Bulletin officiel n° 9 du 27 février 2014
Exposés : la Saline royale d'Arc-et-Senans ; le Familistère ; Louvain-la-Neuve ; la cité radieuse ; la Roche-sur-Yon.
Pour vous, qu'est-ce que "cette part de rêve que chacun porte en soi" ?
Confrontez les deux documents ci-contre.
Dans Harry Potter à l'école des sorciers, J. K. Rowling écrit : "Ça ne fait pas grand bien de s'installer dans les rêves en oubliant de vivre". Selon vous, le rêve peut-il être néfaste ?
Dans Sur le rêve, paru un an après L'Interprétation des rêves, S. Freud résume sa théorie sur le travail du rêve, en liant image et désir.
Je communiquerai donc quelques exemples de rêves d'enfants que j'ai réunis. Une petite fille de dix-neuf mois doit rester à jeun pendant tout un jour parce qu'elle a vomi le matin ; selon sa bonne, elle s'est rendue malade en mangeant des fraises. Pendant la nuit qui suit ce jour de diète, on l'entend prononcer son nom en dormant et ajouter "Fraises, groseilles, omelettes, bouillie". Elle rêve donc qu'elle mange, et souligne, dans son menu, ce qui, suppose-t-elle, lui sera chichement accordé dans un proche avenir. - De même, un garçon de vingt-deux mois rêve d'une jouissance qui lui a été refusée ; la veille il a reçu en cadeau de son oncle un petit panier de cerises fraîches, dont on ne lui a naturellement laissé goûter qu'un échantillon. Il se réveille en déclarant tout joyeux : "Hermann mangé toutes les cerises." Une petite fille de trois ans et demi avait fait, pendant le jour, une excursion sur un lac ; celle-ci n'avait pas duré assez longtemps pour elle, car elle se mit à pleurer lorsqu'elle dut revenir sur terre. Le lendemain matin, elle raconta qu'elle avait navigué sur le lac pendant la nuit, qu'elle avait donc continué la promenade interrompue. [...]
L'élément commun de ces rêves d'enfant saute aux yeux. Ils accomplissent tous des désirs qui ont été mis en branle pendant le jour et sont demeurés inaccomplis. Ce sont des accomplissements de désir simples et sans voile. [...]
Cette petite collection de rêves met réellement en lumière un second caractère des rêves d'enfants, leur corrélation avec la vie diurne. Les désirs qui s'y réalisent proviennent du jour, en règle générale du jour précédent, et ont été marqués, dans la pensée vigile, d'une intense accentuation affective. Ce qui est sans importance et indifférent, ou ce qui doit paraître tel à l'enfant, n'a pas trouvé d'accueil dans le contenu du rêve. [...]
Si l'on tente d'analyser aussi une série de rêves d'adultes apparemment transparents, on constatera avec surprise qu'ils sont rarement aussi simples que les rêves des enfants, et qu'ils peuvent cacher encore un autre sens que celui de l'accomplissement d'un désir. [...]
Mais avant de quitter les rêves infantiles qui sont des accomplissements de désirs sans voile, nous ne devons pas omettre de mentionner un caractère essentiel du rêve, qu'on a relevé depuis longtemps et qui apparaît précisément le plus purement dans ce groupe. Je peux substituer à chacun de ces rêves une phrase exprimant un désir : Oh, si seulement la navigation sur le lac avait duré plus longtemps ! - si seulement j'étais déjà lavé et habillé ! - si seulement j'avais eu le droit de conserver les cerises au lieu de les donner à mon oncle ! Mais le rêve donne plus que cet optatif. Il montre le désir comme déjà accompli, il figure cet accomplissement comme réel et présent, et le matériel de la figuration onirique est constitué avant tout - quoique pas exclusivement - de situations et d'images sensorielles le plus souvent visuelles. Une sorte de transformation - qu'on a le droit de désigner du nom de travail du rêve - ne fait donc pas non plus complètement défaut à ce groupe : une pensée qui se formule à l'optatif est substituée à une vision au présent.
S. Freud, Sur le rêve, 1900.
La troisième nuit, il retrouva le chemin plus facilement et ne fit pas de mauvaises rencontres.
A nouveau, il vit son père et sa mère qui lui souriaient et un de ses grands-pères qui hochait la tête avec une expression de bonheur. Harry s'assit par terre, devant le miroir. Rien ne l'empêchait de rester ici toute la nuit à contempler sa famille. Rien, sauf peut-être...
- Alors ? Tu es encore là, Harry ?
Harry sentit son sang se glacer. Il regarda derrière lui. Assis sur un bureau, près du mur, il reconnut... Albus Dumbledore !
- Je... je ne vous avais pas vu, Monsieur, balbutia Harry.
- On dirait que l'invisibilité te rend myope, dit Dumbledore et Harry fut soulagé de voir qu'il souriait.
Albus Dumbledore vint s'asseoir par terre, à côté de lui.
- Comme des centaines de personnes avant toi, tu as découvert le bonheur de contempler le Miroir du Riséd.
- Je ne savais pas qu'on l'appelait comme ça, dit Harry.
- Mais j'imagine que tu as compris ce qu'il fait ?
- Il... il me montre ma famille...
- Et il montre ton ami Ron avec la coupe de Quidditch dans les mains.
- Comment savez-vous ?...
- Moi, je n'ai pas besoin de cape pour devenir invisible, dit Dumbledore d'une voix douce. Et maintenant, tu comprends ce que nous montre le miroir du Riséd ?
Harry fit "non" de la tête.
- Je vais t'expliquer. Pour l'homme le plus heureux de la terre, le Miroir du Riséd ne serait qu'un miroir ordinaire, il n'y verrait que son reflet. Est-ce que cela t'aide à comprendre ?
Harry réfléchit, puis il dit lentement :
- Il nous montre ce que nous voulons voir...
