Lecture | Écriture | Langue | Oral | Pédagogie |
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Le personnage principal de ce roman, "le vieux", vit en Amazonie, parmi les indiens Shuars. C'est un passionné de romans "à l'eau de rose".
Après avoir mangé les crabes délicieux, le vieux nettoya méticuleusement son dentier et le rangea dans son mouchoir. Après quoi il débarrassa la table, jeta les restes par la fenêtre, ouvrit une bouteille de Frontera et choisit un roman.
La pluie qui l'entourait de toutes parts lui ménageait une intimité sans pareille.
Le roman commençait bien.
"Paul lui donna un baiser ardent pendant que le gondolier complice des aventures de son ami faisait semblant de regarder ailleurs et que la gondole, garnie de coussins moelleux, glissait sur les canaux vénitiens."
Il lut la phrase à voix haute et plusieurs fois.
Qu'est-ce que ça peut bien être, des gondoles ?
Ça glissait sur des canaux. Il devait s'agir de barques ou de pirogues. Quant à Paul, il était clair que ce n'était pas un individu recommandable, puisqu'il donne un "baiser ardent" à la jeune fille en présence d'un ami, complice de surcroit.
Ce début lui plaisait.
Il était reconnaissant à l'auteur de désigner les méchants dès le départ. De cette manière, on évitait les malentendus et les sympathies non méritées.
Restait le baiser – quoi déjà ? – "ardent". Comment est-ce qu'on pouvait faire ça ?
Il se souvenait des rares fois où il avait donné un baiser à Dolores Encarnación del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo1. Peut-être, sans qu'il s'en rende compte, l'un de ces baisers avait-il été ardent, comme celui de Paul dans le roman.
En tout cas il n'y avait pas eu beaucoup de baisers, parce que sa femme répondait par des éclats de rire, ou alors elle disait que ça devait être un péché.
Un baiser ardent. Un baiser. Il avait découvert récemment qu'il n'en avait guère donné, et seulement à sa femme, car les Shuars ne connaissent pas le baiser.
Il existe chez eux, entre hommes et femmes, des caresses sur tout le corps, sans se préoccuper de la présence de tiers. Même quand ils font l'amour, ils ne se donnent pas de baisers. [...]
Non, chez les Shuars le baiser n'existe pas.
Il se souvenait aussi d'avoir vu, une fois, un chercheur d'or culbuter une femme jivaro, une pauvresse qui rôdait chez les colons et les aventuriers en mendiant une gorgée d'aguardiente. Tous les hommes qui en avaient envie pouvaient l'emmener dans un coin et la posséder. Abrutie par l'alcool, la malheureuse ne se rendait pas compte de ce qu'on faisait d'elle. Cette fois-là, un aventurier l'avait prise sur la plage et avait cherché à coller sa bouche à la sienne.
La femme avait réagi comme un animal sauvage. Elle avait fait rouler l'homme couché sur elle, lui avait lancé une poignée de sable dans les yeux et était allée ostensiblement vomir de dégout.
Si c'était cela un baiser ardent, alors le Paul du roman n'était qu'un porc.
Quand arriva l'heure de la sieste, il avait lu environ quatre pages et réfléchi à leur propos, et il était préoccupé de ne pouvoir imaginer Venise en lui prêtant les caractères qu'il avait attribués à d'autres villes, également découvertes dans des romans.
À Venise, apparemment, les rues étaient inondées et les gens étaient obligés de se déplacer en gondoles.
Les gondoles. Le mot "gondole" avait fini par le séduire et il pensa que ce serait bien d'appeler ainsi sa pirogue. La Gondole du Nangaritza.
Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d'amour, 1989.
Andersen, La Théière.
... thy rope of sands...
George Herbert (1593-1633)
La ligne est composée d'un nombre infini de points ; le plan, d'un nombre infini de lignes ; le volume, d'un nombre infini de plans ; l'hypervolume, d'un nombre infini de volumes... Non, décidément, ce n'est pas là, more geometrico, la meilleure façon de commencer mon récit. C'est devenu une convention aujourd'hui d'affirmer de tout conte fantastique qu'il est véridique ; le mien, pourtant, est véridique.
