Hors concours

Les extraits des ouvrages cités sont reproduits en accord avec les éditeur·ices et auteur·ices inscrit·es au prix Hors Concours et aux clubs Hors Concours.

© Académie Hors Concours 2024

LE MOT DE LA PRÉSIDENTE

Il en faut du courage pour nager dans l'eau froide, s'affranchir du cours de l'Histoire, prendre la société à contre-courant. Il faut être un peu hors norme pour ne pas chercher la reconnaissance, le pouvoir, cette approbation dans le regard de l'autre qui légitime et permet d'avancer. Il faut une sacrée confiance en soi pour ouvrir des portes invisibles, accepter la solitude, et se cogner contre l'incompréhension des gens qu'on aime parfois. L'écriture est une liberté, la liberté est une nécessité ; elle a un prix qui – les engagés le savent – n'est pas négociable.

Ce qui était subversif hier est parfois validé aujourd'hui, ce qui se joue dans les marges sera peut-être au cœur des échanges demain. Ne jugeons pas la différence, acceptons-la comme une chance ; c'est une sensibilité qui nous rend uniques et profondément aimants.

Pour la découvrir, lever les yeux de son écran. Regarder autour de soi et sentir la sève monter, le pouls s'accélérer, la peau devenir fine et frêle. Ressentir ce qui nous entoure, l'air qui se réchauffe, un coup de vent dans les arbres, un battement d'aile, un rien, si peu et pourtant. C'est fou ce que peut générer l'empathie, cette capacité à ressentir un autre que soi, comme s'il était soi, par la soudaine disponibilité, la force de l'émotion, la magie de l'intuition.

Cette faculté qui nous rend radicalement humain est au cœur de notre désir de vivre. Elle nous rend heureux, amoureux, tristes parfois, sensibles souvent. Elle nous oblige à vivre ensemble, en symbiose, en osmose, à rêver de compromis pour trouver des terrains d'entente. Elle s'apprend dans les bras d'une mère, d'un père, se développe par les jeux et l'apprentissage pour trouver dès l'enfance puis à l'adolescence son lieu de vie dans les arts, la musique, le cinéma, la peinture, la littérature. L'empathie est la base de notre capacité à faire société, à construire en commun un monde vivant, inclusif, généreux.

Alors que les chiffres de la lecture chez les plus jeunes alarment, ils renforcent notre conviction : la littérature n'est pas un artifice. Que fait un auteur quand il écrit ? Il pense, il ressent, il élabore, il insuffle dans ses personnages des paillettes de toutes les émotions rencontrées. Un premier livre est un orage, le fruit de tant de secousses contenues qui demandent à exploser ; les suivants peuvent alors avoir la force de la patience et du temps retrouvé. Que fait une éditrice quand elle édite ? Elle se penche sur les mots qui lui sont adressés, avec une infime bienveillance. Pendant des mois, elle entretient une conversation littéraire avec l'auteur, cherche un sens, un rythme, fait grandir un personnage, dénoue une situation. Que fait un lecteur quand il lit ? Il s'imprègne des sons, des couleurs, des idées pour modeler le livre à son image, et pourtant découvrir l'altérité.

Chaque livre est le refuge d'une humanité.

Ce sont ces éclats d'amitié que vous trouverez dans les pages qui vont suivre. Ces voix qui cherchent, qui tentent, qui bouleversent et qui nous émeuvent, par leur volonté, leur abnégation et leur désir d'apporter un regard nouveau et inédit.

Lecteurs et lectrices du prix Hors Concours, membres du comité de lecture ou des clubs Hors Concours, nous avons en commun la conscience que nos paroles et nos actes comptent ; la résignation n'est pas dans notre vocabulaire. Tout comme les membres du jury, que je salue chaleureusement, vous entrez au cœur des textes pour questionner vos intuitions littéraires.

Prenez du temps, un stylo et du plaisir, et laissez-vous porter par ces quarante maisons d'édition petites par leur taille, mais furieuses et inventives. Vous porterez votre regard sur des textes prometteurs, vous donnerez naissance à des auteurs et autrices qui ont leur mot à dire. Vous découvrirez en avant-première les talents de demain.

Bel été et bonne lecture,

Gaëlle Bohé

"L'empathie est la base de notre capacité à faire société, à construire en commun un monde vivant, inclusif, généreux."

À CREUX PERDU

FRANCK MANUEL

Franck Manuel est né en 1973 et enseigne le français dans un lycée des Pyrénées-Atlantiques. À creux perdu est son sixième roman, le quatrième chez Anacharsis. Avec cette biographie romancée, il continue son exploration des genres littéraires : science-fiction, terrible magique, polar ou théâtre.

"Faire le choix d'un auteur, c'est commencer un compagnonnage durant lequel, roman après roman, une œuvre littéraire prend forme. À creux perdu est le quatrième titre de Franck Manuel aux éditions Anacharsis et j'ai chaque fois l'impression qu'il pousse l'art du romanesque un peu plus loin."

Charles-Henri Lavielle, éditeur.

Les éditions Anacharsis (coopérative toulousaine) publient des textes écrits au fil du temps – récits de voyages, authentiques ou étranges, témoignages – mais aussi des romans contemporains et des essais dont le dénominateur commun est d'inviter à se questionner sur l'altérité.

Parution mars 2024

192 pages - 19 euros

Silhouette gigantesque, éclat inquiétant dans l'œil, mutique… qui était Eugène Petitcolin, préparateur anatomique de l'école vétérinaire de Maisons-Alfort ? À partir de maigres éléments biographiques connus, Franck Manuel façonne un objet littéraire étrange entre roman naturaliste et roman gothique.

Eugène a partagé la vie des schlitteurs, bûcherons des forêts vosgiennes. Sa fascination pour l'anatomie s'est accrue parmi ces corps musculeux et éreintés.

Il y en a sept avec lui dans la cabane. Eugène, car à présent tout le monde l'appelle Eugène, se réveille parfois, quand la lune baigne la pièce d'une lumière de lait. Sans faire de bruit, il pose un pied dans l'enchevêtrement de bras qui cherchent à se joindre, d'une couche à l'autre, à se souder pour ne faire qu'un. Il se penche, au-dessus des côtes qui tendent la peau de ce grand corps éparpillé, ce monstre répandu, il se tient tout près de ses nuques tordues, des angles de ses mâchoires, de ses ventres de faïence que chaque inspiration soulève. Il suit des yeux ses veines. C'est une bête plate, blafarde, dont les bouches soufflent un air tiède, un air qui ne s'élève pas mais s'étale dans la poussière. Il le sent autour de ses chevilles. Il avance courbé dans cet air tiède. Il voudrait caresser les peaux nues des poitrines, les peaux nues des dos, des épaules, des cuisses. Il voudrait presser de ses gros doigts les muscles et les tendons, dans la lumière nocturne.

Il y a Antoine, si maigre, l'omoplate en saillie, une falaise générée par le bras sous le ventre dont la main sort comme si elle appartenait à un autre corps enseveli sous le sien. Il dort les mâchoires serrées. Sa tignasse rousse lui cache les yeux. Sa bouche, parfois, se crispe vers le bas, puis se fige ainsi, quelques secondes, dans une grimace de colère qui étire les lèvres, les rend laides avant de se détendre à nouveau. Il redevient beau, pense alors Eugène. L'autre aussi, Louis, est beau. Il dort juste à côté, en chien de fusil, les bras repliés sur l'abdomen. Ce sont eux deux, Louis et Antoine, il connaît leurs prénoms à présent, qui sont venus le chercher, en bas, au village. Plus à gauche, c'est Rémi. Puis Jean. Puis, le dos plaqué contre le mur, la bouche grande ouverte, avec ses cheveux blonds comme de la paille, presque blancs et qui ronfle comme un haut-fer, Luc. Il a l'âge d'Eugène. Il dort les deux bras parallèles tendus devant lui. On dirait qu'il veut avaler la baraque tout entière.

Parfois Eugène n'y tient plus. Il retourne à sa paillasse, saisit son carnet et, d'un trait convulsif, décharge sur la page son trop-plein de visions. Il trace, dans l'obscurité, angles, lignes brisées, emboîtements, taches, cavités qui constituent le corps de Luc. Il ferme les yeux. Il fait surgir Luc dans ses paupières. Luc dans le moindre détail. Il imagine, sous la peau blanche du ventre de Luc, les mêmes lignes que celles qui remplissent ses cahiers, les viscères, les muscles, les tendons, juste là, sous la peau, alors il dessine ça aussi. Puis il serre le cahier contre sa poitrine, il croise les avant-bras dessus, il remonte les genoux jusqu'aux coudes, il enfonce le menton dans son cou, il écoute les respirations qui l'entourent, il s'endort.

Luc ne dort pas. Il écoute et entend le pas imperceptible presque. Il sait qu'Eugène fera une escale sur chacun des quatre autres corps, avant de s'accroupir enfin et de promener son regard sur lui. Comme chaque nuit Luc a choisi sa pose, qu'il espère belle. Il sait qu'Eugène n'en retiendra qu'une courbe, un angle, un pli. Il a vu le cahier caché sous la paillasse. Il a vu ce qu'il faisait. Antoine lui aussi observe Eugène. Il regarde entre ses cils comment Eugène le regarde, comment ses yeux tombants planent sur son ventre, sur ses jambes. Parfois, sa main s'approche pour le toucher et Luc peine à ne pas respirer plus vite, à ne pas saisir cette main pour la plaquer sur sa peau. Il se concentre alors sur la respiration d'Arsène à côté. Il se cale sur son rythme et scelle plus fort ses paupières en demandant silencieusement à son sang de ne pas tourner si vite dans sa poitrine, à son cœur de ne pas éclater. Puis, très lentement, Eugène se redresse, immense, et s'éloigne. Luc sait qu'il ne reviendra pas, qu'il est rassasié. Il peut essayer de dormir maintenant, tout en écoutant, à l'autre bout de la baraque, la plume qui frotte le papier, qui trace les contours de son bras, ou de sa mâchoire, ou bien ces formes étranges, ces spirales, ces lignes entremêlées dont il ignore la signification.