- Oui et non, répondit Dumbledore, il ne nous montre rien d'autre que le désir le plus profond, le plus cher, que nous ayons au fond de notre coeur. Toi qui n'a jamais connu ta famille, tu l'as vue soudain devant toi. Ronald Weasley, qui a toujours vécu dans l'ombre de ses frères, s'est vu enfin tout seul, couvert de gloire et d'honneurs. mais ce miroir ne peut nous apporter ni la connaissance, ni la vérité. Des hommes ont dépéri ou sont devenus fous en contemplant ce qu'ils y voyaient, car ils ne savaient pas si ce que le miroir leur montrait était réel, ou même possible. Demain, le miroir sera déménagé ailleurs, et je te demande de ne pas essayer de le retrouver. mais si jamais il t'arrive encore de tomber dessus, tu seras averti, désormais. Ça ne fait pas grand bien de s'installer dans les rêves en oubliant de vivre, souviens-toi de ça. Et maintenant, remets donc cette cape merveilleuse et retourne te coucher.
J. K. Rowling, Harry Potter à l'école des sorciers, 1997.
Après avoir lu le texte de Serge Tisseron, expliquez la différence entre rêvasser, rêver et imaginer.
Selon vous, la fable de La Fontaine parle-t-elle de rêvasser, de rêver ou d'imaginer ?
Les rêveurs sont-ils inutiles ?
Rêvasser, rêver, imaginer : trois réponses possibles à une même situation
Prenons un exemple qui résume ces trois situations. Dans la même entreprise, trois employés sont en butte aux mêmes frustrations professionnelles. Le premier s'imagine en chevalier terrassant des dragons ou en résistant sauvant des enfants pendant la dernière guerre : il "rêvasse". Le second imagine qu'il est devenu le patron de l'entreprise et qu'il accorde plus de respect aux employés : il met en scène un accomplissement de désir, on peut dire qu'il rêve bien qu'il soit parfaitement éveillé. Son activité fantasmatique est proche de ce qui arrive dans le rêve. Quant au troisième, celui qui utilise les ressources de l'imagination, il se demande concrètement comment réclamer une augmentation, ou quelle formation professionnelle entreprendre pour changer sa situation. L'opposition entre rêvasser et rêver est, on le voit, bien tranchée, alors qu'elle est beaucoup moins nette entre rêver et imaginer. Les chemins de la rêverie peuvent en effet mener à l'imagination, et il faut parfois avoir beaucoup rêvé pour commencer à imaginer…
S. Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser, éd. Dunod, 2012.
Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre Laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait un cent d'œufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m'est, disait-elle, facile,
D'élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l'eus de grosseur raisonnable :
J'aurai le revendant de l'argent bel et bon ;
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La Dame de ces biens, quittant d'un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait
On l'appela le Pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On m'élit Roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.
J. de La Fontaine, "La Laitière et le pot au lait", Fables, VII, 9, 1678.
Proposez une synthèse organisée des documents ci-contre.
Le rêve peut-il être une source de connaissance et de progrès ?
L. de Vinci, Machine volante à ailes battantes, plume et encre sur papier, codex Atlanticus f.858r (image de L. Viatour).
Au sens courant, l'imagination a longtemps renvoyé aux productions fantasmatiques de l'esprit humain. Elle est associée aux rêves, à la rêverie, à la fiction (roman, contes, récits, fables), à l'art, à l'utopie. Imaginer, c'est s'évader en pensée : l'enfant qui rêve de terrasser des monstres ou l'écrivain qui écrit un roman, le prophète ou le médium qui entre en communication avec les esprits de l'au-delà, etc. L'imagination nous transporte en pensée dans le futur, le passé, dans les mondes de l'au-delà, peuplés de personnages étranges.
Cette vision poétique et enchantée de l'imagination ne recouvre qu'une partie de l'immense domaine dans lequel s'exprime la créativité. De plus en plus d'experts admettent aujourd'hui que la création ne se réduit pas au monde des arts, des rêves et des utopies. L'imagination créatrice s'exprime aussi dans les sciences, la technologie, le travail et la vie quotidienne.
Construire des paysages mentaux
Partons d'abord au pays des mathématiques. A priori, nous voilà au royaume des formules, des raisonnements rigoureux, des chiffres, des modèles. Quoi de plus étranger à l'imagination ? Si l'on écoute les mathématiciens eux-mêmes, beaucoup admettent avoir recours à une pensée imaginative. Le mathématicien Jacques Hadamard l'avait déjà noté il y a un demi-siècle. L'imagination – c'est-à-dire la pensée en image – joue un grand rôle dans l'invention mathématique. La construction de théorie géométrique ou algébrique passe par des constructions mentales dans lesquelles interviennent des images de nature visuelle. Souvent, un mathématicien "voit" une solution en imaginant un chemin nouveau qui lierait deux domaines des mathématiques jusque-là séparés. Cette vision vient en premier, la démonstration suit. Ce n'est sans doute pas un hasard si le mot "théorème" renvoie, selon l'étymologie grecque, au mot "vision".
De la création scientifique
Les sciences de la nature font aussi abondamment appel à l'imagination. La physique a même progressé par des « expériences de pensée" révolutionnaires. Galilée n'a jamais lancé de poids du sommet de la tour de Pise pour découvrir la loi de la chute des corps, il s'est contenté d'imaginer l'expérience. Ce n'est que bien plus tard que l'on a pu vérifier le résultat.
Albert Einstein, lui aussi, déclarait "penser en images " (et non à coup de formules et de raisonnements). La plupart de ses découvertes reposaient sur des expériences de pensée très visuelles : pour étudier la vitesse de la lumière, il s'imagine assis sur un rayon de lumière un miroir à la main ; pour étudier la relativité, il se voit installé dans un ascenseur cosmique. "Les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée (…). Les éléments de pensée sont, dans mon cas, de type visuel", écrit A. Einstein. Il ajoute que les mots conventionnels destinés à exposer sa pensée viennent après et "laborieusement". Des chimistes et des biologistes de renom ont également apporté leurs témoignages sur le rôle de l'imagination dans leur travail. Le chimiste allemand Friedrich Kekulé, fondateur de la chimie organique, raconte qu'il a découvert la structure (en cercle) de la molécule de benzène en rêvassant au coin du feu, voyant, tout à coup, les molécules former comme un serpent qui se mord la queue. Ce qui témoigne du rôle des analogies et métaphores, désormais reconnues par les philosophes des sciences comme des instruments de pensée décisifs.
