Objet d'étude :
Problématique générale : Manon et des Grieux, petits voyous ou héros tragiques ?
Support : Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, coll. Les Classiques de Poche, Le Livre de Poche, éd. LGF.
Observez l'illustration (document A). Comment présente-t-elle les personnages ?
Résumez brièvement chaque extrait (documents B, C, D), puis remettez-les dans l'ordre.
Selon vous, que s'est-il passé entre les trois extraits ? Imaginez et écrivez, en quelques phrases, l'histoire du jeune homme et de la jeune femme.
1. Analysez la négation dans la phrase : "J'aurais passé [...], si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme" (document D).
2. Même question : " Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, [...] je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport." (document C)
Lisez les deux premiers épisodes de l'histoire.
Illustration de Tony Johannot pour l'édition d'E. Bourdin (Paris), 1839.
Étant retourné à ma solitude, je ne fus point informé de la suite de cette aventure. Il se passa près de deux ans, qui me la firent oublier tout à fait, jusqu'à ce que le hasard me fît renaître l'occasion d'en apprendre à fond toutes les circonstances. J'arrivais de Londres à Calais, avec le marquis de..., mon élève. Nous logeâmes, si je m'en souviens bien, au Lion d'Or, où quelques raisons nous obligèrent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant l'après-midi dans les rues, je crus apercevoir ce même jeune homme dont j'avais fait la rencontre à Pacy Il était en fort mauvais équipage, et beaucoup plus pâle que je ne l'avais vu la première fois. Il portait sur le bras un vieux portemanteau, ne faisant qu'arriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour n'être pas reconnu facilement, je le remis aussitôt. Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsqu'il m'eut remis à son tour. Ah! monsieur, s'écria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous marquer mon immortelle reconnaissance! Je lui demandai d'où il venait. Il me répondit qu'il arrivait, par mer, du Havre-de-Grâce, où il était revenu de l'Amérique peu auparavant. Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je. Allez-vous-en au Lion d'Or, où je suis logé. Je vous rejoindrai dans un moment. J'y retournai en effet, plein d'impatience d'apprendre le détail de son infortune et les circonstances de son voyage d'Amérique. Je lui fis mille caresses, et j'ordonnai qu'on ne le laissât manquer de rien. Il n'attendit point que je le pressasse de me raconter l'histoire de sa vie. Monsieur, me dit-il, vous en usez si noblement avec moi, que je me reprocherais, comme une basse ingratitude, d'avoir quelque chose de réservé pour vous. Je veux vous apprendre, non seulement mes malheurs et mes peines, mais encore mes désordres et mes plus honteuses faiblesses.
J'avais dix-sept ans, et j'achevais mes études de philosophie à Amiens, où mes parents, qui sont d'une des meilleures maisons de P., m'avaient envoyé. Je menais une vie si sage et si réglée, que mes maîtres me proposaient pour l'exemple du collège. [...]
J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent.
A. Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731.
Je revenais un jour de Rouen [...]. Ayant repris mon chemin par Evreux, où je couchai la première nuit, j'arrivai le lendemain pour dîner à Pacy, qui en est éloigné de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, d'y voir tous les habitants en alarme. [...] Je m'arrêtai un moment pour m'informer d'où venait le tumulte, mais je tirai peu d'éclaircissement d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s'avançait toujours vers l'hôtellerie en se poussant avec beaucoup de confusion. [...] J'aurais passé [...], si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. "De quoi s'agit-il donc ? lui dis-je. - Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n'est pas capable de fendre le cœur." La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J'entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis en effet quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles, qui étaient enchaînées six à six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu, que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m'en donner que de fort générales. Nous l'avons tirée de l'Hôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. [...] Mais, quoique je n'aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques égards pour elle, parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l'archer qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer.
A. Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731.
Proposez un story-board de cet extrait : vous préciserez les déplacements des personnages, leurs positions, leurs expressions.
1. Nommez les différentes étapes de cet extrait.
2. Qu'est-ce qui change entre le début et la fin ?
Il était six heures du soir. On vint m'avertir, un moment après mon retour, qu'une dame demandait à me voir. J'allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j'y trouvai Manon. C'était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l'avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut décrire. C'était un air si fin, si doux, si engageant, l'air de l'Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j'attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu'elle s'expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, d'un ton timide, qu'elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s'il était vrai que j'eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m'informer de son sort, et qu'il y en avait beaucoup encore à la voir dans l'état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l'écoutant, ne saurait être exprimé.