Le jour, c'est son tour. C'est lui qui observe Eugène. Il le regarde charger la schlitte dans l'air bleu, appuyer son grand dos contre le bois, jambes tendues, d'un coup sec tirer sur les bras pour l'ébranler et dégager la cale. Il progresse vite, Eugène. Luc voit qu'Antoine, avec ses yeux glacés, le reconnaît comme un des leurs. Souvent, alors qu'Eugène s'accroupit, embrasse une tronce et la charge dans un râle sur la schlitte, Luc appuie de tout son regard sur le dos d'Eugène, dans l'espoir qu'il se retourne, mais ce n'est que la nuit qu'Eugène le scrute. Le jour, il cherche l'assentiment du maître. Deux fois déjà, il a failli être pris dessous et deux fois Antoine a surgi pour stopper la schlitte de son dos maigre, les pieds plantés ferme dans les rondins. La preuve, pense Luc, que le vieux renard a l'œil dessus. Il aimerait bien, lui aussi, être distingué, mais personne ne lui prête jamais aucune attention. Pourtant, il y a la nuit et le regard d'Eugène qui plane sur lui. Sur lui plus que sur les autres. Mais la nuit ne suffit pas. Il veut plus sans savoir vraiment quoi, un désir confus, quelque chose de sûr dans le ventre. Parfois, il fait équipe avec lui pour scier, ébrancher, écorcer, alors il sent bien l'harmonie de leurs gestes, leurs épaules toutes proches, leurs bras, leur souffle. Ces jours-là, il éprouve une joie indescriptible qui lui donne envie de courir, de crier. Sur le visage d'Eugène, il lit la même joie. La pépite rousse dans son œil flamboie d'une lumière singulière. Elle le fascine, cette lumière. C'est un tout petit éclat qu'on a envie de saisir entre ses doigts, de serrer au creux de sa paume. Qu'il est beau, pense Luc, tandis qu'Eugène entame sa descente, s'éloigne de lui sans un regard, suivi d'Antoine, dont la charge fait le double de la sienne. Eugène ne s'y trompe pas. Il sait que c'est un défi, une incitation à descendre à fond de train. Antoine va le talonner. S'il ne va pas assez vite, il laissera sa propre schlitte pousser celle d'Eugène, un à-coup terrible qu'il faut encaisser en laissant glisser les pieds d'abord, puis en plantant les talons dès qu'on passe sur une zone sans rondins, un peu meuble, pour essayer de ralentir si la pente s'adoucit, sinon il ne reste plus qu'à se jeter sur le côté hors des brancards, y parvenir, sans quoi on risque de verser ou pire, de passer dessous. Alors il ne reste plus de vous qu'une petite croix en bois sur le bord du chemin de raftons. Eugène mouline à toute vitesse. Il va lui prouver qu'il est un schlitteur maintenant.

MOLOCH ACADEMIK

FABRICE SCHURMANS

Né à Liège, Fabrice Schurmans vit au Portugal. Il est chercheur précaire au Centre d'études sociales de l'université de Coimbra. Ses recherches portent sur les littératures francophones contemporaines, les théories postcoloniales et le théâtre. Il est l'auteur de deux recueils de nouvelles.

"Cette novela nous a marqués par son ton virulent, son contexte – le milieu universitaire – et une certaine audace, puisqu'elle prend l'air du temps un peu à rebrousse-poil."

Olivier Salaün, éditeur.

Depuis leur création en 2004, les éditions Antidata se consacrent à la publication de nouvelles et de textes courts. Elles proposent cinq nouveautés par an : aussi bien des recueils individuels que des compilations collectives.

Parution novembre 2023

100 pages - 8 euros

Fabien Assemans, jeune chercheur bruxellois, débarque à Paris pour intégrer un prestigieux centre de recherche universitaire. Au-delà des difficultés de son travail, il va être confronté à un autre combat : il a pour noms lutte des classes, lutte des places, exploitation, vampirisme.

Première confrontation entre le narrateur et Margaux Pearl, la directrice du centre de recherche.

Après avoir pataugé dans les coloris, je me pris les pieds dans la bouse de Raulier. Chaque page proposait un achoppement. Au moins. Il ne s'agissait pas seulement de coquilles, de faiblesses stylistiques, de répétitions. Le type ne savait ni écrire ni penser. Le thème m'étonna : les représentations de l'Afrique dans les récits de voyage et d'exploration au XIXe siècle. Le terrain était balisé, connu, ressassé même. Et voilà que Raulier s'y mettait à son tour, en amateur peu au fait de la bibliographie, citant beaucoup et mal un nombre limité de références. En outre, lorsqu'il se piquait de citer des textes étrangers, il tirait des conclusions erronées à cause de sa méconnaissance des langues en question. Le comble : il avait traduit en français un auteur francophone à partir d'une version anglaise de son livre.

Il passait d'une région à l'autre sans tenir compte des histoires et perspectives locales, ne s'attachait aucunement à l'origine des textes, à leurs versions successives, prenant comme référence tantôt une première édition, tantôt une édition revue et corrigée, en fonction sans doute de celle qui lui était tombée entre les mains. Quant à l'articulation entre les outils théoriques, la bibliographie primaire et la bibliographie secondaire, elle se réduisait à une mention rapide, pertinente parfois, hors de propos le plus souvent. S'agissait-il d'une thèse de doctorat ou d'une ébauche ? L'avait-il soutenue en l'état ? M'avait-il envoyé une version tronquée par mégarde ? En tant que telle, la bouillie était impubliable. Croyant encore à cet instant à l'existence de règles communes partagées par la majeure partie du monde académique, je fis part de ma circonspection à Pearl.

Ce jour-là, nous étions seuls à la cantine réservée au personnel des projets ERK. La vaste pièce comportait des alignements de tables de deux ou quatre personnes. L'étroitesse des fenêtres évoquait des cellules de moines. Avait-on abattu des cloisons afin de donner du volume à la pièce ? La maigre lumière coulant de l'extérieur sur le parquet renvoyait à un édifice religieux. Quelque chose de blême où l'air ne circule pas.

Pearl n'avait pas goûté la teneur de mes courriels. Elle tenait à me le faire savoir. "À me remettre à ma place." L'expression n'est pas galvaudée. Nous l'entendîmes souvent derrière les murs épais de l'université. On a intérêt à saisir où se trouve la place en question. À ne pas se méprendre sur les nuances de la démocratie. Là-bas, la structure de pouvoir s'impose dans une verticalité impitoyable. L'arriviste et le soumis s'en accommodent, le premier par intérêt, le second par crainte des représailles. L'idéaliste et l'insoumis se prendront la réalité de ladite structure en pleine gueule, avec des conséquences similaires pour les deux. Carla, Thierry et moi, insoumis de la première heure, refusâmes toujours la violence de la remise en place. Nous étions au bas de l'échelle académique. À notre place, par "contrat ", à cause du modèle économique dominant l'institution. Une place réduite à un espace sans pouvoir. La place que j'occupais dans le réfectoire face à Margaux Pearl.

— Ainsi, tu n'apprécies pas l'essai d'André ? Qui es-tu pour démolir l'ouvrage d'un docteur dont j'ai évalué favorablement la thèse ?

— Vous m'avez demandé de revoir un tapuscrit. C'est ce que j'ai fait, avec une perspective critique et philologique. Selon les règles en vigueur dans notre domaine de connaissance. Or, à suivre celles-ci, le travail de Raulier a besoin d'une sérieuse révision.

Pearl me scruta d'un regard noir. Ses ongles crissèrent sur la table tandis qu'un rictus déformait le bas de son visage. Je me souvins du squale dont avait parlé Thierry. Pour la première fois, l'image du prédateur s'imposa. Dans des circonstances propices, certains êtres se laissent gagner par la part animale inhérente à l'espèce humaine. Ils passent alors dans une autre dimension où les barrières morales et éthiques tendent à s'effacer au profit d'une irrationalité assassine. Un exemple ? Le monstre académique qui sacrifie le sous-fifre, le boursier, le Descamisado lors de séminaires d'excellence.

— J'exige que tu t'en tiennes à la révision, que tu toilettes le texte et corriges ce qui doit l'être. Sans en parler à personne. Tu veux réussir, n'est-ce pas ?

— J'aimerais construire une carrière de chercheur, oui.

— C'est la même chose. Si tu fais ce que je te demande, tu la commenceras, ta carrière.

— Sinon ?

— Personne n'est irremplaçable.

À ce moment précis, une éclaircie modifia l'atmosphère de la pièce. Un faisceau de rayons trouva son chemin à travers les carreaux sales. La lumière trembla sur le décor, déposant des taches éphémères sur les objets et les corps. Plusieurs d'entre elles baignèrent le côté droit de la face de Pearl, laissant le gauche dans la pénombre, accentuant sa monstruosité. L'effet ne dura pas. Le masque de la normalité réapparut, ainsi qu'un ton plus cordial. Elle interpréta mon silence comme un accord tacite.

— Eh bien, nous sommes sur la même ligne. Tu acquiesces, tu corriges, tu montes. On ne t'a pas enseigné la trilogie, à Bruxelles ?

Sans attendre de réponse, Margaux Pearl s'en alla ensuite discuter comptabilité avec la secrétaire de DIAM'S. J'ouvris mon ordinateur portable et sélectionnai le fichier "tapuscrit Raulier". De gros rouleaux avaient absorbé l'éclaircie et cavalcadaient, menaçants, en direction de l'université.

À partir de ce jour-là, je ne parvins plus à dormir tranquille. J'avais ouvert les yeux pour la première fois. Mes nuits perdaient des heures et mes journées gagnaient des cernes. La réalité tendait à se modifier. Ainsi eus-je la sensation que les gardiens contrôlant les entrées de l'université m'observaient avec suspicion. Leurs chiens grognaient, le cou puissant tendant la chaîne qu'un gant en cuir retenait à peine. Ces gueules baveuses cherchaient-elles à m'empêcher de pénétrer dans l'antre ? Professeurs et étudiants trimbalaient un regard baigné, chez certains, d'une sorte de vague à l'âme, chez d'autres, d'une hargne suspecte. Un voile couvrait les corps, atténuant les contours, métamorphosant le temple en un monde à la fois proche et différent de l'autre, palpitant dans les rues de Paris. Des ombres, des fantômes, des ricanements traînaient dans les couloirs. S'agissait-il des étudiants disparus dont le visage s'affichait sur les panneaux et les colonnes ? J'interrogeai Thierry sur le phénomène.

— Tout ce qu'on sait, c'est que les flics patinent et que les parents placardent des photos de leurs gosses. Des rumeurs circulent… plus ou moins farfelues.

— C'est-à-dire ?

— On parle de divinités infernales, de sacrifices humains, de souterrains secrets. Tu vois le niveau ! Du grand-guignol !

Dans le hall, un vieillard en cache-poussière observait le mouvement incessant, appuyé sur un balai anachronique. Je croisai son regard éteint et froid. Une main décharnée colla une cigarette éteinte à la commissure des lèvres. J'interrogeai Le Fustec en désignant l'apparition du menton.

— Le concierge… On l'appelle l'Ancêtre. Personne ne connaît son âge. Il s'agirait d'un doctorant n'ayant jamais terminé sa thèse… File-lui une obole le mois prochain et il te fichera la paix.

— Si j'oublie ?

— Crains pour ton âme, pauvre mortel ! conclut un Thierry malicieux.

L'OMBRE PÂLE 💙 ❤️ 🏆

DAVID NAÏM

Né en 1971, David Naïm vit à Paris. L'Ombre pâle est son premier roman. Son travail d'écriture se concentre sur une seule question : pourquoi cherchons-nous, à toute force, à nous tisser à un autre que soi, que ce soit à un ami, un amour ou un dieu ?

"L'Ombre pâle est le premier roman de David Naïm. D'une écriture alerte et maîtrisée, l'auteur explore la question de savoir ce qui pousse chacun d'entre nous à se tisser aux autres. Une question admirablement traitée dans le roman."

Gilles Rozier, éditeur.

Depuis 2016, les éditions de l'Antilope publient des textes littéraires qui soulignent la richesse et les paradoxes de l'existence juive. En 2021, l'Antilope a créé sa collection de poche, l'Antilopoche. Aujourd'hui son catalogue compte plus de quarante titres.