François Jacob, prix Nobel de médecine en 1965, décrit ainsi la démarche du chercheur : "Contrairement à ce que j'avais pu croire, la démarche scientifique ne consistait pas simplement à observer, à accumuler des données expérimentales et à en tirer une théorie. Elle commençait par l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible, pour le confronter, par l'expérimentation, au monde extérieur. Et c'était ce dialogue entre l'imagination et l'expérience qui permettait de se former une représentation toujours plus fine de ce que l'on appelle la"réalité"."
En mathématique, en physique, en chimie, en biologie, etc., on réhabilite aujourd'hui le rôle fécond de l'imagination et de son cortège d'analogies et de métaphores, qui seraient de puissants générateurs de modèles. Les sciences humaines ne sont d'ailleurs pas en reste, à l'heure où l'on redécouvre la valeur heuristique du récit et de la littérature.
Le rêve dans la machine
La technique, longtemps mal aimée des philosophes et des poètes (qui y voyaient le règne de l'utilitaire), est redécouverte aujourd'hui sous son visage créatif. Regardons les objets qui nous entourent : téléphone portable, ordinateur, machine à café, montre, chaussures, etc. ont été rêvés avant d'être fabriqués. L'imagination créatrice intervient d'abord dans la motivation de l'ingénieur. Les frères Montgolfier ont inventé la montgolfière ou les frères Wrigth les avions non pas pour améliorer les moyens de transport, mais d'abord parce qu'ils rêvaient de voler. Charles Cros, l'un des inventeurs du phonographe, était un poète qui voulait garder la voix des gens disparus. Et la biographie des inventeurs, de Thomas Edison à Steve Job, révèle la part de rêve qui les anime depuis l'enfance.
Mais l'imagination intervient surtout dans l'acte de conception proprement dit. Construire une maison, un bateau, inventer un nouvel objet technique supposent un travail mental de construction de "mondes possibles", des objets techniques imaginés d'abord sous forme d'ébauches, de plans, de croquis et de schémas. Réalisée seule ou en équipe, la création d'une automobile suppose, du prototype initial au design final, des couches successives de créations techniques et esthétiques. L'imagination créatrice est ainsi présente dans nos assiettes, nos vêtements, le décor de mon appartement, et même sur l'étiquette de mon pot de moutarde. Tous les objets qui nous entourent sont des concentrés d'imagination gravés dans la matière. [...]
Cette conception élargie de l‘imagination est aujourd'hui partagée par nombre de chercheurs. Elle conduit à voir celle-ci non plus comme une activité mentale débridée (un petit cinéma intérieur destiné à nous distraire), mais comme un processus cognitif très courant et répondant à une fonction cognitive centrale : produire les images mentales nécessaires pour résoudre des problèmes, élaborer des choix, anticiper, penser le monde qui nous entoure et le transformer.
Jean-François Dortier, "Nous sommes tous des créateurs", Sciences Humaines, n° 221 - décembre 2010 - Imaginer, créer, innover...Le travail de l'imagination
Présentez un exposé sur le sujet des cités idéales en choisissant l'une des cités suivantes :
1. Un rêve peut-il être collectif ?
2. "Faire rêver les hommes est souvent le moyen le plus sûr de les tenir endormis" écrit G. Thibon. Partagez-vous cette opinion ?
L'utopie retrouve dans la pensée contemporaine son rôle de songe protecteur, sa valeur de refuge. L'avenir de la science se confond avec l'avenir de l'humanité et, affirmant résolues les angoisses du présent, permet d'esquiver des problèmes sociaux qu'aucune technique de la matière ne pourra jamais résoudre.
Francis bacon avait choisi pour emblème de la science nouvelle une caravelle toutes voiles dehors franchissant les colonnes d'Hercule à la conquête du Nouveau Monde. Notre science a pris comme symbole un autre vaisseau gravitant autour de la Terre à la conquête de l'espace. Ces deux images nous montrent que l'esprit qui anime la découverte scientifique n'a pas changé depuis l'aube du XVIIe siècle.
Aussi loin que nous puissions remonter dans l'histoire de la philosophie grecque, nous trouvons un mode de connaissance rationnel opposé à un mode irrationnel d'appréhension du monde. L'affrontement de la science et de la religion n'est pas un phénomène nouveau.
L'utopie se caractérise par l'accent particulier donné à la connaissance rationnelle, poursuivant en cela sa fonction de rêve apaisant négateur de toute anxiété. Peu à peu, les utopistes ont conçu un développement illimité de la science, du perfectionnement des techniques et, du même coup, des possibilités d'action de l'homme. Le rêve a dépassé la réalité sans pour autant la prévoir, car le rêve est beaucoup plus souvent une présentation particulière du passé qu'une prémonition.
La science-fiction est, comme l'utopie avec laquelle elle présente d'indéniables analogies, à la fois un genre littéraire et l'expression d'une époque : un rêve de l'Occident.
Le problème des villes du futur est souvent posé en termes affectifs (âge d'or ou pas ?). Comme si la venue de l'âge d'or, ou son report à une date ultérieure, pouvait être annoncée par le premier ordinateur venu, chacun ayant rêvé devant des données soigneusement triées, en fonction de ses aspirations personelles et de l'état de son foie.
Les utopistes attendent de la machine qu'elle facilite la vie de l'homme en lui laissant le temps de cultiver son esprit, d'améliorer son corps et son âme. Le progrès technique devient le moyen de perfectionner l'homme. Lorsque Mercier fait du télescope "le canon moral qui a battu en ruine toutes les superstitions", il résume la pensée du siècle des Lumières. Fourier annonce une humanité régénérée par la science, dotée même d'un sixième sens, « comme les habitants des autres planètes" — ce dont il ne savait rien.
La Révolution technétronique, de Zbigniew Brzezinski, ne fait que reprendre, pour l'essentiel, les promesses faites par Aristote quatre siècles avant notre ère dans un passage fameux de La Politique : "Lorsque les navettes tisseront toutes seules, lorsque les plectres joueront de la cithare...", attendant de ces découvertes l'abolition de l'esclavage, comme beaucoup attendent aujourd'hui, uniquement de la mécanique, une amélioration de la condition ouvrière.
