image quotidienne et si étrangement contrastée d'un pays qui additionne ses bombes atomiques sur un boulier.

Dans les bureaux de poste, comme partout en Chine, les époques se télescopent. Près des distributeurs automatiques de timpbres assez perfectionnés pour rendre la monnaie, on trouve des pots de colle… Certains centraux téléponiques sont équipés d'un matériel très sophistiqué qui suprime tout écho sur la ligen. Mais à Shanghaï, dns le quartier Fongsing, il n'y a qu'une cabine publique pour vingt immeubles.

Et puisque nous avons eu l'occasion d'en étudier de près le fonctionnement en accompagnant une délégation officielle de PTT, autant commencer par le courrier et le téléphone chinois : après tout, ce n'est pas une si mauvaise préface que de se demander comment communiquent 800 millions de personnes.

Affranchie à dix-huit centimes (tarif unique), une lettre est distribuée dans la même journée à Pékin ; dans un délai de vingt-quatre heures à Shanghaï. Si le destinataire habite les hauteurs tibétaines, il patientera naturellement quelques jours supplémentaires. Les petites postières qui trottinent en socquettes blanches et les facteurs motorisés distribuent le courrier trois fois par jour, y compris le dimanche. La ville de Pékin compte 300 bureaux de poste (contre 51 en 1949) et convoie 700 000 pieces de courrier par jour, représentant un poids de 500 tonnes…

Une famille de Pékin expédie en moyenne 15 lettre par an. Dans le même temps un Français en reçoit une centaine ; et un Américain 300 (Mme de Sévigné ne renaîtrait certainement pas pékinoise. Si c'était le cas, on enverrait sans doute cette "lettrée" faire les foins, et je me demande si elle en rendrait compte sur un ton aussi primesautier…)

Pour le téléphone, nous n'avons obtenu que peu de chiffres précis, et sujets à caution : en ce domaine, les Chinois se montrent volontiers évasifs. Mentionnons toutefois : dans la province de Canton, 120 000 lignes pour le grand Shangaï (10 millions d'habitants). Dérisoire, même pour un infirme téléphonique comme l'est l'usager français… Le quart de l'humanité serait-il plongé dans le grand silence de la non-communication ? On entend d'ici rugir les prophètes du "péril jaune" : le voilà, le signe ! Le voilà bien ce régime qui broie les individus, empêche ceux-ci de communiquer… Ces chiffres sont une preuve à verser au dossier de l'accusation.

Pas de complot concerté

Pas si vite ! D'abord le téléphone – dont le réseau ne répond certes pas aux projets de développement économique que se sont assignés les Chinois – n'est pas un instrument domestique. Les jeunes ménages qui se montent rêvent des "trois choses qui tournent" : la montre, la bicyclette, la machine à coudre, mais jamais d'un téléphone.

Ici bibelot sonore des commodités bourgeoises, réceptacle des confidences individuelles convoité comme un appareil de première urgence, le téléphone n'est, là-bas, qu'un bien d'équipement collectif de seconde nécessité. En ville, on peut y accéder de loin en loin. Il est installé dans une cabine publique ou accroché dans quelque boutique, parmi les cigarettes, derrière des pyramides de melons. À la campagne, dans les communes populaires chaque brigade dispose au moins d'un appareil et la plupart des équipes en sont pourvues. Ce sont les "téléphones du peuple".

On ne peut sérieusement prétendre qu'il existe en Chine un complot concerté pour entraver la communication. Les paquets que l'on présente ouverts avznt l'expédition, cela existe en URSS, je ne l'ai jamais vu en Chine.

Si le volume du courrier est inférieur à celui des pays occidentaux, la lettre privée de particulier à particulier y domine encore ; tandis que chez nous ce sont les missives administratives, les plis d'affaires qui font nombre.

Paysans pour la plupart, les Chinois partagent l'existence des communes populaires où leurs familles sont le plus souvent intégrées en bloc à la communauté. Vivant ensemble dans la même cellule autonome, à qui écriraient-ils ?

L'écriture elle-même et sa multitude de signes ne sont pas faites pour simplifier les échanges. La seule expédition des télégrammes pose d'énormes problèmes de transcription chiffrée. On éprouve beaucoup de respect à l'endroit des postiers français capables de réciter la liste des départements assortis de leurs codes postaux. Mais sait-on que chaque demoiselle des PTT chinoises, préposée au télégraphe, doit connaître par coeur les… 4 000 idéogrammes usuels avec leurs équivalences chiffrées ? En cas de défaillance, un ordinateur, qui possède, lui, une mémoire de 12 000 carcatères, vient à leur secours.

Ajoutez à ces difficultés partiques un handicap historique. La Chine nouvelle est vraiment nouvelle : à peine une génération. Jusqu'à elle, l'écriture était un privilège de classe. Désormais, tous les jeunes y ont accès, mais chez certaines personnes d'âge, notamment à la campagne, il est trop tard. Le signe unique qu'elles savent trafer et dont elles paraphent leur existence, c'est celui, profond et toujours recommencé, du sillon labourant la terre.

À propos du sens qu'ils donnent aux communications, les Chinois disent : "L'ancienne société séparait, nous rapprochons." Pour illustrer cette devise, ils citent l'exemple d'un héros postal. Il s'appelle Kung Pen-Yu ; c'est un échalas souriant, au jarret nerveux, qui, sa vie durant, a franchi des montagnes et des lacs gelés son sac sur l'épaule. Un film l'immortalise d'ailleurs dans ce rôle de marcheur infatigable, sorte d'aéropostale humaine, mionnier de la communication nouvelle. On y voit Kung Pen-Yu apporter dans les endroits les plus reculés le courrier et la pensée de Mao Tsé-toung. Facteur modèle, il délivre doublement les bonnes paroles…

On cite aussi à l'ordre du mérite la recette rurale de Tsé-Tchian où les receveurs aident les paysans à écrire. Et cette scène exemplaire : plusieurs facteurs se réunissent autour d'une lettre à l'adresse évasive. Grâce à une discussion collective puisant dans le dialecte marxiste-léniniste et au désir fervent de "servir le peuple", ils finissent par découvrir le destinataire.

Car il n'y a pas d'activité en Chine, fût-ce la délivrnce d'une carte postale, qui ne renvoie à une vision globale de l'existence, qui ne trouve sa place dans l'organisation politique du monde. Tout est là. Refser cette évidence-voici un pays socialiste qui le premier dans l'histoire des peuples tente d'accéder au communisme-, c'est refuser la Chine. C'est se borner à collectionner quelques "chinoiseries" pittoresques parmi les moins dérangeantes pour notre confort intellectuel. C'est, au fond, exorciser sa peur devant la vérité : un quart de l'humanité est révolutionnaire.

180 millions de citadins

Voici une de ces bizarreries dont la Chine est prodigue : ce pays où plus de tois habitants sur cinq sont agriculteurs, ce pays où le ferment révolutionnaire fut, et reste, rural plutôt que prolétaire, cette nation de paysans possède la plus importante population urbaine qu'un État ait jamais eue… ON peut l'estimer à 180 millions de citadins. Une estimation du même ordre recense parmi les 150 métropoles millionnaires essaimées sur la planète environ 30 villes chinoises !

Ces statistiques ne sont pas du tout un motif de fierté pour la Chine actuelle. Au contraire. Le pouvoir combat la croissance urbaine ave la même assiduité qu'il mit jadis à enrayer les épidémies. Pour des raisons économiques d'abord : les mégalopoles provoquent un déséquilibre de la consommation qui s'exerce au détriment de la campagne. Socialement, elles peuvent ravisver la discrimination de classes, cette arrogance que les cités impériales bardées de remparts laissaient tomber sur le petit peuple extra-muros. Enfin, et peut-être surtout, il y a les justifications idéologiques : le désir de prévenir la formation de noyaux "révisionnistes", difficiles à repérer dans l'nonymat urbain, et la crainte que la tfoule ne serve de bouillon de culture à la résurgence de tous les vieux microbes individualiste. Tandis que les communautés réduites favorisent la stricte application et l'épanouissement des principes de vie collective.K

Toutes les villes du monde se ressemblent peut ou prou. Mais que les villes chinoises sont différentes. Leur singularité tient peut-être à ce que nous n'y retrouvons jamais le moule qui nous est familier : celui de la cité antique méditerranéenne. Sous la surcharge coloniale, puis les apports soviétiques, la ville chinoise montre une morpholohie spécifique. Pendant plus de deux mille ans, elle a, en effet, été construite sur le même modèle : en plaine et près d'une rivière -puisque l'eau est l'élément fécondant – toujours ceinte de murailles et toujours ordonnée selon un plan carré, parce que dans la cosmogonie chinoise, la terre était carrée…

Villes sœurs : sans publicité, sans néons, villes si nettes qu'elles présentent quelquefois un petit air gourmé. Quelque chose de conventionnel que dissiperait heureusement l'agitation des rues. On ne sait d'ailleurs pas ce que foule veut dire tant qu'on ne s'est pas immergé dans la foule d'une ville chinoise. Reproduction exacte, à l'échelle humaine, de la fourmilière avec ses va-et-vient incompréhensibles, ses télescopages, son labeur trotte-menu et jusqu'à cette impression que donnent les piétons et les cyclistes les plus chargés de tranporter – comme des fourmis- leurs maisons sur le dos… On voit des vélos plus lestés que des semi-remorques chavirer dangereusement mais réussir à s'ouvrir un passage au milieu de pelotons pourtant compacts. On voit moutonner à l'infini des vagues humaines toujours recommencées. Aucun doute, ils sont bien 800 millions…

Une fin d'après-midi, dans une rue de Shanghaï, j'ai cru soudain qu'une manifestation venait spontanément de se former. Elle progressait au coude à coude, massivee et bruyante sous l'orage, mais, tous sourires dehors et sans pancarte. Ce n'était qu'une sortie de bureaux. Réglée avec l'emphase d'un "mouvement de foule" dans une super-production…

De l'aréroport à l'entrée de Pékin, il y a 28 kilomètres. Mais pas de banlieue. Le voyageur peut difficilement croire qu'il approche d'une capitale de 5 millions d'habitants. Depuis la limousine solennelle et traînarde qui le transporte vers l'hôtel réservé aux "amis étrangers", il découvre une campagne entretenue comme une jardin d'agrément : petits canaux longeant la route, haies taillées, saules et peupliers à l'alignement, quelques vignes fleuries et des bouts de rizière. Un paysage virgilien.

Puis, sans autre transition, un feu rouge. C'est Pékin… Au lieu de se laisser alourdir par un bourrelet de bidonvilles, la plupart des grandes cités chinoise sont ainsi serrées dans une ceinture maraîchère. C'est un moyen de s'assurer une réserve de vivres autonome mais également une façon presque symbolique d'inclure la campagne à l'intérieur du périmètre urbain et de ménager – souci constant – un guichet d'échange entre le monde rural et le monde citadin.

Pékin commence donc à cette frontière végétale où la campagne vient lécher les flancs de la capitale. Et Pékin étonne… Le jugement diffère selon qu'on a connu ou non la ville avant la libération. Les amants de l'ancienne capitale historique, surtout si le maoïsme les chiffone, n'ont généralement pas de mots assez durs pour vitupérer les "déprédations" donts'est rendu coupable ce régime de "barbares". L'accusation porte sur la destruction de quelques-uns des vestiges du Pékin impérial, par exemple les P'ai-lou et les remparts, jetés bas pour faciliter la circulation ; autant que sur la greffe incongrue de l'architecture soviétique dans le tissu urbain chinois.

C'est vrai. De notre point de vue – c'est-à-dire d'un point de vue "esthético-décadent" -, l'attitude de la Chine nouvelle devant son patrimoine artistique paraît surprenante pour ne pas dire incohérente. Tantôt rageusement iconoclaste, comme pendant la Révolution culturelle, tantôt plus encline à la conservation un peu distante comme cela semble être aujourd'hui le cas, elle fait ici table rase d'un passé qu'elle exhume ailleurs. La doctirine fluctue, sans cesser d'alimenter la controverse théorique.

Les récifs de la capitale impériale

Mais, lorsqu'on y débarque pour la première fois, léger de tout bagage affectfi, libre de souvenirs culturels, ces multilation frappent moins que précisément la variété des richesses passées, ou, plus exactment, leur puissance évocatrice. Partout, au sein, de la capitale communiste, affleurent les récifs de la capitale impériale. Comme des signes obsédants. On comprend pourquoi les jeunes gardes rouges de la Révolution culturelle s'en sont pris à ces pierres usées. Tout un Pékin à demi enseveli palpite encore sous le badigeon frais, levant des armées de fantômes. On en surprend le passage dans le charme un peu émollient du Palais d'été, ou sur les dalles admirables qui mènent par degrés au Temple du ciel. Un cylindre sans élan, coiffé de tuiles émaillées, mais la parfaite simplicité de ce lieu géométrique bouleverse. C'était ici l'observatoire de l'infini, l'empereur y entrait en conversation avec le ciel. Les forces populaires ont interrompu ce haut colloque où elles n'avaient pas part. Rien de plus poignant aujourd'hui, de plus significatif aussi que le silence du Temple du ciel à l'aube. Dans les jardins alentour, la gymnastique muette des Pédinois ressemble à une conjuration rituelle. Comme si, par ces geste dessinés dans le vide, la Chine nouvelle voulait exorciser à jamais les esprits délétères abandonnés là par ses anciens maîtres et complices : l'empereur et le ciel…

On connaît des endroits au monde d'une grandeur comparable : Tého-tihuacan, Versailles, Angkor, le Parthénon, pour ne citer que les grands classiques desservis par charters, mais aucin n'est aussi harmonieusement accordé à la mesure humaine que la Cité interdite de Pédin. Du palais impéiral et des ses quadrilatères de ramparts pourpres, de ce "centre idéal de l'univers" émane une beauté qui n'écrase pas. C'st le triomphe d'un équilibre, qui serait aussi incantatoire.

Dans la salle de la nourriture de l'esprit, les Chinois en congé viennent rendre visite aux reliefs de la magnificence impériale. Ils défilent silencieusement devant les bijoux d'or et de diamant, les sabres d'apparat, les ivoires. On devine qu'ils pèsent ces richesses en bois de riz, en années de travail, en servage, et que les dynasties impériales ne sortent pas grandies de la balance. Telle est la densité de ces regards qu'on finit par se sentir gêné devant ces Annapurna de jade ; par se détourner de ces trop belles nécropoles, et entrer dans le Pékin d'aujourd'hui.

Conçu pour abriter le pouvoir suprême, Pékin offre ces proportions hors du commun des capitales qui veulent d'abord honorer leurs institutions. Tout y est immense y compris le ciel, et inlassablement balayé. Ses boulevards larges comme des fleuves et les esplanades sahariennes appellent les manifestations populaires. Aux heures de pointe, les pelontons de bcyclettes noires, les camions, les autobus couinant et les longues colonnes de piétons peuplent ces espaces sans voitures ; mais la nuit les vide et n'en retient que le grandes traces laiteuses.

Dans ces immensités urbaines perce un défi : faire plus que l'impire. On m'explique ainsi que la superficie du palais de l'Assemblée du peuple est de quelques centaines de mètres supérieure à celle du palais impérial. Au milieu de la gigantesque place Tan'an-men se dresse l'obélisque aux héros du peuple, encadré par les immeubles officiels et les portraits géants de Marx, Engels, Lénine et Staline. Tournant le dos aux échelonnements de la ville impériale, l'effigie de Mao, seul, leur fait face, dévisageant l'esplanade dans l'axe de l'obélisque. Cette disposition laisse clairement comprendre que l'énergie magnétique s'est déplacée de quelques mètres et que désormais le nouvau centre idéal de l'univers tombe juste sous l'oeil du président.

Dans ce concours architectural, le malheur a voulu que la jeune République chinoise fût aidée à ses débuts par les bâtisseurs soviétiques. On sait qu'ils n'ont pas le crayon léger…

Derrière ce Pékin du très grand nombre, dans ce qui reste de la ville tartare aux maisons basses grises et noires, subsistent des ruelles encombrées d'échoppes. Les chareettes à bras des marchands de primeurs et les cyclopousse s'y croisent difficilement. Gris et couleurs sous le soleil exact de la lumière décapante de l'été à Pékin. Foules encore, gesticulant autour des éventaires. Toutes ces boutiques, fort bien achalandées, sont des commerces d'État. Mais vendeurs et clients palabrent autour d'un pastèque comme si la concurrence était sauvage. Vieil atavisme marchand des Chinois ?

À Nankin, le collier du Yang-tsé

Nankin : c'st au sud-est de Pékin, sur les rives du Yang-tsé, la ville qui commande le passage stratégique de la Chine du Nord à celle du Sud. Tchang Kaï-chek y avait quelque temps installé le Kuomintang déjà vacillant. Sun Yat-den y est inhumé sur une colline bleue.

Aujourd'hui, Nankin fait surtout la fierté de la Chine nouvelle pour ce pont de six kilomètres qu'en huit ans 6 000 travailleurs "ne comptant que sur leurs propres forces" ont jeté au-dessus des eaux limoneuses du fleuve. Partout reproduit, le pont de Nankin est regardé comme un "gros oeurvre" qui aurait aussi accompli l'impossible grand œuvre ; victoire technique d'un peuple de paysans, principe réunificateur dans une nation longtemps divisée, collier enfin passé au cou du Tang-tsé sauvage.

Quoique comptant 2,5 millions d'habitants, quoique métropole d'une province peuplée comme la France et fortement industrialisée. Nankin a conservé un côté petite ville de province bien peignée. Les artères principales plus modestes qu'à Pékin ménagent des moments de répit presque silencieux. Ses cotonnades teintes sèchent aux fenêtres et des vélos nickel patientent à la porte des cinémas. Les allées sont désherbées de frais, les parcs embaumés et profonds. Nous apprenons le vombre d'aciéries, d'ateliers, d'instituts universitaires et d'hôtpitaux que s'est donnés Nankin depuis la libération. Mais l'inventaire des arbres parle mieux à l'imagination : 24 millions d'essences diverses ont été plantés en moins de vingt ans. Je ne peux m'empêcher de songer aux avenues déplumées comme des cous de poulet, aux jardins qui meurent de pelade dans les villes de chez nous.

Shanghaï l'ouvrière

Shanghaï : la Babylone asiatique du siècle neuf. Le port d'attache des trafiquants harassés. Les plus grands bordels du monde où les filles-fleurs dénouent leurs chignons laqués. Et, sur les plus hautes terrasses, les officier britanniques, habillés pour dîner, écoutent le premier jazz que diffuse un gramophone. Des profondeurs du port monte un nuage d'opium. C'était paraît-il, cela le Shanghaï des années 1930 et son romantisme faisandé.