Parution août 2024

256 pages - 20 euros

Après le décès de son père, Simon cherche son talit. La tradition juive veut que l'on soit enterré dans ce châle de prière. Quand Simon le retrouve, il est emmêlé avec un autre. À qui est-il donc ? Il découvre que c'est celui de son grand-père dont il ne sait rien, sauf qu'il a disparu.

Simon, le narrateur, vient de perdre son père. Au moment d'organiser ses obsèques, une surprise l'attend.

J'ai commencé à m'occuper de mon père lorsqu'il est mort. Vivant, je me contentais d'un coup de téléphone depuis ma voiture, dans les embouteillages, pour ne pas perdre trop de temps. Sa voix chevrotante sortait du haut-parleur, elle emplissait l'habitacle pendant quelques minutes, dix ou quinze, jamais plus. Je lui demandais comment il allait. Toujours mal. Je n'avais rien à proposer, alors je me plaignais de mon travail. Lui me disait qu'il était fier de moi, sans jamais préciser pourquoi. C'était à peu près tout. Parfois je lui rendais visite dans le minuscule studio qu'il occupait depuis que ma mère l'avait quitté, exaspérée par son interminable dépression. Ça ne sentait pas très bon, comme souvent chez les vieux quand leurs souvenirs se mettent à les digérer avec un peu d'avance. Il y avait un lit toujours mal fait, recouvert d'un plaid vert en velours râpé, une chaise et une table encombrée de boîtes de médicaments toutes ouvertes. C'était devenu sa nourriture principale. Il y avait aussi un énorme fauteuil à bascule Chesterfield bâti pour un homme épais, sûr de lui. Un vestige d'avant. Souvent, en faisant semblant d'écouter le babil de mon père, je les fixais tour à tour, lui et puis ce fauteuil, en essayant de les réconcilier. Lorsque je n'y parvenais pas, lorsque sa vieillesse battait mes souvenirs à plate couture, alors il m'arrivait de jouer avec l'idée que toute sa vie n'avait été qu'un leurre, une illusion créée par lui. À le voir là, si petit, cela semblait crédible.

Sa dégradation physique m'avait toujours stupéfait. Je n'étais pas sûr, d'ailleurs, qu'il fallût l'imputer à sa dépression. Ni même, à vrai dire, qu'il en ait véritablement fait une. Je ne suis pas un spécialiste, mais le terme m'a toujours évoqué une sorte de processus mou, un enlisement de l'âme. Alors que mon père, je dirais qu'il s'est cassé en deux, net, comme une barre d'acier. Pourquoi, je l'ignore. Et pourquoi je l'ignore, je l'ignore aussi. À vrai dire, peu importe les causes, c'est une histoire de résistance. Lorsque j'étais enfant, mon père m'avait expliqué ce mystère de la physique des matériaux. Ce que j'en avais retenu c'est que le métal, ça travaille, ça résiste et un jour, sans prévenir, d'une seconde à l'autre, ça casse, le toit s'effondre et tant pis pour ceux qui sont dessous. Le cauchemar des architectes, avait-il conclu. Et Dieu sait qu'il s'y connaissait, Moïse, en cauchemar et en architecture.

La mort est réservée aux morts. Pour les autres, il y a les larmes et une logistique d'enfer. Il faut trouver une place, le corps dans un cercueil, le cercueil dans un trou, le trou dans un cimetière. Comme les Juifs aiment souffrir un peu plus, il faut boucler tout ça en moins d'une journée. Sinon quoi ? Je ne sais pas. Dès le début, j'ai senti que ça allait être compliqué. Rien que trouver le corps. Il n'était plus dans la chambre, les règles d'hygiène sont strictes, vous comprenez. La chambre froide est à gauche en sortant, juste après les cuisines. Devant ça fume des clopes et ça papote, les tenues blanches, les tenues vertes et les tenues bleues prennent leur pause pendant que les vivants s'accrochent. Porte de gauche, ça sent le riz trop cuit et l'eau de Javel. Porte de droite, Moïse est là, posé sur des tréteaux. Un bateau à fond de cale. Un drap blanc enveloppe son corps. Seul le visage dépasse, méconnaissable. En à peine quelques heures, la moindre parcelle s'en est modifiée, pour confirmer aux vivants qu'il n'est désormais plus des leurs. Les cheveux sont morts. La peau n'est plus la peau, mais la cire d'un masque qui semble l'avoir étouffé. Bientôt, la chair affaissée s'écoulera lentement vers le siphon qu'est la bouche entrouverte. Et le corps, devenu la maison de rien, disparaîtra.

J'avais l'après-midi pour organiser les obsèques. J'ai laissé mon père et quitté l'hôpital pour me rendre au service des pompes funèbres de Versailles. Sur le chemin depuis Marly-le-Roi, il s'est passé quelque chose. Je connais la route par cœur, pourtant, j'ignore comment, j'ai raté un embranchement, puis un autre. J'ai littéralement perdu le contrôle de ma destination. Après coup, je dirais même de ma destinée. Je me suis retrouvé à Bailly, devant mon ancien chez moi, celui de quand j'étais enfant. Je n'y étais jamais retourné, pas une fois en trente ans. Un grand appartement au deuxième étage d'une résidence de standing, une de ces nombreuses cités-dortoirs bourgeoises des Yvelines, faite de barres d'immeubles chics plantées au milieu d'une pelouse impeccable. J'avais oublié cette utopie seventies : ennui profond, piscine chauffée, tennis couverts et charges mirobolantes, j'entends encore mon père hurler chaque mois en les payant. Comment pouvais-je me retrouver là, précisément aujourd'hui ? J'étais furieux. Je déteste la nostalgie. C'est une magie noire, juste bonne à vous user la vie en vous faisant confondre souvenirs et désirs.

Je suis tout de même resté. Puisque j'étais là, autant aller voir. Je suis sorti de ma voiture et me suis approché de l'immeuble où j'avais habité. Lorsque j'étais à une vingtaine de mètres, j'ai vu une femme à moitié cachée derrière le rideau de la grande baie vitrée du second, chez moi, qui observait dehors. Ça m'a frappé parce que ma mère faisait la même chose les jours où mon père rentrait de voyage. À partir de six heures, elle restait à attendre, immobile, pendant que la nuit tombait, drapée dans le rideau comme une Pénélope prise dans sa tapisserie. On aurait pu penser que c'était de l'amour (peut-être en était-ce, je ne suis pas spécialiste) mais quand Ulysse-Moïse rentrait, se rejouait chaque fois un scénario qui n'y ressemblait pas. Après moins de dix minutes ils se prenaient le bec. Le moindre sujet faisait l'affaire, la valise dans l'entrée, le bonjour tiède ou le repas refroidi d'avoir trop attendu. Rien de grave, on dînait quand même, on parlait. C'était comment ? Vous avez eu des notes ? Tu n'oublieras pas, les Untels viennent dîner vendredi. Puis on débarrassait, on passait au salon et celui-ci devenait un petit univers composé de deux planètes étrangères l'une à l'autre. D'un côté, autour de la télé, serrés les uns contre les autres sur le canapé, ma mère, ma sœur et moi ; de l'autre, à trois mètres et des années passées à distendre les liens à force d'absence, Moïse, le visage caché derrière le mur en papier du journal du soir.

"Vous cherchez quelque chose ?" La dame était sur son balcon, méfiante. J'ai filé sans répondre, direction Versailles, en retard pour le rendez-vous avec le type des pompes funèbres. Un homme charmant. Toutes mes condoléances, vous voulez un café, quel âge avait votre père, il a eu une belle vie. Il m'a vanté un emplacement avec vue, un carré VIP hors de prix dans le cimetière juif de Versailles, l'un des plus vieux de France, il date de la Révolution, rendez-vous compte. Quelque chose d'exclusif. J'ai failli demander : êtes-vous sûr, cher Monsieur, que l'alpha et l'omega du bonheur outre-monde soit d'avoir vue sur celui des vivants ? Enfin, je me suis laissé convaincre, heureux de faire à Moïse ce potentiel plaisir posthume.

L'ÉCHAPPÉE ❤️

JEAN-FRANÇOIS DUPONT

Jean-François Dupont est né en 1956 à Ambérieu-en-Bugey. Après avoir enseigné la littérature et le cinéma sur les bords de l'Ain, il se consacre désormais à l'écriture et au voyage. Après l'envoûtant Villa Wexler, il poursuit son exploration de la mémoire et de l'adolescence.

"L'Échappée est une véritable aventure qui place le protagoniste dans un quotidien extraordinaire. C'est un texte porteur de questions universelles et métaphysiques : le choix de sa fin de vie, la perception de la vieillesse, le fossé entre générations. Un tour de force littéraire !"

Estelle Durand, éditrice.

Maison d'édition fondée en 2010, Asphalte publie une littérature venue du monde entier. Les textes s'affranchissent des contraintes de genre et mettent l'écriture au service de l'atmosphère et du rythme. Leur catalogue reflète cet attachement à l'esprit des lieux et à leur petite musique.

Parution mars 2024

208 pages - 20 euros

La France est plongée dans une étrange guerre civile. François, en fuite vers la Suisse, rencontre Constance, violoncelliste, à la dérive elle aussi. Ils décident d'unir leurs forces pour leur périple. Mais ils se font bientôt enlever par un groupe d'adolescents, armés et imprévisibles.

Le narrateur vient de prendre la route, à vélo. À bout de souffle, plongé dans des tourments insolubles, il tente de fuir vers la Suisse.

J'avais à peine parcouru une vingtaine de kilomètres quand j'ai crevé. Peut-être parce que mon vélo était trop chargé. Boîtes de raviolis, mini-réchaud, cartouche de gaz, sac de couchage, eau. J'avais aussi désossé un cubi de trois litres de rouge pour en conserver uniquement la poche plastique. Mon kérosène pour la route.

C'est sans trop de difficultés que j'avais négocié la succession de collines qui, une fois gravies, permettait de se retrouver sur la route de Belgrand. Durant le premier été de ma retraite, j'avais sillonné les alentours et pris du plaisir à suer dans les montées, entre champs et sapins. Et à foncer dans les descentes, le visage plissé dans un rictus de dément.

J'étais parti tôt le matin, comptant ainsi, avec un peu de chance, atteindre Belgrand en fin de journée. C'est là que j'espérais trouver encore un train. À cette heure, je n'avais pas croisé un seul être humain en quittant les faubourgs de Clairville. Seul le clocher avait résonné dans les rues désertes. Puis, pendant un moment, il n'y avait plus eu que le cliquetis du pédalier pour m'accompagner. J'avais huilé la chaîne avec minutie comme quand j'étais enfant et que je la faisais tourner à vide et à toute vitesse.

Le temps était assez clément, mais je supportais bien le loden de mon père. J'aurais pu choisir un vêtement plus adapté – les anoraks ne manquaient pas chez les Poulnard –, mais le sentiment filial l'avait emporté. D'autant que j'avais confectionné dans la doublure de ce vêtement une sorte de poche secrète pour y glisser mes dollars. Ma mère m'avait appris la couture. J'aimais la voir sortir sa boîte en bois qui se dépliait comme la malle à outils d'un artisan et qui contenait tant de rouleaux de fils de diverses couleurs. Elle cousait en silence ou fredonnait parfois une chansonnette. J'aimais la justesse et la méticulosité de ses gestes, c'en était hypnotisant. Mais, peu à peu, ses yeux avaient commencé à la trahir. Jusqu'à ce qu'on lui diagnostique une dégénérescence maculaire. Elle avait fini ses jours presque aveugle et déjà loin du monde.

