Exposés : Venise, le tourisme spatial, les croisières, le tourisme responsable.
1. Quelles sont les deux visions du voyage qui nous sont proposées par Maupassant dans ces deux extraits ?
2. De laquelle vous sentez-vous le plus proche ? Pourquoi ?
"On rêve toujours d'un pays préféré" écrit Maupassant. Et vous, où aimeriez-vous voyager ? Pourquoi ?
Quel est, selon vous, l'intérêt de voyager ? Répondez en vous appuyant sur une référence tirée de votre culture personnelle.
Au soleil est un récit de voyage écrit par Guy de Maupassant en 1884. Il y retrace son séjour en Afrique du Nord.
Le voyage est une espèce de porte par où l'on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve.
Une gare ! un port ! un train qui siffle et crache son premier jet de vapeur ! un grand navire passant dans les jetées, lentement, mais dont le ventre halète d'impatience et qui va fuir là-bas, à l'horizon, vers des pays nouveaux ! Qui peut voir cela sans frémir d'envie, sans sentir s'éveiller dans son âme le frissonnant désir des longs voyages ?
On rêve toujours d'un pays préféré, l'un de la Suède, l'autre des Indes; celui-ci de la Grèce et celui-là du Japon. Moi, je me sentais attiré vers l'Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré, comme par le pressentiment d'une passion qui va naître. Je quittai Paris le 6 juillet 1881. Je voulais voir cette terre du soleil et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, dans l'éblouissement furieux de la lumière. Tout le monde connaît la magnifique pièce de vers du grand poète Leconte de Lisle :
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe, en nappes d'argent, des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L'air flamboie et brûle sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu.
C'est le midi du désert, le midi épandu sur la mer de sable immobile et illimitée qui m'a fait quitter les bords fleuris de la Seine chantés par Mme Deshoulières, et les bains frais du matin, et l'ombre verte des bois, pour traverser les solitudes ardentes.
Guy de Maupassant, Au soleil, 1884.
Les Sœurs Rondoli est une nouvelle de Guy de Maupassant, publiée en 1884.
Je ne suis pas voyageur cependant. Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemins de fer, le sommeil secoué des wagons avec des douleurs dans la tête et des courbatures dans les membres, les réveils éreintés dans cette boîte roulante, cette sensation de crasse sur la peau, ces saletés volantes qui vous poudrent les yeux et le poil, ce parfum de charbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courant d'air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencements pour une partie de plaisir.
Après cette introduction du Rapide, nous avons les tristesses de l'hôtel, du grand hôtel plein de monde et si vide, la chambre inconnue, navrante, le lit suspect. [...] Je ne puis soulever le drap d'un lit d'hôtel sans un frisson de dégoût. Qu'a-t-on fait là-dedans, l'autre nuit ? Quels gens malpropres, répugnants, ont dormi sur ces matelas ? Et je pense à tous les êtres affreux qu'on coudoie chaque jour, aux vilains bossus, aux chairs bourgeonneuses, aux mains noires qui font songer aux pieds et au reste. Je pense à ceux dont la rencontre vous jette au nez des odeurs écœurantes d'ail ou d'humanité. Je pense aux difformes, aux purulents, aux sueurs des malades, à toutes les laideurs et à toutes les saletés de l'homme.
Tout cela a passé dans ce lit où je vais dormir. J'ai mal au cœur en glissant mon pied dedans.
Et les dîners d'hôtel, les longs dîners de table d'hôte au milieu de toutes ces personnes assommantes ou grotesques ; et les affreux dîners solitaires à la petite table du restaurant en face d'une pauvre bougie coiffée d'un abat-jour !
Et les soirs navrants dans la cité ignorée ! Connaissez-vous rien de plus lamentable que la nuit qui tombe sur une ville étrangère ?
Guy de Maupassant, Les Sœurs Rondoli, 1884.
Écrivez la morale de cette histoire.
A-t-on vraiment, selon vous, besoin de voyager ?
Dans la ville polonaise de Cracovie vivait autrefois le rabbin Eisik Ben Yekel. Il était pieux et bon, mais dans sa communauté régnait une éternelle misère et le rabbin lui-même menait une vie rude.
Eisik Ben Yekel ne sortait point des soucis et passait son temps à se demander : "Avec quoi ma femme achètera-t-elle le poisson pour Shabbat ? Où trouver l'argent pour la réparation de la synagogue ?" Dès qu'il réussissait à résoudre un problème, deux autres surgissaient aussitôt.
Si cette pauvreté affligeait Eisik, elle irritait sa femme Yenta qui répétait sans cesse : "Eisik, nous n'avons rien à manger et toi tu te contentes d'attendre un miracle. Fais quelque chose !"
Plusieurs années s'écoulèrent ainsi. Mais un hiver Eisik fit, plusieurs nuits de suite, le même rêve étrange : un vieil homme, coiffé d'un large chapeau de fourrure, lui apparut et lui dit : "Eisik, rends-toi à Prague et creuse sous le pont qui mène au château royal, tu y trouveras un trésor."
Le rabbin ne prêta guère attention à ce rêve, mais celui-ci se répéta une quatrième, puis une cinquième fois, et il se prépara tout de même à aller à Prague.
En voyant à l'horizon les tours de la capitale de la Bohême, Eisik prit la direction du pont qui menait au château royal. Mais en arrivant, il fut vite déçu : il avait devant lui un grand pont placé sous la surveillance d'un gardien. Même s'il entreprenait de creuser jour après jour au bord de la rivière, il en aurait pour plusieurs mois. Constatant cela, il ne tenta même pas de se mettre à la tâche. Comment le faire d'ailleurs sans attirer l'attention du gardien ?
Rabbi Eisik resta de longues heures sous le pont, depuis l'aube jusqu'à la nuit, en pensant à son rêve, mais aucune solution ne se faisait jour. "Tout ceci m'arrive parce que j'ai cru à un songe", se reprochait-il avec humeur. "Il n'est pas donné à chacun d'être prophète et de pouvoir se fier à ses visions !"
Déjà, il se préparait à retourner à Cracovie lorsque le gardien l'appelle : "Je t'observe depuis plusieurs jours déjà", lui dit-il, "et je serais curieux de savoir pourquoi tu traînes toujours sous ce pont."
Le rabbin aurait préféré ne pas parler de son rêve, mais il n'avait guère le choix. Il révéla donc à l'homme la raison de son voyage à Prague. Celui-ci se mit à rire à gorge déployée. "Comment as-tu pu te laisser prendre à ces sornettes ! Moi-même si j'obéissais à ces rêves absurdes, il y a beau temps que je serais à Cracovie !
- A Cracovie ! Mais qu'as-tu rêvé ? demanda le rabbin piqué par la curiosité.
- Que je devais me rendre chez un pauvre juif nommé Eisik Ben Yekel et creuser sous sa cheminée", répondit le gardien. "Il devrait s'y cacher un immense trésor."