Aujourd'hui, Shanghaï est une mégalopole de 10 millions d'habitants, l'une des dix plus grandes villes au monde. Et la capitale industrielle de la Chine. Purgée de ses trupitudes, des "rapaceries coloniales et des compradores". De l'influence britannique ne subsistent que quelques hôtels, vastes caravansérails assoupis aux tuyauteries compliquées. On y borde les délégations étrangères.

La seule chose qui n'ait sans doute pas changé ressortit aux éléments. Remonter le port pendant deux heures parmi les jonques aux aile sdu tourbe : voici l'estuaire géant, la ligne de partage des eaux. Sous un ciel immense. Le Yang-tsé, vieillard aux bras assassins, continue d'y vomir les entrailles du pays. Un limon rose inonde la mer de Chine…

Ville modèle ? Non. Sanghaï effraie secrètement les Chinois eux-mêmes. Torp de monde, beaucoup trop. Un monolithe humain, sans les brèches aérées de Pékin. Sans rien de Pékin. À travers la plus grande variété de ses vêtements, son rythme de vie, son comportement, Shanghaï marque à l'endroit de la capitale d'infirmes différences, qui traduisent peut-être un fond de rivalité. À Pékin, le pouvoir centralisateur. À Shanghaï, l'énergie industrielle et le ferment idéologique. D'ici partent généralement les mots d'ordre les plus durs ; ici, s'enracine la ligne politique la plus radicalisante. Les premiers feux de la révolution culturelle furent shanghaïens. De ce tumulte a émergé un militant ouvrier, Wang Hungwen propulsé numéro trois du parti, seul homme jeune (42 ans) dans la gérontocratie du pouvoir, dauphin possible de mao. Un jeune, un citadin, un ouvrier. Tout l'inverse du dirigeant en cour à Pékin. Shanghaï l'ouvrière. Savoir ce qui est en maturation au fond du plus grand réservoir prolétarien de Chine ?

La Marseille chinoise

Canton : plus ouverte que les cités de l'intérieur à la pénétration étrangère. Canton est d'abord une ville du Sud. Un peu la Marseille chinoise avec en plus quelque chose des torpeurs louches de Macao. La nuit est étouffante. Canton tire ses bat-flancs sur le trottoir et dort à la belle étoile. Marchant sous les arcades qui s'écaillent, derniers vestiges de l'ornementation coloniale, je passe au mlieu de corps allongés. Des vieillards au teint de jade tirent goulûment sur leur cigarette, comme jadis ils suçaient sans doute les pipes de bamabou qui font rêver. Les portes ouvertes laissent entrevoir des intérieurs au dépouillement monacal : blancheur chaulée des murs, mobilier de rotin, familles serrées autour du ventilateur et du thermos de thé. Une ampoule nue jette sur cette scène une éclairage à la Le Nain. On cherher machinalement un crucifix. C'est le chromo du président qui luit dans la pénombre.

Pas un souffle d'air, sinon près de la rivière des Perles, où s'agite le peuple obscur des sampans. Canton se couche tès tard. Les petits ateliers ‘activent encore. Et partout dans la nuit résonne le claquement des cartes et des pièces d'échecs que tout un peuple joueur frappe inlassablement sur le sol.

Les plus grands magasins du monde

Hong Kong. Ayant déjà séjourné sur ce rocher victorien, enfoui sous le béton et tous les vices du monde, j'en avais subi la fascination interlope. Mais, lorsqu'on y accède après quinze jours de vertu communiste par le poste frontière de Lo-hu, pont de poupée posé sur un ruisseau, Hong Kong ressemble mieux à ce qu'il est : le plus grand magasin du monde où l'Occident remplit ses Boeing comme des chariots de supermarché.

On m'avait dit : "C'est le vestibule de la liberté, vous vous sentirez soulagé." Voici donc les primières images du monde "libre" : à la douane, un poster de la reine Élisabeth II d'Angleterre regardant la Chine avec l'aire e dire à 850 millions de révolutionnaires : "Vous reprendrez bien une tasse de thé." Dans le train, avant même qu'il ne s'ébranle, un marchand ambulant de whiski et de chewing-gum. Et après les premiers mètres, tout contre la voie ferrée, un cimetière de voitures...

Pierre Veilletet, Sud-Ouest, juillet 1975.

L'histoire d'une famine en Éthiopie

La famine en Éthiopie - est-il sujet "humanitaire" plus rabâché ? Jean-Claude Guillebaud, arrivé, avec les secours, après que "tous ceux qui devaient mourir sont morts", montre ce qui se cache derrière quelques "petites pluies" qui ont fait défaut : un système féodal d'une inégalité "épaisse", où les pauvres meurent dans l'indifférence absolue des riches, qui en profitent pour s'enrichir un peu plus.

Dessié (province du Wollo). - Cinquante mille, cent mille morts ? Les chiffres restent abstraits. Pas les visages Ni les regards. Sur les trottoirs de Dessié, capitale provinciale de la famine, comme tout au long des 1 200 kilomètres de la " route historique " de l'Éthiopie, il reste ici et là des petits tas de chiffons couleur de poussière. Des chiffons qui bougent douloureusement au passage du visiteur et qui tendent la main. Sans un mot.

Il est 21 heures. Une nuit froide s'est installée sur le gros village de baraques et de tôles perché à 2 000 mètres d'altitude comme la majeure partie de l'empire abyssin, " toit de l'Afrique ". Sur la place principale, l'unique haut-parleur de la " radio publique " beugle des chansons amhariques. Une foule emmitouflée déambule de boutique en boutique, rôde autour des " dancings " et des " bounabet " où l'on peut trouver de l'hydromel éthiopien - le " tedj ", - des femmes complaisantes et l'avant-dernier " tube " américain.

Toute la rue principale n'est d'ailleurs qu'un alignement d'échoppes graisseuses, allumées en rouge, où les prostituées paysannes échangent leurs charmes contre le droit de survivre. Passent des bourgeois solennels en complet cravate; une caravane de mules conduite par un commerçant, qui rentre d'une tournée - spéculative - dans les montagnes où les prix montent; quelques policiers en capote kaki arme à la bretelle... Et puis restent ces tas de chiffons recroquevillés dans les encoignures, auxquels personne ne prête plus attention. Il en reste si peu ! En août, c'est par milliers qu'ils envahissaient la route principale, qui n'est qu'un mauvais chemin de pierre.

" Prenez la route d'Asmara, vous verrez que la situation est stabilisée ", nous a-t-on dit dans les ministères d'Addis-Abeba. Stabilisée ? C'est vrai. Au vieil hôpital Assfa-Wossen, de Dessié, où sont encore rassemblés quelque 2 000 réfugiés, il ne meurt plus que deux ou trois personnes chaque semaine. Dix-sept " centres d'hébergement " comme celui-là fonctionnent dans les deux provinces de Wollo et du Tigré pour 20 000 " sinistrés ".

Nous avons visité la plupart d'entre eux. On y sert désormais deux fois par jour de l' " ingera ", plat national éthiopien, sorte d'immense crêpe faite de teff, céréale locale. On y distribue du lait pour les enfants, des couvertures et des médicaments. Grâce au secours massif apporté par les organisations internationales, depuis le mois d'octobre la faim recule. Et aussi le choléra, le typhus, le kwashiorkor, la variole... Des réfugiés guéris sont déjà renvoyés chez eux avec un mois de vivres. Un peu partout, des équipes médicales, venues d'Europe ou d'ailleurs, achèvent de mettre en place l'appareillage compliqué de la solidarité mondiale. Celui du Biafra, du Bengale, du Pérou... Mais ici rien ne va sans mal, ni scandale. Nous verrons pourquoi.

Au mois de novembre, l'empereur Haïlé Selassié et les princesses de la cour impériale ont effectué une tournée officielle des mêmes camps. Juste avant leur venue on avait réparé les routes, rempli de grain les entrepôts, habillé de neuf les mendiants et les orphelins, accéléré les distributions de secours, mystérieusement en panne depuis des mois. L'empereur, satisfait, a fait plusieurs discours, et annoncé un " programme de reclassement à long terme ".

À Kobo, les princesses ont même offert deux boeufs à ceux qui avaient oublié le goût de la viande, un pour les chrétiens, l'autre pour les musulmans. " Je me suis jeté aux pieds de Sa Majesté pour embrasser ses souliers, nous a dit un réfugié émerveillé. Il m'a donné cet habit... "

Mais l'empereur, déjà abusé par le zèle tardif de ses fonctionnaires, n'a pas vu les tombes. Des milliers... Partout. Dans chacun des villages du Wollo et du Tigré - à une ou plusieurs journées de marche de la " route historique ", - on trouve, par dizaines, ces gros tas de pierres alignés à la hâte. Dans certains villages, aux " toukouls " (huttes) déserts, il n'y a plus que cela. Ailleurs, c'est dans une fosse unique qu'on a jeté pêle-mêle ceux qui n'avaient pu atteindre les " centres de secours " que pour y mourir. Au seul centre de Kobo - gros village au nord de Dessié, - on avait enterré fin novembre plus de deux mille cadavres.

" Oui, commente un jeune médecin éthiopien rencontré à Dessié, la situation est stabilisée comme ils disent parce que tous ceux qui devaient mourir sont morts. "

Un Moyen Âge grimaçant

Les survivants témoignent. N'importe où entre Dessié (capitale du Wollo) et Makallé (capitale du Tigré), il suffit de s'arrêter et d'écouter. Car ils parlent, ces tas de haillons grisâtres, qui sont comme les uniformes de la famine. Même le jeune étudiant éthiopien qui nous accompagnait n'a pu entendre sans sursauter ces récits resurgis d'un Moyen Âge grimaçant. Ils forment comme un interminable chuchotement répercuté de village en village, d'hôpital en hôpital. Un chuchotement propre à rendre dérisoire les démentis dédaigneux d'Addis-Abeba et les querelles arithmétiques du ministère éthiopien de l'information. N'est-ce pas la première fois qu'on écoute vraiment les obscurs paysans de l'empire ?

" Il ne pleuvait presque pas depuis trois ans, dit Akalé Yimer, du village de Wadla. En 1971, la récolte a été très mauvaise. En 1972, on a dû manger une partie des semences et même emprunter du grain pour survivre. En février 1973, les " petites pluies " n'ont pas eu lieu, qu'est-ce qu'on pouvait faire ? Moi, j'avais deux lopins de terre. Le premier, je l'avais hypothéqué pour pouvoir emprunter deux sacs de tef et, comme je n'ai pas pu rendre le grain, j'ai perdu mon champ. Le deuxième, j'ai dû le vendre dix dollars éthiopiens (22 francs) pour tenir encore un peu. Au mois de juin, je n'avais plus rien. Alors, j'ai laissé ma femme et mes deux enfants à Wadla pour aller chercher du travail et de quoi manger. Avec mon frère, nous avons mis quatre jours pour arriver à Dessié et je n'ai rien trouvé. J'ai su que ma femme et mes enfants étaient morts depuis longtemps. "

La même histoire est reproduite à des milliers d'exemplaires dans le Wollo. Scénario monotone : le père résiste trois ans au processus inexorable de la famine, emprunte, vend ses bêtes, puis ses terres quand elles lui appartiennent, et finit un jour par prendre seul la route en laissant derrière lui une famille qui mourra avant même qu'il ait pu songer à revenir.

" Chez moi, tout le monde avait faim depuis longtemps, dit Ali Legasse, du village de Borena. Surtout mes parents qui étaient plus vieux et plus faibles. Pour les sauver, j'ai vendu peu à peu tout ce que j'avais : une jument, une paire de boeufs, un âne, un bout de terre. Cela n'a servi à rien. Au mois de juin, ils sont morts tous les deux et je les ai enterrés moi-même. Puis, en juillet, j'ai abandonné ma femme et mes enfants pour aller à Dessié, à trois jours de marche.

" Là, j'ai retrouvé des centaines de paysans comme moi qui cherchaient à manger. J'ai travaillé dans la rue en portant les paquets des femmes ou bien en aidant les commerçants. On me payait 45 centimes (1 F) la demi-journée. Juste assez pour ne pas mourir. Mais je suis tombé malade. En septembre, la police m'a ramassé presque mort dans la rue pour m'amener ici, au camp. Je sais que là-bas, au village, tous les miens ont disparu. "

Une poignée de grains

Elles viennent bien du profond Moyen Age ces paroles récitées dans chaque " camp de secours ". Tout comme évoquent notre vieil ordre médiéval les scènes quotidiennes que l'on peut encore rencontrer sur les longs kilomètres caillouteux qui courent de cols en col entre Addis-Abeba et Asmara.

Troupes de mendiants au regard fou, hérissées de bâton, quêtant de village en village. Propriétaire tranquille surveillant de sa voiture les trente métayers occupés aux dernières maigres moissons de la saison sèche. (" Pour qu'ils ne puissent pas voler des poignées de grains ", explique notre jeune guide). Prêtres coptes chargés d'or et d'oriflammes, justifiant la famine comme une punition divine devant des paysans que l'Église invite encore au jeûne cent quatre-vingt-cinq jours par an. Bourgeois repus, vêtus de blanc, cheminant sur leurs mules entourés de dix serviteurs à pied portant fusil...

Oui, Moyen Age... Comme sont moyenâgeux les quatorze royaumes qui forment le vieil empire agraire d'Éthiopie. Ce château fort inaccessible, orgueilleux, perché sur ses montagnes et quatre mille ans d'histoire, hostile au modernisme, figé, hiératique... Moyen Âge : thème flatteur pour les dépliants touristiques qui proposent à cent mille visiteurs étrangers la " découverte des traditions intactes " et du " trésor historique " de l'Éthiopie. Thème flatteur mais à double face. Fière à juste titre de son passé, de sa culture, de son équilibre, peu soucieuse de jeter à bas ses vieilles structures féodales, l'Éthiopie admet mal cette famine subite. Ce " scandale " humiliant et sa première conséquence : la sollicitude réprobatrice des visiteurs étrangers découvrant aujourd'hui l'envers terrible des dépliants. Des taches grises sur la couronne...

" Forcément, nous disait en levant les bras M. Mamo Tadessé, ministre des finances, vous découvrez tout cela avec vos yeux d'Occidentaux. " Peut-être. Mais pourra-t-on nier que les milliers de tombes fraîchement creusées dans les montagnes du Wollo soient autant imputables aux cruelles injustices du Moyen Âge éthiopien qu'aux caprices de la météorologie. À la différence du Sahel, l'Éthiopie est riche, fertile, verdoyante.

Les experts américains ont calculé que, réorganisée, son agriculture pouvait nourrir 100 millions d'habitants. L'empire pourrait être un " grenier " pour l'Afrique.

Ne sont pas seulement en cause le sous-équipement, routier, hydraulique, administratif, qui a rendu et rend encore difficile la collecte des informations et l'acheminement des secours. L'archaïsme d'une société où une minuscule oligarchie féodale possède des centaines de milliers d'hectares de terres sous-cultivées par des serfs et qui leur doivent encore 60 à 70 % de leur récolte. L'insouciance effrayante d'une classe dirigeante occidentalisée qui, dans la capitale, partage sa vie entre les Mercedes noires et les délices mondains du Casino-Ghion, propriété personnelle de l'empereur...

Ce qui frappe surtout est plus subtil, presque indéfinissable. Une sorte d'injustice immanente, absolue. Une inégalité vertigineuse, clef de voûte d'un ordre social minutieux et premier article du catéchisme éthiopien. Cette inégalité " institutionnelle ", cette injustice " naturelle ", a pour sous-produit l'indifférence. Une indifférence épaisse, ingénue. En 1973, ce ne sont pas cinquante ou cent mille Éthiopiens qui sont morts de faim. Ce sont, plus exactement, cinquante ou cent mille pauvres, morts devant l'indifférence des riches.

" Même dans les villages les plus touchés par la famine, raconte un médecin hollandais de l'équipe Terre des Hommes installée à Weldiya, il y a toujours des gens qui sont restés chez eux. Les riches, eux, avaient des provisions et du grain. Dans un même village, on peut trouver toute une famille morte de faim, alors que dans la maison voisine la situation alimentaire est bonne. Dans ces circonstances, on ne partage pas. "

Le docteur J. Leeuvenburg a parcouru à dos de mulet des régions inaccessibles à l'ouest de Weldia. Il a découvert, parmi d'autres, un gros village qui comptait encore cinq cents habitants au début de 1973. Aujourd'hui, cent cinquante d'entre eux sont morts. Deux cents ont disparu sur les routes, et cent cinquante sont restés, impavides, assis sur leurs stocks de grain.

Souvent même les choses sont allées plus loin. De " riches " villageois ont enterré des stocks pendant plusieurs années. Ils attendaient que l'acuité de la famine fasse bondir les cours. " On a trouvé récemment sur le marché, dit un médecin éthiopien, du grain datant de deux ans et qui avait été caché. " Dans quelques villages du Wollo, de timides révoltes contre les spéculateurs ont eu lieu. Des stocks clandestins ont été brûlés, mais ces extrémités sont restées marginales. La soumission à l'ordre naturel demeure la règle commune en Éthiopie. Les riches ont pu profiter de la famine d'une autre façon : en rachetant à bas prix les terres bradées par les pauvres et ce qui restait du bétail, en prêtant à 100 ou à 200 %. Au pire moment de la famine, d'ailleurs, les caravanes de mulets des commerçants n'ont jamais cessé de ravitailler, dans les villages les plus lointains, ceux qui pouvaient payer...

Cruauté ? Rien d'autre que la traduction, au modeste niveau campagnard, d'une attitude commune à tous les féodaux. Dureté, indifférence, bonne conscience sanctifiée par la " hiérarchie naturelle ". Elle seule explique qu'on ait pu ignorer - ou négliger - pendant des mois à Addis-Abeba la situation tragique des paysans du Wollo et du Tigré. Et qu'on ait même tenté de la dissimuler.

Jean-Claude Guillebaud, Le Monde, 16 janvier 1974.

Répliques de la peur

Mexico. - Il y a désormais, ici, les hauts lieux de l'épouvante, comme il y avait ceux du tourisme et de l'histoire. Le " Guide bleu " oral, qui se répand peu à peu à Mexico, parmi les journalistes qui ont afflué, est d'un genre particulièrement morbide. Il y a les destructions banales; déconseillées. Les catastrophes petites; déconseillées. Il y a les monstruosités qui méritent un détour et les horreurs qu'il serait impardonnable de ne pas avoir vues.

Alors, regardons. On peut commencer par une visite à la Colonia Roma, quartier situé dans le centre de Mexico, au sud-est. Ricardo, trente-deux ans, et Elena, vingt et un ans, lui professeur, elle étudiante, sont mobilisés depuis jeudi matin pour venir en aide aux sinistrés. Sur sa petite Golf Volkswagen, Elena -qui vit dans une banlieue chic, lointaine et épargnée - a collé de grandes feuilles de papier sur lesquelles elle a dessiné des croix rouges. Son ami et elle sont chargés- se sont chargés - de transporter de la nourriture dans des centres d'hébergement.