C'est entre deux bois, sur une interminable ligne droite, que j'ai aperçu un premier quidam. Je l'avais d'abord entendu d'assez loin. "Alouette gentille alouette !" Une voix à la fois puissante et désaccordée. Un grand type filiforme vêtu d'une veste cintrée et d'un jean trop large, une casquette de base-ball rouge sur la tête. Ses baskets produisaient un couinement aigu sur le bitume. "Alouette…" Il marchait très vite, les membres raides, le regard éteint. Un automate d'une cinquantaine d'années. Soudain, il s'est mis à hurler à mon passage – "Je te plumerai !" – et j'ai failli tomber de mon vélo. L'homme filait déjà loin en chantant toujours plus fort.

Pédaler, produire des efforts, simplement respirer m'avait permis de larguer les amarres. Voilà, c'était fait, je ne reviendrais plus. Il était temps d'évacuer les remords et les regrets. Même si je ne savais toujours pas faire la différence. Mes pensées étaient aussi volatiles que ces espèces de poussières qui naviguent parfois devant nos yeux. Je songeais à mes enfants, à leur quotidien à l'instant où je les imaginais. Qui dormait ? Qui se réveillait ? Je confondais les fuseaux horaires, les jours, les années. Et pourquoi Faustine était-elle morte ?

J'avais eu la tentation d'incendier à mon tour la maison des Poulnard. Mais cela m'avait paru lâche et mesquin. La mort dramatique de Gérard avait plongé Colette dans un chagrin définitif. Je n'avais pas à en ajouter une couche. Finalement, n'avais-je pas été jaloux de leur retraite béate ? Ou, par un effet de miroir déformant, n'avais-je fait que tuer le vieux que j'étais devenu ?

D'autres souvenirs me traversaient. Des images d'autrefois, oui, mais surtout de cette dernière année. Une crevasse séparait désormais ma vie d'avant, ma vraie vie en somme, même si c'était un peu dérisoire de le formuler ainsi, de celle que je menais depuis le début de ma retraite. Rien que ce dernier mot voulait tout dire. D'ailleurs, j'en prenais conscience, je n'avais jamais établi de rapprochement avec le sens militaire de ce terme, comme la retraite de Russie. J'avais lu un récit sur cette débâcle. Des histoires de grognards qui gèlent sous la neige et bouffent leurs chevaux pour survivre.

Qu'avait bien pu devenir Bellier avec deux L ? J'avais du mal à penser que sa combine puisse fonctionner, quel que soit le benêt qu'il parvienne à convaincre. Les personnages mélancoliques de Carl Blazer et ceux bien réels de ces derniers mois se mélangeaient dans un drôle de film. Quant à Poulnard, vivant ou mort, son image s'était émiettée. Aussi immoral que cela puisse paraître, sa mort m'était devenue presque fictive.

Bien sûr, je songeais aussi à des lieux où j'avais été heureux. Villes, hôtels, aéroports. Et toutes ces plages... On aurait dit le refrain d'une chanson. Des pas s'imprimaient et s'effaçaient. Le ressac ne cessait de mourir sur le sable. Au fil de mes rêvasseries, je revenais pourtant au lieu magique qui, durant la plus grande partie de mon existence en solitaire, m'avait apaisé et protégé de presque tout. Il m'était arrivé, parfois n'importe où, de me mettre en quête d'un club de tennis. Juste pour le plaisir de m'asseoir face aux courts et de regarder évoluer les joueurs. Rien que le souffle des balles m'éloignait du reste. Même un terrain vide avec ses lignes blanches et son revêtement ocre m'enchantait. Où puiser ailleurs tant de douceur et d'évidence ? Jamais je n'ai été aussi absent à ce qui m'entourait. Jamais.

J'étais bien sûr incapable de réparer une chambre à air. Je me souvenais encore des conseils que prodiguait notre instituteur après la leçon de morale. Distinguer une couleuvre d'une vipère, faire un garrot, du feu, se protéger de la foudre. Cet homme en blouse bleue vous donnait toujours l'impression que le monde ne demandait qu'à être maîtrisé. La crevaison ? Il suffisait de repérer la fuite en plongeant la chambre à air dans de l'eau. Une rustine et hop, le tour était joué. Qu'est-ce que j'aimais l'écouter, ce bonhomme. J'avais été fier de lui montrer la boussole de mon père. Nord, Sud, Est, Ouest. La vie était si simple.

Sauf que désormais, disposé à l'envers avec son pneu à plat, mon vélo était devenu une machine absurde. Je n'ai pas eu le temps de réfléchir à ma situation. Deux hommes ont jailli des fourrés en bord de route. La trentaine, moitié chasseurs moitié pêcheurs, l'un tenait une carabine, l'autre une machette. Tous deux étaient coiffés de bérets à la Guevara, mais je ne suis pas sûr qu'ils aient jamais su qui était le Che. Ils avaient surtout l'air de deux parfaits abrutis.

J'ai aussitôt senti que je leur produisais le même effet. Un pauvre type. Je me suis planté à côté de mon sac à dos et de mon vélo, un peu sur mes gardes tout de même. L'un avait une grande cicatrice blême sur son visage pas rasé. C'était celui à la machette.

"Qu'est-ce tu fous là ?"

À part désigner mon engin retourné, je ne voyais pas trop quoi répondre.

"J'ai crevé."

L'autre avec la carabine, un peu en retrait, me détaillait.

Le gars à la machette s'est penché sur mon sac, un mouvement gauche, comme retenu. Ce devait être la première fois qu'il s'en prenait à quelqu'un comme ça. Il dégageait une puissante odeur d'aisselles.

BAKASABLE

UGO RIOU

Ugo Riou est né au milieu des années 1990 et Bakasable est son premier roman. Enthousiasmé par toutes les formes d'art déconcertantes, alors que son univers littéraire allie fantasmagorie bouffonne et effusion poétique, c'est la musique noise et les dessins d'enfants qu'il préfère.

"En tant qu'éditeur on se veut parfois plus sérieux qu'on ne l'est. Ugo Riou et son Bakasable nous a d'abord interrogé, fait rire par surprise, décontenancé, puis surpris encore. Et c'est bien plus que ce que l'on demande à un roman."

Camille Delettre, éditeur.

Les éditions de l'Atteinte mettent en lumière une littérature qui s'affranchit des canons traditionnels et fait la part belle à la langue et au style. Elles éditent des livres avec soin, en lien étroit avec ses auteur·ices et tous les maillons de la chaîne du livre.

Parution avril 2024

160 pages - 21 euros

Sur fond de guerre supposée totale, dans une classe tenue par une maîtresse dont le rôle est de tout leur désapprendre, des enfants sont contraints de jouer une pièce de théâtre faite de vide. Inquiétante et drôle à la fois, cette fable baroque est unique en son genre.

"Du spontané. Diriger, disait la maîtresse, c'était donner un sens, et le sens, à notre époque, personne n'en voulait plus."

Si nous faisions les zouaves, c'était peine perdue pour aller vers ce point d'horizon qui nous attirait tant.

Qui sait, un jour ce serait peut-être l'un de nous la vedette de cette pièce ? Elle savait qu'on en rêvait. Il fallait donc se tenir par la main et aller en direction de l'horizon dans le calme et la discipline. On se traînait hors de nous. C'était vraiment parce que c'était obligé. En plus de ça, il était interdit de fumer dans la cour de récréation. Puis il n'y avait pas d'entracte, puisque l'entièreté de la pièce était un entracte permanent.

Gégé avait du sang qui lui coulait des oreilles depuis qu'il s'était éclaté les tympans à coups de pétards.

On aurait pu faire du boudin noir avec tout le sang qui coulait des oreilles de Gégé. Mais il était aussi défendu de bouffer dans cette cour de récréation. Ni boudin noir ni friandises. Pas même un paquet de chips ou ses propres lacets. Soi-disant que les bruits de mâchouillement perturbaient la concentration des comédiens.

— Gégé ?... Gégé ?!... GÉGÉ ?!...

Gégé ne répondait pas.

— Maîtresse, Gégé devrait peut-être aller à l'infirmerie ?

— Elle a été bombardée durant la nuit, les enfants.

— Alors il pourrait peut-être aller consulter le psychologue ?

— Il est en dépression.

— Maîtresse ?

— Oui ?

— Gégé est mort.

— Ah bon ? Eh bien tant pis pour lui ! Louper une occasion pareille, moi ça me coupe le sifflet. Monsieur Gégé veut faire l'ingrat ? Monsieur Gégé a la tête dure ? Soit ! Qu'il reste dans son entêtement, votre copain. Moi, les bourriques, je n'en veux pas dans ma classe. Les petits provocateurs, les anars, tu m'entends Gégé ?! Tu fais la sourde oreille ? Reste pétri dans ton écœurement de la vie si tu veux, puisque c'est ça qui te plaît. Mais sache que ça ne te mènera nulle part. Qu'il ose après venir me demander les clefs de sa cave... Je vous jure, les enfants, quel ingrat ce gosse !

Maintenant il fallait aussi qu'on enterre Gégé pendant la récréation. Comme si le spectacle n'était pas déjà assez macabre. Au moins ça allait nous occuper un peu avant de retourner en classe. On pensa faire venir le curé pour les funérailles de Gégé. Seulement on se souvint qu'il s'était fait rouler dessus par un char.

On ne pouvait pas laisser notre copain Gégé moisir au beau milieu de cette pièce sur la vacuité. Si on lui devait quelque chose pour toutes les rigolades qu'il nous avait provoquées, c'était au moins de le mettre à l'abri pour qu'il pourrisse tranquillement. Si on l'abandonnait sur le plateau, les comédiens étaient capables d'en faire un acteur de leur troupe. De l'affubler d'un costume rabougri. Puis il y avait déjà assez de rats comme ça. On ne pouvait pas se le permettre. On observait Gégé. Il avait l'air plus à l'aise dans ses bottes depuis qu'il était mort. Plus serein. On l'avait toujours connu angoissé à en crever, alors ça faisait plaisir de voir qu'il avait enfin trouvé un moyen d'aller mieux.

— Quelqu'un connaît une oraison funèbre ?

Il y eut quelques tentatives de blagues.

Mais le cœur n'y était pas.

Pour égayer les obsèques de Gégé, je proposais aux copains de me glisser hors de l'école, par le petit portail bleu ; je rejoindrais le cimetière et je piquerais quelques gerbes de fleurs sur les tombes.

— T'es prêt à prendre ce risque ?

Le truc, c'est que la maîtresse avait scié la poignée du petit portail bleu et l'avait balancée dans le tableau pour qu'on ne puisse pas s'évader.

— On te fait la courte ?

— Ou bien tu peux tenter de te glisser entre les barreaux.