Ainsi, la science et la cité radieuse sont étroitement liées dans la pensée des utopistes.
La nature est domptée, entièrement soumise à l'homme. Les maladies sont vaincues et "l'énigme douloureuse de la mort", comme dit Freud, est purement et simplement niée en tant qu'énigme. Ce que Freud appelle le narcissisme naturel de l'homme peut se développer librement, car le citoyen de la cité radieuse, grâce à la science, ne se sent plus ni faible ni désarmé devant la nature, il est protégé contre l'écrasante suprématie de la nature.
Jean Servier, L'Utopie, coll. "Que sais-je ?", éd. PUF, 1979.
Un bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l'entrée principale, les mots: CENTRE D'INCUBATION ET DE CONDITIONNEMENT DE LONDRES-CENTRAL, et, dans un écusson, la devise de l'Etat mondial: COMMUNAUTE, IDENTITE, STABILITE.
L'énorme pièce du rez-de-chaussée était exposée au nord. En dépit de l'été qui régnait au-delà des vitres, en dépit de toute la chaleur tropicale de la pièce elle-même, ce n'étaient que de maigres rayons d'une lumière crue et froide qui se déversaient par les fenêtres. Les blouses des travailleurs étaient blanches, leurs mains, gantées de caoutchouc pâle, de teinte cadavérique. la lumière était gelée, morte, fantomatique. Ce n'est qu'aux cylindres jaunes des microscopes qu'elle empruntait un peu de substance riche et vivante, étendue le long des tubes comme du beurre.
- Et ceci, dit le Directeur, ouvrant la porte, c'est la Salle de Fécondation.
Au moment où le Directeur de l'Incubation et du Conditionnement entra dans la pièce, trois cents Fécondateurs, penchés sur leurs instruments, étaient plongés dans ce silence où l'on ose à peine respirer [...], par quoi se traduit la concentration la plus profonde. Une bande d'étudiants nouvellement arrivés, très jeunes, roses et imberbes, se pressaient, pénétrés d'une certaine appréhension, voire de quelque humilité, sur les talons du Directeur. Chacun d'eux portait un cahier de notes, dans lequel, chaque fois que le grand homme parlait, il griffonnait désespérément. [...]
- Je vais commencer par le commencement, dit le D.I.C., et les étudiants les plus zélés notèrent son intention dans leur cahier: Commencer au commencement. - Ceci - il agita la main - ce sont les couveuses. - Et, ouvrant une porte de protection thermique, il leur montra des porte-tubes empilés les uns sur les autres et pleins de tubes à essais numérotés. - L'approvisionnement d'ovules pour la semaine. [...]
Toujours appuyé contre les couveuses, il leur servit, tandis que les crayons couraient illisiblement d'un bord à l'autre des pages, une brève description du procédé moderne de la fécondation; il parla d'abord, bien entendu, de son introduction chirurgicale [...]; il continua par un exposé sommaire de la technique de la conservation de l'ovaire excisé à l'état vivant et en plein développement; passa à des considérations sur la température, la salinité, la viscosité optima; fit allusion à la liqueur dans laquelle on conserve les ovules détachés et venus à maturité; et, menant ses élèves aux tables de travail, leur montra effectivement comment on retirait cette liqueur des tubes à essais; comment on la faisait tomber goutte à goutte sur les lames de verre pour préparations microscopiques spécialement tiédies; comment les ovules qu'elle contenait étaient examinés au point de vue des caractères anormaux, comptés, et transférés dans un récipient poreux; comment (et il les emmena alors voir cette opération) ce récipient était immergé dans un bouillon tiède contenant des spermatozoïdes qui y nageaient librement - "à la concentration minima de cent mille par centimètres cube" insista-t-il; et comment, au bout de dix minutes, le vase était retiré du liquide et son contenu examiné de nouveau; comment, s'il y restait des ovules non fécondés, on l'immergeait une deuxième fois, et, si c'était nécessaire, une troisième; comment les ovules fécondés retournaient aux couveuses; où les Alphas et les Bêtas demeuraient jusqu'à leur mise en flacon définitive, tandis que les Gammas, les Deltas et les Epsilons en étaient extraits, au bout de trente-six heures seulement, pour être soumis au procédé Bokanovsky.
"Au procédé Bokanovsky", répéta le Directeur, et les étudiants soulignèrent ces mots dans leurs calepins.
Un oeuf, un embryon, un adulte, - c'est la normale. Mais un oeuf bokanovskifié a la propriété de bourgeonner, de proliférer, de se diviser: de huit à quatre-vingt-seize bourgeons, et chaque bourgeon deviendra un embryon parfaitement formé, et chaque embryon, un adulte de taille complète. On fait ainsi pousser quatre-vingt-seize humains là où il n'en poussait autrefois qu'un seul. Le progrès. [...]
"Des jumeaux identiques, mais non pas en maigres groupes de deux ou trois, comme aux jours anciens de reproduction vivipare, alors qu'un oeuf se divisait parfois accidentellement; mais bien par douzaines, par vingtaines, d'un coup."
- Par vingtaines, répéta le Directeur, et il écarta les bras, comme s'il faisait des libéralités à une foule. Par vingtaines.
Mais l'un des étudiants fut assez sot pour demander en quoi résidait l'avantage.
- Mon bon ami ! le Directeur se tourna vivement vers lui, vous ne voyez donc pas ? Vous ne voyez pas ? Il leva la main; il prit une expression solennelle. Le procédé Bokanosky est l'un des instruments majeurs de la stabilité sociale !
Instrument majeurs de la stabilité sociale.
Des hommes et des femmes conformes au type normal; en groupes uniformes. Tout le personnel d'une petite usine constitué par les produits d'un seul oeuf bokanovskifié.
- Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant marcher quatre-vingt-seize machines identiques ! - Sa voix était presque vibrante d'enthousiasme. On sait vraiment où l'on va. Pour la première fois dans l'histoire. - il cita la devise planétaire: "Communauté, Identité, Stabilité."
Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes, 1932, éd. Plon, 1977.
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Le rêve américain n'est-il qu'une illusion ?