Je vis seul, au quatrième étage d'un immeuble de la rue Belgrano. II y a de cela quelques mois, en fin d'après-midi, j'entendis frapper à ma porte. J'ouvris et un inconnu entra. C'était un homme grand, aux traits imprécis. Peut-être est-ce ma myopie qui me les fit voir de la sorte. Tout son aspect reflétait une pauvreté décente. II était vêtu de gris et il tenait une valise à la main. Je me rendis tout de suite compte que c'était un étranger. Au premier abord, je le pris pour un homme âgé ; ensuite je constatai que j'avais été trompé par ses cheveux clairsemés, blonds, presque blancs, comme chez les Nordiques. Au cours de notre conversation, qui ne dura pas plus d'une heure, j'appris qu'il était originaire des Orcades.
Je lui offris une chaise. L'homme laissa passer un moment avant de parler. II émanait de lui une espèce de mélancolie, comme il doit en être de moi aujourd'hui.
- Je vends des bibles, me dit-il.
Non sans pédanterie, je lui répondis :
- II y a ici plusieurs bibles anglaises, y compris la première, celle de Jean Wiclef. J'ai également celle de Cipriano de Valera, celle de Luther, qui du point de vue littéraire est la plus mauvaise, et un exemplaire en latin de la Vulgate. Comme vous voyez, ce ne sont pas précisément les bibles qui me manquent.
Après un silence, il me rétorqua :
- Je ne vends pas que des bibles. Je puis vous montrer un livre sacré qui peut-être vous intéressera. Je l'ai acheté à la frontière du Bikanir.
Il ouvrit sa valise et posa l'objet sur la table. C'était un volume in-octavo, relié en toile. Il avait sans aucun doute passé par bien des mains. Je l'examinai ; son poids insolite me surprit. En haut du dos je lus Holy Writ et en bas Bombay.
- Il doit dater du dix-neuvième siècle, observai-je.
- Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais su, me fut-il répondu.
Je l'ouvris au hasard. Les caractères m'étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d'une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d'une bible. Le texte était serré et disposé en versets. A l'angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu'une page paire portait, par exemple, le numéro 40514 et l'impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d'une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d'un enfant.
L'inconnu me dit alors:
- Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus.
Il y avait comme une menace dans cette affirmation, mais pas dans la voix.
Je repérai sa place exacte dans le livre et fermai le volume. Je le rouvris aussitôt. Je cherchai en vain le dessin de l'ancre, page par page. Pour masquer ma surprise, je lui dis :
- Il s'agit d'une version de l'Ecriture Sainte dans une des langues hindoues, n'est-ce pas ?
- Non, me répondit-il.
Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret :
- J'ai acheté ce volume, dit-il, dans un village de la plaine, en échange de quelques roupies et d'une bible. Son possesseur ne savait pas lire. Je suppose qu'il a pris le Livre des Livres pour une amulette. II appartenait à la caste la plus inférieure; on ne pouvait, sans contamination, marcher sur son ombre. II me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.
II me demanda de chercher la première page.
Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l'index. Je m'efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.
- Maintenant cherchez la dernière.
Mes tentatives échouèrent de même; à peine pus-je balbutier d'une voix qui n'était plus ma voix :
- Cela n'est pas possible.
Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :
- Cela n'est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d'une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque.
Puis, comme s'il pensait à voix haute, il ajouta :
- Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps.
Ses considérations m'irritèrent.
- Vous avez une religion, sans doute ? lui demandai-je.
- Oui, je suis presbytérien. Ma conscience est tranquille. Je suis sûr de ne pas avoir escroqué l'indigène en lui donnant la Parole du Seigneur en échange de son livre diabolique.
Je l'assurai qu'il n'avait rien à se reprocher et je lui demandai s'il était de passage seulement sous nos climats. Il me répondit qu'il pensait retourner prochainement dans sa patrie. C'est alors que j'appris qu'il était Écossais, des îles Orcades. Je lui dis que j'aimais personnellement l'Ecosse, ayant une véritable passion pour Stevenson et pour Hume.