Je ne le sentais pas trop. C'était un coup à ce que je reste bloqué. Et si les grandes vacances finissaient par arriver, je ne tenais pas à être coincé dans les barreaux du petit portail bleu, devenant un barreau moi-même, et n'ayant plus qu'à regarder les copains s'en aller vers des destinations paradisiaques.

— Ne t'aventure pas au cimetière, je te le déconseille...

C'était Jordan. Jordan l'ombrageux. L'élève le plus sombre de la classe.

— Il se passe de drôles de choses, là-bas, au cimetière...

Quand Jordan parlait, il faisait nuit.

— De bien drôles de choses...

On n'y voyait pas plus loin que les yeux fermés.

— Des choses exagérément drôles...

Si Jordan avait été un animal, il aurait été moit'-moit' entre le corbeau et la panthère, et à côté de lui, tous les corbeaux et toutes les panthères auraient paru aussi blancs qu'une cuvette de toilette immaculée. Car Jordan rendait le blanc plus blanc que blanc par sa présence, mais personne n'aurait osé faire une boutade rapprochant Jordan et de la lessive. Personne n'aurait eu ce culot. Jordan était bien trop sombre pour cela. Si l'obscurité et les ténèbres avaient eu une progéniture, ça aurait été une embellie en comparaison de Jordan.

— Des choses hyper drôles...

À son contact, la seule chose à laquelle on pensait était la durée de vie des piles de sa lampe torche.

— Des choses hilarantes...

Pour rallumer la lumière, on renonça au cimetière.

— À se poiler...

De toute façon, si on ramenait des bouquets de fleurs, Jordan allait en arracher tous les pétales.

— À se fendre la poire...

Puis Gégé était plutôt sobre comme mec, non ?

— À se dilater la rate...

Il n'était pas allergique au pollen ?

— Pire que des chatouilles sous les pieds...

Jordan partit de son rire ignominieux.

De la bile noire lui coulait d'entre les dents de lait.

— Vas-y Jordan, vide-toi, mon pote !

Le type le plus avisé prit le commandement et nous ordonna d'aller chercher le seau en classe pour écoper au plus vite, avant qu'on soit tous noyés dans les effluves de bile de Jordan.

— Grouillez-vous, ça urge, c'est torrentiel !

— Mais Chef, le seau est déjà plein à ras bord !

Le chef s'énerva comme un vrai chef. Il ne voulait rien savoir.

— Videz-le dans le tableau, s'il le faut !

Heureusement qu'il y avait le tableau noir. Il absorbait tout ce dont on ne savait pas quoi faire : le vomi, la bile de Jordan, nos idées parasites... Il suffisait de tout balancer dedans. C'était comme une grande fosse, qui faisait un beau bain pour la maîtresse. Elle avait installé dessus un système de poulie qui lui permettait de le faire basculer à la renverse. Ainsi, elle pouvait le changer en une piscine et allait s'y baigner quand sa logorrhée l'avait trop desséchée. Elle nous prévenait en début de matinée qu'elle allait piquer une tête sous cette surface dense et opaque. On la regardait alors des heures durant faire des allers-retours d'un bord à l'autre du tableau noir. On espérait un jour avoir le courage de plonger à notre tour dans les profondeurs de ce cloaque carré tapissé d'une moisissure de mots. On pourrait ainsi aller récupérer le trousseau de nos clefs. Mais pour l'instant on avait trop peur d'y couler à pic. Il nous aurait fallu un sous-marin, ou des brassards.

— À la une ! À la deux ! À la trois !

On déversa le contenu du seau dans le tableau. Il y eut des cris, des glouglous, puis plus rien. Le noir et le silence du tableau noir. Embarrassés, on zyeuta le fond du seau, on le retourna et on cogna dessus mais rien n'en tomba.

— Heu... On n'aurait pas oublié le petit de maternelle qui avait pris le maquis dans le seau, tout à l'heure, pour échapper au spectacle ?

Le Chef médita un moment sur la gravité de la situation.

— On va dire qu'on n'a rien vu et rien entendu, d'accord ?

Tout le monde opina du chef.

INSIDIEUSEMENT

NATHALIE BEAUDOIN

La musique et les jeux littéraires réjouissent Nathalie Beaudoin. Jeux de signes, d'équivoques, déplacements et enjeux esthétiques. Elle ne vit pas sur un rocher battu par les marées pour rien : elle aime scruter les traces de tout ce qui fait vie, le tragique comme l'éclat des rires.

"Insidieusement est une fiction contemporaine très puissante, d'une autrice à découvrir, qui travaille le texte profondément, puisant dans les ressources de la mythologie. C & F éditions débute dans la fiction et peut enfin participer au prix Hors Concours !"

Hervé Le Crosnier, éditeur.

C&F éditions propose depuis 2003 une culture éclairée du numérique à destination de larges publics : essais critiques, études sociologiques, traductions et textes de référence. Le catalogue s'est enrichi en 2020 avec de nouvelles collections de fiction, théâtre et jeunesse.

Parution septembre 2023

180 pages - 20 euros

Des trous se forment dans le monde, perforant personnes, montagnes ou monuments. Le commissaire Labordure, passionné de littérature, enquête avec un géologue et un génie de l'I.A. Mais c'est Cassandre, écrivaine convoitée par une multinationale, qui découvre une trame derrière ces disparitions.

Un phénomène violent et mystérieux se manifeste dans le monde dès l'incipit du roman. Il va se répéter et augmenter au fil d'une enquête urgente.

Sa femme le regarde des gradins. Il est sur le court de tennis. Pleine force de la jeunesse. Une puissance ludique et une exultation dans le service. Quelques gouttes de transpiration qu'il écarte d'un geste rapide, en attendant le retour. Un ressort lorsqu'il court et se replace, aisément.

Et elle le voit, frappé en plein saut lors de sa frappe. Il retombe sur ses pieds. Incompréhension dans ses yeux qui s'agrandissent. Une seconde. Un torrent de sueur lui dévale le front, des rigoles sur son torse, ses jambes.

Il vrille, chavire, et s'abat de tout son long sur le ventre. Un trou dans le dos, de la forme d'un savon noir. Pas de sang, c'est net. Juste une béance.

Les brancards sont déjà là, qui l'emmènent.

Il est dans la salle de bains. Déjà pelotonnée au lit, elle l'attend. Il arrive, elle vient de le lui entendre dire.

À nouveau, elle s'ouvre à l'amour. Elle s'en rend compte, depuis qu'elle l'a rencontré. Comme elle vient de se rendre compte qu'elle n'a peut-être jamais aimé. Si, sûrement, mais pas de cette façon-là. L'amour doit être protéiforme, c'est ce qu'elle se dit. Elle a accepté de se laisser toucher. Une lutte contre elle-même pour ça. Il l'a beaucoup attendue, avec patience. Il s'est imbriqué doucement dans sa vie, dans ses fibres. Il est à côté. Elle se retourne dans le lit, la tête enfouie dans leurs deux oreillers pour sourire, pudeur et joie.

Il n'arrive pas. Elle se lève. L'eau coule encore.

Il est de guingois, la tête dans le lavabo, un bras ballant, la brosse à dents dans la vasque, près de son visage. Une position improbable, les yeux ouverts. Un trou dans la gorge lorsqu'elle tente de le retourner, bien net, bien rond, dont ne sort aucune goutte de sang. Comme le manque d'une partie d'anatomie, au niveau de la pomme d'Adam.

Elle ne ressent rien encore. C'est tellement insolite. Ça ne peut pas exister.

À l'aéroport. On pourrait dire un bel homme, cinquantaine. Raffiné, sûr de soi, argent, représentation, séduction. Un mode d'être.

Il a récupéré ses affaires après les rayons X. Sacoche en cuir lisse pour l'ordinateur. Il remet sa ceinture, sa montre, mécanisme à mouvement perpétuel, marques de luxe, clichés. Il plaît, le sait, elle le sent quand il se retourne vers elle et lui sourit. Il sait être féminin, elle n'en doute pas, genre d'homme à côté duquel on devient guimauve languide.

Il passe le portique. Foudroyé. Il tombe en arrière, sur le dos, la bouche ouverte. Non, pas ouverte, juste un trou. Pas de sang, pas de bouche. C'est ridicule. Le baiser du destin, passé comme un souffle. C'est ce qu'elle pense. Ça ne devrait pas advenir comme ça, ça ne colle pas.

Affolement tout autour, on escamote le corps précipitamment, les passagers ne doivent pas voir.

Dans le désert. Un char avec un drapeau noir au bout d'une perche, sous le soleil qui tremble. Il grossit à vue d'œil. Ce n'est pas une perche ; une silhouette floue qui brandit un fusil, et le drapeau.

Elle se détourne, se penche sous le palmier pour puiser l'eau. Quelques gouttes sèchent aussitôt sur ses pieds nus.

Elle entend maintenant le moteur. Elle ne s'y fait pas ; c'est un chameau qui devrait venir boire, un char n'a rien à faire là. D'ailleurs, elle l'entend renâcler. Elle replace son voile sur son visage pour regarder en biais.

L'engin fait des écarts, hoquette. Une salve de mitraillette. Instinctivement elle se baisse. Ça n'a aucun sens, elle pense encore à une démonstration guerrière tribale. Toujours les mêmes, les armes changent. Il zigzague, elle hésite, ne sait de quel côté du palmier se placer pour ne pas avoir à voir, et repartir.

Elle n'a pas à se déplacer, il s'échoue dans le sable, plus rien ne bouge. Elle lâche son voile, replace sa calebasse pleine sur sa tête, s'approche. L'homme est figé, droit debout contre la trappe ouverte de la tourelle. Son bras droit brandit toujours le fusil, sa main gauche posée sur l'habitacle tient le drapeau. Elle est dans le bon axe par rapport au corps. Mais la main est seule, il manque l'avant-bras.

Elle regarde tout autour, interloquée. Pas de traces d'impact, pas de sang. Elle ne comprend pas, ne grimpe pas non plus pour vérifier l'état du conducteur.

Elle se retourne, personne, et repart au village.

Des fuites ont eu lieu, on ne sait par quel biais. Une flambée sur les réseaux sociaux.

Le commissaire Labordure est envahi. Réfléchir. Ce sont des pièces du puzzle à mettre en place, il faut raison garder…

et la distance. Reprendre, encore. Un mal mystérieux a atteint ces gens. Des hommes surtout, sans discrimination. Une nappe stagnante au-dessus d'eux, qui frappe ici ou là, comme un débordement momentané. C'est inique, sans explication. Il y avait, et il n'y a plus. C'est aussi froid qu'une soustraction.

Très peu de battage dans les médias. Juste pour dire que toutes les conjectures sont envisagées, aucune d'elles n'étant d'ailleurs développée. Ça suscite une agitation frénétique sur les réseaux, et des débats houleux dans les conversations ; ça frappe les esprits autant que les morts. Une cacophonie d'affirmations, toutes plus farfelues les unes que les autres. Un faisceau d'hypothèses créant de la violence, plus encore que le mal dont il s'agit qui lui, reste épars. Mais l'angoisse du possible est sournoise et pernicieuse.

La pression est forte sur la cellule de crise policière pour trouver les coupables, tout en gardant un œil sur les réseaux sociaux. Il faut maintenir une double tension ; à moins que les actes ne soient la conséquence de tout ce discours proliférant. C'est ce que pense Labordure. Non, ce serait délirant, il y a eu un acte primordial.