Dans un bref texte intitulé Le Rêve de Madoff, D. Manotti propose une autobiographie fictive de l'homme d'affaires américain impliqué dans une vaste escroquerie financière.
Aujourd'hui, je dois faire un effort pour me souvenir du maelström d'optimisme qu'a déclenché Reagan aux États-Unis en 1980. Surtout quand j'ouvre les yeux, et que je vois le jardin au cordeau, sa pelouse rase et son arbre en boule. Nous vivons une autre époque.
Reagan s'adressait à tous les citoyens américains avec simplicité et vitalité. A chaque discours, l'acteur de Western atteignait, sans ruse et sans détours, les racines de l'âme américaine elle-même.
Il disait aux Américains : oubliez la défaite subie au Vietnam. Une défaite qu'ils ressassaient tous avec amertume depuis cinq ans. C'était leur première vraie défaite, incontestable. Elle avait pris les allures d'une déroute honteuse, sans appel, devant un peuple misérable, jaune et communiste. Maintenant Reagan disait : vous n'avez pas été vaincus, vous le peuple américain, les soldats américains. L'Amérique n'a pas été vaincue. Les responsables de la défaite sont le gouvernement trop puissant qui a saboté la guerre, et la bureaucratie remplie d'incapables, qui envahit tous les échelons de la nation et écrase les initiatives des individus. Ce sont eux les responsables de la défaite, ce sont eux les vaincus. Brisons les entraves, libérons le héros qui sommeille en chaque Américain, et nous retrouverons le chemin de la victoire. Écoutez-moi, croyez-moi : America is back. Cela faisait des années que le peuple américain attendait qu'on lui dise ces mots, exactement ces mots-là.
Puis Reagan se tournait vers les hommes d'affaire, les industriels, les financiers, et leur disait : Allez-y. Faites des affaires, inventez, créez, tuez. retrouvez l'élan de vos père. Il n'existe qu'une seule loi, celle du marché. Nous supprimons tous les contrôles qui sont de véritables freins à la liberté d'entreprendre, et que le meilleur gagne.
Nous nous reconnaissions dans ce langage. Reagan était notre homme. Aucun d'entre nous ne pouvait imaginer de se retirer des affaires à ce moment-là. Nous étions comme une volée de gamins qu'on lâche dans la cour de récréation sans aucune surveillance. Explosion de joie et de testostérone. Nous nous sommes rués sur les marchés, et ce fut un feu d'artifice. L'argent affluait, les occasions de profits rapides semblaient infinies. L'économie nouvelle grandissait à une vitesse exponentielle et à l'aveugle. Personne ne savait ce que serait le lendemain. cela nous laissait une liberté absolue. [...]
Évidemment, dans un tel flot de prospérité, il y a eu quelques couacs, des échecs, des pots cassés, des victimes. Il en faut bien. Les marchés sont impitoyables, et le jeu qu'on y joue n'est pas à sommes nulles. Il y a des gagnants et des perdants. La fin de la décennie Reagan a vu l'effondrement des caisses d'épargne américaines. Il y avait près de 3000 caisses indépendantes à travers tout le pays, environ la moitié d'entre elles a fait faillite pour avoir prêté imprudemment. Mais pas seulement. Faillites frauduleuses a dit la justice. Disons que les propriétaires et les gestionnaires sont joué avec les fonds, et ont parfois perdu. Malheur aux perdants. Plus de 1000 d'entre eux se sont retrouvés devant les tribunaux. Évidemment, cela a entraîné, pour un temps et dans des conditions chaotiques, la fin du rêve d'accession à la propriété pour des millions d'Américains. Mais on n'y peut rien. Ce sont les aléas des marchés. Pour ma part, j'ai soigneusement tenu ma clientèle à l'écart de ces opérations que je savais douteuses. Cette fois-là il y a eu beaucoup de petits perdants. Mais les Américains sont courageux. Ils savent rebondir. Je leur fais confiance pour ça. Comme Reagan avait pris soin, en supprimant les contrôles sur la gestion des caisses, de maintenir la garantie de l'État vis-à-vis des grandes banques en cas de faillite, les contribuables ont payé la note de la faillite des caisses d'épargne. Il n'y a pas eu de gros perdants, et les répercutions de ce naufrage sur la conjecture économique ont donc été limités.
D. Manotti, Le rêve de Madoff, éd. Allia, 2013.
Le rêve américain est en danger. Barack Obama a sonné l'alerte, lors d'un long discours principiel prononcé, mercredi 4 décembre, à Washington devant le Center for American Progress, un think-tank démocrate. La montée des inégalités des revenus et des chances, parce qu'elle ronge notre démocratie, constitue "le défi central de notre époque", a-t-il déclaré, promettant d'y consacrer les trois années qui lui restent à la Maison Blanche.
En plein scandale de l'"Obamacare" – le site Internet qui doit vendre les nouvelles polices d'assurance-santé est un fiasco – et alors que sa cote de popularité est au plus bas, cette adresse aux accents solennels ressemble bien sûr à un dérivatif. Le président, qui s'est fait réélire voici un an en promettant un sort meilleur à la classe moyenne, paraît mal fondé, après cinq années de pouvoir, à se lamenter sur "les inégalités dangereuses et grandissantes et le manque de mobilité ascendant" qui menacent l'immense "middle class" américaine.
Historiquement, les 10 % d'Américains les plus riches se sont toujours arrogé un tiers du revenu national. Mais, "aujourd'hui, c'est la moitié", a-t-il lancé. Loin des joutes de Washington sur le budget fédéral ou le plafond de la dette dont la vanité désespère nombre d'électeurs, M. Obama a voulu se placer au niveau des préoccupations quotidiennes de ses concitoyens qui "craignent que leurs enfants n'aient pas une meilleure situation qu'eux".