- Et pour Robbie Burns, corrigea-t-il.
Tandis que nous parlions je continuais à feuilleter le livre infini.
- Vous avez l'intention d'offrir ce curieux spécimen au British Muséum ? lui demandai-je, feignant l'indifférence.
- Non. C'est à vous que je l'offre, me répliqua-t-il, et il énonça un prix élevé.
Je lui répondis, en toute sincérité, que cette somme n'était pas dans mes moyens et je me mis à réfléchir. Au bout de quelques minutes, j'avais ourdi mon plan.
- Je vous propose un échange, lui dis-je. Vous, vous avez obtenu ce volume contre quelques roupies et un exemplaire de l'Écriture Sainte ; moi, je vous offre le montant de ma retraite, que je viens de toucher, et la bible de Wiclef en caractères gothiques. Elle me vient de mes parents.
- A black letter Wiclef ! murmura-t-il.
J'allai dans ma chambre et je lui apportai l'argent et le livre. Il le feuilleta et examina la page de titre avec une ferveur de bibliophile.
- Marché conclu, me dit-il.
Je fus surpris qu'il ne marchandât pas. Ce n'est que par la suite que je compris qu'il était venu chez moi décidé à me vendre le livre. Sans même les compter, il mit les billets dans sa poche.
Nous parlâmes de l'Inde, des Orcades et des jarls norvégiens qui gouvernèrent ces îles. Quand l'homme s'en alla, il faisait nuit. Je ne l'ai jamais revu et j'ignore son nom.
Je comptais ranger le Livre de Sable dans le vide qu'avait laissé la bible de Wiclef, mais je décidai finalement de le dissimuler derrière des volumes dépareillés des Mille et Une Nuits.
Je me couchai mais ne dormis point. Vers trois ou quatre heures du matin, j'allumai. Je repris le livre impossible et me mis à le feuilleter. Sur l'une des pages, je vis le dessin d'un masque. Le haut du feuillet portait un chiffre, que j'ai oublié, élevé à la puissance 9.
Je ne montrai mon trésor à personne. Au bonheur de le posséder s'ajouta la crainte qu'on ne me le volât, puis le soupçon qu'il ne fût pas véritablement infini. Ces deux soucis vinrent accroître ma vieille misanthropie. J'avais encore quelques amis ; je cessai de les voir. Prisonnier du livre, je ne mettais pratiquement plus les pieds dehors. J'examinai à la loupe le dos et les plats fatigués et je repoussai l'éventualité d'un quelconque artifice. Je constatai que les petites illustrations se trouvaient à deux mille pages les unes des autres. Je les notai dans un répertoire alphabétique que je ne tardai pas à remplir. Elles ne réapparurent jamais. La nuit, pendant les rares intervalles que m'accordait l'insomnie, je rêvais du livre.
L'été déclinait quand je compris que ce livre était monstrueux. Cela ne me servit à rien de reconnaître que j'étais moi-même également monstrueux, moi qui le voyais avec mes yeux et le palpais avec mes dix doigts et mes ongles. Je sentis que c'était un objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité.
Je pensai au feu, mais je craignis que la combustion d'un livre infini ne soit pareillement infinie et n'asphyxie la planète par sa fumée.
Je me souvins d'avoir lu quelque part que le meilleur endroit où cacher une feuille c'est une forêt. Avant d'avoir pris ma retraite, je travaillais à la Bibliothèque nationale, qui abrite neuf cent mille livres ; je sais qu'à droite du vestibule, un escalier en colimaçon descend dans les profondeurs d'un sous-sol où sont gardés les périodiques et les cartes. Je profitai d'une inattention des employés pour oublier le livre de sable sur l'un des rayons humides. J'essayai de ne pas regarder à quelle hauteur ni à quelle distance de la porte.
Je suis un peu soulagé mais je ne veux pas même passer rue Mexico.
Borges, J. L. (1978). "Le Livre de sable". Le Livre de Sable.
