Un modèle de la compétence scripturale

L'ordre de la compétence scripturale

Je distinguerai, dans l'ordre de la compétence scripturale, trois grandes composantes : celle des savoirs ; celle des représentations, des investissements et des valeurs ; celle des opérations.

Les savoirs, nécessaires et/ou mis en oeuvre dans la compétence scripturale, appartiennent à quatre grandes catégories :

- les savoirs linguistiques ou textuels qui peuvent porter sur les "sous-systèmes" (lexique, morphologie, syntaxe, orthographe, rhétorique, stylistique...), sur les configurations textuelles (types de textes, types de discours, genres...), sur les relations texte-contexte (dimension pragmatique avec les actes de langage, la communication, les interactions, les situations...) ;

- les savoirs sémiotico-scripturaux qui concernent le fonctionnement des signes linguistiques et, notamment, des signes écrits ;

- les savoirs sémiotico-sociaux qui concernent le fonctionnement de l'écrit dans la société ;

- les savoirs sur le fonctionnement de la lecture et de l'écriture1.

Les représentations, les investissements et les valeurs liées à la tâche, à la situation, à l'émetteur, au récepteur, aux objets textuels, aux contenus, etc. constituent la seconde composante. Plusieurs pôles les organisent, comme nous l'avons déjà vu :

- attraction/répulsion avec expression de soi/exposition à autrui, protection du territoire (isolement/refuge), distinction/banalisation ;

- valorisation/dévalorisation (par exemple autour des relations entre masculinité et féminité) ;

- investissements psychiques plus ou moins conscients.

À ceux-ci déjà évoqués, il conviendrait d'en ajouter trois autres. En premier lieu, un groupe de représentations récurrentes dans les entretiens menés avec des enfants et des adultes dont je pense qu'elles constituent de véritables obstacles cognitifs : l'écriture comme don, comme inspiration, comme premier jet, etc. ; le texte comme expression-représentation. [...] En deuxième lieu, des représentations de soi du rapport de soi à l'écriture ("pour écrire il faut avoir des choses intéressantes à dire, or je ne suis pas intéressant"). En troisième lieu, dans la mesure où je m'intéresse principalement à l'apprentissage scolaire de l'écriture, il me faut sans doute introduire dans cette perspective ce qui concerne les représentations de l'école, du savoir, des disciplines, des exercices, des professeurs dont nombre de recherches ont souligné le poids dans l'apprentissage et les chances de réussite ou d'échec.

La compétence scripturale est encore composée d'opérations, que j'organiserai en quatre catégories.

Tout d'abord des opérations de planification-maturation de la tâche et du texte qui comprennent, par exemple :

- l'analyse de l'acte à effectuer (situation, buts, enjeux...) ;

- la détermination d'une stratégie discursivo-textuelle (genre, type, position énonciative, contenus, moyens textuels...) avec une activation conséquente des savoirs disponibles et un début de mise en oeuvre (en termes de hiérarchisation et d'organisation) ;

- la détermination d'une stratégie d'action (gestion du temps ; choix des outils et des supports ; précision des outils, des aides, des détours, des recherches à effectuer, etc.).

Les opérations de textualisation concernent l'organisation macro- et micro-structurelle du texte (hiérarchiser, organiser, linéariser, articuler, tisser..., lire, confronter, rectifier...) [...].

Les opérations de scription désignent la gestion du savoir-graphier dans ses dimensions les plus physiques, dans ses composantes psychomotrices et graphovisuelles : postures d'écriture, mouvements corporels, maniement de l'outil et du support, représentations spatio-temporelles de l'écriture, représentation iconique de l'écrit, maîtrise du tracé et de la lisibilité, etc.

Les opérations de révision impliquent la relecture de l'écrit (avec la confrontation du projet aux normes de référence ; le repérage et l'analyse des problèmes), la construction de rectifications possibles (des moyens nécessaires, de la charge de travail...) et les modifications éventuelles.

Cette présentation mérite quelques précisions. Il faut d'abord insister sur le fait que son ordre est absolument arbitraire : ces opérations peuvent intervenir dans des ordres différents et sont récursives (elles reviennent généralement à plusieurs reprises dans un travail d'écriture). Elles sont aussi plus ou moins conscientes. Elles sont, en quelque sorte, la mise en oeuvre opératoire des savoirs, des représentations, des valeurs et des investissements. Le fait qu'il s'agisse de connaissances procédurales spécifiques (savoir comment faire pour écrire) difficilement formalisables de façon déclarative explique d'ailleurs, au moins en partie, la difficulté de l'enseignement de l'écriture, le peu d'intérêt de nombre de guides mais aussi, en revanche, certains bénéfices à tirer de la venue d'écrivains ou de journalistes (avec la dimension de "compagnonnage" dans l'enseignement : montrer comment faire, faire imiter, aider à faire).