Après le parc, où des milliers de personnes passent les nuits, soit qu'elles n'aient plus de maison, soit qu'elles aient peur d'y dormir -voici la place de Rio-de-Janeiro. Au centre, sur son socle, très haut, se dresse une réplique du David de Michel-Ange... Impassible, frêle et puissant : il a tenu.

Gymkhana : de nombreuses rues sont coupées. Pour faire un kilomètre à vol d'oiseau, il faut en faire trois en zigzag. Des jeunes volontaires font la circulation. A La Roma, on voit peu de policiers ou de militaires. Dans les rues ne circulent que ceux qui ont vraiment quelque chose à y faire. Les Mexicains sont ainsi : les autorités ont demandé aux gens de rester chez eux, sauf nécessité, et la consigne est respectée, scrupuleusement.

Voici ce qui reste d'un bâtiment de l'université de Chapultepec. Il y avait là trois cents étudiants et professeurs, à l'aube, jeudi... Cela fera sans doute trois cents morts. Sous cette masse un peu rose d'où s'élève un nuage, mélange de poussière et de suie d'incendie. Disons-le une fois pour toutes : désormais, à Mexico, ce n'est plus seulement la fumée qui monte des édifices détruits. Il y a aussi - le temps ayant passé -l'odeur des corps en décomposition. Et ce ne sont pas les masques de tulle, obligatoires pour ce circuit (afin d'éviter les risques d'infection) qui empêcheront l'odeur de la mort de flotter, écoeurante, dans tous les quartiers atteints.

Roma détruite

Dans La Roma, il y a eu sans doute trois mille morts. De nombreux immeubles sont détruits. Les autres ne sont pas brillants. C'est le plus sinistré de tous les quartiers. Dans une cour d'école on a recueilli plusieurs centaines de sans-abri. Ils ont eu le temps de prendre chez eux quelques vêtements qu'ils ont empilés dans des cabas ou de gros sacs de toile. Leurs meubles, le reste de leurs affaires, la mémoire des familles, les jouets des enfants sont encore quelque part, dans une tour penchée, un immeuble fissuré, une maison à ciel ouvert, inaccessible pour l'instant, ou peut-être pour toujours.

Il règne au centre d'hébergement une animation fébrile. Les "primeros auxilios" (premiers secours) affluent. Tout est classé, stocké, répertorié. Elena donne un carton de petits pots pour bébés. On lui demande son nom et la provenance du lot. Afin de noter tout cela sur un grand cahier. Solidarité, discipline, méticulosité.

Calle (rue) Jalapa, à La Roma, le centre d'accueil est installé dans une école épargnée mais à vingt mètres d'une tour qui, elle, a été rudement secouée. Il s'agissait d'un immeuble presque achevé, de quinze étages. On voit encore le panneau proposant aux passants des studios tout confort et des deux pièces agréables. Il faudra les démolir.

Elena et Ricardo vont repartir chez eux. Comme beaucoup de secouristes volontaires, ils sont exténués... Le devoir de solidarité n'exclut pas le droit au repos. De même que la catastrophe n'arrête pas toute la vie. A La Roma, devant un immeuble de logements en ruine, que l'on fouillait à la recherche de survivants, un marchand de glaces ambulant faisait tinter sa cloche...

Des fourmis sur des ruines

Un peu plus loin sur la gauche, un immense chantier fumant... et bruyant. Deux pelleteuses, des grues, des dizaines de sauveteurs aux casques multicolores s'activent comme des fourmis sur les restes d'un immeuble d'habitation. Soudain, l'un d'eux fait un grand geste des deux bras. Signal convenu - sur tous les chantiers - pour obtenir le silence. Les moteurs cessent aussitôt de fonctionner. Le compresseur se vide lentement. Tous les sauveteurs s'immobilisent. Des centaines, des milliers de personnes - sur le chantier et alentour - s'arrêtent de bouger et de parler. On écoute les ruines. On va peut-être sauver un homme. Un médecin est monté sur la butte de gravats... Deux minutes passent, lourdes. Il n'y a rien. Ce sera peut-être pour la prochaine fois. Un nouveau geste, et le travail reprend.

Le ministère des communications, non loin de La Roma, est l'un des trois ministères touchés par le séisme avec ceux de la marine et du travail. Il s'agit d'un immense bâtiment en équerre d'une quinzaine d'étages sur environ deux cents mètres de côté. Il n'est pas complètement détruit, mais il a perdu en hauteur... Les derniers étages se sont effondrés. Sur un mur en pignon, une peinture murale, de trente mètres de haut, à la gloire des travailleurs de la communication, est devenue une sorte de frise chaotique, sculptée par le séisme, surréaliste. On détruira sans doute et l'immeuble et l'oeuvre d'art.

Rejoignons Tlatelolco et la place des Trois-Cultures, l'un des endroits où le bilan est le plus désastreux. Les ruines du grand immeuble d'habitation où ont péri, d'après les estimations les plus sérieuses, au moins deux mille personnes, sont devenues un vaste chantier. Les ordres sont émis à partir d'une camionnette du PRI (le Parti révolutionnaire institutionnaliste, au pouvoir au Mexique depuis des dizaines d'années) sur laquelle ont été montées deux gigantesques enceintes acoustiques.

On fouille, à coups de pelles, de pioches, à l'aide de barres de levier, de pics, de marteaux-piqueurs, de massues. Des pelleteuses ramassent les débris déjà fouillés. Des camions, dans un ballet bruyant, les emportent au loin, laissant, eux, une trace fumante. A quelques dizaines de mètres, c'est l'intendance. Elle suit bien : buvette pour tous, nourriture, aire de repos pour les équipes qui se relaient... Au fond, tout cela constituerait un spectacle réconfortant si ne flottait sur l'ensemble, dans la lourde chaleur tropicale de ce milieu de journée, une odeur dont on ne voulait pas reparler mais qui s'impose et donne le sens, la clé, du spectacle entier.

Retour au centre historique avec le Zocalo, l'un des plus beaux sites de la capitale mexicaine. Les touristes y reviendront plus tard... Au fond, la cathédrale. A sa gauche, le palais de la présidence de la République. En face, la mairie, ou palais du " régent ". Tout est en ordre. La place est silencieuse et presque vide. L'armée y a établi ses quartiers pour temps de séisme. Des dizaines de camions sont alignés, mais ils ne suffisent pas à occuper tout l'espace. Rien à voir, rien à dire. Sauf que derrière sa belle façade, la mairie a beaucoup souffert. Il flotte sur cet ensemble un silence total, funèbre.

Un peu plus au sud, voici la rue Pino-Suarez. C'est le quartier des grands magasins. Un grand magasin détruit avant l'heure d'ouverture cela donne ceci, trois jours plus tard : un immense bric-à-brac. Rayonnages dans tous les sens, vêtements neufs encore sur leurs tringles et suspendus dans le vide, rayons meubles à ciel ouvert, rayon matelas comprimé sous le béton, grand bazar des gravats, grands magasins de la poussière. On dirait le tas de trésors d'un chineur géant. Ici, plus de chiffre d'affaires, tout disparaîtra.

L'odeur de la mort

Là, un immeuble qui fut d'habitation. Ici, un atelier qui fut de confection. Plus loin, des bureaux aux archives pendantes. Vanité des occupations bureaucratiques soudain annulées par la terre qui tremble. Et puis soudain, sur une petite place ombragée, on voit à la sortie d'une église la vie, décidément, s'imposer effrontément : c'est un mariage. Une nouvelle vie qui commence.

Voici maintenant le complexe Pino-Suarez qui était - dans la rue du même nom - un ensemble de cinq tours de bureaux. Il faudra détruire ce qui ne l'est pas. Une tour de vingt étages - il s'agissait des services du procureur général de la République, principale autorité judiciaire du pays - est tombée sur sa voisine de huit étages. L'ensemble a chu sur un boulevard, à l'entrée d'un passage souterrain, on dit qu'il n'y a pas eu de victimes dans cette masse de poutrelles tordues, de béton fracassé. Par terre, dans un caniveau, des archives judiciaires, des formulaires de citations à comparaître. Le vent les emportera.

Ici, continuer à pied, une rue détournée conduira à l'hôpital Juarez et à ce qui en reste. En chemin, on voit les trottoirs envahis de meubles, regroupés par famille. Tout ce qui vit encore dans ce quartier a quitté les maisons. Si tout n'est pas tombé, tout a souffert. Quatre femmes, parmi des dizaines d'autres. Elles sont assises du côté de l'ombre, près de leur patrimoine : un bric-à-brac de 3 mètres de haut et de large. " Vous êtes-là depuis quand ? "

- Trois jours.

- Vous dormez sur le trottoir ?

- Oui.

- Vous habitiez où ?

- En face.

- Vous attendez quoi ?

- On va sûrement démolir notre maison et nous reloger.

- Comment vous nourrissez-vous ?

- Des gens passent.

- Depuis jeudi, avez-vous vu des représentants des autorités ?

- Non ! Personne.

- Il y a des centres d'hébergement pourtant !

- Oui, ils sont réservés aux gens qui ont des enfants en bas âge, c'est normal. "

Qu'est-ce qu'on peut souhaiter d'autre que du courage à des sans-abris victimes d'un tremblement de terre, à Mexico, quand on prend congé d'eux ?

Enfin l'horreur absolue : l'hôpital Juarez. Il y avait une tour de douze étages et des bâtiments annexes. La tour est devenu un tas, d'une hauteur d'une douzaine de mètres. Les annexes ont mieux résisté.

Montons au-dessus de ce qui fut sans doute la cuisine centrale de l'hôpital Juarez. Au rez-de-chaussée on peut voir trois grands tonneaux métalliques emplis de petits pains que personne ne mange, de pommes de terre abandonnées sans doute là jeudi dernier à 7 h 19... Une échelle verticale et l'on débouche sur la terrasse à 10 mètres du haut de la " tour ".

Ils sont une cinquantaine à s'affairer là-haut. Avec lenteur, car le but n'est pas tant de déblayer- il y faudra des mois - que de trouver des gens encore vivants.

Il y en a, on le sait, puisqu'on a déjà sorti plusieurs dizaines de miraculés extraits de cette masse compacte. Il y a des morts aussi, en plus grand nombre. Calcul rapide : soixante malades au moins par étage, à raison de douze étages, cela fait sept cent vingt victimes possibles parmi les malades, plus le personnel et les victimes d'alentour : on dit qu'ici plus de mille personnes auront péri. Dehors des milliers de visages anxieux : les familles qui espèrent encore. A l'intérieur de l'enceinte de l'hôpital, des centaines de blouses blanches, inquiètes : le personnel survivant qui espère pour les collègues disparus. Personne ne parle.

Les secouristes jettent en bas tout ce qu'ils trouvent : lits, matelas, dossiers médicaux, briques, blocs de pierre ou de béton, restes de cloisons, planches et poutrelles... Tout cela, en tombant, fait un bruit sinistre et provoque de petits éboulements. Il y a parfois des miracles : dans la maternité effondrée d'un autre hôpital, on a retrouvé cinquante-huit bébés vivants sur cent cinquante. Extraordinaire force de la vie à ses débuts, capable de résister à des dizaines de milliers de tonnes de ruines malgré l'odeur insupportable de la mort.

La mort... cela conduit au cimetière... A une heure de route du centre, derrière un marché aux tentes rouges et un mur de brique, le cimetière civil San-Lorenzo-Tesonco s'apprête à accueillir de nouveaux morts. Situé aux marges de la ville et de la montagne, cet immense cimetière de plusieurs dizaines d'hectares serait, en d'autres occasions, un lieu idéal pour une promenade d'agrément. Un vent frisquet balaie l'immensité. On respire enfin à 2 000 mètres. On voit aux alentours les montagnes embrumées qui entourent Mexico. Mais on ne voit plus la ville, dans sa cuvette. Mexico est comme disparue, invisible, escamotée.

Au fond de cette immense nécropole où les morts gisent sous la verdure, il y a un chantier gardé par la police. Quatre pelleteuses, de front, creusent le sol. Quatre fosses communes. Chacune, explique le chef du chantier, aura 30 mètres de long, 3 de haut et 3 de large. " Capacité ? " " Environ trois cents par fosse ", à quoi s'ajoutent les six cents fosses individuelles qu'on creuse pour les victimes identifiées. On les creuse un peu plus loin, près de la montagne rouge qui barre le fond du cimetière. Cette partie est recouverte d'une herbe haute. Avant de creuser, il faut faucher. Ils étaient une dizaine, ce soir-là, à faucher en silence, pour qu'on puisse enterrer ici les morts qu'on était en train d'exhumer des décombres, là-bas, dans la cuvette de Mexico.

Bruno Frappat, Le Monde, 24 septembre 1985.

Au pays des âmes mortes

Près d'un million de Tutsis ont été exterminés au Rwanda au printemps 1994. Ce génocide, d'abord contesté par les puissances occidentales, a été reconnu par l'ONU, qui a créé un Tribunal pénal international dont le premier jugement sera rendu avant l'été. "Le Monde" a enquêté sur les lieux des massacres, auprès de rescapés, dont le calvaire continue, et commence la publication de ce reportage en cinq volets

Une colline. Le silence. Des maisons de briques de terre, une végétation apprivoisée, des bosquets de bananiers, des champs de sorgho soigneusement cultivés... Une colline à première vue ordinaire. A Murambi, il y a eu des tueries, comme partout. Les coeurs sont tristes et solitaires. Les visages sont fermés. Les regards sont éteints. La différence avec les autres collines est qu'à Murambi, près de Gikongoro, ça pue encore la mort.

Emmanuel s'avance. Ses bottes noires sont couvertes de poudre blanchâtre. Il a une manière de saluer, un sourire, un regard... Emmanuel est "mort". Ainsi nomme-t-on les rescapés au Rwanda, des "morts" que la mort a refusé.

Emmanuel déambule du bloc no 1 au bloc no 2, du bloc no 2 au bloc no 3, et ainsi jusqu'au bloc no 13, du matin au soir. Il saupoudre, sans relâche... "Tous ces morts... Je ne sais pas si c'est la volonté de Dieu ou du Diable..." Emmanuel désigne une salle. Des corps d'enfants gisent sur le sol. Des étiquettes numérotées sont accrochées à leurs chevilles. Les cadavres tordus sont alignés sur la dalle. Certains sont réduits à l'état de squelettes, d'autres sont encore enveloppés de chairs séchées. Sur une planche soutenue par des tréteaux, il y a des crânes, seuls. Parfois, il reste une mèche de cheveux. "Ceux-là, ce sont des gens à qui on a coupé la tête..." Un long silence. Emmanuel regarde le visiteur et ne le voit pas. Il ne voit que les cadavres, les os, le seau de poudre qu'il va falloir répandre. 50 000 à 70 000 Tutsis s'étaient réfugiés dans l'école de Murambi. Il y eut, selon Emmanuel, quatre survivants. "Deux hommes, un enfant, une femme..." L'enfant, Kayitesi, est sa fille. Tous les autres sont morts, dont vingt-huit parents : sa femme, ses fils, ses parents, ses cousins...

Kigali a ordonné que le site du carnage soit dédié à un Mémorial du génocide. Les corps ont été exhumés des charniers où ils avaient été précipitamment enterrés. Ils ont été étalés dans les bâtiments de l'école. Comme si la mort les avait figés là... Emmanuel Murangira saupoudre chaque jour un produit chimique supposé préserver les reliques humaines des ravages du temps, et il reçoit les premiers visiteurs de ce futur Mémorial. L'agriculteur saupoudre, raconte, brise le silence... Il est "le Survivant".

Murambi est destiné à être le lieu de mémoire de ce dernier ? génocide du XXe siècle, le troisième génocide reconnu par la communauté internationale après celui des Arméniens, commis par les Jeunes-Turcs, et celui des juifs d'Europe, perpétré par les nazis. La colline de Murambi a reçu la terrible mission, et Emmanuel la tâche morbide, de veiller à conserver la trace réelle, corporelle, de ce qui fut exécuté en trois mois, au printemps 1994, dans cette région de l'Afrique des Grands Lacs, dans un des pays les plus pauvres de la planète.

Emmanuel raconte ce mois d'avril, l'approche du drame au fur et à mesure que les Interahamwe ("Ceux qui travaillent ensemble", la milice armée du parti hutu MRND) arpentaient les collines. "Ils tuaient les gens dans les maisons. Nous nous sommes réfugiés près de l'église. Le monseigneur nous a dit qu'ici nous serions à l'abri. Un soir, les Interahamwe ont attaqué, appuyés par l'armée. Ils tiraient des rafales sur les hommes qui étaient allongés dans l'herbe. Il y a eu des morts, des blessés. Ils sont arrivés, et ont achevé les gens à la machette. Ensuite, ils sont allés de bâtiment en bâtiment, lançant des grenades par les fenêtres sur les femmes et les enfants. Puis ils les ont achevés aussi, avec les machettes et les couteaux... L'attaque a duré deux jours." "Moi, j'ai reçu une balle sur la tête. Je me suis évanoui." Emmanuel a, sur le front, un trou. La balle n'a pas pénétré la boîte crânienne. "Ils m'ont cru mort... La nuit suivante, j'ai rampé vers la brousse." "Toute ma famille a été exterminée, sauf Kayitesi. Elle a été sauvée par une vieille femme hutue qui l'a retrouvée après le carnage."

"A mon retour, j'ai accepté ce travail. Ma famille est ici. Morte. Je ne veux pas que des gens versent du sable sur ces événements, qu'ils nient ce qui est arrivé. Jamais !... Quand on a déterré les corps, je ne dormais plus. Je me saoûlais. J'ai été déclaré fou... Maintenant, je sais que je resterai ici jusqu'à la fin de ma vie. Je suis un secouriste, je vole au secours de la mémoire des morts." Emmanuel reprend sa marche, de salle en salle. "J'étais là ! J'étais là !..."

ENTRE 500 000 et 1 million de Tutsis selon l'ONU, sans doute 800 000 avancent des historiens, 1 200 000 selon l'association rwandaise de rescapés Ibuka (Souviens-toi), ont été exterminés en cent jours au Rwanda en 1994. Des opposants hutus ont aussi été éliminés. Personne n'est intervenu pour s'opposer à un drame que nul n'a appelé par son nom.

