Accompagner l'écriture

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Présentation

Cette recherche a été menée dans le cadre du Master Pratiques et ingénierie de la formation à Nantes au cours de l'année 2018-2019. Il s'agit d'une étude de cas qui s'appuie sur trois transcriptions de séance réalisées au lycée Chevrollier (49) par trois enseignants de français avec trois classes différentes. L'enjeu était ici de mettre à jour les difficultés posées par la notion d'accompagnement telle qu'elle est évoquée par Bucheton. La recherche a pris appui sur les concepts de contrat et de milieu développés dans le cadre de la Théorie des Situations Didactiques par Guy Brousseau. Ces outils, bien que destinées à la didactique des mathématiques, ont permis de mettre en évidence et de réfléchir sur plusieurs difficultés de l'accompagnement de l'écriture en cours de français.

En didactique des mathématiques, le concept de contrat est utilisé pour penser la transition de situations d'enseignement classiques à des situations-problèmes, dans lesquelles l'élève doit prendre sur lui la responsabilité des apprentissages. En didactique du français, l'écriture d'un texte relève bien d'une situation-problème. Mais, parce que ces problèmes sont souvent trop complexes pour les élèves seuls, l'enseignant intervient pour accompagner. Or, chacune de ces interventions interfère avec la répartition des responsabilités. Il ne peut pas y avoir d'accompagnement de l'écriture sans dévolution. Mais chaque intervention de l'enseignant fait bouger cette répartition des responsabilités, rendant la dévolution "instable", ou du moins "fragile".

Au cours de l'activité d'écriture, il y a en fait une multiplicité des contrats didactiques, parfois contradictoires, qui se présentent à l'élève et à l'enseignant : écrire un texte implique en effet, suivant le genre du texte, une plus ou moins grande liberté (l'écriture poétique respecte-t-elle les contraintes de la langue ?), des valeurs plus ou moins contraignantes (écrire un récit de vie, est-ce faire de la littérature ou du documentaire ?).

Une situation d'accompagnement ne se réduit pas à une situation de préceptorat. Loin de se limiter à un série de micro-entretiens, pendant lesquels l'enseignant donnerait des conseils ou ferait des remarques sur les éléments à corriger de façon magistrale, l'accompagnement de l'écriture implique une dévolution. On ne peut accompagner un élève qui n'avance pas de lui-même, qui n'a pas pris sur lui la responsabilité de produire un texte singulier. En terme de formation des enseignants, cette recherche montre qu'avant même de se poser la question "comment accompagner ?", il faut comprendre que la définition d'une situation d'accompagnement ne va pas de soi. Sans une dévolution constante et une grande souplesse dans la répartition des responsabilités, sans une considération attentive pour les postures des élèves, l'enseignant peut être conduit à complexifier involontairement un milieu déjà très problématique en lui-même.

En mathématiques, le "milieu" tel qu'il est défini par Brousseau comprend à la fois le problème posé et les ressources pour le résoudre, que celles-ci soient matérielles, physiques, intellectuelles. Pour développer et préciser la métaphore, on peut dire que le milieu comprend le jeu, c'est-à-dire à la fois ses règles, ses supports (le plateau, les pions, les cartes), ses participants (les autres joueurs) et les connaissances du sujet qui permettent de jouer et d'espérer gagner : connaissances spécifiques du jeu s'il y a eu des parties précédentes et connaissances générales relatives aux problèmes posés par le jeu.

Le milieu lié à l'activité d'écriture est d'abord un milieu ouvert et difficile à circonscrire, dans lequel de nombreux savoirs d'ordres très différents sont mobilisés : linguistiques, littéraires, référentiels, pragmatiques. Les ressources prévues elles-mêmes peuvent très vite se transformer en obstacles, repoussant d'autant l'horizon de l'écriture. C'est un ensemble qu'on ne peut cependant morceler, sous peine de faire perdre son sens à l'activité et son intérêt au texte.

Suivant le moment, l'attention de l'élève ou l'intervention de l'enseignant, le milieu peut être constitué d'une page blanche, de la langue et des savoirs de l'élève sur celle-ci, de l'expérience du monde de l'élève, des réactions de son(ses) lecteurs(s), de ressources parfois rebelles, du texte lui-même, dans ses multiples dimensions... Le texte lui-même, dans cette activité, possède un statut tout particulier. C'est, en lui-même, un milieu que l'élève doit construire, observer et améliorer. Nous avons évoqué à ce sujet l'image d'un empilement de milieux. L'accompagnement de l'enseignant semble impliquer ici une capacité à guider l'élève en quête de savoirs, d'informations, de choix d'écriture, ou du moins de limiter son errance, en particulier en terme de temps didactique : pour l'enseignant, cela signifie devenir un "raccourci", que ce soit en répondant ou en posant des questions.

Le milieu de l'activité d'écriture n'est pas un système antagoniste, sauf dans le cas des formes d'écriture à contrainte, des jeux oulipiens, par exemple, qui permettent des rétroactions objectives. Cette spécificité de l'activité d'écriture implique de véritablement considérer les impressions, la subjectivité des lecteurs. Ce constat rompt avec une longue tradition didactique : on ne peut pas, pendant les activités de lecture au fil de l'année, affirmer que l'auteur a toujours raison et que c'est au lecteur de chercher, pour ensuite soutenir le contraire lors des activités d'écriture. Pour le formuler autrement, il ne peut pas y avoir d'accompagnement pendant une séance d'écriture sans une ouverture aux impressions et à la subjectivité des lecteurs pendant l'année.

Dans une de ses nouvelles, l'écrivain argentin Jorge Luis Borges raconte l'histoire d'un roi de Babylone qui enferme un roi d'Arabie dans son labyrinthe pendant une nuit. Lorsqu'il trouve enfin la sortie, le roi d'Arabie promet à son hôte de lui montrer un jour son propre labyrinthe. Quelques temps après, le roi d'Arabie envahit Babylone, et conduit le roi au coeur du désert, dans un labyrinthe "où il n'y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer" (Borges, 1967). Si le premier labyrinthe représente assez bien le "système antagoniste" prévu par Brousseau, le second peut figurer assez bien le milieu de l'écriture : c'est en effet l'image d'une étendue presque infinie, d'un milieu ouvert et faiblement antagoniste qui s'impose quand on essaie de penser le travail de l'écriture et les ressources qu'il implique. Dès lors, se pose la question de l'apprentissage dans un tel milieu. Peut-être pourrait-on parler ici, à côté de l'apprentissage par adaptation, d'un apprentissage par exploration ?