Puis se penchant vers Eisik, il ajouta : "As-tu entendu pareille sottise ? À supposer que cela soit vrai, comment trouverais-je cet Eisik Ben Yekel ? Il faudrait que je cherche dans tout Cracovie !"
En entendant ces mots, Eisik reprit tout aussitôt le chemin du retour et arrivant chez lui, il salua à peine son épouse Yenta, se saisit d'une pioche et se mit à creuser sous la cheminée.
Yenta incrédule le regardait faire, mais son étonnement se changea en joie quand, voyant la pioche heurter un coffre ferré et son mari l'ouvrir, elle vit apparaître des milliers de ducats d'or qui scintillaient dans la petite pièce sombre.
Dès lors, Rabbi Eisik Ben Yekel et sa petite communauté ne connurent plus la misère. Il passa la fin de sa vie à louer, jour après jour, le nom saint, répétant inlassablement ces mots : ...
"Le trésor rêvé (d'après les Contes juifs racontés par Léo Pavlat)", Che vuoi, vol. 35, no. 1, 2011.
1. Qu'est-ce qui rend le séjour des voyageurs extraordinaire ?
2. Le poème parle-t-il vraiment d'un voyage ?
3. Qu'est-ce qui fait la beauté de ce poème ?
1. Selon vous, quelle strophe exprime le mieux l'idée de voyage ? Pourquoi ?
2. Apprenez par coeur une strophe de votre choix et le refrain.
1. Le voyage est-il toujours, selon vous, une invitation au bonheur ?
2. Baudelaire nous invite au voyage à travers un poème. Les oeuvres d'art (cinéma, littérature, musique, photographie, etc.) nous font-elles voyager ?
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Charles Baudelaire, "L'Invitation au voyage", in Les Fleurs du Mal, "Spleen et Idéal", 1857
Quelle est la définition d'exotisme ?
Comment ces tableaux représentent-ils l'exotisme ?
Selon vous, qu'est-ce qui nous attire autant dans l'exotisme ?
Delacroix, Femmes d'Alger dans leur appartement, 1834.
Gauguin, Fatata te Miti, Au bord de la mer, 1892.
Qu'est-ce que ces textes nous disent sur les voyages ?
Nicolas Bouvier écrit : "En route, le mieux c'est de se perdre. Lorsqu'on s'égare, les projets font place aux surprises et c'est alors, mais alors seulement que le voyage commence" (L'Usage du monde).
Êtes-vous d'accord ?
"Ma Bohême" est un poème d'Arthur Rimbaud qui a été écrit en novembre 1870 lorsqu'il avait 16 ans. Il y évoque ses fugues et sa volonté de fuir un milieu étouffant.
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !
Arthur Rimbaud, "Ma Bohème", Cahiers de Douai, 1870.
Dans cet essai, Christophe Studeny réfléchit sur le rythme du voyage dans la France du XVIIIe s.
En 1782, le jeune François de la Rochefoucauld part, à dix-sept ans, pour un tour de France à cheval avec son frère, son précepteur, accompagné d'un domestique et d'un palefrenier dans une voiture. Il s'engage d'abord dans le territoire normand. Le 11 avril, ses notes de voyage signalent de mauvais chemins d'Aumale à Blangy. La route se gâte et devient impraticable en voiture avant d'atteindre, le 13, le Grand Hôtel d'Abbeville. Le 15 avril, parti pour Saint-Valéry-sur-Somme, il se perd. Les chevaux ont marché longtemps, il doit se rabattre sur la ville d'Eu. Comme l'un des chevaux boite, il n'ose aller d'une traite de Fécamp au Havre en un jour : il y a neuf grandes lieues. Le 6 mai, il s'embarque par grosse mer. Les trois lieues du Havre à Honfleur peuvent s'allonger jusqu'à douze ou quinze avec les vents contraires. Arrêt à Lisieux, le 7 mai. Ne pouvant rejoindre Caen en un seul jour, une halte à Croissanville s'impose. Après Bayeux, encore une forte journée avant d'atteindre Isigny. Le 13 mai, dînée à Montebourg, couchée à La Hougue, après des chemins affreux et l'infortune d'une auberge sans souper. Cinq jours plus tard, Valognes. Le 19 il récupère le cheval boiteux à Isigny. Le 24, le chemin de Grandville à Avranches semble démesuré : « Je connais quelqu'un qui, pour faire ces cinq lieues, dit-il, a mis douze heures avec huit chevaux et six bœufs. » [...]
Comme dans la plupart des récits de l'Ancien Régime, l'essentiel du parcours se déroule à la cadence du pas, en descendant parfois de selle pour marcher à côté du cheval. L'endurance reste la qualité indispensable du voyageur : les trajets de trente kilomètres à pied, jusqu'au milieu du xixe siècle, n'effraient personne. L'appréhension intuitive jauge les distances en pas : quatre cent mille foulées de Rennes à Paris, cinq cent mille de Paris à Strasbourg, plus d'un million entre Nancy et Toulouse. Dans ces périples aux longs jours, on ne peut tenir qu'en respectant les pauses, avec des arrêts nombreux, réguliers, pour faire souffler les bêtes et les hommes, au fil d'un chemin jalonné d'étapes en étapes, d'auberges en couchées.
Le temps du voyage reste suspendu aux caprices du hasard. Cavaliers et marcheurs font l'expérience quotidienne du labyrinthe terrestre. Partout on s'égare dans le dédale des pistes, dans la neige sur le mont Genèvre, avec des guides qui maîtrisent mal les chemins, on se perd dans le touffu des forêts, dans le creux des bocages. À tout instant il faut pratiquer le détour, pour éviter la boue, l'enlisement.
Christophe Studeny, "Une histoire de la vitesse : le temps du voyage", Mobilités et temporalités, Presses de l'Université Saint-Louis, 2005.
Alexandra David Neel écrit : "Celui qui voyage sans rencontrer l'autre ne voyage pas, il se déplace". Partagez-vous ce sentiment ?
Faire des voyages me semble un exercice profitable. L'esprit y a une activité continuelle pour remarquer les choses inconnues et nouvelles, et je ne connais pas de meilleure école, comme je l'ai dit souvent, pour former la vie que de mettre sans cesse devant nos yeux la diversité de tant d'autres vies, opinions et usages et de lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. [...]
La diversité des usages d'un peuple à l'autre ne m'affecte que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison [d'être]. Que ce soient des assiettes d'étain, de bois ou de terre cuite, [que ce soit] du bouilli ou du rôti, du beurre ou de l'huile de noix ou d'olive, [que ce soit] du chaud ou du froid, tout est un pour moi et si un que, vieillissant, je blame cette aptitude [qui me vient] d'une riche nature et que j'aurais besoin que la délicatesse [du goût] et le choix arrêtassent le manque de mesure de mon appétit et parfois soulageassent mon estomac. Quand je me suis trouvé ailleurs qu'en France et que, pour me faire une politesse, on m'a demandé si je voulais être servi à la française, je m'en suis moqué et je me suis toujours précipité vers les tables les plus garnies d'étrangers.