Winston Churchill, après la seconde guerre mondiale, avait évoqué Auschwitz en lâchant une formule : "Le crime sans nom." Les Etats-Unis, première puissance mondiale, suivis par la France et leurs partenaires occidentaux, exercèrent une forte pression diplomatique en 1994 pour que le mot "génocide" ne soit pas employé dans les textes officiels. Car, en approuvant, le 9 décembre 1948, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les Nations unies ont admis que ce crime concernait l'humanité entière et que les Etats se devaient, dès lors qu'un génocide est identifié, d'intervenir pour "prévenir" et pour "punir". Lorsque Churchill s'émouvait de l'existence des camps d'extermination nazis, le génocide n'était pas encore reconnu. La création du mot revient à Raphaël Lemkin, conseiller au ministère de la guerre à Washington et auteur en 1944 du livre Axis Rule in Occupied Europe. Il fut inspiré par le grec "genos" (race) et le latin "cide" (tuer). Il livra une ébauche de définition : "La destruction d'une nation ou d'un groupe ethnique." Cinquante ans plus tard, parce que la communauté internationale n'était guère désireuse de s'engager dans une aventure militaire, le "crime sans nom" a une nouvelle fois été perpétré.

Des crimes contre l'humanité ont été commis entre-temps. Des historiens évoquent un "génocide politique", une notion qui n'a pas été retenue dans la Convention de 1948, au Cambodge, en Chine et en URSS. En Asie du Sud-Est, au Proche-Orient, au Rwanda et au Burundi déjà, ailleurs encore, des crimes contre l'humanité ont été perpétrés, et sont revenus hanter l'Europe en ex-Yougoslavie. Lors du procès de Nuremberg, le procureur français, François de Menthon, avait décrit le crime contre l'humanité comme "le crime contre le statut d'être humain", motivé par une idéologie qui est "un crime contre l'esprit" visant "à rejeter l'humanité dans la barbarie". Les juges de Nuremberg ont donné pour la première fois une définition du crime contre l'humanité : il consiste à tuer quelqu'un parce qu'il est né. Tuer un juif parce qu'il est né juif. Tuer un Tutsi parce qu'il est né tutsi.

Dans la palette des crimes contre l'humanité, le génocide est le plus grave parce qu'il implique une vaste échelle et une préméditation. Les coupables de génocide sont des théoriciens avant d'être des assassins. L'ONU, qui a finalement dû reconnaître le génocide au Rwanda, a créé, le 8 novembre 1994, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), installé à Arusha, en Tanzanie, qui aura à livrer une première interprétation juridique du génocide. "Un enjeu historique" pour Laïty Kama, président du TPIR et juge au procès Akayesu.

Le statut du TPIR définit déjà le génocide. "L'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux : a) meurtre de membres du groupe; b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe." Le Tribunal a mission de punir les actes suivants : "a) le génocide; b) l'entente en vue de commettre le génocide; c) l'incitation directe et publique à commettre le génocide; d) la tentative de génocide; e) la complicité dans le génocide." Le TPIR punit également les crimes contre l'humanité, "assassinat, extermination, réduction en esclavage, expulsion, emprisonnement, torture, viol, persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, et autres actes inhumains" commis dans une intention semblable.

Le jugement de Jean-Paul Akayesu, le bourgmestre de la commune de Taba, bien que ce procès soit mineur par rapport à ceux de hauts responsables du génocide qui devraient s'ouvrir dans l'année, sera en effet historique. Parce que ce sera la première fois dans l'histoire qu'une cour de justice se prononcera sur le génocide, le verdict des juges Kama, Pillay et Aspegren, attendu ce printemps, établira une jurisprudence et servira de référence aux futurs procès au TPIR, au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et à la Cour pénale internationale (CPI), dont la création est actuellement négociée par les Etats siégeant aux Nations unies. Historique aussi pour les activistes des droits des femmes, qui sont parvenus, en cours de procès, à faire intégrer à l'acte d'accusation la notion de "violences sexuelles" comme étant l'un des aspects du génocide.

Le génocide tutsi est donc le premier à avoir été reconnu par l'ONU depuis la signature de la Convention de 1948. Un génocide incontestable a pu être commis pour la première fois depuis que le "monde civilisé" en a établi la définition et s'est engagé à le combattre. Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l'ONU en 1994, questionné sur l'inaction des "casques bleus", s'était écrié : "Nous sommes tous responsables de cet échec... C'est un génocide... J'ai échoué... C'est un scandale !" En visite à Kigali le 25 mars, le président américain Bill Clinton a reconnu la responsabilité de la communauté internationale et des Etats-Unis pour ne pas être intervenu au Rwanda. Il a précisé : "Nous n'avons pas immédiatement appelé ces crimes par leur véritable nom : génocide."

Le Rwanda survit aujourd'hui dans l'ombre du génocide. Les rescapés sont hantés par le carnage, la perte des êtres chers, la justice promise qui n'arrive pas, les assassinats qui se perpétuent, la négation de leur calvaire, le cauchemar qui continue... Les tueurs hésitent entre une reconnaissance du génocide qui est aussi synonyme de cauchemar, d'effroi rétrospectif, ou un négationnisme acharné, tel qu'il est distillé par de vastes pans de la communauté hutue et des intellectuels étrangers.

Au Rwanda, chacun continue de côtoyer l'autre, de l'observer dans les collines. Les survivants tutsis, qui furent pourchassés, blessés, violés, humiliés, craignent que le génocide soit un jour achevé. Leur armée est certes au pouvoir, après la victoire militaire de la guérilla tutsie d'Ouganda, qui a stoppé le génocide; ils demeurent néanmoins une minorité 10 % à 15 % de la population et sont cernés dans les villages par des voisins potentiellement hostiles. Les tueurs, et la population hutue associée sans discernement aux génocidaires par le gouvernement, craignent la vengeance tutsie et un contre-génocide. Le génocide de 1994 fut un choc national et ouvrit une ère nouvelle, celle de l'après-génocide, du traumatisme et du silence.

La chasse à l'homme a commencé dans la soirée du 6 avril 1994, peu après l'assassinat du président Juvénal Habyarimana. Des unités de l'armée rwandaise et les milices des partis hutus extrémistes abattent les opposants politiques, dont la première ministre Agathe Uwilingiyimana, des militants des droits de l'homme, des intellectuels... L'opération est pilotée par le colonel Théoneste Bagosora, directeur de cabinet au ministère de la défense, un noyau d'officiers putchistes des Forces armées rwandaises (FAR), de responsables du Mouvement révolutionnaire national pour le développement et la démocratie (MRND), le parti du président, de la Coalition pour la défense de la République (CDR), le parti hutu raciste, et d'intellectuels partisans de la suprématie des Hutus. Ces hommes, réunis au sein de sociétés secrètes, préparaient le grand soir depuis des années. Leur objectif est la mise à mort des accords d'Arusha, signés en 1993 entre le gouvernement et la guérilla, et l'extermination des Tutsis du Rwanda.

Ils s'approprient le pouvoir et entraînent le Rwanda dans un tourbillon d'horreurs. Ils bénéficient d'atouts considérables : une société très structurée, hiérarchisée à l'extrême, une population disciplinée, une paysannerie aux abois, étouffée par le manque de terres et une pauvreté croissante, un militantisme ethnique en plein essor depuis trente ans, une machine de propagande antitutsie à l'oeuvre depuis la première attaque du Front patriotique rwandais (FPR) en 1990. La fatalité n'existe pas. L'élimination d'un million de Tutsis rwandais n'est pas le résultat de tueries spontanées ou d'une bestialité innée, comme l'insinuent les partisans d'un "Hutuland" et d'un "Tutsiland" qui résoudraient les problèmes rwandais et burundais, ces pays voisins aux destins entremêlés.

"Tuer un million de gens et être capable d'en déplacer trois à quatre millions en l'espace de trois mois et demi sans toute la technologie qu'on a dans d'autres pays du monde, c'est tout de même une mission significative", témoignait le général canadien Roméo Dallaire, ancien commandant de la Mission des Nations unies d'assistance au Rwanda (Minuar), en février devant le TPIR. "Il y avait une méthodologie", ajoutait-il. Pour réaliser aussi vite un tel génocide (l'assassinat d'environ 90 % de la population tutsie, donc de 10 % de la population rwandaise), il faut réunir certaines conditions. Planification, détermination des planificateurs pour l'exécution, acceptation par les exécutants.

LA détermination sans faille des responsables du programme d'extermination ne fait aucun doute. Les extrémistes hutus se renforçaient dans les coulisses du pouvoir, avec l'appui de membres de la famille de Juvénal Habyarimana notamment son épouse et les frères de celle-ci et du premier cercle présidentiel, l'Akazu ("petite maison"). Des agents des services secrets avaient fondé des escadrons de la mort, le Réseau Zéro; une frange du MRND et la CDR avaient créé leurs milices, les Interahamwe et les Impuzamugambi; des officiers de l'armée s'étaient réunis au sein de la faction Amasasu ("balles") et ravitaillaient les différents groupuscules armés. Les radicaux étaient parvenus à créer des instances parallèles ancrées au coeur du pouvoir rwandais.

Pour trouver les exécutants, ce ne fut pas trop délicat. Le génocide au Rwanda fut un génocide populaire. Si les Allemands ont participé, comme autant de maillons d'une chaîne de la mort, au génocide des juifs, la contribution des Rwandais, spontanée ou non, fut d'une cruauté sans précédent. Des hordes de paysans hutus sont allées, machettes à la main, massacrer leurs voisins tutsis. Certains y étaient forcés, d'autres y ont pris part avec enthousiasme. Il y eut des fêtes champêtres après les tueries, lors desquelles on se saoulait et dégustait le butin une vache, une chèvre. Jamais autant de gens ni militarisés ni politiquement engagés s'étaient ainsi couverts du sang de leurs concitoyens. "Jamais un crime n'avait été puni au Rwanda. Il y a eu génocide parce qu'auparavant il y a eu impunité, commente Alice Karekezi, une militante des droits de l'homme. Certains racontent sans malice combien de personnes ils ont tuées. Ici on a tué ses voisins, les gens avec lesquels on partageait la boisson... Ce n'était pas le système nazi. Le crime était presque intégré au quotidien depuis des décennies. Certains savaient qu'ils allaient mourir et d'autres qu'ils allaient tuer. C'est le bilan de l'impunité."

Des responsables du Front patriotique rwandais estiment que deux millions de Rwandais ont commis, durant le génocide, un crime de sang de leurs propres mains, ou pris part à un meurtre collectif. "Le chiffre de deux millions est réaliste, confirme un observateur du Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l'homme (HCDH). Ça paraît fou... Le gouvernement ne peut pas criminaliser 30 % de la population, qui, pourtant, a commis des crimes abominables."

Le Rwanda se retrouve plus ethniquement divisé qu'auparavant. Non seulement la destruction d'un groupe d'individus n'avait jamais été envisagée de manière aussi radicale, mais les guerres du passé se déclaraient entre clans régionaux, sans connotation ethnique. Hutus, Tutsis et Twas (Pygmées) vivaient côte à côte en harmonie. Ils parlent la même langue. Les mariages mixtes étaient si fréquents que, bien que Hutus et Tutsis avaient et aient encore parfois une apparence physique différente, il est aujourd'hui difficile de déterminer à la physionomie l'origine ethnique d'une majorité de Rwandais.

"Les colons, et tout particulièrement les missionnaires, les évangélisateurs, ont semé les premiers germes de la division, accuse Denis Polisi, un idéologue du FPR. Ils ont commencé à parler des origines lointaines des Tutsis. Ils ont institué la carte d'identité où figure la mention d'une ethnie, et ils ont donné tous les privilèges à ceux qu'ils appelaient les Tutsis."

En 1925, le ministère belge des colonies, dans un Rapport sur l'administration belge au Rwanda-Urundi, dévoile ses schémas : "[Les Twas sont] une race en voie de disparition... Le Mutwa réunit assez bien au physique l'aspect général du singe dont il hante les forêts"; "[Les Hutus sont] petits, trapus, ont la figure joviale, le nez largement épaté, les lèvres énormes. Ils sont expansifs, bruyants, rieurs et simples"; "[Le Tutsi] de bonne race n'a, à part la couleur, rien de nègre. Sa taille est très haute. Ses traits, dans la jeunesse, sont d'une grande pureté : front droit, nez aquilin, lèvres fines s'ouvrant sur des dents éblouissantes. D'intelligence vive, souvent d'une délicatesse de sentiment qui surprend chez des primitifs, possédant un extraordinaire empire sur lui-même, sachant sans effort se montrer bienveillant..."

"Les Tutsis avaient une origine tout à fait distincte des 'nègres', considérés comme appartenant à un ordre absolument inférieur", rappelle l'historien Gérard Prunier dans Rwanda, le génocide (Dagorno, 1997). Ils venaient des Indes, ou même, comme le Père dominicain Etienne Brosse le suggéra, du Jardin d'Eden. Quelques années plus tard, un administrateur belge, le comte Renaud de Briey, avança froidement que les Tutsis étaient peut-être bien les derniers survivants du continent perdu de l'Atlantide."

La division ethnique commence ses ravages. Pour les Hutus opprimés, le Tutsi est devenu, outre le tyran allié des colons, l'étranger venu de contrées lointaines. Durant le génocide, il est tué parce qu'il est l'étranger. A Kabaya en 1992, Léon Mugesera, un cadre du MRND, prévient la population. Aux Hutus, il dit : "Dites-moi, attendez-vous béatement qu'on vienne vous massacrer ? Nous devons agir. Il faut les liquider tous !" Aux Tutsis, il annonce : "Votre pays, c'est l'Ethiopie, et nous allons trouver un raccourci en vous y expédiant par Yangorabo [une rivière]." Et les tueurs de Tutsis de 1994, qui prennent le temps de transporter les cadavres, vont les jeter dans les rivières qui coulent vers l'Afrique orientale...

Les colons et les missionnaires changent radicalement d'attitude en 1959 et soutiennent la "révolution sociale" hutue. Les Tutsis sont renversés et beaucoup partent en exil. Leurs enfants seront les soldats du FPR, qui seront les vainqueurs en 1994. Le Rwanda a connu, entre l'arrivée des premiers colons allemands à la fin du XIXe siècle et le génocide à la fin du XXe une lente évolution des mentalités qui a pesé dans la tragédie. L'Eglise en porte une lourde responsabilité. "L'Eglise avait un grand impact sur la société. Elle imprimait au mode de vie africain une forte tendance moralisatrice. A défaut de devenir véritablement vertueuse, la société rwandaise devint hypocrite par convention, note Gérard Prunier. Une société ancienne, riche et complexe, fut modernisée, simplifiée et rigidifiée."

Le génocide fut relativement aisé à accomplir au Rwanda. La règle du silence, la foi en l'autorité, le devoir d'obéissance, la tradition d'impunité...

Des décennies d'apprentissage de la soumission et de la ferveur religieuse ont contribué aux comportements extrêmes de 1994. Des paysans hutus qui n'avaient pas l'âme de meurtriers n'ont pas refusé de participer au crime. Et les Tutsis, au lieu d'organiser une résistance dans les collines, se sont réfugiés devant les bureaux communaux et les églises, symboles de l'autorité, alors que les bourgmestres organisaient le génocide à l'échelon local et que les prêtres hutus s'y sont rarement opposés. Des agneaux sont allés à l'abattoir...

Les autres, qui tentaient de résister aux assauts, rejoignaient de toute façon les premiers. Mis en déroute, ils étaient, s'ils survivaient, forcés d'aller vers les lieux de regroupement. Et même ceux qui parvenaient à fuir finissaient souvent par y aller d'eux-mêmes. Au TPIR, la question a été posée à une femme l'identité des témoins est protégée qui racontait les tueries à Taba. Le juge : "Vous saviez qu'on y tuait des gens. Pourquoi êtes-vous quand même allée au bureau communal ?" Le témoin J.J. : "Je me suis réfugiée là-bas car je savais que les personnes étaient tuées par les balles. Je ne voulais pas être tuée par les massues et les machettes. Je voyais que c'était très pénible d'être tué par des massues." Un autre témoin, N.N., raconte : "Un Tutsi achetait une grenade 1 000 francs pour que les Interahamwes le tuent avec cette grenade, au lieu d'être tué avec des machettes, d'avoir son oreille coupée, les doigts..."

Les mentalités n'ont pas changé. Un ordre est rarement discuté. Dans les collines, les villageois courbent l'échine. "Dans ce pays, le chef est le chef, confirme Denis Polisi. Le respect de l'autorité doit rester fondamental, mais nous voulons inciter la population à participer aux décisions. Les gens vont choisir leurs délégués. Ce seront les jalons de la démocratie." En attendant la démocratie, qui n'a jamais existé et sur la voie de laquelle le FPR ne s'est pas engagé, les Rwandais continuent de s'enfermer dans le mutisme.

A cette obéissance, naturelle, voire sacrée, s'est ajouté le traumatisme du génocide. "Chaque famille hutue recèle au moins un bourreau, comme il y a au moins une victime dans chaque famille tutsie", affirme Anastase Murumba, un responsable d'Ibuka.

"Ici, c'est une expérience traumatisante spécifique, constate Lincoln Ndogoni, un psychiatre de l'organisation américaine World Vision. Les rescapés sont bien sûr traumatisés. Ils sont amers, en colère. Ils ont des crises de peur, de désespoir... Et les tueurs sont traumatisés. Ils se posent des questions : Pourquoi ai-je tué ? Suis-je coupable ? Si j'en ai tué cinq, aurais-je pu en tuer dix ?... Des enfants ont tué ! On leur a mis une machette dans la main et on leur a ordonné d'aller abattre le voisin. Des femmes ont tué ! Fait très rare dans une guerre, des femmes ont assassiné des enfants !" "Je soigne une femme hutue qui était mariée avec un Tutsi et qui a jeté son propre enfant dans la rivière. Depuis trois ans, elle se rend chaque jour au bord de cette rivière et ne comprend pas ce qui est arrivé à son enfant, raconte-t-il. Je vois une autre femme qui avait déguisé son garçon en fille pour tenter de le sauver. Les miliciens ont découvert la supercherie et, pour la punir, l'ont forcée à enterrer son enfant vivant. Elle est hantée par ses dernières paroles : 'Maman, arrête de jouer, arrête de me lancer de la terre sur le visage, maman, arrête de jouer...' Si rien n'est entrepris, ce pays sera un vaste hôpital psychiatrique dans dix à vingt ans. Les enfants du génocide seront des adultes traumatisés et asociaux. Car la leçon du génocide est qu'on ne peut pas avoir confiance en un gouvernement, une armée, ni en ses voisins, ses amis, voire ses parents."

Le silence du Rwanda... Où, ailleurs en Afrique ou dans le monde, peut-on trouver une place de marché presque silencieuse ? Le climat rwandais est empoisonné.

La guerre qui a repris l'an dernier dans le nord-ouest y contribue nettement. Chaque nuit, on meurt à nouveau au Rwanda. Les tueries s'enchaînent. Chaque matin, les villageois comptent les disparus et les blessés. Les rebelles hutus, guidés par l'idéologie du génocide, tentent de déstabiliser le pays par tous les moyens. Et l'armée du FPR, devenue l'Armée patriotique rwandaise (APR), répond à ces violences avec, à chaque fois, davantage de brutalité. Kigali mène une guerre à sa propre population, aux Hutus du Nord, accusés de soutenir les combattants de l'ombre.