L'attentat, le meurtre, l'épidémie, sont des soustractions injustes ; mais dans l'explication rétrospective, il y a addition. Celle des tentatives de liaison des causes et des effets pour s'accrocher à un fil. C'est un tissage de discours, une trame préhensile qui domine, dans laquelle même un passage à l'acte désinhibé ou la propagation d'un virus trouve sa place. On a besoin d'addition. Que tout soit à sa place. Toute l'énergie dépensée dans les explications quadrille l'espace d'une somme d'additions. C'est ce qu'il pense.

Mais là, le langage est inopérant. Il y a un arrêt, comme un bras resté en l'air, aussi insupportable qu'un mouvement chorégraphique dont l'intention reste inachevée.

C'est un auto-engendrement sériel de quelque chose, comme une matière noire qui se dérobe.

Autre chose se joue, et ça nous regarde, parce que ça nous menace. Il faut changer l'angle de perception ; on n'est pas dans un phénomène de causalité. Se décentrer pour envisager une nouvelle façon d'aborder les pistes, avec hauteur pour comprendre ce qui échappe.

Le commissaire en est là de ses réflexions.

Autant dire bien peu.

SOUVENIRS D'UN FUTUR RADIEUX 💙

JOSÉ VIEIRA

José Vieira est né au Portugal. À sept ans, en 1965, il rejoint la France avec sa famille, où il vivra d'abord dans un bidonville. Très vite, il s'investit dans les mouvements pour l'égalité et contre le racisme. Il a réalisé une trentaine de documentaires liés à l'exil et à l'immigration.

"Souvenirs d'un futur radieux est un texte important. Sa force vient de son écriture, de cette capacité exceptionnelle qu'a la littérature de faire d'une expérience personnelle, une réflexion collective. Généreux, ce texte permet une compréhension sensible de notre histoire et de notre société."

Anne Lima, éditrice.

Les éditions Chandeigne œuvrent depuis plus de trente ans auprès du public francophone pour faire connaître les richesses de l'histoire et de la littérature lusophone.

Parution mars 2024

144 pages - 18 euros

Dans ce texte à la poésie douce-amère, l'auteur déroule le fil de ses souvenirs – l'histoire de ses proches dans les bidonvilles franciliens – et dresse un constat sensible sur l'exil d'hier et d'aujourd'hui. Un premier récit bouleversant à l'écriture chantante et percutante.

Le narrateur revient sur l'expérience d'immigration de sa mère, ses motivations, son vécu au bidonville, mais aussi son affranchissement.

Si le jour du départ elle avait imaginé que là-bas elle finirait par fredonner des airs de liberté, le voyage aurait été moins déroutant. Elle était tétanisée à l'idée de partir mais il le fallait. Elle avait la hantise que son mari disparaisse dans l'immigration. C'était une peur irrépressible de se retrouver seule avec cinq enfants. Elle ne voulait pas partir, elle ne se voyait pas rester seule. Pour elle, le voyage a commencé comme une fuite en avant et s'est terminé en camouflet. Elle rêvait d'une maison avec eau et électricité à tous les étages et d'un jardin pour ses fleurs. Sa nouvelle maison était une baraque.

Ma mère ne pensait qu'à foutre le camp du bidonville. Elle était trop souvent écrouée dans de sourdes inquiétudes. Mes sœurs étaient strictement surveillées, les hommes dans leur solitude avaient le regard lubrique, des filles de 15 ans tombaient enceintes. Qu'une telle chose puisse arriver à ses filles la terrifiait. Sa sœur avait été répudiée par son mari, elle avait eu deux filles hors mariage et maintenant elle vivait dans la misère dans une cahute au bord de la rivière. Elle n'était plus là-bas pour la secourir, elle ne pouvait plus envoyer mes sœurs en cachette de mon père lui apporter un colis avec du riz, des pâtes, du sucre, des biscuits.

Ses trois garçons étaient toujours par monts et par vaux, revenant de leurs expéditions les vêtements souvent sales et déchirés. Elle avait beau leur interdire certaines escapades lointaines, ils n'en faisaient qu'à leur tête. Elle perdait patience. Nous étions insouciants, débrouillards, toujours à la conquête des vastes territoires autour du bidonville. Nous bâtissions des cabanes, creusions des tunnels, érigions des forts. Nous avions découvert le père Noël à la décharge. On y trouvait des jouets, des livres et le cuivre pour notre argent de poche. Elle nous disait qu'on la rendait folle, qu'on ne perdait rien pour attendre. Qu'une fois sortie de ce bourbier elle allait nous mater. Pour me faire pardonner mes incartades, je lui rapportais de jolies babioles trouvées à la décharge ou empochées en collectionnant les vignettes des bouteilles de vin cinq étoiles. J'adorais faire des cadeaux à ma mère.

Elle maudissait inlassablement la violence qui lui était infligée dans ce trou. Il y avait cette satanée humidité qui attisait ses rhumatismes. L'hiver, les gouttes d'eau ruisselaient sur le contreplaqué des chambres glaciales. Elle n'en pouvait plus de ces dimanches exaspérants. Les hommes qui rappliquaient des chantiers voisins s'enferraient dans la beuverie et la bagarre. Un dimanche, une bouteille avait éclaté sur la tête de sa fille devant la porte de la baraque. Le provisoire s'éternisait et elle ne supportait plus un tel déclassement.

Ma mère venait d'une famille dévote qui possédait des terres et s'enorgueillissait d'avoir enfanté des curés. Ses deux frères étaient des fonctionnaires zélés d'une église inquisitrice. Jusqu'au trépas, leur dévotion pour la dictature ne s'est jamais démentie. Ils fustigeaient ma mère à coups de sermons et de semonces sur notre mauvaise éducation. Je sais que ça la faisait souffrir de nous voir brusquement aussi subversifs. Mais ces curés-là ne pouvaient imaginer que l'amour d'une mère puisse être sacré.

Quand enfin, après cinq années au bidonville, nous avons habité une maison avec un jardin pour ses fleurs, ma mère est devenue plus enjouée. Elle apprenait de nouveaux mots qui rendent la vie moins rude. L'hiver, elle n'avait plus besoin de laver le linge avec ses mains saccagées par les engelures, la chair à vif. Elle avait une machine à laver. Elle avait son argent des cinq enfants qu'elle gardait. Elle achetait du chocolat en cachette de son mari. À la télévision elle regardait l'émission sur les femmes* qui passait une fois par semaine. Elle s'affranchissait. Elle disait à ses filles qu'il fallait apprendre un métier pour ne pas dépendre d'un homme. Elle tentait de nous comprendre, dialoguait. Même si elle ne partageait pas toutes nos idées, elle aimait la vie que nous avions insufflée dans la maison.

Elle regardait les films avec nous et ne s'offusquait plus des scènes gentiment osées que nous prodiguait le petit écran. Dès qu'un couple se roulait une pelle, le vieux se raclait la gorge de gêne et de désapprobation, partait aussi sec se coucher murmurant son sempiternel Si c'est pas honteux ! Il était décidément incorruptible. Le monde changeait, mon père se retirait, ma mère s'adaptait. Mais le mariage à l'église et la virginité étaient encore pour elle un horizon indépassable.

Mes sœurs ne se sont pas encombrées de ces prescriptions. Elle avait beau excommunier, pleurer, implorer, elle a fini par se rendre à l'évidence : ses filles vivaient leur vie sans se soucier du qu'en-dira-t-on.

Dans son pays natal, ma mère n'avait que des mots endimanchés pour son pays d'immigration. Les premières vacances après trois ans d'absence ont été un feu d'artifice et une féerie de cartes postales. Sans baraque, sans boue, sans bidonville. Elle disait avoir découvert un pays de cocagne où il pleut la nuit et il fait beau le jour. Peut-être voulait-elle prouver à qui voulait l'entendre qu'elle avait fait le bon choix en partant. Sans doute était-ce sa manière d'exorciser, ne serait-ce que le temps d'un été, ce maudit taudis. Dans son sac, elle cachait des photos de toute la famille posant devant la grande dame de fer. Elle se réjouissait de les montrer à ses amies. Elle ébruitait une immigration heureuse, providentielle à tous égards. Bien sûr ça n'était pas vrai mais c'était à portée de main. N'allait-elle pas faire ses courses à pied dans le plus vaste centre commercial d'Europe en traversant une ville flambant neuve ? Ça en jetait ! En vacances au pays de notre enfance, nous avions pour consigne de taire la matérialité de notre exil.

Quant à ma mère, elle ne mentait pas, elle se projetait. Elle imaginait déjà, loin du bidonville, un avenir radieux, elle le fréquentait comme un amant, l'étreignait. Je l'entendais dire que c'était mieux là-bas, que la vie y était plus facile. Que les gens étaient moins engoncés dans leurs fonctions, les magasins bien mieux achalandés, le temps moins humide, la terre plus fertile et les mentalités plus ouvertes. Pour la vulgate locale, les immigrés étaient officiellement des disgraciés en perdition loin de la patrie, desséchés par le travail, la maladie, la nostalgie. Combien trompés en reviendront plus pauvres, plus malades et plus malheureux que jamais. Sans préméditation, en toute innocence, ma mère faisait dans la contre-propagande.

* Les femmes aussi d'Éliane Victor

ELLE S'ÉLOIGNE ❤️

RAPHAËL CUVIER

Raphaël Cuvier est né en 1980. Père de trois enfants, il vit à Orléans et enseigne l'histoire et la géographie. Il a écrit des textes pour la jeunesse et pour les adultes, notamment Une ville si parfaite (5 Sens éditions).

"Quand j'ai reçu le roman de Raphaël Cuvier, Elle s'éloigne, je l'ai lu d'une traite, happée par la sincérité de l'auteur et la beauté littéraire du texte. C'est une histoire vraie mais racontée avec beaucoup de pudeur et une grande délicatesse d'écriture."

Elisabeth Motsch, éditrice.

Le Chant des Voyelles, en référence à Rimbaud qui a magnifiquement rendu audible et visible le pouvoir du verbe. Littérature générale, romans, nouvelles, récits : les textes défendent chacun à leur manière une forme d'humanisme. Mais c'est le style du texte qui lui donne toute sa valeur.

Parution octobre 2023

117 pages - 15 euros

Une mère de famille se jette sous un TGV : telle est l'annonce de La Nouvelle République, journal local d'Indre-et-Loire le 6 mars 1995. Je suis le fils de la désespérée, écrit Raphaël Cuvier. Ce texte "mélancolique et doux", comme l'a écrit L'OBS, nous rappelle nos propres brisures d'enfance.

J'ai attendu. Souvent. Des salles d'attente. Attendre de pouvoir entrer dans la maison aussi. En rentrant du collège, il arrivait que je sonne sans qu'on m'ouvre.