J'ai honte de voir nos compatriotes enivrés de cette sotte manie [qui les porte à] s'effaroucher des manières contraires aux leurs: il leur semble qu'ils sont hors de leur élément s'ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils restent attachés à leurs façons [de vivre] et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un Français en Hongrie? ils fêtent cette aventure: les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu'elles ne sont pas françaises ? Et encore ce sont les plus intelligents qui les ont remarquées, pour en médire. La plupart d'entre eux ne partent en voyage que pour faire le retour. Ils voyagent cachés et renfermés en eux-mêmes, avec une prudence taciturne et peu communicative, en se défendant contre la contagion d'un air inconnu. [...]
Au rebours [de nos compatriotes], je voyage fatigué de nos façons de vivre, non pour chercher des Gascons en Sicile (j'en ai laissé assez au pays); je cherche plutot des Grecs, et des Persans: c'est ceux-là que j'aborde, que j'observe; c'est à cela que je me prête et que je m'emploie. Et qui plus est : il me semble que je n'ai guère rencontré de manières qui ne vaillent pas les nôtres."
M. de Montaigne, "Sur la vanité", Essais, III, 9, adaptation en français moderne de André Lanly, coll. Quarto, éd. Gallimard.
Pour qui aspire aux positions sociales les plus élevées, apprendre à être à l'aise dans des contextes sociaux et culturels divers représente un atout majeur. Au XVIIe siècle déjà, le "grand tour" parachevait l'éducation des jeunes aristocrates. Ce voyage de plusieurs mois les amenait non seulement à rencontrer des savants et à se mêler à leurs pairs d'autres pays, mais aussi à s'encanailler en vivant dans des conditions matérielles moins confortables qu'à l'accoutumée. [...]
A l'origine, le "grand tour" - qui a donné le mot "tourisme" - représentait la dernière étape de la formation des jeunes aristocrates dans la quasi-totalité des pays européens, et en particulier en Grande-Bretagne. Au-delà de l'objectif éducatif attaché au voyage académique - visant à produire des jeunes scholarly trained ("familiers du monde des idées") -, il propose un autre but : devenir civilly trained ("familiers des civilités"), selon la distinction opérée par sir William Cecil, secrétaire d'Etat de la reine Elisabeth Ire.
Le voyage enseigne surtout ce qu'on ne peut apprendre sur le sol natal. Il permet de réfléchir à la fois sur soi et sur sa propre société. En ce sens, c'est bien l'objectif du retour qui guide les voyageurs. Le philosophe britannique Francis Bacon, qui a séjourné deux ans en France, synthétise ainsi ses conseils aux voyageurs : "Langue, préparation, tuteur, guides et cartes, lettres de recommandation, tenir un journal, et leçons à tirer au retour."
Le jeune homme va d'un point à un autre (Paris, Rome, Florence), se familiarisant avec des pays différents, leur géographie, leur terroir, leurs œuvres d'art, leurs hommes de lettres et leurs artistes, leurs lois et leurs usages. Il rencontre des hommes d'Etat, des secrétaires d'ambassade ; il fréquente les cours de justice et les églises ; il visite monuments, bibliothèques et collèges ; il assiste aux exécutions capitales, etc. Même si le sensationnel l'emporte souvent sur la rigueur de l'étude scientifique, il retient ainsi des éléments d'un parcours préconstruit.
Bertrand Réau, "Du "grand tour" à Sciences Po, le voyage des élites", Le monde diplomatique, juillet 2012.
Les étudiants français bougent de plus en plus dans le cadre de leurs études. Mais cela a un coût et tous ne sont pas égaux devant la mobilité.
Les étudiants français bougent et voyagent de plus en plus, dans le cadre de leurs études ou de démarches plus personnelles. Des voyages initiatiques pour les uns, avides de découvrir le monde et de s'y perdre un peu, utilitaires pour les autres, soucieux de s'assurer une meilleure insertion professionnelle, et souvent un peu des deux. A l'heure de la mondialisation, les "expériences à l'étranger" sont appréciées dans les CV, et plus largement, tout ce qui montre une ouverture d'esprit, une "adaptabilité" et un bon niveau de langue (l'anglais d'abord). Si les écoles - de management d'abord - ont une longueur d'avance, les universités s'y sont mises, avec des services internationaux de plus en plus étoffés.
Le programme européen Erasmus, rendu célèbre par le film L'Auberge espagnole, est le dispositif le plus connu, symbole de cette mobilité en ascension. L'année 2010-2011, 31 665 jeunes Français en ont bénéficié - 25 789 en séjours d'études et 5 876 en stages en entreprises, une possibilité ouverte en 2007 et qui rencontre un indéniable succès. Ce chiffre global marque une hausse sensible (6,9%) par rapport à l'année précédente. [...]
Dans une étude, la chercheure Magali Ballatore a défini le profil de l'étudiant partant en Erasmus : un jeune ayant eu souvent une mention au bac et ayant déjà pas mal voyagé. "N'importe quel étudiant n'a pas l'idée de partir à l'étranger, souligne Quentin Deforge, vice-président de la Fage (second syndicat étudiant). Il faut un contexte familial qui encourage, une pratique de la langue, en clair ce qu'on appelle "un capital de mobilité", présent dans les milieux plus favorisés."
La mobilité recoupe d'autres inégalités. Il est plus facile de partir lorsqu'on étudie dans une école qu'à l'université. Plus l'école est prestigieuse, plus les destinations le sont - le MIT, Harvard... Selon les territoires, les aides sont plus ou moins importantes. La région Pays-de-Loire propose par exemple 1000 euros (le double à un boursier), celle d'Auvergne, 500 euros. En Ile-de-France, l'aide s'échelonne de 250 euros à 450 euros par mois pour un stage ou pour des études. Dernière inégalité, entre les filières. Certaines sont quasiment exclues car elles n'ont pas adopté les standards européens - comme les études d'infirmiers, de sages-femmes, de kinés, etc. [...]
Laure, 28 ans, jeune prof de SES (sciences économiques et sociales), a, elle, passé trois ans à l'étranger improvisés au fil de ses études. Elle a vécu deux ans à Belfast, en Irlande du Nord - la première année en Service volontaire européen dans une association, la deuxième année avec une bourse européenne pour un projet d'agence de presse pour enfants. Puis, elle est partie enseigner un an au lycée franco-américain de San Francisco, en recrutée locale. Ses études puis son insertion ont traîné en longueur. Mais elle est sûre d'y avoir gagné. "J'étais très scolaire, j'ai appris que je pouvais exister en dehors des études , dit-elle, j'avais des idéaux, j'ai pu les tester, j'ai acquis l'anglais, découvert des cultures, et puis j'ai réalisé que l'on pouvait faire des choses que l'on croyait infaisables."
Véronique Soulé, "Des parcours jonchés de voyages", Libération, 26 juin 2012.