Le climat est aussi empoisonné parce que les tueurs continuent de nier, ou de justifier, le génocide. C'est le cas dans les collines rwandaises. C'est le cas à la prison de l'ONU à Arusha, où vingt-quatre prévenus, dont le colonel Théoneste Bagosora, attendent leur procès. Vingt prisonniers se sont réunis pour rédiger deux manuscrits confidentiels, dans lesquels ils racontent leur version des évènements, Le Rwanda : quelques éléments pour comprendre le drame d'un peuple et Qui a peur de l'enquête sur l'assassinat du président Habyarimana ?

Ils affirment que "le conflit Hutu/Tutsi est un conflit ethno-politique séculaire de partage du pouvoir où la minorité tutsie cherche toujours à s'approprier le monopole du pouvoir par tous les moyens, y compris la voie des armes". "Ceux qui disent que les Hutus et les Tutsis vivaient harmonieusement ensemble avant la période coloniale mentent", ajoutent-ils. Ils contestent la thèse d'un complot d'extrémistes hutus, assurant que "l'Akazu, les escadrons de la mort et le Réseau Zéro sont des notions inventées pour discréditer, décourager et diaboliser tous les opposants au FPR".

Ils accusent le nouveau pouvoir rwandais d'avoir inventé le génocide. "Pour asseoir son pouvoir, le FPR déploya tous les moyens pour coller sur le dos des Hutus ses crimes et pour faire du 'génocide des Tutsis' son fonds de commerce en érigeant des monuments sur les grands sites de ce prétendu 'génocide des Tutsis' et en y exposant des restes humains. Il le fit dans le but d'abuser la communauté internationale. Pourtant, l'exposition des crânes dans des endroits publics répond aux rites que les monarques tutsis d'antan pratiquaient. Les restes humains exposés aujourd'hui appartiennent aux seules victimes hutues du FPR."

Emmanuel Murangira, le survivant de Murambi, exclut une éventuelle réconciliation au Rwanda tant que ce discours persistera. "La réconciliation ? Hum... Oui, si les gens reconnaissent leurs crimes, s'ils se confessent." Il s'énerve. "Les Hutus d'ici refusent de témoigner. Ils n'ont rien vu ! Au printemps 1994, comme par miracle, aucun n'est sorti de sa maison !" "Je connais un monsieur qui a brûlé une maison pendant le génocide, dit-il. Il est revenu voir la famille et reconstruire la maison après la guerre. Là, la réconciliation devient possible."

Emmanuel évoque aussi, parmi les maux du Rwanda, l'absence de soutien de la communauté internationale lors du génocide. Il déplore qu'elle ait gardé "les yeux fermés". Puis le gardien des cadavres, le "fou", le "mort", s'en va en silence.

Rémy Ourdan, Le Monde, 31 mars 1998.

Charniers de Tchétchénie

Le 2 octobre 1999, les troupes russes entraient dans la petite République rebelle. Trois ans plus tard, la guerre continue et les fosses communes livrent leur horrible secret.

Les femmes, en longues jupes et foulards, s'étreignent, en pleurs. Un sanglot déchirant s'élève au- dessus du hameau de Krasnostepnovskoe, sovkhoze laitier blotti au creux de la steppe ondulante qui s'étire à l'ouest de Grozny. Les corps de quatre hommes du village, enlevés par des soldats russes à 3 heures du matin, le 13 mai 2002, viennent d'être retrouvés. Torturés, ensanglantés, méconnaissables.

Le charnier, qui contiendrait une quinzaine de dépouilles, a été trouvé à la frontière avec l'Ingouchie, près du village de Goragorsk, à proximité d'un poste de l'armée russe. Des paysans tchétchènes, le visage figé, arrivés dans un minibus brinquebalant, se joignent à la famille pour la veillée funéraire. Debout, les mains tournées vers le visage, dans le geste de la prière musulmane, les habitants se recueillent.

Le 8 septembre, la découverte du charnier a été rendue publique. Des corps étaient identifiés. Dans cette guerre qui dure depuis trois ans, avec l'entrée des troupes russes dans la République indépendantiste le 2 octobre 1999, la diffusion d'une telle information ne va pas de soi. Une chape de silence recouvre la plupart des événements en Tchétchénie, territoire de la taille de deux départements français, fermé au monde extérieur, où ni les journalistes ni les membres d'organisations humanitaires n'ont le droit de circuler librement. Les autorités russes veulent strictement limiter l'accès de témoins indésirables.

Chaque jour, des habitants sont tués ou disparaissent, aux mains des forces armées russes ou de leurs supplétifs locaux, les milices tchétchènes prorusses. Les disparus se comptent par milliers. Aucun recueil précis, exhaustif, d'informations sur ces victimes, n'est possible. Des corps sont retrouvés régulièrement, dans des ruines de bâtiments, sur des terrains vagues, des bords de routes, parfois déchiquetés à l'explosif ou portant des traces de tortures. Parfois, ils sont exhumés de fosses communes.

Ce fut le cas pour les dépouilles de Moussa Kariev, 44 ans, mécanicien au sovkhoze de Krasnostepnovskoe ; son fils, Roustam, 20 ans ; son frère, Aslan, 50 ans, et un voisin, Aziz Bek Bitsalov, 37 ans. Ils dormaient dans leurs lits, le 13 mai dernier, quand un groupe de soldats russes a fait irruption dans les habitations. Comme souvent lors des rafles, les soldats étaient masqués, la tête recouverte d'une cagoule noire.

"Ils ont distribué des coups de crosse, raconte un témoin direct. Ils ont frappé des femmes à la tête. Ils ont emmené six hommes, dont deux ont été retrouvés, trois jours plus tard, sur une route, vivants." Ces survivants ont raconté : les yeux bandés, les mains attachées, ils avaient été conduits, à bord d'un transporteur de troupes blindé, vers une destination inconnue, la cave d'un bâtiment, où ils avaient été interrogés et passés à tabac. "Les Russes nous disaient qu'ils savaient bien que nous n'étions que des mécaniciens de sovkhoze, et non des bandits, a relaté l'un d'eux. Ils nous répétaient : votre malheur, c'est que vous êtes tchétchènes."

PENDANT quatre mois, les familles de Krasnostepnovskoe ont cherché les disparus. S'adressant, en vain, à toutes les institutions mises en place par Moscou en Tchétchénie, le gouvernement prorusse, les autorités militaires, les "kommandantur" , les services du procureur. Les habitants du village ont fini par faire appel à un "intermédiaire" . Celui-ci a versé une forte somme d'argent à des militaires russes stationnés dans la région, et obtenu l'information décisive, celle de l'emplacement du charnier. Des policiers ingouches se sont rendus sur les lieux, ainsi que des membres des familles.

La voix tremblante, une femme décrit ce qu'elle a vu ce jour-là. "Ils n'étaient pas enterrés très profondément. Le charnier était à une courte distance de la route asphaltée, près du "blokpost " [poste de contrôle militaire russe]. Ils ont été assassinés sauvagement ! On les a retrouvés nus, la tête dans des sacs en plastique collés autour du cou avec de l'adhésif. Ils étaient très amaigris. Ils ont dû être enfermés longtemps sans nourriture. Leurs corps semblaient avoir été jetés en vrac dans ce trou."

A quelques mètres de là, d'autres dépouilles ont été exhumées, dont celles de trois hommes identifiés. Parmi eux, Vakha Magomedov, 57 ans, employé du même sovkhoze laitier n° 1, vivant dans le village d'Oktyabrskoe, 10 kilomètres à l'ouest de Grozny.

Vakha Magomedov avait été enlevé à son domicile le 3 mai, à 10 heures du soir, par des soldats russes. "Il a été difficile de le reconnaître tout de suite , raconte un membre de la famille. Sa tête, comme celles des autres, était enveloppée de bandages, elle paraissait difforme, on voyait à peine la forme du nez, l'emplacement des yeux. Nous sommes revenus plus tard, quand les bandages avaient été enlevés, pour l'identifier au cimetière. Les pieds étaient comme broyés, le crâne brisé, les os des phalanges ne tenaient que par la peau, ils sont tombés et on les a mis dans un sac. Des dents brisées étaient au fond de sa bouche. Il était nu. La tête dans un sac en plastique attaché avec du scotch. Sur deux autres corps trouvés là, non identifiés, le ventre et le torse étaient tailladés. De longues encoches faites au couteau."

Dans leur malheur, les habitants de Krasnostepnovskoe et d'Oktyabrskoe ont enquêté. Après avoir interrogé des habitants de la région, des rescapés des rafles du 3 mai et du 13 mai, ainsi que des militaires, ils ont acquis la certitude que l'histoire de ce charnier était liée aux activités d'une unité des forces spéciales du ministère russe de l'intérieur, la "bri-gade de Sofrino", du nom d'une région de Moscou d'où elle est originaire. Le 10 juin, cette unité, stationnée dans un quartier nord de Grozny, Staropromyslovskoe, se repliait vers la République voisine d'Ingouchie, à l'issue de son tour de service en Tchétchénie. L'emplacement du charnier correspond à la route qu'elle emprunta ce jour-là. Il semble que les militaires aient voulu, en chemin, se débarrasser des corps de ceux qu'ils avaient suppliciés.

Sollicité par des proches des disparus, le commandant militaire russe en Tchétchénie, le général Sergueï Kisioune, a fourni la réponse suivante : "Ces troupes ne dépendent pas de moi, elles obéissent directement à Gryzlov [le ministre russe de l'intérieur], à Moscou. Je n'ai pas accès à leur base." Après la découverte du charnier, un porte-parole militaire russe, cité par l'agence Interfax, a déclaré que certains habitants du sovkhoze avaient été tués par des combattants tchétchènes, qui se seraient "déguisés, afin de discréditer les forces de sécurité russes en Tchétchénie"

En mars, le général Moltenskoï, commandant en chef des troupes russes en Tchétchénie, a pris une directive interdisant aux soldats russes de porter des masques lors des "nettoyages" dans les villages tchétchènes. Il demandait aussi, face à la poursuite des disparitions de civils détenus par des militaires, que des représentants de l'administration et du procureur soient présents lors de ces opérations. Six mois plus tard, ces mesures, auxquelles le président Poutine s'est référé pour arguer d'une "stabilisation" dans la République, n'ont pas connu le moindre début de mise en oeuvre.

"J'ai peur. Nous sommes tous transis de peur , glisse une habitante de Krasnostepnovskoe. Des soldats rôdent dans le village la nuit pour nous terroriser. Ils ont commis des pillages. J'ai peur de dormir dans ma maison. Peur qu'ils surgissent de nouveau pour emporter quelqu'un. Chaque famille tchétchène est dans cette situation. Le peuple tchétchène est un peuple que les Russes veulent bannir, éliminer. Tant que les soldats russes seront là, nous subirons cette barbarie."

Selon une représentante de l'association de défense des droits de l'homme Mémorial, qui a diffusé l'information sur le charnier de Goragorsk, il est logique que des corps soient retrouvés à proximité de postes militaires russes. "Ce sont des endroits où les soldats se sentent plus en sécurité, la nuit, pour creuser des trous. Là, ils se sentent à l'abri d'embuscades de combattants tchétchènes. Et, sur ces terrains surveillés jour et nuit, les habitants tchétchènes auront du mal à s'aventurer pour fouiller le sol. Car à ces endroits, le risque est grand d'essuyer des tirs russes."

Plusieurs charniers ont déjà été découverts en Tchétchénie. L'un des plus importants, exhumé en février 2001, contenait plus de 50 corps, des civils, des femmes et des combattants tchétchènes, retrouvés à proximité de Khankala, la principale base militaire russe, située à l'est de Grozny. L'organisation Human Rights Watch a qualifié de "farce" l'enquête menée par les autorités russes sur cette affaire.

"Depuis le charnier de Khankala, qui avait fait du bruit, les militaires semblent avoir pris des précautions pour commettre leurs forfaits avec plus de discrétion , commente un militant tchétchène des droits de l'homme. Lorsque des corps sont retrouvés maintenant, c'est par petit nombre. Trois, quatre, cinq corps à un endroit, rarement plus. Comme s'ils les éparpillaient."

Aucune enquête internationale indépendante sur les exactions commises en Tchétchénie n'a été autorisée par Moscou depuis le début de la guerre. Plusieurs lieux, dans les régions d'Argoun, Ourous Martan, Tsotsin Iourt et Grozny, selon des témoignages d'habitants, sont utilisés par les militaires russes pour cacher des cadavres. "Il y a des endroits où les corps sont déchiquetés à l'explosif, pour rendre l'identification impossible, et d'autres où ils sont enterrés" , indique une bonne source, qui réclame l'anonymat, comme toutes les personnes rencontrées par Le Monde en Tchétchénie au cours d'un récent voyage clandestin dans plusieurs régions de la République.

Selon plusieurs témoignages, dans une zone montagneuse du sud de la République, près de la localité de Khatouni où le 45e régiment russe est déployé, de nombreux hommes tchétchènes sont détenus dans des trous de 2 mètres de profondeur, creusés à même le sol et couverts de planches de bois, où ils sont torturés. Ces trous sont en service depuis au moins deux ans, puisque de hautes herbes ont poussé sur leurs couvercles de planches, ce qui les rend pratiquement invisibles.

La Russie affirme mener en Tchétchénie une "opération antiterroriste" qui s'intégrerait dans le cadre de la campagne mondiale contre le terrorisme de l'après 11 septembre 2001. Les forces armées russes déployées dans la République comptent, selon diverses estimations, 100 000 hommes.

Selon des représentants tchétchènes indépendantistes, la guerre a fait des dizaines de milliers de morts dans la population. Moscou assure depuis plusieurs mois que la "phase militaire" est achevée et qu'un référendum sur l'adoption d'une Constitution peut être organisé.

Mais la guerre des mines se poursuit sur les routes du pays, les embuscades de la guérilla n'ont pas tari, et des groupes de soldats masqués, les "escadrons de la mort" , continuent de semer la terreur au sein d'une population qui évolue dans un décor de ruines, confinée aux gestes de la survie quotidienne. Dans des rues de Grozny, comme dans les localités de Shali et Argoun, des panneaux sont apparus cet été, slogans fleurant bon une propagande de type stalinien : "Notre force est dans l'unité !" , "L'amitié avec les autres peuples de Russie, voilà le chemin de la prospérité pour la Tchétchénie !"

Natalie Nougayrède, Le Monde, 02 octobre 2002.

Voyage au bout de la folie

Violents voire meurtriers, rejetés par les hôpitaux psychiatriques et l'univers carcéral, ils ont échoué dans des unités pour malades difficiles. Celle de Villejuif a exceptionnellement ouvert ses portes à une journaliste. C'est une forteresse, où médecins et infirmiers, blindés d'humour noir, tentent d'établir un dialogue avec les malades.

Rouge. Comme le sang qui a coulé sur ses mains d'adolescent, à peine sorti de l'enfance. Rouge comme l'angoisse qui, depuis, barbouille ses nuits, quand elle le réveille et le prend à la gorge. "Quand je repense à ce soir-là, c'est rouge dans ma tête", murmure-t-il. Assis sur un banc, Fabrice pique du nez dans son blouson, fait crisser le sable sous ses baskets. Les poings se serrent dans les poches. Le regard, perdu dans le froid, vient buter sur les grilles de la cour de promenade du pavillon. A peine audible: "J'étais allé chercher un couteau chez un copain. Ma mère les avait tous planqués à la maison, parce que je devenais bizarre. Je n'en pouvais plus de mon traitement. Je l'avais arrêté. C'était sur un terrain vague. Et là..." Il s'interrompt. Là, son frère s'est écroulé, sans vie. Fabrice redresse la tête. Le timbre se fêle: "C'est les voix qui m'ont commandé de le faire... Elles m'ont poussé à bout. J'étais tétanisé. Je ne maîtrisais plus rien, ni moi ni mon corps. Elles me disaient: "Tue-le, sinon c'est toi qu'on va tuer."" Alors, il a frappé.

Depuis, Fabrice est interné, dans l'attente d'un probable non-lieu pour homicide commis sous l'emprise de la schizophrénie. Il a atterri ici, à Villejuif, il y a un an. Halluciné, croyant qu'il était mort et ressuscité, dans l'oubli ou le déni de tout, de son crime, du monde des hommes. Aujourd'hui, après des mois de traitement, il prend conscience de son acte. Et il pleure son frère: "C'est terrible ce que j'ai fait. Je devrai porter toute ma vie le poids de ça..."

Ici, on est au bout du bout, au dernier maillon de la chaîne humaine et de la prise en charge médicale. Ici, on est au bout de l'hôpital psychiatrique Paul-Guiraud, à Villejuif (Val-de-Marne), dans la ceinture parisienne. A l'unité pour malades difficiles (UMD) Henri-Colin. "Malades difficiles": un euphémisme, si l'on en juge par le pedigree des locataires. Ici échouent tous ceux dont plus personne ne veut, ni les hôpitaux psychiatriques ni la prison. Ceux dont la violence, greffée sur la folie, nargue tous les traitements. N'entre pas qui veut à l'UMD. Il faut avoir cogné ou tué sous le coup d'une pathologie. Ou menacer de passer à l'acte. Gravement, de préférence. Ici, sont enfermés et hospitalisés d'office, sur arrêté préfectoral, trois types de patients, soignés sous contrainte: des auteurs de crime ou délit jugés irresponsables au titre de l'article 122-1, 1er alinéa du Code pénal et qui, donc, n'iront pas en prison. Des détenus psychiatriquement perturbés - il y en a de plus en plus en milieu carcéral - et qui refusent tout traitement. Enfin, des psychotiques recrachés par des services de psychiatrie impuissants, toujours plus débordés par le manque d'effectifs et de lits.

Il n'y a que quatre UMD en France. Et environ 400 places. C'est peu. Ces services spéciaux - nommés "unités pour malades difficiles" en 1986 - ont été créés au fil du siècle, pour protéger l'ordre social, mettre hors d'état de nuire des fous qui faisaient peur. Celui de Villejuif est le plus ancien (1910). Son fondateur, le médecin-chef des asiles de la Seine, Henri Colin, le destinait aux "aliénés vicieux, difficiles, récidivistes, habitués et exploiteurs des asiles". Dans ces prisons asilaires, on faisait du gardiennage. On avait peu de médicaments - le premier neuroleptique date de 1952. On soignait à coups de décoctions amères et de perpétuité "camisolée". Aujourd'hui, le passé sue encore à travers la pierre meulière. Mais le pari, ici, c'est d'en finir avec le cimetière des fous, de réinsérer l'UMD dans un parcours sanitaire, de l'extraire de l'oubli dans lequel l'ouverture des asiles et le développement de la psychiatrie de secteur, depuis les années 1960, ont achevé de l'enfoncer. Désormais, les patients sortent, tous.