Ces opérations consistent donc à activer les savoirs et les processus, à les organiser syncrétiquement, à les linéariser... du mieux possible.

En tout cas, la compétence scripturale n'est sans doute jamais optimale : parfaitement maîtrisée dans toutes les situations et sur tous les objets textuels. Elle est aussi toujours variable :

- de façon extensive : on maîtrise un nombre plus ou moins élevé de composants ;

- de façon intensive : on maîtrise plus ou moins bien chacune de ces composantes ;

- de façon congruente : ces composantes sont plus ou moins en harmonie dans le travail d'écriture.

L'ordre des compétences générales

L'ordre des compétences générales -dans le cadre de cette formalisation- comprend l'ensemble des compétences, aptitudes, capacités, savoirs, valeurs, investissements, représentations des sujets. C'est seulement par une décision théorique et méthodologique qu'on effectue une coupe dans le potentiel du sujet pour distinguer une compétence scripturale spécifique.

La présence de cette dimension dans un modèle de l'écriture me semble nécessaire pour deux raisons. D'abord pour rappeler que les performances et les compétences d'un sujet dans un domaine sont en relation avec celles d'autres domaines, qu'elles s'intègrent dans la totalité organisée de la vie psychique, physique et sociale du sujet, que la compétence scripturale ne cesse de "puiser" dans ce cadre général (savoirs sur le monde, représentations, valeurs, investissements, maîtrise corporelle, saptio-temporelle...), de façon facilitante ou non. La présence de cette dimension me paraît aussi indispensable dans la mesure où ce modèle de l'écriture est construit dans une perspective didactique. Dans ce cadre, la relation qu'elle entretient avec l'ordre de la compétence scripturale doit être posée pour essayer de penser des problèmes cruciaux tels que celui du moment où commencer des apprentissages spécialisés, celui des éventuels "prérequis", celui des transferts ou celui de l'interprétation des dysfonctionnements constatés.

La place des tensions

Ce modèle me semblerait cependant idéalisé, insuffisant et peu opératoire, s'il n'accordait pas une place importante aux tensions et aux conflits qui, selon de nombreuses études convergentes en sociologie, psychologie et psychanalyse, structurent la vie psychique et sociale du sujet et de ses pratiques.

Je distinguerai ici cinq modes potentiels d'inscription de ces tensions.

Il existe déjà des tensions constitutives du système graphique, ainsi que l'ont montré les historiens de l'écriture et les théoriciens de l'écriture. Comme l'écrit Jean-Pierre Jaffré :

"En fin de compte, l'écriture doit donc satisfaire à deux nécessités : elle doit disposer d'une infrastructure économique et pour ce faire, elle n'a d'autres solutions que d'opter pour la notation d'unités phonographiques. Et, comme son but est de produire du sens, elle doit en même temps veiller à ce que les formes significatives qu'elle "donne à voir" soient conformes à des exigences fonctionnelles (discriminer les unités significatives, éviter les ambiguïtés, etc.). C'est ce que De Franis [...] appelle le "principe de dualité" qui est à la base de toute écriture."

Le fait de considérer l'écriture comme le "résultat d'un équilibre toujours nécessaire entre différentes forces de tension" (notamment entre le principe de transcription et le principe sémantique est tout à fait intéressant en ce qu'il permet, entre autres, d'expliquer les phases de conceptualisation de l'écrit chez les enfants, leurs problèmes orthographiques, les différences entre les experts et les novices, ainsi que les évolutions des systèmes graphiques.

Les tensions sont aussi constitutives de l'écriture, en tant que marque de l'appartenance à une tradition et à une collectivité et inscription d'une singularité irréductible. Daniel Fabre met l'accent sur ce point lorsqu'il écrit :

"Une fois installé dans le rite, l'écrit décline [...] les diverses facettes du lien social. Contrat, attestation, transmission, mémoire... fondent la constitution d'une histoire commune. Mais, dans le même mouvement, l'acte d'écrire, fût-il réduit à l'apposition d'une signature, enregistre une identité particulière. Que cette dernière adhère souvent à une conformité n'y change rien : c'est toujours un sujet qui écrit de sa main. Ce simple geste le qualifie comme unique, il lui confère au moins l'autonomie du nom propre."

Michel Dabène module cette tension à partir de l'opposition entre la pratique orale et la pratique scripturale :

"Face à l'immense variété de la mise en oeuvre de l'oralité, l'écriture impose des modèles graphiques [...], syntaxiques, textuels qui pèsent sur le scripteur en raison inverse de sa capacité à les maîtriser. De ce point de vue, l'écriture, quel que soit son objet, est le lieu d'une tension entre les pulsions de la parole vive et le carcan de la "fabrication" scripturale."