LA MOITIÉ DES AMÉRICAINS GAGNENT MOINS DE 18 870 EUROS PAR AN
Ce déclin de l'"American dream" est largement inscrit dans les statistiques. La moitié des Américains gagnent moins de 26 000 dollars (18 870 euros) par an. Si les salaires avaient suivi les gains de productivité depuis trente ans, ce plafond s'élèverait à 40 000 dollars. Selon le bureau du recensement, les revenus réels sont en baisse, au point qu'une famille moyenne gagne aujourd'hui moins en termes réels qu'en 1989. La dépression de 2007 est loin d'avoir été comblée : le revenu médian actuel a perdu 8,3 % depuis cette année-là. Et près de 15 % des Américains – soit 46,5 millions – vivent sous le seuil de pauvreté. A l'autre extrémité de l'échelle sociale, 95 % de gains de revenus enregistrés depuis la fin officielle de la récession, à la mi-2009, ont profité aux 1 % les plus riches, selon une étude des économistes Emmanuel Saez et Thomas Piketty pour l'université de Californie.
Pour M. Obama, la faiblesse des salaires est aggravée par la panne de l'ascenseur social. Surprise en ces temps de déprime française, le président américain a cité en exemple… la France. "Non seulement notre niveau d'inégalité de revenus est proche de celui de la Jamaïque ou de l'Argentine, mais il est plus difficile aujourd'hui pour un enfant né aux Etats-Unis d'améliorer sa situation que chez la plupart de nos alliés développés – des pays comme le Canada, l'Allemagne ou la France. Ils ont davantage de mobilité que nous et non pas moins."
LA HAUSSE DU SALAIRE MINIMUM
L'inquiétude liée au creusement du fossé social a récemment fait son entrée dans le débat politique. « Combler le fossé entre riches et pauvres est un défi pour les deux partis", écrivait récemment le Financial Times. La mollesse persistante de la reprise économique et la montée flagrante des situations où travailler 40 heures par semaine ne garantit nullement de dépasser le seuil de pauvreté, rendent cette question cruciale pour les élections de mi-mandat de 2014.
M. Obama, qui se heurte à la majorité républicaine de la Chambre des représentants pour faire passer ses réformes (armes à feu, immigration, etc.), a ressorti un autre vieux projet : augmenter le salaire minimum fédéral. [...]
Mais ce projet, faute d'une majorité pour l'approuver à la Chambre, n'a guère de chances d'être mis en oeuvre. Au-delà même du jeu politique, la légitimité de l'Etat fédéral à lutter contre les inégalités sociales est combattue, et pas seulement parmi les classes privilégiées. La résistance tenace à laquelle se heurte la réforme Obama de la santé ("Obamacare") témoigne de la large impopularité de l'idée de redistribution des richesses. ""Redistribution" est un mot chargé qui évoque toutes sortes d'injustices dans l'esprit des gens", commentait William Daley, ancien chef de cabinet de M. Obama dans le New York Times. Au point qu'il n'est jamais prononcé par les défenseurs de l'"Obamacare".
Un dernier obstacle à la lutte contre les inégalités réside dans l'incessant et paralysant débat entre "race" et "classe" pour les analyser. Le premier président américain noir a tranché : croire que seules les "minorités" sont touchées relève du "mythe". "L'inégalité des chances en Amérique, a-t-il asséné, est à présent autant une question de classe que de race."
P. Bernard, "Barack Obama face au déclin du rêve américain", Le Monde, 10.12.2013.
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"La pub pollue nos rêves" lit-on parfois sur les affiches. Partagez-vous cette opinion ?
Je me prénomme Octave et m'habille chez APC. Je suis publicitaire : eh oui, je pollue l'univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n'aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur PhotoShop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d'économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j'ai shootée dans ma dernière campagne, je l'aurai déjà démodée. J'ai trois vogues d'avance, et m'arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c'est le pays où l'on n'arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l'avantage avec la nouveauté, c'est qu'elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.
Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l'a baptisée "la déception post-achat". Il vous faut d'urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L'hédonisme n'est pas un humanisme : c'est du cash-flow. Sa devise ? "Je dépense donc je suis." Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l'inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c'est vous.
Je passe ma vie à vous mentir et on me récompense grassement. Je gagne 13 000 euros (sans compter les notes de frais, la bagnole de fonction, les stock-options et le golden parachute). L'euro a été inventé pour rendre les salaires des riches six fois moins indécents. Connaissez-vous beaucoup de mecs qui gagnent 13 K-euros à mon âge ? Je vous manipule et on me file la nouvelle Mercedes SLK (avec son toit qui rentre automatiquement dans le coffre) ou la BMW Z3 ou la Porsche Boxter ou la Mazda MX5. (Personnellement, j'ai un faible pour le roadster BMW Z3 qui allie esthétisme aérodynamique de la carrosserie et puissance grâce à son 6 cylindres en ligne qui développe 321 chevaux, lui permettant de passer de 0 à 100 kilomètres/heure en 5,4 secondes. En outre, cette voiture ressemble à un suppositoire géant, ce qui s'avère pratique pour enculer la Terre.)
F. Beigbeder, 99 francs (14,99 euros), éd. Grasset, 2000.
Le Photographe Publicitaire pourrait être l'amoureux poète de la boîte de conserves et de l'aspirateur, chantant les vertus des produits de l'industrie et du commerce, surprenant des femmes de rêve dansant de joie dans des baignoires, et des lessiveuses entourées de chocolat fondant et de fers à repasser, avec un peu de lumière et beau coup d'amour...
Mais les machines à laver n'amusent que les bricoleurs du dimanche, les femmes, rarement belles, attrapent des crises de foie grâce au chocolat fondant, aux esquimaux et au caramel mou. Le métro Saint-Lazare à 18 heures, les cors aux pieds et les bas qui filent restent la réalité d'une clientèle qui ne danse pas mais qui rêve. Le Photographe Publicitaire, affreux personnage, doit entretenir cette minute de rêve.
Non le rêve du roman de gare et des bandes dessinées, à dactylos amoureuses et sans boutons s'accouplant à un patron jeune et distingué (rêve inabordable), mais un rêve étudié, construit, mesuré et surtout possible et matérialisable. Il doit apporter à la ménagère le réflexe plaisir dans la crasse de la lessive, l'érotisme ou la sensualité dans le moulin à légume et le fer à friser.
Mais pour cela il faut que l'annonceur soit persuadé qu'une annonce médiocre donnera un rêve médiocre, et qu'il vaut mieux vendre son produit à la sauvette dans le métro s'il ne présente aucun intérêt.