Pavillon 38 : de la réalité au polar

Il s'appelle Dante. Il vient de débarquer à l'unité pour malades difficiles de Villejuif, après s'être tailladé l'oreille, le nez et les parties génitales en prison. Et il a, pour tout bagage, des serpents plein la tête et des fantasmes nécrophiles pour lesquels il rêve de passer à l'acte. C'est le Dr Suzanne Lohmann qui le prend en charge, au Pavillon 38, le titre d'un polar de Régis Descott, publié ces jours-ci aux éditions Lattès. Dépositaire de confidences à glacer le sang, la psychiatre va soulever, sans le savoir, le rideau d'une intrigue haletante qui l'amènera à remonter l'histoire de son patient accusé, quelques mois plus tard, d'un crime atroce. Une jeune femme est découverte, démembrée, dans un aquarium désaffecté du Trocadéro. En le libérant, sûre de son diagnostic, le Dr Lohmann n'avait pas cru mettre en danger la vie d'autrui. Maintenant, c'est sa propre existence qui est en jeu.

Régis Descott nous invite à un voyage aux confins de la folie et de la psychopathie, au c?ur des difficultés de diagnostic et des prises en charge de haut vol. Un très bon polar efficace, écrit à la pointe sèche, qui plonge le lecteur dans la psychiatrie de l'extrême.

"L'UMD? C'est là-bas, au fond, vous ne pouvez pas la rater, la forteresse...", sourit une employée. Traverser tout l'hôpital. Passer les pavillons de secteur. Buter contre la grande grille. Sonner à l'interphone. Tout autour, une muraille sert de rempart à la curiosité du public et aux viseurs des paparazzis. Car Colin est connu pour abriter un essaim de terreurs médiatiques. Maxime Brunerie, le régicide chiraquien, Georges Cipriani, l'icône d'Action directe, ou le Japonais cannibale Issei Sagawa en ont été les hôtes.

"Je déteste la violence..." Calé dans le fauteuil de son bureau capitonné, le maître des lieux, le Dr Christian Kottler, a le sens de la formule inattendue. Et un regard. Deux lames de glace bleutée, accoutumées à passer le psychisme au scanner. Un sourire énigmatique. Une voix veloutée, un ton mesuré. Depuis neuf ans, le médecin-chef pilote son navire de quatre psychiatres et 85 soignants, pour 60 lits, bientôt 80. Il a vu défiler une quantité de tueurs en série et quelques cannibales. Il a connu quatre grèves dans son service, syndiqué très SUD - la cinquième est en cours. Et, à part la dissection criminologique des cas extrêmes, il aime dire qu'il a quelques passions pacifiques, dont "la quête de poésie et d'harmonie".

"Ce que l'on fait? Prendre des gens au plus loin de leurs difficultés, éjectés du système, pour tenter de leur redonner une place. C'est un défi thérapeutique, humain et social: on se trouve face à des impasses, auxquelles plus aucune structure ne veut répondre. Sauf nous. Derrière, il n'y a plus personne..." Il faut de la patience, de la passion, et du temps, six mois en moyenne, deux ans parfois. Un jour, c'est gagné, on renvoie le malade dans son institution d'origine, prison ou hôpital psychiatrique. Et on en intègre un nouveau. Les demandes d'admission sont en hausse constante: 250 l'an dernier. "Quand on prend ces patients, ils sont dans un monde qui n'est pas le nôtre, chacun appartient presque à sa propre espèce, précise le Dr Kottler. Mais au fil du temps, et c'est fantastique, on parvient à renouer une communication avec eux, à partager certaines émotions et certaines conventions..." Pour tenter de déchirer les habits du monstre dans lesquels les confinent nos fantasmes. Les soignants s'y attellent, avec des blouses, un trousseau de clefs, des mots, des paquets de comprimés. Et une bonne dose d'humilité. Il en faut quand on se coltine toute la sainte journée des dieux et des prophètes: la folie a toujours puisé dans le vivier du mysticisme. Dans les modes, aussi. Il y a trente ans, les francs-maçons et les communistes déclenchaient les délires. Aujourd'hui, ils sont délogés par Ben Laden.

Depuis un an, l'unité est en travaux. Christian Kottler a lancé une vaste rénovation: le chantier boueux laissera la place dans six mois à un parc paysager, avec un espace d'ateliers et de balnéothérapie, autour duquel se conjugueront des bâtiments neufs et des vieux blocs en meulière. 38, 37, 36, 35. Les chiffres des pavillons scandent un parcours thérapeutique. Pavillon 38: c'est là qu'on garde les entrants en crise qui, une fois calmés, passeront au 37, s'ils acceptent le traitement. Ils finiront au 35, avant de regagner leur établissement d'origine. Le 36, lui, est réservé aux femmes entrantes.

Le palpitant de l'UMD, c'est le pavillon 38 et ses 10 patients - ils seront 18 à la fin des travaux. Ici, ils séjournent quelques mois, un an parfois. Le temps, pour les soignants, de les contenir et d'affiner le diagnostic. Régime sec: pas de vêtements ni d'objets personnels, juste de quoi lire. Les malades font la sieste en pyjama ou en slip et se rhabillent dans le couloir commun. Dans les chambres, avec douche et WC, le lit est arrimé au sol carrelé. Dans la salle commune, les tables sont scellées, la télé est coffrée dans du Plexiglas. Dallages nets, surfaces lisses, angles cuirassés de plastique. Ni couteaux ni fourchettes: la nourriture est coupée en morceaux. Les deux cours exiguës sont cerclées de grillages. Il y a des alarmes, tous les 6 mètres. Et une consigne: ne pas tourner le dos aux patients.

"Je sens de la haine, n'approchez pas"

Sur une chaise, un homme en jogging et chaussons fixe la télé d'un oeil froid, du coton plein les oreilles. Un infirmier lui dit de l'enlever, posément. Il s'exécute, mais prévient: "Je sens de la haine, n'approchez pas." Lui avait un boulot, une famille. Un jour, il a éclaté la face d'un médecin de secteur. Il s'en fait une idée assez relative: "On s'est pris la tête avec le toubib." Pas très loin, à une table, un grand baraqué, l'échine courbée, émiette une feuille de papier. Des confettis sur lesquels il copie, d'une écriture serrée, des versets bibliques, en psalmodiant une langue connue de lui seul. De l'hébreu international. Quand on tente une percée dans son monde, il répond poliment: "Oui, merci." Il croit qu'il est "enceinte". De temps à autre, il réclame une sage-femme. Mieux vaut ne pas le contrarier, sous peine de s'en prendre une.

Jimi Hendrix entre en scène. "Vous savez comment je m'appelle? Disjoncteur. Parce que je disjoncte!" Il éclate de rire, se balançant sans cesse d'un pied sur l'autre. Son truc, c'est le sport. Il a joué au foot en Coupe de France. Il touche aussi pas mal en ping-pong, apnée et ski alpin. Et là, il propose à Manu, un infirmier à la carrure de rugbyman, une partie de baby-foot. Histoire de jauger sa "vitesse de réaction", en vue de Roland-Garros.

"Je ne vois pas le rapport avec le baby-foot, monsieur B.", lui dit Manu, calmement.

- Ça se voit que vous m'avez jamais vu jouer au tennis.

- Quel est le rapport?"

En guise de réponse, Jimi fléchit les jambes, le mitraille du regard et esquisse un revers martial. Le prophète s'interpose:

"Je voudrais prendre le train. Je vais accoucher.

- Ah non! désolé, monsieur, ça ne va pas être possible."

Un autre patient, plus frêle, s'approche: "Vous parlez vietnamien?" Il n'est pas d'ici, mais d'un pays où l'on parle espagnol. Il est à Colin pour assassinats. La plupart du temps, il engueule les arbres. Ou il crie, les mains sur la tête. Tout à l'heure, il a dessiné une forme primitive sur un lambeau de papier, perdu dans un sourire. C'était une femme.

Ici, au 38, il n'y en a qu'une, au milieu des infirmiers, tous des hommes - les autres équipes sont mixtes. C'est le Dr Magali Bodon-Bruzel. Une tornade blonde, rieuse. Une routarde du crime médico-légal, qui a fait ses classes en prison, avant de choisir l'UMD il y a sept ans. Petite, elle voulait être chef d'orchestre. La lecture passionnée de Rimbaud et de Lautréamont l'a poussée vers un univers parallèle où se mêlent les aigus et les graves, le crime et le cocasse, l'absurde et la souffrance. Elle vient de recadrer un patient qui a menacé de mort un soignant. Songeuse, dans son bureau fouillis du 38, elle murmure: "On est dans un lieu aux frontières de l'humain. Ou dans son trop-plein..." Dans ses trépidations, ses égarements. "Quand un patient me dit qu'il aimait tellement sa mère qu'il l'a tuée, j'essaie de comprendre. Le prisme de la psychose, qui tord la réalité, nous renvoie à des questions radicales, complexes, autres que celles du bien et du mal..." Sans que la maladie mentale excuse le geste, jamais. Elle permet de le comprendre, "d'ouvrir un accès vers quelqu'un qui souffre et donc fait souffrir". Et de faire abstraction de l'horreur. "Cela dit, au-delà de ces questions, mon boulot, c'est médecin, qui se sert d'un arsenal thérapeutique pour soigner des maladies. Avec une équipe, sans laquelle je ne suis rien." D'ailleurs, elle doit ajuster le traitement de Jimi, "en phase maniaque". Problème: il est déjà chargé à bloc.

Le maniement des médicaments, ici, c'est de la haute voltige. Un peu la cuisine du chef. Les doses de l'UMD surpassent allègrement les normes recommandées. Non que les patients soient shootés, mais la plupart sont chimio-résistants. De fait, ici, on ne croise pas, ou très peu, de malades "légumes". "Il y en a bien un qui est tassé, là, sourit la psychiatre. Mais il vient d'arriver et je n'ai pas encore trouvé le bon traitement." Elle associe les molécules, jongle avec des cocktails de calmants et de neuroleptiques classiques, atypiques... Des électrochocs sous anesthésie, en cas de catatonie, de mélancolie, ou quand rien d'autre ne marche, pas même la molécule miracle, la clozapine, si délicate à manier, qu'on s'autorise ici. "A l'UMD, on fait très attention aux risques de morbidité liés aux dosages et aux effets secondaires." Un généraliste renforce la surveillance. Autre précaution: les quatre prises quotidiennes de traitement, au lieu de trois ailleurs. En gouttes ou injection, pour que le patient avale tout. Et puis il y a l'isolement en chambre, sur prescription médicale. Jusqu'à l'ultime remède: la camisole de force. Un pyjama lacé dans le dos, qui ficèle au lit.

"On passe toujours pour des tortionnaires, mais on n'aime pas utiliser la camisole", explique Bob, infirmier, debout dans la cuisine du staff, un autocollant "en grève" sur la blouse. Il revient de l'AG qui a conclu au gel des admissions et tempête, entre deux cafés, contre les 250 postes de personnel "menacés" dans l'ensemble de l'hôpital. "Camisoler, c'est dur psychologiquement et physiquement: il ne faut pas faire mal au patient. Et ça nécessite une surveillance accrue: passer toutes les heures, vérifier la tension, donner à boire..." Ils ne sont pas si nombreux, les infirmiers. "Au 38, on tourne en moyenne à 4 ou 5 pour 10 patients." Si l'un des fous explose, si les autres embraient, ça va mal, surtout s'ils se mettent à compter: "Vous êtes 1, 2... Nous, on est 10. Et si on s'énervait?" La bonne blague. "Il y a quelques jours, Pierre, un jeune de 20 ans, s'est jeté sur la table, au déjeuner. Il en a fallu quatre pour le maîtriser, poursuit Bob. J'étais seul avec les sept autres patients." Alors, ils ont sonné l'alarme et appelé les collègues des autres pavillons. "Mais quand les patients seront 18? On les bouclera dans les chambres et on fera du gardiennage."

Fin de la sieste, 16 h 30. Le soleil a chassé la pluie. Des infirmiers jouent au foot avec Jimi. Ils le taquinent sur son dribble, un peu maladroit. Rires. "Tu as l'air pensif, Pierre..." Philippe, un soignant, interroge doucement un regard mutique. Le garçon s'éloigne. Se retourne d'un coup, fond sur l'infirmier. Et décoche sous son nez un coup de poing avorté, comme un battement d'aile cassée. "Pourquoi il n'a pas éteint le gaz, cet enculé de père?" hurle-t-il. "Parle-moi, mais pas de geste", le reprend Philippe. Pierre pense à l'incendie qui a brûlé sa maison et ses parents. Il avait 4 ans. La suite est une cascade de défenestrations, d'éruptions de violence. Il a déjà fait de quatre hublots, incassables, de la grêle de verre. "Je sentais qu'il allait mal, dira plus tard Philippe. Tout l'après-midi, on a désamorcé, mais c'était moins une".

Un cocon qui rassure le psychotique morcelé

Ils le sentent, quand ça tangue. Dans ce temps insensible qui s'égoutte, jour après jour, les signaux se nichent dans les détails: une façon de dire bonjour, un oeil qui "plafonne", se durcit, une respiration qui siffle... La patience grincheuse ou taciturne des malades ne trompe pas. Alors, en guise d'armure, l'UMD affiche ses règles, précises. Montrer une cohésion sans faille, faire bloc entre infirmiers, pour éviter que les patients ne profitent d'une faiblesse. S'occuper indifféremment d'eux, pour ne pas donner prise au "clivage": un patient qui s'attache à un soignant peut, soudain, basculer et se sentir persécuté. Groupes de parole avec des psychologues, entretiens avec les médecins - toujours entourés d'infirmiers - la discipline qui s'humanise au fil des pavillons, en autorisant peu à peu quelques activités: la cadence inflexible des horaires tisse un cocon qui rassure le psychotique morcelé, sans limites. Mais il n'y a parfois aucune parade à l'imprévisible, à la peur et aux coups, quand le fou, affolé, "se répand" et ricoche contre les murs, quand un patient s'ouvre le crâne contre le radiateur en aboyant sa rage d'en finir, bondit sur un soignant parce qu'il se prend pour une panthère, s'arrache les dents sur la camisole... Ou se pend à ses draps entre deux rondes, la nuit.

C'est arrivé il y a un an, à un adolescent qui avait violé sa mère. "Plus l'acte est grave, plus le risque suicidaire est accru quand le patient réalise ce qu'il a fait, explique le Dr Bodon-Bruzel. Or notre travail, c'est justement de les aider à prendre conscience du réel. C'est tout le pari de notre métier, et son paradoxe..." Il est 23 heures au 37. Frédéric, le veilleur de nuit, parle encore de ces rares cas de suicide, chaviré: "C'est très dur... Depuis, je redouble d'attention. Surtout au bruit." Là, il surveille un schizophrène qui a confié à un soignant avoir revu l'Ange de la mort qui le pourchasse avec son oeil en grain de raisin et sa faux. Ce soir, il dort en hérisson, comme les autres, recroquevillés, noyés sous les couvertures.

Une entrée est annoncée, le lendemain. La tension est palpable. Trois jours plus tôt est arrivé un braqueur: abonné aux évasions, condamné jusqu'en 2016, diagnostiqué simulateur par l'UMD qui l'a déjà vu passer. "On va peut-être devoir revoir notre copie", livre Christian Kottler, placide, tout en parcourant le CV du nouveau. Il en faut plus pour l'impressionner. Une fois en neuf ans, le Dr Kottler a été scotché. Par une femme, d'une beauté sans âge. Elle avait découpé son jeune amant en morceaux, avec un couteau à gigot et s'était endormie, en serrant la main du mort sur sa poitrine. "Un cas passionnant." Tout est relatif.

Cette fois, il répond à un SOS d'un confrère de secteur à bout. Un patient, qui communique avec son enfant par ondes, a tenté d'enlever celui-ci d'une colonie de vacances, avec une hache: "Il fait peur à tout le monde et il est à l'isolement depuis trois mois, c'est inhumain..." Kottler, qui joue sans cesse à guichets fermés - un qui sort, un qui rentre - a décidé de décharger son confrère: "On reçoit de plus en plus de demandes, notamment pour des coups sur infirmiers et médecins. On a humanisé la psychiatrie, c'est bien. Mais on en fait quoi, des grands malades mentaux?"

La nuit est tombée. Une silhouette sort de l'ambulance, garrottée sur un brancard. Quatre infirmiers détachent le patient, le guident dans la chambre d'isolement, se postent autour de lui. Premier face-à-face. Sur le lit, un visage christique, les bras ballants. A 2 mètres, debout, le médecin le harponne du regard: "Bonjour monsieur C. Je suis le Dr Kottler. Vous êtes à l'hôpital. De quoi souffrez-vous?" La voix s'arrache à la sédation, pâteuse: "Je ne suis pas fou. Je veux juste revoir mon enfant. Ma femme l'a pris en otage pour qu'on me tue." Il darde sa peur dans les yeux du médecin. "Ah bon! répond celui-ci, on m'a parlé d'une tentative de kidnapping. Parlez-moi de vos enfants." M. C. a l'air surpris. Il se penche et tire de sa manche une photo, un gosse. S'engage un dialogue improbable, le médecin entrant sans y entrer dans le délire du malade. Il conclut: "Je ne veux pas de violence, ici."

Les aider à rassembler des idées éclatées

Tout en annotant le cahier de soins, le chef de service explique: "Chaque médecin a sa technique. Mais l'accompagnement du malade se fait dans un jeu de rôle successifs: on est tour à tour le père, le confident... Le principal étant qu'il s'y retrouve et qu'on ne s'y perde pas. Qu'il ne se sente pas "objétisé", mais reconnu en tant que personne. Bientôt, celui-là pourra aller à l'atelier, manier des ciseaux...", glisse-t-il. Avant de s'engouffrer dans sa voiture, et de se brancher sur Mozart.

Fabrice a choisi de sculpter un c?ur. Pour l'envoyer à sa mère. Il fait doux, ce matin. Il sourit. Un jeune homme comme les autres, poli, affectueux, en train de limer sa pierre, à l'atelier. Ici, sont accueillis ceux du 35, 36, 37 qui sont stabilisés. Assez pour manier des ciseaux. Ils sont 10, dont 2 ont défrayé la chronique. L'un cisèle un fauve, après avoir peint un Prométhée. L'autre fait de la reliure. Véronique, l'ergothérapeute, passe dans les rangs. Sans cesse sollicitée, elle encourage, remet sur les rails, montre comment renouer avec des gestes simples, éprouver les limites du corps, fabriquer une boîte. "Avec eux, je suis dans le faire, explique-t-elle. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas de creuser leur délire, mais de voir s'ils peuvent, malgré tout, rassembler des idées éclatées, anticiper. Souvent, à leur arrivée, ils se dévalorisent. "Je n'ai fait que des horreurs", m'a dit Fabrice. A présent, il me remercie. Beaucoup ont fait un chemin énorme..." Un psychotique a réussi à exprimer son angoisse en modelant un autoportrait, réduit à une bouche grande ouverte. Une infanticide est parvenue à dessiner une maison, un paradis perdu.