Ainsi les livres dont nous parlons ne sont-ils pas seulement les livres réels qu'une imaginaire lecture intégrale retrouverait dans leur matérialité objective, mais aussi des livres-fantômes qui surgissent au croisement des virtualités inabouties de chaque livre et de nos inconscients, et dont le prolongement nourrit nos rêveries et nos conversations plus sûrement encore que les objets réels dont ils sont théoriquement issus.
On voit comment la discussion sur un livre ouvre à un espace où les notions de vrai et de faux [...] perdent beaucoup de leur validité. Il est d'abord difficile de savoir avec précision si l'on a ou non lu un livre, tant la lecture est le lieu de l'évanescence. Il est ensuite à peu près impossible de savoir si les autres l'ont lu, ce qui impliquerait d'abord qu'ils puissent eux-mêmes répondre à cette question. Enfin, le contenu du texte est une notion floue, tant il est difficile d'affirmer avec certitude que quelque chose ne s'y trouve pas.
L'espace virtuel de la discussion sur les livres est donc marqué par une grande indécision, qui concerne aussi bien les acteurs de cette scène, inaptes à dire rigoureusement ce qu'ils ont lu, que l'objet mobile de leur discussion. Mais cette indécision ne présente pas que des inconvénients. Elle offre aussi des opportunités si les différents habitants de cette bibliothèque fugitive saisissent leur chance et en profitent pour la transformer en un authentique espace de fiction. [...]
Dans un autre de ses romans, Oreiller d'herbes, Sôseki nous présente un peintre qui s'est retiré dans les montagnes pour faire le point sur son art. Un jour entre dans la pièce où il travaille la fille de sa logeuse, qui, le voyant avec un livre, lui demande ce qu'il est en train de lire. Le peintre lui répond qu'il l'ignore, puisque sa méthode consiste à ouvrir le livre au hasard et à lire la page qui lui tombe sous les yeux sans rien savoir du reste. Devant la surprise de la jeune femme, le peintre lui explique qu'il est pour lui plus intéressant de procéder ainsi : "J'ouvre le livre au hasard comme je tirerais au sort et je lis la page qui me tombe sous les yeux et c'est là ce qui est intéressant." La femme lui suggère alors de lui montrer comment il lit, ce qu'il accepte de faire, en lui donnant au fur et à mesure une traduction japonaise du livre anglais qu'il a en main. Il y est question d'un homme et d'une femme dont on ignore tout sinon qu'ils se trouvent sur un bateau à Venise. À la question de sa compagne, désireuse de savoir qui sont ces personnages, le peintre répond qu'il n'en sait rien, puisqu'il n'a pas lu le livre, et qu'il tient précisément à ne pas le savoir :
- Qui sont cet homme et cette femme ?
- Moi-même je n'en sais rien. Mais c'est justement pour cela que c'est intéressant. On n'a pas à se soucier de leurs relations jusque-là. Tout comme vous et moi qui nous retrouvons ensemble, ce n'est que cet instant qui compte.
Ce qui est important dans le livre lui est extérieur, puisque c'est le moment du discours dont il est le prétexte ou le moyen. Parler d'un livre concerne moins l'espace de ce livre que le temps du discours à son sujet. Ici, la véritable relation ne concerne pas les deux personnages du livre, mais le couple de ses "lecteurs". Or ceux-ci pourront d'autant mieux communiquer que le livre les gênera moins et qu'il demeurera un objet plus ambigu. C'est à ce prix que les livres intérieurs de chacun auront quelque chance [...] de se relier un bref moment les uns aux autres.
Ainsi convient-il, pour chaque livre surgi au hasard des rencontres, de se garder de le réduire par des affirmations trop précises, mais bien plutôt de l'accueillir dans toute sa polyphonie, pour ne rien laisser perdre de ses virtualités. Et d'ouvrir ce qui vient de ce livre – titre, fragment, citation vraie ou fausse –, comme ici l'image du couple sur le bateau à Venise, à toutes les possibilités de liens susceptibles, en cet instant précis, d'être créés entre les êtres.
Bayard P. (2007). Comment parler des livres qu'on n'a pas lus.