Écoutez la lecture à haute voix suivante : https://vimeo.com/1075966255/efaf9d6782
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres1 à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l'ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s'il n'était d'intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n'étiez les receleurs2 du larron3 qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu'il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu'il puisse assouvir sa luxure4, vous nourrissez vos enfants pour qu'il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'il les mène à la guerre, à la boucherie, qu'il les rende ministres5 de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu'il puisse se mignarder6 dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d'indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
La Boétie, De la servitude volontaire, 1577, traduction en français moderne par Séverine Auffret.
Lisez l'une des sections suivantes (éditions 1001 Nuits) et proposez-en un bref résumé. Vous recopierez trois citations qui vous ont paru intéressantes et expliquerez pourquoi.
p. 5 à 12 ("...trop aisée").
p. 12 à 21 ("...la loi et la raison").
p. 21 à 28 ("...charge des bêtes").
p. 28 à 36 ("...le petit peuple ignorant").
p. 36 à 46 (la fin).
1. Le texte original porte : "qui aura vu, dis-je, ces
personnages-là, et au partir de là s’en ira aux terres de celui que nous appellons
Grand Seigneur, voyant là des gens qui ne veulent être nés que pour le servir".
v. Gallica :
Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotis, mais il faut avouer qu'elle a moins de pouvoir sur nous que l'habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s'il n'est entretenu, et l'habitude nous forme à sa manière, en dépit de la nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues, si frêles, qu'elles ne peuvent résister au moindre choc d'une habitude contrainte. Elles s'entretiennent moins facilement qu'elles ne s'abâtardissent, et même dégénèrent, tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de leur espèce tant qu'on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits différents des leurs, selon la manière dont on les greffe.
Les herbes aussi ont chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité ; pourtant la durée, les intempéries, le sol ou la main du jardinier augmentent ou diminuent de beaucoup leurs vertus. La plante qu'on a vue dans un pays n'est plus reconnaissable dans un autre. Celui qui verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus misérable d'entre eux ne voudrait pas être roi, nés et élevés de façon qu'ils ne connaissent pas d'autre ambition que celle d'entretenir pour le mieux leur liberté, éduqués et formés dès le berceau de telle sorte qu'ils n'échangeraient pas un brin de leur liberté pour toutes les autres félicités de la terre... Celui, dis-je, qui verrait ces personnes-là, et s'en irait ensuite sur le domaine de quelque "grand seigneur"1, y trouvant des gens qui ne sont nés que pour le servir et qui abandonnent leur propre vie pour maintenir sa puissance, penserait-il que ces deux peuples sont de même nature ? Ou ne croirait-il pas plutôt qu'en sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans un parc de bêtes ?
On raconte que Lycurgue, le législateur de Sparte, avait nourri deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités au même lait. L'un était engraissé à la cuisine, l'autre habitué à courir les champs au son de la trompette et du cornet. Voulant montrer aux Lacédémoniens que les hommes sont tels que la culture les a faits, il exposa les deux chiens sur la place publique et mit entre eux une soupe et un lièvre. L'un courut au plat, l'autre au lièvre. Et pourtant, dit-il, ils sont frères !
Celui-là, avec ses lois et son art politique, éduqua et forma si bien les Lacédémoniens que chacun d'entre eux préférait souffrir mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la raison.
La Boétie, De la servitude volontaire, 1577, traduction en français moderne par Séverine Auffret.
Le livre de La Boétie est probablement écrit vers 1546 ou 1548 et publié en 1577. Que savez-vous sur le xvie s. ?
François Dubois, Le Massacre de la Saint-Barthélemy, vers 1572-1584.
La Boétie écrit : "Or ce tyran seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. [...] Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu'ils en seraient quittes en cessant de servir."
Êtes-vous d'accord ?