Adèle Véniel a attendu ses 18 ans pour partir, seule, faire le tour du monde sac au dos. "Après le bac, j'ai travaillé quelques mois chez McDo pour me payer mon voyage. Ce sont les seuls qui m'ont acceptée alors que j'étais mineure." Malgré un budget étique, elle multiplie les destinations : jeune fille au pair au Guatemala, en République dominicaine, au Pérou, elle fait aussi du volontariat en Nouvelle-Zélande et en Thaïlande. "C'est dommage qu'en France cela soit encore si peu commun. Moi, j'encourage vraiment les lycéens à partir! J'ai beaucoup découvert sur moi-même : ce qu'on apprend en voyage me semble aussi important que ce qu'on apprend à l'école", analyse celle qui se concentre à présent sur sa seconde 1re année de psychologie à l'université de Strasbourg. "En rentrant, j'avais envie de faire plein de choses. Je n'ai pas mis la priorité sur mes études, et je ne regrette pas. Redoubler n'est pas une fatalité!" Peu lui importent les critiques, la jeune femme se dit désormais plus libre, plus débrouillarde et ouverte d'esprit.
Pour le sociologue Vincenzo Cicchelli, chercheur au Groupe d'étude des méthodes de l'analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass Paris-Sorbonne/CNRS), l'année de césure de plus en plus connue sous le terme anglais de gap year est à prendre au sérieux. "Il ne s'agit en aucun cas d'un caprice ou d'une mode passagère, souligne-t-il. Derrière cette envie, les jeunes pointent les limites d'une société française qui construit des trajectoires souvent très linéaires et formatées par le capital scolaire."
Le sociologue distingue ceux qui réussissent et se disent : "A quoi bon? J'ai passé ma vie à bachoter", de ceux qui ne réussissent pas et se disent : "A quoi bon? Ce système n'est pas pour moi." Dans les deux cas, bien au-delà d'une simple parenthèse, la coupure permet d'envisager différemment "sa propre biographie", selon l'expression du chercheur. "Les jeunes osent une critique implicite du modèle actuel qui ouvre ou enferme totalement l'avenir. Ils revendiquent un droit à la réflexion, à la bifurcation, à la seconde chance. Ils veulent être autonomes et maîtres de leur destin."
Clara Dumard, 25 ans, cumule tous ces droits. Dès 16 ans, elle quitte sa 1re S dans le Morbihan pour une expérience de six mois dans un lycée aux Etats-Unis. "C'était mal vu à l'époque : on m'avait annoncé des résultats catastrophiques au bac!, se remémore-t-elle. Et pourtant, à cette étape charnière de la vie, alors que j'étais très introvertie, ça m'a donné confiance en moi." Après avoir repris sa 1re en France et obtenu le bac avec une année de retard, elle entre en Paces (première année commune aux études de santé). "Après deux années la tête dans le guidon, j'ai eu mon concours de pharmacie à Caen. Ça me permettait d'avoir encore du temps pour réfléchir et de garder plusieurs portes ouvertes : l'officine, la recherche ou l'industrie." Fait rare en études de santé, elle part en Erasmus à Madrid pour sa troisième année, qu'elle obtient, même si des lacunes l'obligent à redoubler sa quatrième année. "Comme j'avais validé les trois quarts des matières, je me suis dit : "Trop bien, pour la première fois, j'ai du temps à côté!" Le matin, j'allais en cours, le soir, j'avais un petit boulot, et l'après-midi, j'ai lancé mon projet : tenter une traversée record du passage du Nord-Ouest en Arctique. J'ai appris mille choses cette année-là."
Devenue étudiante-entrepreneuse, Clara Dumard crée sa société, établit un business plan, réunit des fonds, déniche le bateau et part naviguer trois mois avec son père. A son retour, elle décide d'arrêter ses études de pharmacie. Si une quatrième année en santé ne vaut pas grade de master 1, elle obtient une équivalence et se prépare aujourd'hui à des oraux pour entrer en master 2 dans une école de commerce. "Pour la première fois de ma vie, mon parcours atypique devrait être valorisé pendant ces entretiens, s'amuse-t-elle. Je n'étais pas heureuse en pharma, j'ai juste eu le courage de dire stop. En France, une année de retard est toujours perçue comme un échec. Mais prendre le temps, c'est aussi profiter de l'énergie et de la folie de la jeunesse, c'est mieux se connaître pour finalement choisir ce qu'on aime."
La route fait grandir. "L'ailleurs est une épreuve, du point de vue de la construction de soi, affirme Vincenzo Cicchelli. Toutes les évidences du quotidien sont ébranlées lorsqu'un jeune se retrouve à l'étranger. Cela fait partie des soft skills (qualités humaines) à acquérir : il est vital de ne plus être franchouillard, aujourd'hui!" Et le sociologue d'exposer un décalage entre une société qui valorise les parcours sans faute et cette aspiration à l'autonomie toujours plus forte chez les jeunes français. "L'Allemagne, les pays scandinaves et anglo-saxons fascinent cette génération, car ils sont davantage ouverts sur la question du temps", assure le chercheur.
Léa Iribarnegaray, "Les vertus des chemins de traverse", Le Monde Spécial, 8 janvier 2019.
Visitez l'exposition virtuelle de la BNF consacrée aux cartes marines : L'Âge d'or des cartes marines.
Géographie de Claude Ptolémée
Comme beaucoup de personnes, j'ai longtemps rêvé sur les cartes de géographie. Depuis l'enfance, j'ai collectionné mentalement les formes des pays, l'emboîtement de leurs frontières, les courbes des littoraux et le nom des chaînes des montagnes, des fleuves et des villes qui s'y égrènent comme les perles d'un collier, les aplats des plaines, les froncements des reliefs et tous les grands traits du visage de la terre. [...] J'aimais les cartes de géographie. L'atlas et la mappemonde étaient mes amis et toujours, j'ai espéré d'eux qu'ils me profitent davantage que la grammaire et la géométrie. Les noms sur la carte de l'Amérique, de la Chine ou du Japon, ou l'ombre courbe, dentelée et brune qu'y forme la cordillère des Andes me promettaient l'aventure tout autant qu'un sous-bois où robinsonner à loisir en lisière des villages d'enfance, et pas moins qu'un roman de la Bibliothèque Verte m'emplissaient l'esprit de l'excitation d'y devenir, en Amérique, en Chine, au Japon ou dans les Andes, le jeune héros ombrageux ou espiègle de péripéties admirables et glorieuses. Je peux dire de telle carte de l'Afrique où étaient soigneusement portés l'emplacement et l'altitude du Kilimanjaro, situées les sources du Nil, tracés le cours du fleuve Niger et le contour du lac Victoria, je peux dire du globe terrestre éclairé que j'allumais le soir dans ma chambre à coucher et où s'étoilaient les archipels du Pacifique, s'illuminaient les couleurs des déserts et les chaînes de montagnes, ou je peux dire des mappemondes, plus encore que de toute autre carte, des mappemondes où était représentés à plat toute la surface de la terre, tous les pays et les océans, qu'ils n'ont pas moins profondément formé mon imaginaire, pas moins durablement orienté mes affinités, pas moins obscurément irrigué mes désirs que toute oeuvre fondatrice rencontrée durant la jeunesse et imprimant à jamais sa marquet sur l'esprit inquiet et avide des enfants irrémédiables.