Dans le numéro du 6 mars 1995 de La Nouvelle République, le journal local de l'Indre-et-Loire, on peut lire, en grosses lettres :

Une mère de famille se jette sous un T.G.V. Le titre est suivi d'un petit article. Dramatique accident, vendredi soir. Le corps d'une femme de 43 ans, mère de trois enfants, a été percuté par un T.G.V. en provenance de Paris. L'enquête immédiatement ouverte par la brigade de gendarmerie devait confirmer la thèse du suicide. Désespérée, la malheureuse s'est jetée sur les rails au passage du train. Elle a été tuée sur le coup. Cette tragédie a provoqué plusieurs retards sur la ligne.

Je suis le fils de la désespérée.

J'aime vieillir. L'assurance qui vient avec l'âge. Mes goûts s'affinent autant qu'ils s'affirment. Le sentiment parfois de me trouver. Devenir moi davantage à mesure que le temps qui passe agit comme un révélateur, s'allonge et m'éloigne encore un peu plus de cette enfance qui s'étire démesurément. Prend trop de place.

Je m'étonne toujours de ce rapport au temps que la mémoire écrase. L'année que l'on clôt semble toujours avoir passé comme une flèche quand on se retourne sur elle le 31 décembre. Mais alors pourquoi me paraît-elle si longue, mon enfance ? Démesurément longue. Et les douleurs associées la rallongent encore. Passé très présent. Trop. Écrire pour extraire. Raconter ma mère. La déposer hors de moi. Première interrogation. Comment la nommer ? Maman, Danièle... Deuxième interrogation. Comment commencer le récit de ma mère ? C'est déjà fait. Bon ! Continuons.

Au décès de mon père j'ai retrouvé des boîtes remplies de photographies. Plusieurs générations. Des photos de mon frère. De mes sœurs. De moi aussi. Peu d'elle. Elle n'aimait pas être photographiée. Je ne suis pas photogénique. Quelques-unes malgré tout, en noir et blanc. Sur certaines, mes parents, tous les deux. Leur lune de miel au Maroc. Leur seul voyage en couple, je crois. Sur l'une d'elles, ils sont tous les deux assis à la proue d'un hors-bord. Elle est jeune, elle est belle. Elle tourne la tête de trois-quarts. Un léger sourire dit le bonheur.

Elle travaillait à la banque de l'Hôtel Drouot. Un emploi temporaire, dans lequel elle n'a jamais imaginé rester une fois mariée. Elle serait de toute façon mère au foyer. C'est mieux pour s'occuper des enfants. Bien s'en occuper, s'entend. C'était l'usage dans son milieu. C'est là que mon père l'a rencontrée. Il est tombé amoureux. Il l'a courtisée, séduite. Cette idée m'amuse. Je n'imagine pas mon père en séducteur. Je ne l'imagine pas non plus tomber amoureux au point d'oser sortir de sa zone de confort et se dévoiler en invitant une presque inconnue à dîner.

La belle jeune femme de cette photo, qui n'est pas la femme malade et abîmée dont je garde le souvenir, me permet de mieux me représenter leur rencontre, le début de leur histoire.

Mes parents. Deux enfants de la bourgeoisie. Ils se sont rencontrés, se sont aimés, se sont acharnés à tomber dans l'échelle sociale, barreau après barreau, avec çà et là quelques soubresauts. Chaque étape concrétisée par les nombreux déménagements associés. Et puis la maladie, ses causes, plurielles. Jusqu'au départ de ma mère. Un 3 mars. Quelques jours après nos anniversaires, tous très rapprochés les uns des autres. Son départ et l'absence d'au revoir, comme une accusation. Coupable de ne pas l'aimer, ne pas l'avoir retenue, ne pas lui avoir dit je t'aime, reste. Et aujourd'hui la douleur qu'elle ne soit pour mes enfants rien d'autre qu'une image sur une photographie. Une idée.

Une idée lointaine, seulement rendue concrète par les anecdotes que j'aime leur raconter. Je voudrais qu'elle soit pour eux autre chose qu'un simple souvenir de leur père, une abstraction. Car oui, rien d'autre, finalement, qu'une abstraction.

Alors écrire. Pour la faire démourir un peu. Faire vivre son souvenir, lui parler comme si elle était encore là. Renouer avec elle, la redécouvrir, nous redécouvrir, lui pardonner, l'aimer de nouveau. Écrire pour faire le point. Ordonner les événements. Retrouver les sentiments.

Et puis écrire pour créer. Une pulsion de vie opposée à sa pulsion de mort.

Elle se disait née par effraction. Cette idée devait introduire son récit – celui qu'elle n'a pas pu écrire. Elle portait le poids du handicap de sa mère qui avait contracté la poliomyélite alors qu'elle était enceinte d'elle. Sa naissance a été violente. Sa mort également. Elle est venue au monde dans la souffrance des siens et c'est ce même chemin qu'elle a pris en partant.

J'ai longtemps eu un rapport compliqué à sa mémoire. Je n'aimais pas ce qu'elle avait été, l'image que j'en avais. Que je m'en étais construite.

Elle était pour moi la mauvaise mère qui a abandonné ses enfants, qui n'était pas présente, même quand elle était là. Je lui gardais rancœur de m'avoir fait porter une terrible responsabilité.

Je méprisais son absence de culture. Je la voyais incapable du moindre effort. Elle avait dépensé toutes les économies du foyer, ne savait pas gérer un budget, elle était incapable de travailler. À plusieurs reprises, elle a essayé. Un temps, elle a occupé un poste dans une maison de retraite, elle faisait le ménage. Elle n'a pas pu rester, c'était trop dur pour elle. Il y a eu d'autres tentatives, avortées. Je refusais qu'elle ait été malade. Je n'y voyais qu'un trait de caractère. Je refusais d'y voir les effets de ses troubles. Il ne s'agissait là que de sa personnalité.

Je repensais à tel mot qui m'avait blessé, je cultivais l'incompréhension face à sa réaction suite à une mauvaise réflexion de ma part qui l'avait affectée.

Ma mémoire était très indulgente envers moi-même. Au moins autant qu'elle était dure avec elle.

Des souvenirs d'enfants. Ceux dans lesquels on en veut à ses parents pour des broutilles. Des rancœurs qu'on conserve, à distance, mais dont on sait qu'elles sont disponibles, à portée de pensées. Je ne les avais jamais analysées. Elles étaient là, jouxtant le sentiment d'une injustice que je n'ai jamais pu nettoyer, faute de n'avoir pu en parler avec elle. Je n'avais jamais pris le temps d'y penser, de relativiser ces ressentiments dont la cause était si futile. Comme si tout était prétexte à alimenter une vision tout autant négative que subjective.

Je jetais régulièrement mon chewing-gum dans les toilettes. Elle s'agaçait de le voir collé au fond de la cuvette même après la chasse d'eau. Une fois elle m'a demandé de venir le récupérer. J'ai dû plonger la main.

Injustice !

Je n'ai jamais recommencé.

Une autre fois, elle voulait me forcer à apprendre plusieurs tables de multiplication avant de les lui réciter. J'avais décidé que je n'en réciterais qu'une à la fois. J'ai dû céder, après une grosse colère.

Injustice encore !

Je n'ai fait aucune erreur quand elle m'a interrogé. Dans le souvenir que j'avais d'elle, sa maladie prenait beaucoup de place, la discréditant. En tant que personne. En tant que mère. J'accordais beaucoup d'importance aux petits dysfonctionnements qui ne pouvaient que découler de sa maladie, quand ils n'étaient au final que de simples révélateurs d'une certaine normalité. Quel foyer peut se dire sans tache ? La norme n'est pas la perfection. Il m'a fallu le comprendre.

NUCLÉUS CE QUI RESTE, QUAND IL N'Y A PLUS RIEN

ZINAÏDA POLIMENOVA

Née en 1974 et diplômée de l'Université de Sofia, Zinaïda Polimenova est fascinée par le pouvoir des mots et le surgissement du sens dans l'écriture poétique. Après Eremia, son premier texte en prose et en langue française puis Vertige de l'eau, Nucléus est son troisième roman.

"Zinaïda Polimenova sait merveilleusement entremêler des intrigues, créer des ambiances, rendre vivants des personnages, tout en créant sa langue particulière, faite de poésie et de couleurs. Dans Nucléus, ce talent nous éclaire sur un pan de l'histoire bulgare méconnu et saisissant."

Renaud Buénerd, éditeur.

Créées en 2005, les éditions du Chemin de Fer construisent un catalogue hétéroclite, novateur et engagé pour le renouveau du dessin. On y croise des textes de fiction d'auteur·ices contemporain·es ainsi que des textes inédits ou méconnus du patrimoine littéraire du XXe siècle.

Parution mars 2024

168 pages - 16 euros

Une fresque sensible et haletante dans la Bulgarie des années 1950. Un groupe de travailleurs part pour un échange en RDA. Parmi eux, Theodor, étroitement surveillé par le régime, se lie d'amitié avec Emil, fils d'un artiste allemand dont l'œuvre est désormais interdite car jugée subversive.

De retour en Bulgarie, Emil est injustement arrêté par la police du régime.

Mardi à 5 h20 du matin, Theodor est réveillé par une voix, résonnant dans le couloir juste devant la porte de sa chambre. La fenêtre entrouverte laisse entrer la fraîcheur et l'aube bleu de Chine, on frappe, quelqu'un réveille sa voisine. Le couloir du logement donne à gauche sur les deux chambres, à droite, sur la cuisine et un débarras, et au fond, sur une pièce humide qui fait office de salle de bains. Le plafond est haut, les murs sont peints à la laque, le sommeil est encore en suspension, arrêté quelque part au milieu de l'espace. On frappe encore, on s'agace. Theodor sait que c'est pour lui. Il saute du lit, ne veut pas déranger Ivan, ouvre.

— Theodor Philov ?

— Oui, il est dans la pièce à côté.

Theodor passe sa tête dans l'embrasure.

— Mettez vos chaussures, prenez une veste, votre pièce d'identité, rien d'autre. Sortez.

Les trois hommes sont pressés, la voisine d'en face referme délicatement sa porte, ni vue, ni connue, elle ne souhaite pas se faire repérer. Le colocataire ne pose aucune question, stupéfait.

— Vous, vous restez là.

Theodor enfile un pantalon, une chemise, cherche ses cigarettes puis abandonne.

— Dépêchez-vous, on n'a pas que ça à faire !

Il attend sur le palier, pendant que deux des trois agents fouillent bruyamment le contenu des deux pièces, les armoires sont renversées à même le sol, les matelas sont retournés. Les employés des services de renseignement ressortent bredouilles. Aucun objet n'est saisi dans l'appartement, il s'agit certainement d'une méprise, Ivan s'assoit dans la cuisine la tête entre les mains pendant que le jour se lève dans son verre à moitié vide.

Vers huit heures, des listes, tapées à la machine, sont affichées dans le hall de l'Institut, les feuilles blanches sont collées les unes aux autres avec une colle marron, dont les rondelles jaunâtres transparaissent aux quatre coins des pages. Les ingénieurs, ayant pris un peu de recul et ayant repris confiance, y déchiffrent leurs nouvelles affectations dans un léger brouhaha. Le numéro de chaque unité est inscrit en gras et souligné deux fois, au-dessous, les noms des concernés, en face de chaque nom, un tiret, puis l'intitulé du nouveau poste. À la surprise générale, l'équipe de Pavel est non seulement maintenue, mais reste sur les mêmes objectifs de construction de l'usine de boisson gazeuse. Ilynda est la seule qui travaillera sur un autre projet en région. Pavel passe ses doigts dans les cheveux, les met en ordre, déclare, un peu au ralenti, comme s'il pensait à autre chose ou plutôt, comme s'il subissait soudainement le poids d'une grande fatigue,

— Les changements sont dictés par la réorientation des priorités de l'État, des réformes dans tous les domaines de l'industrie, de la production, des entreprises publiques seront menées et mises en place. Néanmoins, nous restons sur notre programme.