Un cas particulier, les femmes infanticides, qui trouble pas mal de soignants. La majorité d'entre elles sont jugées responsables de leurs actes. Il en arrive pourtant à l'UMD. "L'infanticide est souvent commis sous le coup de dépressions ou de schizophrénies très graves, explique le Dr Sophie Christophe. Celles qui sont atteintes de mélancolie, "fusionnelles", sont convaincues qu'elles sont de mauvaises mères, incapables de donner de l'amour, et que la seule issue est de délivrer l'enfant de sa souffrance, avant de se tuer.... On appelle ça des suicides altruistes. La plupart de nos patientes infanticides sont des survivantes. Le travail consiste à leur faire admettre leur acte, et leur culpabilité." Le Dr Christophe parle d'une mère qui avait étouffé sa fille unique: l'équipe de l'UMD a tenu à ce qu'elle assiste à l'enterrement, mais certaines soignantes ont refusé de l'accompagner. Trop pénible. Un an après sa sortie, cette femme - encore hospitalisée la nuit dans son secteur - a envoyé une belle lettre au médecin pour lui annoncer qu'elle avait trouvé une formation. Et lui dire "merci". Merci, c'est aussi ce que dit Nathalie. Elle a 28 ans. Elle est arrivée au terme de son séjour, après une errance maniaco-dépressive ponctuée par un couteau sous la gorge d'une interne. Elle part avec son Magazine littéraire sous le bras, veut reprendre son traitement et sa maîtrise de philo et dit que, ici, elle s'est sentie respectée.

Quand Christian Kottler est arrivé à l'UMD, il a ouvert les vannes. "Avant? C'était un quartier de haute sécurité, ici, sourit Bernard, un infirmier, mémoire des lieux. Les patients restaient quinze, vingt ans." C'était une autre ère. "Parfois, on sortait les patients au musée ou ailleurs. Ils en avaient pour si longtemps!" Ces rentiers de la folie moisissaient à l'abri du temps et de l'oubli. L'UMD accueillait alors plus de grands psychopathes et de caractériels, envoyés en prison à présent, que de psychotiques, qui forment désormais la majorité des admis. "Ceux-là ne sont plus maîtrisés dans les services de secteur et finissent par échouer ici en rupture de traitement, dit Bernard, en soupirant. L'UMD, aujourd'hui, signe un peu l'échec de la psy."

La honte et l'effroi que déclenche la maladie mentale, aussi. Roxane Servière, psychologue, anime des groupes de parole pour les familles, depuis dix mois: "Aucune classe sociale n'est épargnée, même s'il y a beaucoup d'enfants de l'immigration, ici. On essaie de soutenir les mères, surtout. Elles sont bouleversantes." Elles n'osent avouer que leur fils est en UMD. Elles se sentent stigmatisées, comme cette maman d'un garçon qui a tué son père, et qui depuis est rejetée par sa belle-famille... Surtout, elles ont peur. De la sortie.

Elle est balisée, la sortie. En fait, il s'agit d'un transfert dans le service d'origine, soumis, dès le départ, à "une obligation de reprise". La décision est proposée au préfet, non par les médecins traitants, mais par une instance indépendante, composée de psychiatres: la Commission du suivi médical, créée en 1986, qui se réunit une fois par mois et examine des patients à leur demande ou celle de leur médecin, explique le psychiatre Jean-Claude Candé, son président. "Nos critères? D'abord, la dangerosité psychiatrique, puisque c'est ça, le motif principal d'entrée à l'UMD. Une série de symptômes nous aident à la déterminer: violence, agitation, refus de soin, etc. Ce ne sont pas des cas de conscience, ni des impressions subjectives, mais des cas médicaux, qui se réfèrent à des classifications de pathologies psychiatriques. Ce qui ne signifie pas que le patient ne délire plus. Dans les cas gravissimes, nous redoublons de prudence, en le voyant plusieurs fois à plusieurs experts."

"Ce qui peut parfois nous poser un problème de morale, c'est vrai, ce sont les non-lieux psychiatriques portant sur des actes très graves, poursuit-il. Ne faudrait-il pas, comme au Canada, soumettre la sortie à une obligation de soins, en termes de délais et de suivi?" Il cite, pour exemple, le cas d'un homme coupable d'un quadruple homicide, sorti il y a des années. "Et dont on ne sait pas s'il est toujours suivi... Il y a encore dix ans, l'UMD prenait en compte la notion de "délai de décence", qui permettait à la société d'assimiler ces situations non pénalisées."

Aujourd'hui, le turnover des patients - plus de 100 passent par l'UMD chaque année - fait peser une lourde responsabilité sur la commission. Le Dr Candé hoche la tête: "Quelques-uns sortent moyennement stabilisés, c'est vrai. Et on en voit revenir. Combien? Il n'y a pas de statistique. Ce qui est certain, c'est que les rechutes criminelles sont rares. En neuf ans, je n'ai vu qu'une récidive d'homicide. Ceux qui repassent à l'UMD sont plus difficiles que dangereux: ils ont essentiellement des troubles du comportement liés à leur maladie, qui perturbent les services et les prisons." Tous les soignants se posent la question, de temps en temps: "Celui-là, il reviendra quand?" Thierry, un infirmier, résume: "On a l'impression de travailler plus vite, sous la pression sociale. On fait passer du 38 au 37 le moins pire, idem du 37 au 35... Sans être sûr qu'ils seront bien suivis dehors et continueront à se traiter."

C'est là où le bât blesse. "Il y a forcément une part d'inconnu, souligne le Dr Candé. On sait bien que les services de secteur ne peuvent pas toujours garantir le cadrage d'Henri-Colin, le même rythme de traitement." Le Dr Kottler l'admet: "Nous manquons cruellement de structures intermédiaires, fermées, entre UMD et services de secteur, et les confrères sont isolés, avec 2 infirmières pour 40 patients. Epuisés, certains finissent par supplier la direction départementale de l'action sanitaire et sociale (Ddass) de lever l'hospitalisation d'office et par donner des rendez-vous espacés à leurs patients difficiles pour les perdre de vue..." Voilà pourquoi, insiste-t-il, l'UMD travaille sur la communication avec les secteurs. "Chaque sortie est précédée d'une réunion avec l'équipe d'origine, pour qu'elle revoie le patient qui l'a traumatisée." Des "antennes mobiles", des "consultings" permettent à des psys de l'UMD de faire venir des patients rebelles ou de se déplacer pour les rencontrer, afin de partager leur expérience avec leurs confrères. Beaucoup souhaitent, à l'extérieur, que les UMD augmentent leur nombre de lits. Christian Kottler se cabre: "Il faut augmenter nos effectifs, car on travaille sur le fil. Mais pas multiplier les UMD. Ce serait revenir à l'ancien temps: entre exclusion et accompagnement des malades, la société a toujours souffert d'une duplicité. Et ce serait surtout cautionner les défaillances du système en amont et en aval." Car l'unité pour malades difficiles, avec ses soignants blindés d'humour noir, est le symptôme le plus criant de la force de la psychiatrie et de ses failles: on ne peut pas guérir les fous les plus fous, mais il y aura toujours des hommes pour les accompagner.

Delphine Saubaber, L'Express, 31 janvier 2005.

Nojoud, 10 ans, divorcée au Yémen

Mariée de force en dessous de l'âge légal, abusée sexuellement et physiquement par son mari de vingt ans son aîné, Nojoud Ali est la première Yéménite à avoir osé défier, à l'âge de 10 ans, l'archaïsme des traditions de son pays, en demandant le divorce.

Dans les couloirs encombrés du tribunal de Sana'a, la capitale poussiéreuse du Yémen à la pointe de la péninsule arabique, personne n'a pris le temps de la remarquer. Cela fait des heures que la petite Nojoud Ali, drapée dans un voile noir, patiente désespérément en priant pour qu'une oreille attentive puisse l'écouter. À midi, la foule se dissipe, et un juge finit par s'étonner de cette fillette recroquevillée sur ce banc maintenant vide. "Qu'est-ce que tu attends ?" lui demande-t-il. "Mon divorce !" répond-elle. C'était le 2 avril 2008.

À 10 ans, Nojoud fait partie de ces milliers de petites Yéménites mariées, encore enfants, selon des coutumes tribales millénaires qui perdurent essentiellement hors des villes. Mais, fait exceptionnel, c'est la première fois qu'une jeune épouse ose se rebeller contre les traditions. Jusqu'à entamer un procès contre son mari, Faez Ali Thamer, trois fois plus âgé qu'elle, et qui a déjà deux épouses. Et à le gagner grâce à une mobilisation sans précédent de défenseurs des droits de l'homme et de journaux locaux.

"Au début, j'avais honte d'en parler", murmure la gamine haute comme trois pommes, agressée sexuellement au lendemain de ses noces, en février 2008. Puis, d'un ton plein d'assurance qui dénote une étonnante maturité : "Maintenant, je veux retourner à l'école et je veux étudier… pour devenir avocate."

Après son divorce, prononcé le 15 avril 2008, Nojoud est revenue vivre au domicile parental, dans un quartier populaire de la capitale où se côtoient villas modernes et vieux taudis. Coincée dans une ruelle terreuse, la maisonnette est composée de deux minuscules pièces, sans ventilateur. Des coussins jetés à même le sol forment l'unique mobilier du salon. Un habitat vétuste typique des maisons des nombreux villageois venus tenter leur chance en ville pour n'y trouver que misère et pauvreté, comme Ali Mohammad al-Ahdel, le père de Nojoud. Au chômage, ce dernier, originaire d'un minuscule village de pierres de la province de Hajja, au nord du pays, doit nourrir 2 femmes et 16 enfants. Ce fardeau économique explique, bien souvent, la fréquence des mariages précoces – les parents marient leurs filles en échange d'un petit pécule.

"Quand Faez Ali Thamer, originaire du même coin que moi, est venu demander la main de Nojoud, j'ai tout de suite accepté. Pour la protéger. Ma seconde fille, Mona, a été enlevée par un homme qu'elle a ensuite été forcée d'épouser, et je ne voulais pas qu'il lui arrive la même chose", se défend le père. À ses côtés, Shoya, la mère de Nojoud, acquiesce d'un geste de la tête, sous son voile. "Il nous avait promis d'être respectueux", sanglote-t-elle. Selon la loi, inspirée de la charia, la loi islamique, l'âge du mariage est fixé à 15 ans pour les filles. Mais de nombreux parents dérogent à la règle en établissant un contrat de mariage qui stipule que les relations sexuelles sont interdites jusqu'à ce que la jeune fille soit "prête". Or, cette clause est rarement respectée.

Le soir des noces, c'est la fête pour Nojoud, qui ne réalise pas ce qui lui arrive. "On m'a offert trois robes pour mon mariage, deux jaunes et une marron. Elles étaient très jolies", se souvient-elle en plissant ses yeux en amande. Cette fan de jeux de cache-cache qui aime le chocolat, comme la plupart des jeunes de son âge, n'avait alors qu'un seul rêve, à part celui d'avoir un jour la télévision : "Ressembler à une tortue, pour me glisser dans l'eau… car je ne suis jamais allée au bord de la mer." Le mariage, elle ne savait pas trop ce que cela signifiait, à l'exception des cadeaux qui viennent avec, et d'une maison toute neuve.

Ce n'est que le lendemain, une fois arrivée dans son nouveau chez-soi, après 10 heures de route, de montagnes en vallées, qu'elle prend conscience de la réalité. Son mari, 30 ans, lui indique sa chambre à coucher – une pièce exiguë meublée d'une simple natte – et lui fait tout de suite comprendre ses intentions. "Il a voulu qu'on dorme ensemble. J'ai refusé et il s'est mis à courir après moi. Il a fini par m'attraper et me faire des choses sales et désagréables", raconte-t-elle. Chaque soir, à la nuit tombée, le même scénario se reproduit. "Dès qu'il rentrait du travail, ça recommençait. Je pleurais en le suppliant de me laisser seule. Et à partir du troisième soir, il s'est mis à me taper avec un bâton. J'avais beau crier, personne ne venait à mon secours."

Privée de sortie, interdite d'école et forcée de se voiler en présence de visiteurs, Nojoud souffre en silence. Pendant la journée, elle noie son chagrin dans ses nouvelles tâches ménagères : la cuisine, le ménage, la couture… Sa belle-mère, une femme violente, n'hésite pas, elle non plus, à la frapper.

Quelques semaines plus tard, Nojoud se résigne, honteuse, à parler à ses parents, après avoir supplié son mari de l'emmener passer quelques jours en ville. Mais ils font la sourde oreille. "Mes cousins m'auraient tué si j'avais déshonoré la famille en demandant le divorce pour ma fille", explique le père, revêtu de sa longue tunique blanche.

Nojoud, elle, refuse de baisser les bras. À force de frapper à toutes les portes, elle finit par recueillir, le mois suivant, le conseil d'une de ses coépouses. "Va au tribunal, c'est la seule solution !" lui lance-t-elle à la volée. Le tribunal ? Nojoud se souvient d'en avoir vu un dans un feuilleton télévisé qu'elle allait regarder chez les voisins, avant son mariage. L'idée se met alors à lui trotter dans la tête. Jusqu'à ce matin décisif où, en visite chez ses parents, on l'envoie acheter du pain pour le petit-déjeuner. Munie de quelques pièces de monnaie, Nojoud saute dans un minibus qui fait la navette jusqu'au centre-ville. Puis, toute tremblotante, elle fait signe au premier taxi qu'elle voit passer. "Le tribunal !" lance-t-elle au chauffeur qui la dévisage, étonné.

Dans ce bâtiment si impressionnant, Nojoud se sent perdue sur son banc. Interpellé par le courage et la détresse de l'enfant, un des juges décide de l'héberger chez lui pendant trois jours et fait placer le père et le mari en détention provisoire. Mais la demande de divorce, unique en son genre, n'est pas facile à régler. "Selon les mœurs yéménites, où les règles tribales ont souvent la priorité sur la loi en vigueur, ce genre d'affaire est d'habitude étouffé", confie l'avocate Chadha Nasser, qui s'est portée volontaire pour défendre bénévolement Nojoud. La spécialiste des questions féminines et des droits civiques annule tous ses rendez-vous quand le juge lui raconte l'histoire de la petite. Pour mener à bien ce délicat combat, Chadha Nasser s'en remet à son intuition. Le jour du procès, elle ameute les associations féministes et la presse locale. Le sujet fait la une du quotidien Yemen Times. Sous la pression de l'opinion publique, le divorce est finalement prononcé, le 15 avril. Un tabou est brisé. "J'ai envie de manger des bonbons !" entonne, triomphante, Nojoud en retrouvant la candeur des fillettes de son âge. Avant d'ajouter : "Je ne veux plus jamais me marier."

Aujourd'hui, des femmes reconnaissent Nojoud dans la rue et lui disent "Mabrouk !" (Félicitations !) Son histoire a alerté l'opinion internationale, fait le tour des médias de la planète, CNN, New York Times, Al Jazira, etc., et a été relayée par de nombreux blogues. On en a parlé dans d'autres pays de la région : Liban, Égypte, Arabie saoudite. À l'heure actuelle, plusieurs ONG occidentales cherchent à aider les autres petites filles dans sa situation. Mais ce battage médiatique ne plaît pas à tous. Mohammad, le grand frère de Nojoud, trouve que "ce n'est pas bon pour leur réputation" ; et certains de ses oncles ont accusé Chadha Nasser "d'avoir entaché l'honneur de la famille".

"Ce procès a enfoncé une porte close", se réjouit cette dernière. Depuis, une dizaine d'autres fillettes ont osé entamer des procédures judiciaires contre leur mari et deux d'entre elles ont obtenu leur divorce cet été. Nojoud, elle, a repris le chemin de l'école. En l'absence de foyer d'accueil pour les jeunes femmes victimes de violence conjugale, elle vit toujours au foyer parental, mais bénéficie du soutien et de la protection de plusieurs associations, ainsi que de son avocate – sa "seconde mère", comme elle l'appelle. "Quand je serai grande, annonce-t-elle, je veux défendre les gens opprimés. Comme Chadha."

Delphine Minoui, Châtelaine, novembre 2008.

Les Saigneurs des abattoirs

La fondation Varenne a récompensé notre journaliste Audrey Garric pour son reportage " Les Saigneurs des abattoirs ". Une plongée dans le quotidien du plus gros abattoir porcin de France, à Lamballe.

Quarante minutes. C'est le temps qu'il aura fallu au cochon pour entrer vivant dans l'abattoir et en ressortir en deux moitiés de carcasse parfaitement nettoyées, prêtes à être réfrigérées. Entre-temps, la bête a été étourdie par trois électrodes, saignée, suspendue à des crochets par les pattes arrière, plongée cinq minutes dans une eau à 60°C pour ramollir la peau - l'échaudage -, épilée, puis flambée dans d'immenses fours qui lui brûlent les poils restants. Viennent ensuite l'ouverture de l'abdomen, l'éviscération, la découpe de l'anus, la séparation de la tête, le tranchage vertical, le retrait de la panne et enfin les contrôles et la pesée. Une cinquantaine d'opérations au total, pour passer du cochon au porc.

A la Cooperl de Lamballe (Côtes-d'Armor), le plus gros abattoir porcin de France, on tue un animal toutes les cinq secondes, 700 par heure, 50000 par semaine. Une tuerie de masse, orchestrée méthodiquement pour produire les jambons, les saucisses, les rôtis et les lardons engloutis par des consommateurs dont la demande de viande ne cesse d'augmenter dans le monde entier.

Si une partie des tâches est automatisée, la majorité reste effectuée par des ouvriers. Sur le site historique du groupe, ils sont 2000 salariés chargés de l'abattage, de la découpe, de la salaison, de la saucisserie ou de l'expédition. Un travail à la chaîne, physiquement et moralement éprouvant. Cadences élevées, horaires décalés, tâches harassantes, éprouvantes, répétitives et parfois dangereuses, effectuées dans un bruit incessant, dans le froid et l'humidité, avec du sang au sol et sur les vêtements: les postes, durs et ingrats, figurent parmi les pires de l'industrie française.

Ces lieux que l'on préfère cacher

Pénétrer dans ce monde fermé et méconnu des abattoirs est malaisé. Les vidéos choc de l'association de défense des animaux L214, dénonçant des cas de maltraitance animale dans des établissements du Gard et des Pyrénées-Atlantiques, ont laissé des stigmates. Les directions y ont trouvé l'occasion de maintenir closes les portes de ces lieux que l'on préfère cacher, afin d'épargner la sensibilité de l'opinion. Les salariés, de leur côté, se sont sentis attaqués et méprisés, un rejet d'autant plus injuste à leurs yeux qu'ils permettent à tous de manger de la viande. Aujourd'hui, rares sont ceux qui acceptent de témoigner, et encore moins à visage découvert.