Anthony Poiraudeau, Churchill Manitoba, éd. Inculte, 2017.
La discussion continua donc entre les gentlemen, qui s'étaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robbres, la conversation interrompue reprenait de plus belle.
"Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme !
- Allons donc ! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier.
- Par exemple !
- Où voulez-vous qu'il aille ?
- Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste.
- Elle l'était autrefois…" dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : "À vous de couper, monsieur," ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robbre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :
"Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?
- Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
- Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
- À vous de jouer, Monsieur Stuart !" dit Phileas Fogg.
Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée :
"Il faut avouer, Monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois mois…
- En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
- En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le "Great-Indian peninsular railway", et voici le calcul établi par le Morning-Chronicle : De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots 7 jours. De Suez à Bombay, paquebot 13 - De Bombay à Calcutta, railway 3 - De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot 13 - De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot 6 - De Yokohama à San-Francisco, paquebot 22 - De San-Francisco à New-York, railroad 7 - De New-York à Londres, paquebot et railway 9 - Total 80 jours.
- Oui, quatre-vingts jours ! s'écria Andrew Stuart, qui, par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
- Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.
- Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails ! s'écria Andrew Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !
- Tout compris," répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : "Deux atouts maîtres."
Andrew Stuart, à qui c'était le tour de "faire", ramassa les cartes en disant :
"Théoriquement, vous avez raison, Monsieur Fogg, mais dans la pratique…
- Dans la pratique aussi, Monsieur Stuart.
- Je voudrais bien vous y voir.
- Il ne tient qu'à vous. Partons ensemble.
- Le ciel m'en préserve ! s'écria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100,000 fr.) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible.
- Très-possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
- Et bien, faites-le donc !
- Le tour du monde en quatre-vingts jours ?
- Oui.
- Je le veux bien.
- Quand ?
- Tout de suite.
- C'est de la folie ! s'écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de l'insistance de son partenaire.
Jules Verne, Le Tour du Monde en quatre-vingt jours, chapitre 3, 1873.
[...] Vu de la fenêtre de sa chambre, on a tôt fait de croire que l'oeil du satellite a scruté chaque talweg de la planète, que les cartes géographiques ont dissous tout espoir de se perdre, que les Florides ne sont plus incroyables et que le monde, fouillé des neiges éternelles jusqu'au magma par le scalpel des hommes de sciences, a rendu gorge. L'aventure se serait réfugiée dans les rayonnages de la bibliothèque de la Société de géographie, et il n'y aurait plus la moindre occasion pour les coeurs aventureux d'épaissir la valeur de la vie en sautant par-dessus le parapet de l'habitude dans le royaume de l'imprévu. Vieille rengaine auquel un géographe philosophe a même donné le nom de "syndrome du dernier voyageur". Le professeur Jean-Pierre Allix dans L'Espace humain (Le Seuil) décrit ces touristes qui quittent un endroit prestigieux avec la certitude d'avoir été les derniers à en goûter l'authenticité. Après eux, ces lieux dénaturés seront bons à être jetés en pâture à des voyageurs indignes. [...]
Les astronautes du XXI siècle se tiennent au balbutiement d'une ère exploratoire sans précédent. Sans doute connaissent-ils la même fièvre d'aventure (avec la terreur superstitieuse en moins) que celle qui étreignait les capitaines d'Henri le Navigateur lorsqu'ils appareillaient de l'Algarve vers les latitudes inconnues. Le silence des espaces infinis les excite. D'autres champs d'exploration attendent que la lumière du savoir les éclaire : les océans dont nous ignorons les mécanismes, les cavités karstiques qui forment un septième continent encore inexploré, les strates géologiques qui recèlent les trésors (très vieux) que l'archéologie (si jeune) commence à dévoiler. Les noires immensités de ces mondes sidéraux, benthiques, souterrains sont les nouvelles taches blanches du XXI, ouvertes aux promesses d'aventure. [...]
Mais il est une autre forme d'aventure, infrangible celle-là, et qui ne s'embarrasse d'aucun souci scientifique. Elle survivra au rétrécissement du monde. Elle correspond à la simple jouissance de se sentir en mouvement. L'humeur vagabonde lui sert de légitimation. Les aventuriers d'aujourd'hui continuent à éprouver la bénédiction de l'action ramenée à sa pure vérité. Sur les massifs du monde entier, ils ouvrent de nouvelles voies, perfectionnent des nouvelles façons de grimper. Sur les mers, des navigateurs s'opiniâtrent en des routes de plus en plus hardies et presque jamais labourées par les étraves. Sait-on qu'en 2002 le bateau Vagabond fut le premier voilier à franchir le passage du Nord-Est sans hivernage ? Sur terre des voyageurs inventent de nouveaux itinéraires à travers les déserts ou les champs de glace. Tous font mentir Alexandra David-Néel. [...] Ceux qui prétendent que l'aventure est finie ressemblent à ceux-là mêmes qui clament partout que le monde est mort afin de s'épargner la peine d'être vraiment vivant.
Sylvain Tesson, Le Figaro, no. 19547 Le Figaro Littéraire, jeudi 7 juin 2007
Selon ces documents, ... ?
Le voyage, selon vous, permet-il encore aujourd'hui de vivre des aventures extraordinaires ?
Dans la revue Philosophie Magazine, Sven Ortoli, journaliste scientifique, énumère une série de chiffres sur l'industrie du tourisme contemporain.
Nombre de touristes internationaux en 1950 : 25 millions. En 2012 : 1,035 milliard.
L'industrie mondiale du tourisme fait travailler directement 120 millions de personnes.
En 2022, elle représentera 1 emploi sur 10.
En 2012, la Chine a pris la première place en terme de dépenses touristiques à l'étranger : 82 millions de touristes ont dépensé 102 milliards d'euros.
La France reste le pays le plus visité de la planète avec 81,4 millions de visiteurs.
En l'an 2000, le World Trade Center avait reçu 1,8 million de visiteurs.
Le Ground Zero en a reçu 3,6 millions en 2012.
Le Louvre a accueilli en 2011 8,3 millions de visiteurs.
Et le Magic Kingdom d'Orlando (parc à thème de Disney en Floride), toujours en 2011, 17 millions.
Prix de la visite d'Alcatraz (1,5 million de visiteurs annuels) : 35 euros.
Prix de la visite guidée à vélo du township de Soweto : 80 euros.
Prix de la visite de la centrale de Tchernobyl (depuis Kiev) : 300 euros.
Quatre jours en Corée du Nord (depuis Pékin) : 700 euros.