Elle s'assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n'osant l'envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n'eus pas la force d'achever. Enfin, je fis un effort pour m'écrier douloureusement : Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu'elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc ? m'écriai-je encore. Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m'efforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi. À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu'elle se leva avec transport pour venir m'embrasser. Elle m'accabla de mille caresses passionnées. Elle m'appela par tous les noms que l'amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n'y répondais encore qu'avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j'avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J'en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d'une horreur secrète, dont on ne se remet qu'après avoir considéré longtemps tous les environs.
A. Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731.
Comment la scène est-elle représentée par l'illustration ci-contre ?
Illustration de Tony Johannot pour l'édition d'E. Bourdin (Paris), 1839.
Lisez l'un des épisodes 6, 7, 8, 12 et 14 et préparez-vous à le raconter de façon claire, précise et intéressante.
2. Associez chaque image avec l'épisode qui correspond : expliquez pourquoi.
Qu'y a-t-il de réaliste dans ce livre ?
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1. Qui prononce ces paroles ?
2. Quelle(s) morale(s) se dégagent du livre, au regard de ces citations ?
"[Le lecteur] verra dans la conduite de M. des Grieux un exemple terrible de la force des passions. J'ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d'être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes."
"La vertu eut assez de force pendant quelques moments pour s'élever dans mon cœur contre ma passion, et j'aperçus, du moins dans cet instant de lumière, la honte et l'indignité de mes chaînes. Mais ce combat fut léger et dura peu. La vue de *** m'aurait fait précipiter du ciel."
"Un instant malheureux me fit retomber dans le précipice ; et ma chute fut d'autant plus irréparable, que, me trouvant tout d'un coup au même degré de profondeur d'où j'étais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de l'abîme."
"Tu es l'idole de mon cœur et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t'aime; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que, dans l'état où nous sommes réduits, c'est une sotte vertu que la fidélité? Crois-tu qu'on puisse être bien tendre lorsqu'on manque de pain ?"
"Non, non, me dit-il d’un ton sévère ; j’aime mieux te voir sans vie que sans sagesse et sans honneur. [...] Tu refuses donc de me suivre ? s’écria-t-il avec une vive colère : va, cours à ta perte. Adieu, fils ingrat et rebelle !"
"Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel ? L'amour est une passion innocente ; comment s'est-il changé pour moi en une source de misères et de désordres ?"
Qu'est-ce qui vous paraît intéressant dans l'extrait ci-contre ?
Rédigez deux paragraphes en commençant par : "Ce qui me parait intéressant dans cet extrait, c'est, d'une part... D'autre part..."
Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur sa fosse. J'étais déjà si proche de ma fin, par l'affaiblissement que le jeûne et la douleur m'avaient causé, que j'eus besoin de quantité d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs que j'avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre, dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m'en servir à creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse. J'y plaçai l'idole de mon cœur, après avoir pris soin de l'envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu'après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore près d'elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir, et craignant d'en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable.
A. Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731.
Contractez le texte suivant en 100 mots.
Préparez une lecture à haute voix d'une dizaine de lignes (que vous choisirez) du document B.
Gisèle Halimi défend-elle sa cliente ?
Vous contracterez ce texte en 150 mots environ.
Le combat pour les droits des femmes ne concerne-t-il que les femmes ?
1. Sous la féodalité, Personne qui n'avait pas de liberté personnelle, était attachée à une terre et assujettie à des obligations.
Une révolution démographique et anthropologique capitale s'est produite sous l'Ancien Régime : l'âge des mariés a augmenté. Au temps de Jeanne d'Arc, la plupart des filles se mariaient autour de leur seizième année ; à la fin du xviiie siècle, elles attendaient souvent jusqu'à 25 ans et plus. Huit ou dix ans peuvent donc s'écouler entre la puberté et le mariage. Durant ce laps de temps, la fille devient adulte, son caractère s'affirme, ses désirs et sa volonté s'expriment. Sur l'éducation des filles, un débat s'engage alors, qui durera alors trois siècles. Au cœur de ce débat gît toujours la même question, le plus souvent implicite : comment les garder "pures" jusqu'au mariage, désormais tardif ? [...]
Selon les lois et les coutumes, de plus en plus influencées par le droit romain, l'autorité paternelle reste quasiment absolue. La fille qui, en grandissant, prend conscience et possession de sa virginité, ne peut en disposer, légalement et pratiquement, que dans des limites étroites : accepter soit l'époux choisi par ses parents, soit le couvent. [...] Le sort d'une fille de bonne condition dépend le plus souvent de sa dot et de sa place dans la fratrie. Les parents qui ont plusieurs filles marient l'aînée – ou la plus jolie – dès qu'ils peuvent lui constituer une dot convenable. Les cadettes ont peu de chances dès lors de trouver preneur : une dot modeste ne peut guère leur assurer qu'une place dans un couvent. Un exemple : celui des deux petites filles de Mme de Sévigné, Marie-Blanche et Pauline de Grignan. Marie-Blanche, avec une dot de 6 000 livres, prononce ses vœux à 18 ans dans le couvent de la Visitation où elle a été élevée ; Pauline, avec 60 000 livres de dot, épouse le marquis de Simiane. La haute et la moyenne bourgeoisie procèdent de même.