La représentation fidèle de son produit a son importance, mais avant tout il faut donner le choc visuel, le charme et la suggestion. Préférer une image vivante, où le produit ne sera pas au premier plan, à une image morte, sans humour et sans intérêt, tuée par l'obligation de bien montrer la gaufrette ou le tube dentifrice. Un sourire ne s'imite pas : il est vrai ou faux. L'annonceur doit être persuadé également que sa secrétaire, quoique jolie, est plus utile à faire son courrier qu'à poser pour ses annonces; que les photos qu'il fait en vacances, quoique meilleures que celles du photographe, sont inutilisables; qu'une photo publicitaire est conçue spécialement pour son produit et ne concerne que le sien, qu'elle doit personnaliser sa marque, qu'il ne s'agit pas d'imiter l'annonce concurrente pour éviter les risques.
Le Photographe essayera de concrétiser les impératifs du client et de la conception publicitaire et d'en faire la synthèse, pour arriver à l'image-sommet : celle de la danseuse dans l'inertie de la pointe d'un mouvement, ou de la crêpe immobile au-dessus de la poêle. Sommet de l'expression dans l'expression, les gestes, les lumières et les formes, juste à l'avant-garde de la dimension du public à atteindre et non à l'avant-garde de notre dimension. Sommet sans conteste de l'image qui accroche, s'impose et vend, du concierge au président-directeur général. D'ailleurs, la croûte concierge est moins dure que la croûte président; l'esprit est moins littéraire, moins intellectuel, mais plus sensible et plus vrai. Ne le méprisons pas et n'essayons pas de le tromper avec des couleurs fausses et des sourires figés.
Donnons-lui des rêves de qualité.
J.-F. Bauret, "La Minute de rêve et le photographe publicitaire", Les Cahiers de la publicité, 1963, n°8.
Campagne de publicité pour le parfum "J'adore" de Dior avec Carmen Kass.
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F. Goya, Le Sommeil de la raison engendre des monstres, 1799.
L'imagination représentative des foules, comme celle de tous les êtres chez lesquels le raisonnement n'intervient pas, est susceptible d'être profondément impressionnée. Les images évoquées dans leur esprit par un personnage, un évènement, un accident, ont presque la vivacité des choses réelles. Les foules sont un peu dans le cas du dormeur dont la raison momentanément suspendue, laisse surgir dans l'esprit des images d'une intensité extrême, mais qui se dissiperaient vite au contact de la réflexion. Les foules, n'étant capables ni de réflexion ni de raisonnement, ne connaissent pas l'invraisemblable : or, les choses les plus invraisemblables sont généralement les plus frappantes.
Et c'est pourquoi ce sont toujours les côtés merveilleux et légendaires des événements qui frappent le plus les foules. Le merveilleux et le légendaire sont, en réalité, les vrais supports d'une civilisation. Dans l'histoire l'apparence a toujours joué un rôle beaucoup plus important que la réalité. L'irréel y prédomine sur le réel.
Les foules ne pouvant penser que par images, ne se laissent impressionner que par des images. Seules ces dernières les terrifient ou les séduisent et deviennent des mobiles d'action.
C'est pourquoi les représentations théâtrales, qui donnent l'image sous sa forme la plus nette, ont toujours une énorme influence sur les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis pour la plèbe romaine l'idéal du bonheur. Pendant la succession des âges cet idéal a peu varié. Rien ne frappe davantage l'imagination populaire qu'une pièce de théâtre. Toute la salle éprouve en même temps les mêmes émotions, et si ces dernières ne se transforment pas aussitôt en actes, c'est que le spectateur le plus inconscient ne peut ignorer qu'il est victime d'illusions, et qu'il a ri ou pleuré à d'imaginaires aventures. Quelquefois cependant les sentiments suggérés par les images sont assez forts pour tendre, comme les suggestions habituelles, à se transformer en actes. On a souvent raconté l'histoire de ce théâtre populaire dramatique obligé de faire protéger à la sortie l'acteur qui représentait le traître, pour le soustraire aux violences des spectateurs indignés de ses crimes imaginaires. C'est là, je crois, un des indices les plus remarquables de l'état mental des foules, et surtout de la facilité avec laquelle on les suggestionne. L'irréel a presque autant d'importance à leurs yeux que le réel. Elles ont une tendance évidente à ne pas les différencier.
C'est sur l'imagination populaire que sont fondées la puissance des conquérants et la force des États. En agissant sur elles, on entraîne les foules. Tous les grands faits historiques, la création du Bouddhisme, du Christianisme, de l'Islamisme, la Réforme, la Révolution et de nos jours l'invasion menaçante du Socialisme sont les conséquences directes ou lointaines d'impressions fortes produites sur l'imagination des foules.
Aussi, les grands hommes d'État de tous les âges et de tous les pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré l'imagination populaire comme le soutien de leur puissance. Jamais ils n'ont essayé de gouverner contre elle. "C'est en me faisant catholique, disait Napoléon au Conseil d'État, que j'ai fini la guerre de Vendée; en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon." Jamais, peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n'a mieux compris comment l'imagination des foules doit être impressionnée. Sa préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. A son lit de mort il y songeait encore.
G. Le Bon, Psychologie des foules, I, 3, coll. Quadrige, éd. PUF (première édition 1895).
Le troisième jour après la prise du pouvoir par Hitler, M. S., la soixantaine, propriétaire d'une entreprise de taille moyenne, fit un rêve dans lequel il était brisé tout en demeurant physiquement intact. Ce que les travaux ultérieurs des politologues, des sociologues et des médecins ont défini comme l'essence de la domination totale et ses effets sur les hommes, il l'a décrit dans son court rêve, avec une exactitude et une subtilité dont il n'aurait pas été capable éveillé. Voici son rêve :
Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s'il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais, quand j'ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots :"Votre salut, je le refuse", fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori, le bras levé. C'est tout ce que je peux faire, physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu'il sort en boitant. Jusqu'à mon réveil, je reste ainsi.