Pour ses contemporains, Thoreau passait avant tout pour un excentrique, un original. Je reviens à cette matinée du mois de juillet 1846. Au centre-ville, avant d'avoir pu récupérer ses chaussures, Thoreau est interpellé par le fils de l'aubergiste, préposé à la collecte d'impôt, qui lui rappelle qu'il doit à l'État, depuis plusieurs années, la taxe de capitation. Thoreau refuse tout net de payer, clamant son indignation de devoir, en réglant ses impôts, soutenir la guerre, qu'il juge injuste, redéclarée au Mexique après l'annexion du Texas, sans parler du scandale absolu que représentait à ses yeux l'esclavage dans les états du Sud.
L'agent fiscal se voit, par la loi et ses fonctions, contraint de conduire Thoreau en prison. Il n'y passera qu'une seule nuit, aux côtés d'un codétenu soupçonné d'avoir incendié une grange. Dès le lendemain, un parent (sa mère, sa tante ?) se précipite pour régler les arriérés d'impôts (et même probablement quelques années d'avance), effrayé par le scandale. Thoreau est invité, ce qu'il fait presque de mauvaise grâce, à sortir de sa cellule. Il récupère ses chaussures, puis grimpe sur les collines pour trouver des airelles. La légende veut qu'il ait reçu pendant ce bref séjour derrière les barreaux la visite de son aîné et maître Emerson qui lui aurait demandé : « Mais enfin, que faites-vous ici ? » ; à quoi Thoreau aurait répondu : « C'est moi qui devrais vous poser la question : comment se fait-il que vous ne soyez pas assis à mes côtés ? » [...]
De cette nuit passée en prison, Thoreau tirera la matière d'une conférence qu'il prononcera deux ans après les faits, intitulée « Résistance civile au gouvernement » (1848). C'est seulement au moment de sa reprise dans l'édition des Œuvres complètes (1866), après la mort de son auteur donc, que le texte reçoit comme titre « De la désobéissance civile ». Paradoxe donc, quand on sait que cette affaire est régulièrement citée comme le moment d'origine de la désobéissance civile. L'histoire n'a d'une part rien de glorieux ni de dramatique : une petite nuit passée en toute civilité entre quatre murs peints à la chaux, pour six dollars qui seront payés le lendemain par un autre ; d'autre part, quand il l'évoque, Thoreau n'emploie jamais l'expression de désobéissance civile. [...]
La désobéissance civile désigne le mouvement structuré d'un groupe plutôt qu'une contestation personnelle. Elle suppose l'organisation d'un collectif structuré par des règles déterminées de résistance, un credo commun, ordonné à un objectif politique précis : le plus souvent, l'abrogation d'une loi ou d'un décret jugés scandaleux, injustes, intolérables. En revanche, on parlera de dissidence ou d'objection de conscience quand un individu isolé (soit le « lanceur d'alertes ») prend le risque de dénoncer les faillites d'une institution, l'ignominie d'un système. La désobéissance civile suppose au contraire un « désobéir ensemble » qui fait battre le cœur du contrat social, redonne corps, à l'occasion d'une contestation commune, au projet de « faire-société », au-delà des institutions qui s'attachent surtout à se perpétuer elles-mêmes et à pérenniser le confort d'une élite. [..]
Les théoriciens insistent aussi sur la dimension évidemment publique de la désobéissance civile. Il ne s'agit surtout pas de comploter dans l'ombre contre l'État dans le cadre d'organisations secrètes, ni de former des groupes d'opposition clandestine pour dynamiter, renverser le gouvernement en place, lui substituer d'autres dirigeants, ni de faire avancer secrètement une option politique contre une autre. La désobéissance civile fait de la publicité le ressort de son action : on dénonce l'injustice, on fait éclater aux yeux de tous l'iniquité d'une loi en affichant bruyamment sa désobéissance. Les actions de désobéissance civile s'adressent à l'opinion publique, et plus largement même à la conscience de tous, au sentiment universel de justice.
Frédéric Gros, Désobéir, éd. Champs, coll. Essais, 2019.