Dans les familles modestes, les filles en surnombre se louent comme domestiques : elles courent alors le risque d'être "subornées" ou séduites à un âge encore tendre. Dans les milieux les moins honorables, une fille vierge peut être vendue très tôt, par sa propre mère, à un "protecteur" plus ou moins généreux : c'est le cas de Ninon de l'Enclos. Enfin, n'oublions pas que des marchés aux esclaves existent encore au xviie siècle dans certaines villes, Marseille par exemple, et les filles à vendre y sont souvent montrées nues : c'est dire le service qu'on en attend.
Knibiehler, Y. (2012). La virginité féminine. Paris: Odile Jacob.
En 1971, Marie-Claire Chevalier, alors âgée de 16 ans, tombe enceinte à la suite d'un viol. Sa mère et des amies de cette dernière l'aident à avorter. Les cinq femmes sont arrêtées et jugées pour complicité ou pratique de l'avortement. Ce procès, dont la défense fut assurée par l'avocate Gisèle Halimi, contribua à la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse en France.
Savez-vous, Messieurs, que les rédacteurs du Code civil, dans leur préambule, avaient écrit ceci et c'est tout le destin de la femme : "La femme est donnée à l'homme pour qu'elle fasse des enfants… Elle est donc sa propriété comme l'arbre à fruits est celle du jardinier." Certes, le Code civil a changé, et nous nous en réjouissons. Mais il est un point fondamental, absolument fondamental sur lequel la femme reste opprimée, et il faut, ce soir, que vous fassiez l'effort de nous comprendre.
Nous n'avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.
S'il reste encore au monde un serf1, c'est la femme, c'est la serve, puisqu'elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n'a pas obéi à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N'est-ce pas déjà le signe le plus certain de notre oppression ? Pardonnez-moi, Messieurs, mais j'ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d'utérus, de ventres, de grossesses, et d'avortements !... [...]
Ne croyez-vous pas que c'est là le signe de ce système oppressif que subit la femme ? Comment voulez-vous que ces femmes puissent avoir envie de faire passer tout ce qu'elles ressentent jusqu'à vous ? Elles ont tenté de le faire, bien sûr, mais quelle que soit votre bonne volonté pour les comprendre - et je ne la mets pas en doute - elles ne peuvent pas le faire. Elles parlent d'elles-mêmes, elles parlent de leur corps, de leur condition de femmes, et elles en parlent à quatre hommes qui vont tout à l'heure les juger. Cette revendication élémentaire, physique, première, disposer de nous-mêmes, disposer de notre corps, quand nous la formulons, nous la formulons auprès de qui ? Auprès d'hommes. C'est à vous que nous nous adressons.
Nous vous disons : "Nous, les femmes, nous ne voulons plus être des serves".
Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ?... Cela est démentiel !
Accepter que nous soyons à ce point aliénées, accepter que nous ne puissions pas disposer de notre corps, ce serait accepter, Messieurs, que nous soyons de véritables boîtes, des réceptacles dans lesquels on sème par surprise, par erreur, par ignorance, dans lesquels on sème un spermatozoïde. Ce serait accepter que nous soyons des bêtes de reproduction sans que nous ayons un mot à dire.
L'acte de procréation est l'acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. Et personne, comprenez-moi, Messieurs, personne n'a jamais pu obliger une femme à donner la vie quand elle a décidé de ne pas le faire.
En jugeant aujourd'hui, vous allez vous déterminer à l'égard de l'avortement et à l'égard de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la question qui est fondamentale. Est-ce qu'un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même ? Nous n'avons plus le droit de l'éviter.
J'en ai terminé et je prie le tribunal d'excuser la longueur de mes explications. [...] Ce jugement, Messieurs, vous le savez - je ne fuis pas la difficulté, et c'est pour cela que je parle de courage - ce jugement de relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s'en préoccupera. Nous vous le disons, il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l'humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n'accepterons plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs, il vous appartient aujourd'hui de dire que l'ère d'un monde fini commence.
Me Gisèle Halimi, plaidoirie prononcée au procès de Bobigny le 22 novembre 1972.