M. S. était un homme droit, conscient de sa valeur, presque despotique. Ce qui faisait le prix et le contenu de sa longue vie, c'était son entreprise où, lui-même social-démocrate, il employait depuis vingt ans nombre de vieux camarades du parti. Ce qu'on lui fait dans son rêve, on peut le résumer par l'expression "torture mentale", comme je l'ai fait spontanément en 1933 quand il m'a raconté son rêve quelques semaines après l'avoir fait. Mais si de nos jours on cherche avec un regard rétrospectif plus acéré à découvrir dans le rêve de cet entrepreneur les notions d'aliénation, de déracinement, d'isolation, de perte d'identité et de rupture de la continuité de l'existence (notions qui risquent de passer dans le vocabulaire quotidien et qui donnent lieu à tant de mythologisations), alors on les trouve toutes dans des images claires, d'une clarté somnambulique. On l'oblige, dans son usine, à laquelle il s'identifie, à se déshonorer et à se dévaloriser ; on l'y oblige devant ses employés, dont il est le maître paternel ; or se sentir le maître constitue le plus fort de son sentiment d'existence et ses employés représentent en même temps la conviction politique de toute sa vie. [...]
Et il en tire une conclusion exacte : la tentative de le mettre au pas aux yeux de tous, la honte publique n'est qu'un rite d'initiation pour entrer dans le monde totalitaire, une astuce politique, une expérience froidement cynique du pouvoir d'État pour briser la volonté de l'individu. Que ce dernier s'effondre sans dignité mais aussi sans but et sans raison fait du rêve de l'entrepreneur une parabole parfaite de la fabrication de la sujétion totale. [...]
L'entrepreneur n'a pas pu se libérer de ce rêve. Il n'a cessé de le refaire, chaque fois avec de nouveaux détails humiliants. "A cause de mes efforts pour lever le bras, la sueur me coule sur le visage ; elle ressemble à des larmes, comme si je pleurais devant Goebbels." - "Je cherche du réconfort sur le visage de mes employés et je n'y découvre même pas de la moquerie ou du mépris, juste du vide." [...]
Le rêve de l'entrepreneur - comment l'appeler : "du bras tendu" ? "de la transformation de l'homme" ? - qui semblait provenir directement de l'atelier du régime totalitaire où était fabriqué le mécanisme de son fonctionnement, conforta en moi l'idée qui m'avait déjà effleurée : que de tels rêves ne devaient pas être perdus. Ils pourraient être retenus le jour où l'on ferait le procès de ce régime en tant que phénomène historique car ils semblaient plein d'enseignements sur les affects et les motifs des êtres qu'on insérait comme des petites roues dans le mécanisme totalitaire. Celui qui s'assied pour rédiger son journal le fait volontairement, en écrivant il met en forme, éclaircit ou obscurcit ses réactions. Mais des rêves de ce genre, des journaux de nuit pour ainsi dire, s'ils semblaient enregistrer minutieusement, comme des sismographes, l'effet des évènements politiques extérieurs à l'intérieur des hommes, résultaient d'une activité psychique involontaire. Les images de rêve pourraient ainsi aider à comprendre la structure d'une réalité sur le point de se transformer en cauchemar.
C. Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, coll. Petite Bibliothèque Payot, éd. Payot et Rivages, 1966.
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Pensez que rêver soit une manière pour les hommes de se libérer socialement et politiquement ? Vous répondrez à cette question en donnant votre avis personnel appuyé par votre réflexion et par vos lectures de l'année.
Je vous le dis aujourd'hui, mes amis, quand bien même nous devons affronter les difficultés d'aujourd'hui et de demain, je fais pourtant un rêve. C'est un rêve profondément enraciné dans le rêve américain.
Je fais le rêve qu'un jour cette nation se lèvera et vivra pleinement le véritable sens de son credo : "Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes ont été créés égaux".
Je fais le rêve qu'un jour sur les collines rouges de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d'esclaves pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité.
Je fais le rêve qu'un jour même l'État du Mississippi, un État qui étouffe dans la fournaise de l'injustice, qui étouffe dans la fournaise de l'oppression, sera transformé en une oasis de liberté et de justice.
Je fais le rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau mais sur la nature de leur caractère.
Je fais aujourd'hui un rêve !
Je fais le rêve qu'un jour au fond de l'Alabama, où les racistes sont des brutes, où le gouverneur a la bouche qui dégouline des mots "interposition" et "nullification", qu'un jour, là en Alabama, les petits garçons noirs et les petites filles noires pourront se prendre par la main avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches comme frères et sœurs.
Je fais aujourd'hui un rêve !
Je fais le rêve qu'un jour "toute vallée soit comblée, toute montagne et toute colline abaissées, que les lieux accidentés se changent en plaine et les escarpements en large vallée, alors la gloire du Seigneur sera révélée, et tout ce qui est chair la verra."
Telle est notre espérance. Telle est la foi avec laquelle je repartirai dans le Sud. Forts de cette foi, nous pourrons tailler dans la montagne du désespoir une pierre d'espoir. Forts de cette foi, nous pourrons transformer les stridentes discordes de notre nation en une merveilleuse symphonie de fraternité. Forts de cette foi, nous pourrons travailler ensemble, prier ensemble, lutter ensemble, aller en prison ensemble, défendre la liberté ensemble, en sachant qu'un jour nous serons libres. Ce sera le jour où tous les enfants de Dieu pourront chanter en lui donnant un sens nouveau :
"Mon pays, c'est toi, douce terre de liberté, toi que je chante.
Terre où sont morts mes pères, terre de la fierté des pèlerins,
Du flanc de chaque montagne, que retentisse la liberté !"
Et si l'Amérique doit être une grande nation, cela doit devenir vrai.
Que la liberté retentisse depuis les sommets prodigieux du New Hampshire !
M. L. King, "I have a dream" (1963), Les Grands Discours. "I have a dream", éd. du Seuil, coll. Points Documents, 2009 pour la traduction française.
Le 21 octobre 1967, un million de manifestants défilent à Washington pour protester contre la guerre du Vietnam qui arrache à leur jeunesse 525 000 américains. En fin de journée, des manifestants tentent de pénétrer dans le Pentagone, encerclés par des gardes nationaux.
M. Riboud, "Manifestation pour la paix au Vietnam", 1967, Magnum Photos.