Un vol en MiG-29 (volant à mach 2,5 jusqu'à 20 000 mètres d'altitude) : 21 000 euros.
Le sommet de l'Everest ou l'expédition au pôle Sud : 50 000 euros.
Prix d'un vol suborbital à 100 km d'altitude (premiers vols fin 2014, 500 billets auraient déjà été prévendus) avec la compagnie Virgin Galactic : 150 000 euros.
Un voyage (organisé par la compagnie Space Adventures) jusqu'à la station spatiale internationale (ISS) : entre 1,5 et 2,7 millions d'euros.
Pour survoler la Lune (à 100 km au-dessus de sa surface) à l'horizon 2020, les premiers billets sont vendus 115 millions d'euros.
Sven Ortoli, Philosophie Magazine n°70, juin 2013.
Le tourisme façonne les paysages, bouscule les économies et déteint sur les cultures locales. Fabricant de l'authentique en toc, il disneylandise ainsi le monde. Faut-il forcément le déplorer ? Pas si sûr…
C'est d'Orlando qu'en janvier 2012, le président Barack Obama déclare qu'il veut faire des États-Unis la première destination touristique mondiale. Le choix n'est pas anodin : l'invention touristique la plus marquante est la création des parcs à thème. À Anaheim, près de Los Angeles, la société Disney crée en 1955 son premier "Magic Kingdom". Le succès du parc est tel qu'elle invente en 1971 une ville entière dédiée au divertissement, en Floride, à proximité d'Orlando. Agglomération hôtelière de taille mondiale, liaisons aériennes spécifiques, on vient désormais passer des vacances non en Floride, mais à Orlando. Aujourd'hui, l'Amérique du Nord compte 1 200 parcs à thème, l'Asie vient juste après.
À quoi bon se rendre dans les "vrais" lieux, puisque tout se trouve dans les parcs, tous les animaux du monde, toutes les richesses du patrimoine mondial, les jeux les plus divertissants, à portée de main, plus beaux encore que la réalité ? Depuis son ouverture en 1992, Disneyland Paris a attiré presque autant de visiteurs que la tour Eiffel depuis 1889 : plus de 250 millions ! Chaque année, près de 16 millions de personnes s'y rendent, une fréquentation double de celle de la tour Eiffel (7 millions) !
La clé de la disneylandisation réside dans la capacité à susciter l'envie du lieu, à garantir une émotion. Et comme le parc à thème coûte trop cher pour être dupliqué à l'infini, l'industrie touristique a réussi un tour de force : sortir le parc à thème de son enclave pour faire du territoire un parc à thème grandeur nature.
Disneylandiser un lieu, c'est en mettre en scène les singularités locales, exacerbées de façon à les rendre uniques et inoubliables. Peu à peu, dans le monde entier, sur le modèle de l'attraction phare de Disneyland Paris, "It's a small world", plus fréquentée que le Louvre, se reconstituent ainsi, dans des périmètres bien délimités, de petits mondes parfaits, conçus pour coller exactement à notre attente : nous rêvons d'animaux sauvages mais gentils, de forêts vierges mais aménagées, de peuples "authentiques" mais accueillants, la disneylandisation du monde nous les offre, sous la forme de prétendus paradis perdus qui donnent corps à nos fantasmes.
Les stations de ski prennent l'apparence des chalets montagnards d'antan ; les grands hôtels bâtissent des bungalows sur pilotis directement sur le lagon, ou des maisons dans les arbres ; les centres-villes bannissent les voitures pour laisser place aux quartiers piétonniers pavés, avec enseignes à l'ancienne. La disneylandisation consiste à transformer le monde en décor. Pourquoi pas une plage à Paris ? La force du lieu touristique est telle qu'il peut être créé sans plus aucun support territorial. En conférant aux territoires des marqueurs culturels forts, on les rend uniques, aussi nombreux soient-ils.
Faut-il le déplorer ? Non : le tourisme est la meilleure chose qui soit arrivée à l'humanité ! Qui a désormais du temps libre, des revenus, de la mobilité ? Les classes moyennes des pays émergents. Un milliard et demi de personnes ont quitté la pauvreté depuis vingt ans : 300 millions en Afrique, 300 millions en Inde, 400 millions en Chine…
Démarré dans les années 1950 avec l'avènement des congés payés, la démocratisation du transport aérien et l'apparition progressive d'une classe mondiale de salariés et de retraités actifs, l'essor exponentiel du tourisme, avec une croissance de 15 % par an, s'apparente ainsi à une véritable révolution. 25 millions de touristes internationaux seulement en 1950, tous occidentaux, 1 milliard aujourd'hui, cosmopolites. Auxquels il faut ajouter un milliard de touristes internes !
Sylvie Brunel, "Une planète disneylandisée ?", Sciences Humaines, n°240, Août - septembre 2012.
Dans The Place nobody went, Natacha de Mahieu, questionne notre rapport au monde, et à l'environnement par le prisme du voyage.
Difficile de voyager sans "croiser" le tourisme de masse…
Peu importe le site, ces standards reviennent partout. L'environnement semble être transformé et formaté pour les visiteurs de masse. Si bien qu'ils sont forcés de se comporter d'une certaine façon. Les réseaux sociaux n'ont fait qu'exacerber ce formatage. C'est cela que je veux montrer à travers cette série…
Selon toi, que recherchent ces voyageurs ? Quelles sont leurs motivations ?
Sans tomber dans les généralisations outre mesure, je constate tout de même quelques tendances.
Il y a ceux qui, attirés par un imaginaire stéréotypé, partent vers des lieux où ils espèrent trouver beauté, calme et/ou authenticité. Ils cherchent à se dépayser, à découvrir des nouveautés pour in fine se changer les idées. Mais par leur présence même, ils dégradent, perturbent et transforment l'environnement en un espace inauthentique qu'ils visitent puis délaissent après coup.
Et puis, il y a ceux – et ce sont parfois les mêmes personnes – qui recherchent l'instagrammable. Ces derniers s'intéressent plus à l'image qu'ils vont pouvoir afficher sur les réseaux sociaux qu'à l'endroit visité. [...]
Quelle a été ta plus grande surprise ?
Voir qu'il est possible de réaliser ce genre de documentaire dans à peu près chaque région du monde. Les masses de touristes sont devenues banales, et les activités qui leur sont proposées uniformisées. C'est fou comment, dans chaque pays, on retrouve les mêmes démonstrations d'artisants-tisseurs, les mêmes types de “tours-découvertes” etc.
Et la chose la plus dingue que tu aies vue ?
The Place Nobody Went renvoie à l'imaginaire des gens quand ils choisissent une destination de vacances. On pense voyager dans des endroits authentiques, que personne n'a encore visité, loin de la mondialisation. Avec ce projet, je me suis rendu compte que ces lieux n'existaient plus vraiment. Si certaines régions étaient jusque là restées relativement à l'écart de la mondialisation, l'essor du tourisme des dernières décennies les a emportées dans sa forme la plus extrême. [...]