Le repérage de ces tensions permet d'expliquer les conflits à l'oeuvre dans les représentations des sujets, le rejet de l'écriture comme mode d'expression inapproprié par certains ou encore, chez nombre d'élèves ou d'adultes, les difficultés à s'extraire d'une stéréotypie envahissante.

Les tensions sont encore, comme je l'ai indiqué à plusieurs reprises, à l'oeuvre dans les représentations où deux pôles opposés entrent souvent en conflit : valorisation-dévalorisation ; attraction-répulsion (expression/exposition ; isolement/refuge ; distinction/banalisation), etc. En fait, les entretiens le montrent souvent, les sujets sont moins positionnés, de façon tranché, d'un côté ou de l'autre, qu'hésitant incessamment entre les deux pôles, ce qui peut expliquer des incohérences apparentes (pratiques d'écriture puis arrêt de toute pratique ; choix d'un type de texte puis rejet ; changements de stratégie à l'intérieur du même texte...).

Les tensions émergent encore très fortement et très fréquemment dans l'espace qui sépare le projet de sa réalisation. Par exemple, entre un vouloir-écrire (l'envie d'écrire ; l'idée ; le projet) relativement établi et un pouvoir et/ou un savoir-écrire : le sujet manque de savoirs (déclaratifs, procéduraux) pour réaliser le projet ou est dans l'impossibilité de la faire (entraves politiques, sociales, sentimentales, matérielles...). Ou, à l'inverse, le sujet possède les savoirs nécessaires mais il lui manque l'envie d'écrire, le projet, les idées. On conviendra que ces cas sont bien connus du pédagogue...

Il faut ajouter que les tensions sont aussi possibles à l'intérieur de chacun des pôles désignés : on a envie d'écrire mais cela reste flou, sans idées précises, sans projet déterminé ; on a les savoirs mais on reste inhibé ; on est gêné par une des dimensions du savoir/pouvoir qui entrave les autres (l'acte graphique lui-même pour les jeunes enfants...). Les contradictions, les conflits peuvent émerger dans le mouvement même de l'écriture ou à son issue. C'est le cas lorsqu'on découvre que son projet avait des aspects inconscients qui émergent et gênent le sujet, ou qu'il était banal ou encore qu'il s'est obscurci chemin faisant...

Il faut, enfin, insister, dans une perspective didactique, sur le fait que le maniement de l'écart entre le vouloir et le pouvoir-savoir peut s'avérer risqué pour nombre d'élèves. Ceux qui tentent des textes complexes, en s'aventurant hors des routines qu'ils maîtrisent, sont de fait ceux qui prennent le plus de risques techniques. On conçoit alors que le rôle de l'évaluation, dans l'appréhension ou non de cette "aventure" et dans sa sanction ou son encouragement, est considérable.

Les tensions sont aussi liées à la gestion même des opérations :

- soit parce que le sujet veut pratiquer conjointement deux opérations différentes (par exemple la relecture globale, focalisée sur le sens d'ensemble et la relecture globale, focalisée sur le sens d'ensemble et la relecture locale, centrée sur les microstructures et les unités, qui sont régulièrement confondues dans les injonctions scolaires) ;

- soit parce que certaines opérations sont contre-orientées : ainsi, écrire nécessite un investissement et réviser nécessite une distance ; ainsi planifier peut fonctionner sur le rêve, la croyance qu'un projet est possible et textualiser, c'est concrétiser, se rendre compte d'impossibilités, des limites de certaines idées, etc.

Comme on le voit, les tensions sont au coeur de l'écriture qui ne présente pas l'aspect d'un algorithme bien réglé. Je rejoins ici les propositions des généticiens du texte et, notamment, de Almuth Grésillon, lorsqu'elle écrit :

"Et ce regard-là découvrira que l'écriture, loin de suivre régulièrement une progression linéaire, est tout autant traversée de tensions et de contradictions, de retours et de détours, d'impasses, de fourvoiements, turbulences, faux départs et tarissements, en sorte qu'à la place d'un modèle linéaire, on songe davantage à la théorie des catastrophes."

Reuter, Y. (2000). Enseigner et apprendre à écrire : construire une didactique de l’écriture. p. 66-74. ESF Editeur.


1. Dans la mesure où tout texte contient des contenus, il faudrait y ajouter des savoirs encyclopédiques sur le monde. Je les situe dans l'ordre des compétences générales, chacun des textes à produire nécessitant une sélection spécifique.