"Soyons clairs: vous n'avez pas de caméra ou d'enregistreur que vous utiliseriez à notre insu pendant la visite?" D'emblée, la question claque. Le site de Lamballe - l'un des trois abattoirs de la coopérative agricole - a accepté d'ouvrir ses portes mais les journalistes y sont accueillis avec réticence. C'est donc sans téléphone portable ni objet d'aucune sorte, vêtue d'une tenue de protection, de bottes et d'une charlotte, que l'on entreprend d'arpenter une partie des 55000m2 de bâtiments. "Du propre vers le sale" , comme le veulent les consignes. Soit l'inverse de la chaîne de production: de la transformation (pour confectionner les saucisses, les travers de porc ou "ribs", les pâtés...) à la découpe primaire (où les carcasses sont coupées en quatre parties: jambons, poitrines, épaules et longes) pour arriver à l'abattage.

De salle en salle, des kilomètres de rails et de tapis convoyeurs fendent sols et plafonds. Les machines soufflent, crissent, claquent, grondent et grincent - jusqu'à 85 décibels - à tel point qu'il faut parfois crier pour s'entendre. Seuls les ouvriers, bouchons aux oreilles, travaillent en silence, vêtus de la même tenue blanche, concentrés sur ces gestes mécaniques qu'ils répètent cent, mille fois par jour.

"On ne peut pas tout mécaniser"

Pour réduire la pénibilité de leurs tâches, la direction a multiplié les aménagements. Ici, une filmeuse automatique de palettes, une laveuse de bacs et une ficeleuse de rôtis. Là, une machine à affûter les couteaux. "De bons outils permettent aux opérateurs de moins forcer pour couper les morceaux de viande", confirme Arnaud Cyté, responsable de la sécurité du site. Plus loin, une plate-forme élévatrice évite aux salariés de trop se pencher et des équilibreurs limitent le port d'outils lourds.

"Regardez cette installation , indique fièrement Jean-Michel Mauboussin, directeur de l'industrie des viandes de la Cooperl. Elle prend des bacs de poitrines, qu'elle transporte sur des tapis jusqu'à des barattes [des sortes d'immenses bétonnières] où la viande est mélangée à de la saumure, pour être ensuite transformée. Avant c'était un poste difficile, entre le port de charge, le froid et le sel." Coût de l'investissement: 800000euros, réalisé il y a douze ans. "On ne peut pas tout mécaniser, car on travaille avec une matière vivante , explique-t-il. Mais on progresse: on a noué un partenariat avec le Commissariat à l'énergie atomique pour tester des harnais de posture et des exosquelettes qui limiteront les efforts à fournir."

"J'ai eu une lombalgie aiguë. J'avais déjà subi une tendinite aiguë à l'épaule"

Au-delà des outils, les salariés portent également des équipements de protection individuelle, tels que des tabliers et des gants en cotte de mailles afin d'éviter de se blesser au couteau. "Et 70% des ouvriers tournent sur un à quatre postes pour limiter les gestes répétitifs ou trop physiques" , ajoute le directeur.

Pourtant, au détour d'un couloir, deux hommes portent à bout de bras une grille de jambons, 120kg en tout. "Ils ne devraient pas faire ça" , indique, gêné, Arnaud Cyté. "Ça arrive tout le temps quand on charge des chariots de viande fraîche" , rétorque Frédérick Rakotofiringa. Le jeune homme de 32ans revient de deux mois d'arrêt de travail. "J'ai fait un faux mouvement sur un poste que je ne connaissais pas. Sur la moelleuse: on est face au porc coupé en deux et on aspire la moelle épinière , raconte-t-il. J'ai eu une lombalgie aiguë. J'avais déjà subi une tendinite aiguë à l'épaule." L'ouvrier, maintenant affecté à l'emballage des travers de porc, vient d'être nommé représentant syndical CFDT au comité d'entreprise pour "faire changer les choses" .

Les ateliers "casse-bonhommes"

Il est 13heures. Sur le parking, les équipes du matin et du soir se relaient. Selon les semaines, on commence la journée à 5heures ou on la finit à 21heures - sans compter les heures supplémentaires. Trois femmes évoquent "les conditions de travail qui se dégradent" à mesure que "les cadences augmentent" . "Il y a dix ans, on faisait 3000 cochons dans la matinée, maintenant c'est 5000. On nous demande toujours plus. Certains matériels sont vieux: il faut forcer et on perd du temps" , témoigne l'une. "L'autre jour, j'ai demandé à aller aux toilettes, le chef a refusé" , renchérit une autre. A l'abattoir, le temps de pause - non rémunéré - est très réglementé: deux arrêts de quinze minutes chacun pour huitheures de travail. "Le temps de rejoindre la salle de pause, d'enlever la tenue de protection et de repartir, on a à peine le temps de griller une cigarette" , se plaignent-elles. "Quand je veux me moucher, je mets la viande que j'ai en retard dans un bac à côté de moi, et je la rattrape après."

En France, 80000 salariés - dont un tiers en Bretagne - évoluent dans les industries de la viande, au sein des 263 abattoirs de boucherie et des 700 abattoirs de volaille, mais aussi des nombreux ateliers de découpe et de transformation. Leur situation diffère selon la taille des établissements - familiaux ou usines -, leur caractère public ou privé, l'âge des équipements et le type de viande qui y est traitée - abattoirs spécialisés ou multi-espèces. Reste en commun la pénibilité du travail. En moyenne, dans les grands abattoirs, les trois quarts des nouveaux arrivants partent avant la fin de leur période d'essai. "Trois ateliers en particulier sont des casse-bonhommes: la tuerie, la triperie et le désossage. On se retrouve avec des gens qu'on licencie, car ils ne peuvent plus travailler nulle part" , assure Jean-Pierre Delalande, délégué syndical central CFDT à la Société vitréenne d'abattage (SVA) Jean Rozé, à Vitré (Ille-et-Vilaine).

Cet abattoir immense et moderne, qui débite 600 boeufs par jour, est au centre du documentaire Saigneurs , dont une version courte a été diffusée sur Arte fin mai, avant sa sortie en salles à l'automne. Les deux réalisateurs, Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, ont filmé pendant un an le quotidien des ouvriers. Le rouge sang, omniprésent, sur les blouses blanches, mais aussi sur les visages. Les odeurs entêtantes des peaux arrachées ou des graisses coupées . La fatigue, les cadences.

"C'est la nuit qu'on a mal"

"Dans la tuerie, il faut sans cesse forcer avec son poignet dans de mauvaises postures; porter, transférer, accrocher des charges parfois très lourdes, en se tordant souvent le dos. Et en plus le faire en restant debout sur un sol glissant", témoigne Stéphane Geffroy, ouvrier à la tuerie de la SVA de Liffré, l'un des deux autres sites d'abattage du groupe, dans son livre-témoignage Al'abattoir, paru en avril (Seuil, 96pages, 7,90euros). A 46ans, l'homme est déjà cassé: en congé maladie après une opération de l'épaule, il a enduré plusieurs lombalgies, deux hernies et de l'arthrose. Comme tous les ouvriers de ce secteur, il connaît sur le bout des doigts l'éventail des troubles musculo-squelettiques: syndrome du canal carpien, tendinopathie, épicondylite, etc.

"La chaîne, c'est peut-être une amélioration mécanique, mais c'est aussi une destruction humaine" , dénonce un ancien contremaître face à la caméra de Manuela Frésil, dans son très touchant documentaire Entrée du personnel (2011). "C'est la nuit qu'on a mal, quand le corps est froid. On n'arrive plus à dormir" , renchérit un autre ouvrier.

"Les principales blessures sont des plaies, des chocs, des luxations, des entorses ou des foulures"

Si l'accidentologie a fortement diminué ces dernières années dans les abattoirs, elle reste toujours plus élevée que dans la majorité des autres secteurs industriels. En2014, on enregistrait 4194 accidents du travail dans les branches viande de boucherie et de volaille (-26% par rapport à 2009) et 1516 maladies professionnelles (-14% sur la même période), soit 245000 journées perdues. L'indice de fréquence des accidents de travail en boucherie (soit 80 accidents pour 1000 salariés) contre 47 pour les commerces et l'industrie agroalimentaire dans son ensemble. "Les principales blessures sont des plaies, des chocs, des luxations, des entorses ou des foulures, détaille Séverine Demasy, experte en machines et en agroalimentaire à l'Institut national de recherche et de sécurité. Elles sont principalement causées par les chutes et les glissades, la manutention, le port de charge et bien sûr l'utilisation des couteaux."

Non loin de l'entrée de la Cooperl, à Lamballe, un ouvrier tente d'appeler un proche. Sa main est pansée, son visage blême. "Je viens de me couper. Pas très profond, mais il y a eu beaucoup de sang. Ils voulaient que je continue à travailler, mais j'ai trop mal" , témoigne cet intérimaire. Il repartira seul, en voiture, faire une déclaration d'accident du travail dans son agence d'intérim.

"Comme un sacrilège"

Mais bien sûr, dans les abattoirs, la dureté du travail n'est pas seulement physique, elle est psychologique. "C'est la plongée dans un univers qui a quelque chose de primitif , écrit Stéphane Geffroy, qui a mis des années avant de pouvoir dormir sans somnifère. On est confrontés directement à ce qui n'est jamais montré, ce qui est interdit, comme si on commettait un sacrilège."

"Mon grand-père tuait le cochon à la ferme, j'en ai vu d'autres. Mais là, ce qui est insupportable, c'est de faire ça à la chaîne"

Un poste en particulier révulse autant qu'il fascine: le saigneur, celui qui donne la mort à l'animal. A Vitré, les deux réalisateurs du documentaire Saigneurs ont pu filmer en toute liberté, à condition de ne pas montrer la mise à mort des bovins. A Lamballe, il faudra lourdement insister pour réussir à pénétrer dans cette pièce séparée du hall d'abattage, la seule qui sent le cochon et non pas la viande.

A l'intérieur, un ouvrier se tient debout face aux animaux qui défilent, étourdis et allongés sur un large tapis. Toutes les cinq secondes, il administre le geste fatal: un coup de couteau à la gorge, ou un trocart planté dans l'aorte, sorte de tige cylindrique qui recueille le sang dans une poche de 5 litres. "Moi je ne suis pas un mec sensible. Mon grand-père tuait le cochon à la ferme, j'en ai vu d'autres , raconte un ouvrier qui tourne sur la saignée. Mais là, ce qui est insupportable, c'est de faire ça à la chaîne. J'ai l'impression d'être dans un camp d'extermination."

La phrase est forte. Trop, sans doute. Mais elle dit la charge mentale qui pèse sur les salariés affectés à cette tâche. Quatre heures durant, sans la moindre interruption, ils saignent des cochons, 2500 fois par jour. Ils doivent également endurer la vision de l'animal anesthésié qui ferme les yeux avant de tomber sur le tapis. Ou encore ces soubresauts qui continuent d'agiter les bêtes après leur mort. "C'est pas une vie. On est des humains, pas des sauvages , dit encore le salarié, qui souhaite rester anonyme. Je cache à mes proches quand je suis à la saignée. Même ma femme le sait pas."

"Le symbole du sale boulot"

Une tâche taboue et rebutante, y compris au sein de l'abattoir. "La saignée, c'est très dur psychologiquement. Il faut être solide. Beaucoup de gars ont fait demi-tour. Moi je ne pourrais pas y travailler, je préfère être dans la partie froide que chaude , reconnaît Christian Bois, 59ans, employé à la découpe de Josselin Porc Abattage (JPA), dans le Morbihan, un autre mastodonte des abattoirs avec 27000 porcs tués par semaine. Mais je me refuse à porter un jugement sur les autres. On ne doit pas nous culpabiliser."

Cette image dégradée et dégradante de leur travail, les salariés en souffrent. "On attend de nous qu'on soit dans l'empathie avec les animaux, mais aussi qu'on leur donne la mort, c'est contradictoire" , relève Séverine Thomas, 50ans, affectée aux postes de finition chez JPA. "Le travail en abattoir est le symbole du sale boulot. Il n'est pas valorisé, contrairement à d'autres postes en usine, comme dans l'aéronautique ou l'automobile" , note Séverin Muller, sociologue du travail à l'université Lille-I, qui a passé six mois sur la chaîne d'abattage avant d'écrire un livre lui aussi titré Al'abattoir (Quae-Maison des sciences de l'homme, 2008). "La plupart des ouvriers viennent de milieux ruraux, où tuer des animaux n'est ni exotique ni spectaculaire , poursuit-il. Ils estiment que ce qu'ils font est de l'ordre de l'acceptable, mais ils cherchent à donner un sens à leur travail." La fonction sociale est toute trouvée: il faut tuer pour nourrir la société. "Les grillades, faut bien les travailler à partir d'un animal. Je n'ai pas honte de mon travail" , résume Christian Bois.

Reste que nombre d'entre eux ont besoin de se protéger. Au sein de l'abattoir, le regard se transforme: l'animal devient un produit industriel comme un autre. "Je me dis qu'une tête de vache, c'est une grosse caisse en carton, histoire de ne pas cogiter, de ne pas penser que je fais quelque chose qui était vivant il y a cinq minutes" , raconte Yvonnick Aubrée, enécorchant une tête de bovin, dans le film Saigneurs.

Pour d'autres, la préservation passe par la rhétorique du combat. "C'est une espèce de corps-à-corps avec la bête dépecée" , écrit Stéphane Geffroy. "Tuer un ennemi est plus acceptable que de tuer un être innocent et sensible" , analyse Séverin Muller. Le vocabulaire propre à l'abattage en témoigne: le pistolet pour étourdir les bovins est surnommé "le matador", le hall d'abattage "l'arène" et les ouvriers qui y travaillent "les tueurs".

"Au début, c'était une solution de dépannage"

Un recul qui leur permet également, pour la majorité, de continuer à manger de la viande. Certains ont malgré tout arrêté. Lucie, qui travaille à la découpe à la Cooperl, n'achète plus de porc, à l'exception du jambon. "Ça m'a dégoûtée. Je vois des viandes qui tombent par terre, qu'on ramasse et qu'on remet sur la chaîne sans enlever les saletés..."

A quoi pensent-ils pendant qu'ils s'épuisent à la tâche, ces Charlots des temps modernes? A leur conjoint, à leurs enfants, aux travaux dans leur maison, à tout ce qui leur permet de s'évader, tout ce qui justifie qu'ils travaillent encore à l'abattoir. Car tous ont suivi la même trajectoire: sans diplôme ou presque, ils ont décroché un emploi d'été ou un intérim sur la chaîne, un boulot alimentaire en attendant de trouver mieux . Des années plus tard, ils n'ont pas bougé.

"Au début, c'était une solution de dépannage. Cela fait bientôt huit ans" , raconte Frédérick Rakotofiringa, l'un des rares ouvriers diplômés de l'entreprise (bac +2 en commerce et gestion). Entre-temps, le jeune homme, père de trois enfants, a fait construire sa maison à Lamballe. "Je cherche ailleurs, mais ça reste difficile avec les horaires. Et il faut payer les factures." "Je voulais rester dans la région. Quand on n'a pas de diplôme, l'usine c'est la seule possibilité et, en Bretagne, c'est beaucoup l'agroalimentaire" , abonde Yann Bret, 38ans, entré en2007 chez JPA.

"C'est une entreprise indispensable au territoire, tant pour les ouvriers que les éleveurs"

De fait, dans cette période de chômage de masse, l'abattoir ouvre ses portes à tous. "C'est un endroit où on ne demande rien aux gens: il y a du boulot après quelques heures de formation" , justifie Jean-Pierre Delalande, le délégué CFDT de la SVA de Vitré. A Lamballe, la Cooperl est, de loin, le premier employeur de cette ville de 12000 habitants qu'on surnomme la capitale du cochon. "C'est une entreprise indispensable au territoire, tant pour les ouvriers que les éleveurs, mais aussi les restaurateurs ou les hôteliers" , assure le maire (PS) Loïc Cauret.

En2015, rien que sur son site historique, la coopérative a titularisé 250 intérimaires. Malgré tout, le groupe peine à recruter. "Nous avons très peu de demandes, notamment pour la partie abattoir , explique Jean-Michel Mauboussin. D'où l'intérêt de féminiser le travail." Aujourd'hui, le site emploie 41% de femmes parmi les ouvriers, essentiellement affectées à la fin de découpe, à la boyauderie, aux contrôles ou à la mise en barquettes.

Pour compenser le fort turnover, l'entreprise fait également appel à l'intérim - 500personnes, en plus des 2000 salariés -, dont une grande partie d'étrangers. "La Cooperl, c'est 600 métiers différents, et tous ne sont pas physiques. Nous avons 40 personnes qui travaillent en recherche et développement , vante François Thébault, le directeur des ressources humaines. Mais même pour l'administratif, nous souffrons d'un problème d'image et les médias y sont pour beaucoup."

1400euros net après dix ans

Si la motivation des ouvriers diminue, c'est aussi que les salaires chutent. "Autrefois, le boulot était dur mais bien payé: on pouvait arriver à 2000 ou 2500euros net à la fin de sa carrière , raconte Jean-Pierre Delalande. Aujourd'hui, on a un mal de chien pour faire évoluer la rémunération de base et il y a très peu de progression."

A la Cooperl, la direction revendique un salaire moyen de 1800euros net pour les ouvriers, "en incluant les indemnités de repas, de transport, la mutuelle, ainsi que le treizième mois et l'intéressement" , précise François Thébault. Les salariés, eux, montrent des fiches de paye qui affichent 1400euros net après une dizaine d'années d'ancienneté, en comptant les nombreuses primes - de salissure, d'habillage, de couteau, de parage, etc. "Je gagnais plus quand j'étais en intérim , tranche Lucie. Je vais chercher autre chose, la paye ne suit pas."

En mars, la direction a déclenché un mouvement social en annonçant une baisse de la prime d'ancienneté, du treizième mois et le gel des salaires. Motif invoqué: la crise du porc et la concurrence des pays étrangers, alors que 35% de la production de la Cooperl est destinée à l'export. Les salariés ont tenu quatorze jours de grève, le plus long conflit depuis la création de la coopérative en1966. "Des négociations sont en cours, sur les primes et les conditions de travail, mais on n'y croit pas trop , indique Marie-Jeanne Meunier, déléguée syndicale CFDT à Lamballe. La seule chose positive, c'est que la grève a créé des liens."

Audrey Garric, "Les Saigneurs des abattoirs", Le Monde, publiée le 28 juin 2016