En quelques décennies, le tourisme est devenu une véritable industrie, une parmi les plus polluantes au monde. On a modelé des paysages pour permettre aux touristes d'y accéder plus facilement, ressuscité des pratiques ancestrales pour faire vivre des expériences "authentiques" aux visiteurs. On a reconstruit des temples en ruines pour attirer les foules, les locaux ont revêtu les vêtements de leurs grands-parents pour devenir plus photogéniques. [...]
Qu'as-tu appris durant la réalisation de ce projet ? A-t-il changé ta perception du voyage ?
Ce projet – et le voyage que j'ai réalisé – m'a fait prendre conscience d'un élément très dérangeant. En prenant du recul par rapport à tous les touristes que j'ai pu croiser, un sentiment de culpabilité est apparu. Pourquoi voyage-t-on finalement ? N'est-ce pas une action égoïste ? Je m'invite dans le pays de l'autre, dans son village, juste pour y vivre une expérience. Et je n'en ai finalement que peu à faire, tant que mes envies sont satisfaites.
Au-delà de cette vision un peu réductrice se cache quelque chose de bien plus réjouissant : le tourisme permet à des personnes vivant à des milliers de kilomètres les une des autres d'entrer en contact, d'élargir leurs horizons, d'ouvrir leur esprit. Ainsi, une identité commune se construit petit à petit : l'homo sapiens sapiens. Elle permet à l'humanité de prendre conscience que nous partageons tous une seule et même planète et que nous avons plus intérêt à coopérer qu'à se faire la guerre.
Anaïs Viand, interview de Natacha de Mahieu pour Fisheye Magazine, www.fisheyemagazine.fr, 2020.
Natacha de Mahieu, "The Place nobody went", 2020.
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.
Joachim du Bellay, "Heureux qui comme Ulysse", Les Regrets, 1558.
Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m'y résoudre ! Quinze ans ont passé depuis que j'ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j'ai souvent projeté d'entreprendre ce livre ; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m'en ont empêché. Eh quoi ? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d'événements insignifiants ? L'aventure n'a pas de place dans la profession d'ethnographe ; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin ; des heures oisives pendant que l'informateur se dérobe ; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie ; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire… Qu'il faille tant d'efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l'objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu'il faudrait plutôt considérer comme l'aspect négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n'ont de valeur que dépouillées de cette gangue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de privations et d'écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d'un mythe inédit, d'une règle de mariage nouvelle, d'une liste complète de noms claniques, mais cette scorie de la mémoire : "À 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu'une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque", un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ?
Pourtant, ce genre de récit rencontre une faveur qui reste pour moi inexplicable. L'Amazonie, le Tibet et l'Afrique envahissent les boutiques sous forme de livres de voyage, comptes rendus d'expédition et albums de photographies où le souci de l'effet domine trop pour que le lecteur puisse apprécier la valeur du témoignage qu'on apporte. Loin que son esprit critique s'éveille, il demande toujours davantage de cette pâture, il en engloutit des quantités prodigieuses. C'est un métier, maintenant, que d'être explorateur ; métier qui consiste, non pas, comme on pourrait le croire, à découvrir au terme d'années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées, de préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d'une foule d'auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison qu'au lieu de les démarquer sur place, leur auteur les aura sanctifiées par un parcours de vingt mille kilomètres.
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, éd. Plon, 1955.
Dans l'avion du retour, ruminez les meilleures anecdotes de votre voyage et prenez votre voisin de siège pour cobaye. Harponnez-le avec l'histoire de l'éléphant qui a déclenché un embouteillage à New Delhi ou celle des petits singes de Singapour qui ont tenté de dérober une banane dans votre sac à dos.
À l'atterrissage, faites fi des consignes du personnel navigant et commencez à pilonner votre entourage de messages pour annoncer votre retour. Passez en revue l'intégralité de votre répertoire et profitez de l'excitation pour raconter les premières anecdotes en leur donnant un gage de fraîcheur. Puis laissez les souvenirs se télescoper sans fin en attendant vos bagages. Le soir même de votre retour, organisez une prise d'otages pour le récit intégral. Appâtez-les en promettant une avalanche de cadeaux.
Tâchez d'oublier que vos proches savent déjà tout de votre voyage. Car le nomade digital que vous êtes a tout raconté depuis les interminables préliminaires de votre périple. Des semaines, des mois avant votre départ, on n'ignorait rien de la préparation de votre odyssée. Vous aviez envoyé des captures d'écran de vos billets d'avion, les vouchers de réservation d'hôtels, la grille tarifaire des places de parking fiables et attractives dans les environs de Roissy (ne jamais sous-estimer ce genre de détail car la logistique passionne), les composantes de votre sac à dos et son poids au milligramme près, avant d'instagramer le panneau de départ de votre vol à l'aéroport (de préférence avec anomalies). Et bien sûr, vous aurez pensé à filmer la rentrée des trains d'atterrissage sur l'écran individuel de votre place en cabine.
Prolongez votre voyage en le racontant. Cette occasion de briller et de susciter infailliblement l'admiration de tous est aussi un formidable retour sur investissement dans le cas d'un périple coûteux. Également l'économie d'un billet d'avion pour votre auditoire. À chaque nouvelle rencontre, une nouvelle chance de se mettre en valeur. Un nouveau retour.
Faites de votre exposé une offrande lyrique. Le monde titube en vous. Présentez-vous comme un passeur de rêves et de routes, un trafiquant d'émotions, un baladin des steppes, un ambassadeur nomade, un ténor de l'Ailleurs ou l'héritier d'une longue tradition de conteurs remontant à Hérodote. Ce statut d'ange vagabond prouve que vous n'êtes pas égoïste mais un être de partage. Contrairement à vous, tant d'autres n'auront jamais le courage de tout plaquer pour le grand saut. Pour vous montrer ouvert, interrogez aussi vos auditeurs sur leur petite vie grise durant votre absence.
N'ayez de cesse de narrer votre voyage pour progresser et peaufiner jusqu'à la perfection votre compte rendu. Un bon récit s'adapte comme un sac à dos à toutes les situations. Vous n'imaginez pas les progrès que vous pourrez faire en saisissant toutes les occasions de le raconter. Peu à peu, le récit s'organisera afin de rendre palpable l'émotion. N'hésitez pas à conter sans fin les mêmes anecdotes jusqu'à les tailler comme des diamants. Laissez des blancs pour les réactions. Par politesse, chaque fois qu'un nouvel invité survient, reprenez votre récit depuis le départ. Les premiers arrivants pourront ainsi réentendre les passages durant lesquels ils n'étaient pas très attentifs.
N'attendez jamais que l'on vous questionne pour relater un voyage. Il faut surprendre et provoquer la bonne occasion en dirigeant la conversation. Procédez par associations d'idées. Utilisez l'actualité ou profitez d'un effluve de jasmin ou de chèvre mouillée, d'une lampée de cocktail exotique, pour évoquer vos campagnes dans un pays lointain. Dites que vous n'arrivez plus à vous habituer aux étés froids ou que cela fait des années que vous n'avez pas vécu d'hiver en Europe. Une autre recette appréciable consiste à insinuer sur un air badin un propos tel que " c'est comme l'Afrique, ça ne se raconte pas… " afin d'exciter la curiosité de votre auditoire.
Matthias Debureaux, De l'art d'ennuyer en racontant ses voyages, 2015.
Regardez-les, ces hommes et ces femmes qui marchent dans la nuit.
Ils avancent en colonne, sur une route qui leur esquinte la vie.
Ils ont le dos voûté par la peur d'être pris
Et dans leur tête,
Toujours,
Le brouhaha des pays incendiés.
Ils n'ont pas mis encore assez de distance entre eux et la terreur.
Ils entendent encore les coups frappés à leur porte,
Se souviennent des sursauts dans la nuit.
Regardez-les.
Colonne fragile d'hommes et de femmes
Qui avance aux aguets,
Ils savent que tout est danger.
Les minutes passent mais les routes sont longues.
Les heures sont des jours et les jours des semaines.
Les rapaces les épient, nombreux.
Et leur tombent dessus,
Aux carrefours.
Ils les dépouillent de leurs nippes,
Leur soutirent leurs derniers billets.
Ils leur disent : "Encore",
Et ils donnent encore.
Ils leur disent : "Plus !",
Et ils lèvent les yeux ne sachant plus que donner.
Misère et guenilles,
Enfants accrochés au bras qui refusent de parler,
Vieux parents ralentissant l'allure,
Qui laissent traîner derrière eux les mots d'une langue qu'ils seront contraints d'oublier.
Ils avancent,
Malgré tout,
Persévèrent
Parce qu'ils sont têtus.
Et un jour enfin,
Dans une gare,
Sur une grève,
Au bord d'une de nos routes,
Ils apparaissent.
Honte à ceux qui ne voient que guenilles.
Regardez bien.
Ils portent la lumière
De ceux qui luttent pour leur vie.
Et les dieux (s'il en existe encore)
Les habitent.
Alors dans la nuit,
D'un coup, il apparaît que nous avons de la chance si c'est vers nous qu'ils avancent.
La colonne s'approche,
Et ce qu'elle désigne en silence,
C'est l'endroit où la vie vaut d'être vécue.
Il y a des mots que nous apprendrons de leur bouche,
Des joies que nous trouverons dans leurs yeux.
Regardez-les,
Ils ne nous prennent rien.
Lorsqu'ils ouvrent les mains,
Ce n'est pas pour supplier,
C'est pour nous offrir
Le rêve d'Europe
Que nous avons oublié.
Laurent Gaudé, "regardez-les", poème paru dans Le 1 n°73, septembre 2015.
Plus d'un million de réfugiés sont entrés en Europe en 2015, la grande majorité arrivant par la mer, via la Grèce et l'Italie.
Sergey Ponomarev, "Des réfugiés arrivent par bateau sur l'île grecque de Lesbos", reportage pour le New York Times, 2015.
Au moins 90 personnes tentaient de rejoindre l'Europe lorsque leur bateau a chaviré, englouti par les vagues d'une mer déchaînée. Dans l'ombre du naufrage qui a fait au moins 27 morts dans la Manche, l'une des pires tragédies de l'année a eu lieu le 17 novembre en Méditerranée centrale. Plus de 75 personnes, originaires d'Afrique subsaharienne, se sont noyées au large des côtes libyennes, sur cette route migratoire connue comme la plus meurtrière au monde. Dans un état de choc, 15 miraculés ont été secourus par des pêcheurs et ramenés dans la ville portuaire de Zouara, à 60 kilomètres de la frontière tunisienne.
La veille, les cadavres de dix migrants, sans doute morts étouffés par les gaz d'échappement du moteur, ont été retrouvés par le navire de sauvetage de Médecins sans frontières (MSF), à 50 kilomètres de la Libye, à bord d'un bateau en bois bondé. Selon les témoignages, les corps sont restés plus de treize heures dans un espace exigu du pont inférieur de l'embarcation, au milieu des survivants, qui présentent des signes de stress et de traumatismes aigus. "Dix morts évitables [...]. Comment pouvons-nous accepter cela en 2021 ?" s'est indigné MSF sur Twitter.
Car si Emmanuel Macron assure que "la France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière", la Méditerranée enregistre déjà près de 23 000 morts et disparitions depuis 2014, dont plus de 80 % sur la route centrale qui relie l'Afrique du Nord à l'Italie et Malte. Avec plus de 1 300 vies perdues depuis janvier, l'année 2021 est d'ores et déjà plus meurtrière que chacune des trois années précédentes. Des chiffres assurément sous-estimés en raison du nombre de bateaux fantômes, ces navires qui disparaissent en mer sans aucun survivant et qui ne sont donc pas comptabilisés. L'OIM indique avoir déjà retrouvé, à de nombreuses reprises, des restes humains sur les côtes libyennes qui ne sont liés à aucun naufrage connu.
La plupart partent de Libye et, dans une moindre mesure, de la Tunisie, d'Algérie et d'Egypte, dans l'espoir d'une vie meilleure sur le Vieux-Continent. Un nombre croissant de mineurs isolés, de femmes enceintes ou de nouveau-nés font partie des candidats au départ. Mais la traversée est de plus en plus périlleuse. Outre la longueur du voyage, qui peut prendre plusieurs jours à bord de bateaux pneumatiques surchargés et non navigables, l'Union européenne ne cesse d'entraver les activités de sauvetage en mer. Ces dernières années, les autorités italiennes ont régulièrement empêché les navires humanitaires de repartir en mer. Des "blocages politiques", selon les ONG, qui appellent à davantage de solidarité européenne.
Il faut désormais des heures, voire des jours d'attente en mer, avant qu'un navire de sauvetage ne vienne porter secours aux naufragés. Dans la nuit du 21 au 22 avril, le navire Ocean Viking avait reçu plusieurs appels de détresse, relayés par la hotline Alarm Phone, de trois canots de fortune qui faisaient face à des conditions météorologiques difficiles et des vagues de six mètres de haut. "Les autorités libyennes auraient dû coordonner les secours, mais elles ne l'ont pas fait. Nous avons mis les bouchées doubles pour leur venir en aide, mais notre bateau était à dix heures de navigation des embarcations. Lorsque nous sommes arrivés, nos équipes n'ont pu constater que des dizaines de cadavres flottants. Il n'y a eu aucun survivant", se souvient avec amertume François Thomas, président de SOS Méditerranée. Au moins 130 personnes sont décédées ce jour-là. Un énième naufrage qualifié de "moment de la honte" par le pape François.
Léa Masseguin, "En Méditerranée, le nombre de décès de migrants grimpe en flèche", Libération, 25 novembre 2021.