On remarque toutefois que les responsabilités de Pavel vont augmenter. Ilynda, la gorge asséchée, douloureuse, tient de ses deux mains la lanière de son sac en cuir foncé, comme si cela lui permettrait de ne pas tomber, surtout, ne t'écroule pas,

— Pavel, il y a une erreur, il doit s'agir d'un oubli… pourquoi le nom de Theodor n'apparaît pas sur notre liste ? En fait, où est-il ?

Mercredi, Pavel, tout de blanc vêtu, entre dans le vaste café Bulgaria, situé au rez-de-chaussée de l'hôtel du même nom face à l'église orthodoxe Saint-Nicolas-le-Faiseur-de-Miracles. Il s'assoit près des grandes baies vitrées. Les voitures suivent, tout comme les passants, les instructions des feux tricolores, départ, arrêt, attente, quelqu'un appelle à ses côtés, “Garçon, la carte”, Pavel patiente. Un peu plus tard, il ne saurait le mesurer avec exactitude, Ilynda se glisse par la porte tambour, l'aperçoit, se déplace dans l'air toute menue, ses vêtements sont devenus trop grands pour ce corps rapetissé, pense Pavel involontairement, elle s'assoit,

— Alors ?

— Je n'en sais pas plus. J'ai tout essayé.

Il tourne la tête,

— Une coupelle de figues vertes, de l'eau pétillante, s'il vous plaît, tu prends quelque chose ?

— Un café noir, ce sera tout.

Le noir gagne les recoins de la salle, s'intensifie autour de leur table, il fait jour pourtant, vingt-quatre degrés et le soleil éclate le bleu ciel à l'extérieur.

— Écoute, Ilynda, mon père a mobilisé ses relations, pour le moment, la seule information dont on dispose concerne le lieu de détention. Il est toujours à Sofia – Pavel ne prononce pas de nom – mais il sera, très probablement, transféré…

— J'ai plein de questions…

— Je n'ai aucune réponse.

La commande arrive, Ilynda reste immobile, surtout pas de scène, on nous regarde, chuchote l'architecte en chef.

— Ilynda, on ne peut rien faire, tu comprends ? J'ai entendu dire, ce ne sont peut-être que des rumeurs – il baisse encore sa voix, remue juste les lèvres – qu'on a fixé des quotas…

— C'est-à-dire ?

— Par une circulaire secrète… on a établi des objectifs chiffrés, le nombre de personnes à arrêter par institut… Ça veut dire que la Sécurité d'État, pour attester de son efficacité, doit emmener tant de personnes chaque mois, tant par an, dans les récents centres de rééducation par le travail…

— Les camps ?

— C'est ça.

— C'est le responsable politique qui l'a dénoncé ?

— Le nouveau directeur ? Je ne lui en ai pas parlé. Plusieurs ingénieurs d'autres ateliers sont, semble-t-il, dans le même cas. Aucune information n'a pourtant filtré sur le motif des arrestations. Mais je crois qu'il a été surveillé bien avant le voyage… Donc, peut-être, rien à voir, ou de très loin, avec le bagage…

La jeune femme se tait, a oublié son café.

Son spectre se lève, prend congé, traverse la salle, disparaît, le tournant de la rue reste vide.

Ilynda se brise sur un banc dans le jardin devant le Théâtre national. Privée de toute pensée, de la faculté même de réfléchir, elle essaie de respirer. Ne pas bouger, ne pas attirer l'attention sur soi, tout à coup, un papillon se pose, dans l'ombre rose il se noie. Un souvenir submerge l'allée, passe entre les branches écarlates des érables, Emil, si tu savais… Quel est le lien ? Sont-ils au courant de quelque chose ? C'est impossible, ils n'ont rien, une semaine s'est écoulée depuis le retour d'Allemagne. Ilynda sent subitement toute son impuissance. L'insignifiance de sa vie lui paraît si évidente, si dévorante dans son authenticité. Hier, elle a tenté de rassurer sa mère, sa sœur,

— C'est juste pour quelques mois, je pars pour une mission importante, un an tout au plus, Chabla, c'est au bord de la mer.

Mina dit,

— C'est à l'autre bout du pays.

— Oui.

Sa mère pleure, en dissimulant son visage dans la vapeur du repas du soir,

— Ne vous inquiétez pas, mes filles, on se débrouillera, dit-elle, ses épaules tremblent toutefois.

À TÂTONS 💙

JULIE BANZET

Depuis vingt ans, Julie Banzet déploie, avec d'autres, des espaces de rencontres et de transformations. Elle mêle les pratiques corporelles, le souffle et les mots pour ébouriffer vulnérabilités et enfermements.

"Voir la maladie comme une métamorphose des sens, du sens et de la relation, quelle perspective ! Les capsules temporelles se succèdent et nous embarquent dans une recomposition permanente de la dignité. La langue tâtonne, rêche, douce, explosive, jusqu'à faire naître des blocs de présent."

Alice Verstraeten, éditrice.

Les éditions des Collemboles entrelacent pensées sociales et arts, autour des invisibles et des marges de nos sociétés. Une démarche indépendante et exploratoire, à travers essais et fictions. Elles publient aussi une revue de culture générale, axée sur la transmission aux plus jeunes.

Parution décembre 2023

176 pages - 20 euros

Madeleine perd la mémoire. Entre exaspération et tendresse, Camille, sa fille, pétrit les serpillères et les mots pour accompagner leurs métamorphoses à toutes deux. Une invitation à habiter ensemble un monde où chacun revendique sa part d'insaisissable et construit des alternatives.

Madeleine vit maintenant en EHPAD. Camille, délestée de la panique et de la colère, va la voir toutes les semaines.

Mais quand le jour nous est propice, je me sens forte, avec toi, dans cet instant qui tourne comme une toupie. La pointe de la toupie reste ancrée au sol, le reste vire et vire. Je te retrouve. Parfois la pointe vacille, le jouet s'écroule, inerte, inutile. Alors je dois plonger en moi dans toute la certitude que je ne sais rien, si ce n'est que je me tiens là, maintenant, à côté de toi. Plonger dans la matière de mon corps, de mon ventre, ainsi enracinée, et d'un coup sec du poignet, relancer la toupie dans sa course.

Tu prends ma main, tu la serres, sourire pâle. Une larme au coin de l'œil. Paisible mais désormais un peu sentimentale. À moins que cela ne soit simplement tes yeux qui s'irritent. Tu me regardes, et sans me reconnaître tu dis Tu n'as pas été heureuse ces derniers temps, mais cela va changer, et tu le mérites. L'oracle me touche au cœur puis file.

Les balises sémantiques ne sont plus que des lumières furtives, tu n'en as plus vraiment besoin pour habiter le monde. Peut-être es-tu suffisamment confiante pour goûter à l'évidence de vivre sans les contours des mots, sur le simple fil d'un regard ou d'une caresse ? Peut-être qu'il n'y a plus de chemin, plus de limites, plus de lignes claires qui distinguent les choses, mais que le réel est maintenant une somme d'espaces de rencontre, de couleurs mêlées, de transitions en nuances et tangages. Alors, les mots se transforment. Je retranscris ton nouveau langage en essayant de ne pas le trahir. Les mots se métamorphosent, lentement, l'air de rien, tenir venir, caresse paresse, main chaise, montre amour. Énigmes surréalistes, en bourrasques de nouveauté.

Ces mots inscrits minutieusement dans la chair des jours, tatouage malhabile, traces parmi d'autres. Traces qui nous relient désormais de chair à chair, présentes, silencieuses. J'essaie simplement d'être là, de ne rien projeter, et de suivre les vagues de tes présences. Je sais que tu souris parfois, parfois fais la grimace.

Je voudrais pouvoir dire cette présence que tu es, mais ne sais qu'esquisser une grossière caricature. Les moments où ton corps devient souffrance, se tord, râle, crie, sans retenue. Les moments où tu dors, fatigue immense, palimpseste de souvenirs indéchiffrables, fragile, prêt à s'effriter dans la terre. Ceux où tu souris de ton visage enluminé de rides quand j'embrasse joyeusement la douceur duveteuse de tes joues.

J'essaie de tracer ici les contours de ta nouvelle façon d'être vivante, pour en imprégner le langage et l'ouvrir. Me rendre attentive et sensible aux indices, aux signes et odeurs, un geste, un regard. Me faire moins envahissante, harmoniser ma respiration à la délicatesse de ton souffle. Comme pour regarder une biche dans une clairière, pour m'en faire accepter, pour apprendre d'elle une autre façon de danser. Et depuis ces espaces humains variés, celui rationnel où je me situe encore, et le tien que je ne peux qu'imaginer de là où je suis, construire avec toi des temps partagés et un monde plus vivable pour chacune de nous, pour d'autres vivants avec nous. Un monde où nous avons nos places. Un monde que nous enrichissons de nos présences.

Quand nous nous regardons, en un silence attentif et paisible, peut-être deviens-tu un peu moi, moi un peu toi, nous. Nous sommes cette rencontre, cet instant se suffit, il se développe puis subsiste dans ma mémoire après que nous nous sommes quittées. Parfois je me plais à penser qu'il subsiste tout aussi tangiblement dans ton corps, hors l'artifice de la mémoire, qu'il subsiste dans l'air, comme un parfum, et subsistera encore bien après ta mort et la mienne. Que ces éphémères rencontres donnent ancrage à nos existences, comme la présence massive de montagnes indifférentes.

Je te serre dans les bras en arrivant, j'aime sentir nos corps joyeux de se rejoindre, je blottis mon visage dans ton cou, ta peau douce a l'odeur trop sucrée du gel douche, tu ris. Peau juste un peu fripée, nez dans un cou, main sur une joue. Enfance éclatée d'une vieille en déshérence et d'une adulte qui voudrait redevenir enfant d'une mère. À moins que ça ne soit le contraire.

Tu n'es plus depuis longtemps une mère contre qui se blottir, tu n'es pas non plus une enfant que je voudrais protéger. Tu n'es pas une vieille femme fragile que j'accompagne vers sa fin. Tu ne sais plus mon prénom depuis longtemps, tu ne connais plus le mot fille, mais tu es là dans une attention sans faille. Tu m'amènes jour après jour à relever le défi du présent d'une relation.

Parfois il me semble que tu as peur, que tu t'ennuies, parfois il me semble que tu souffres. Il me semble. Mais au fond je n'en sais rien. J'ai appris au fil des tâtonnements à m'apaiser, à écouter, à entendre ton souffle. J'ai appris à ne plus t'imposer le fil de ma pensée et de mon entendement. À quitter la pièce quand tu détournes le regard. Au fil des tâtonnements, une résistance qui m'était familière s'est dissoute. Je l'avais crue constitutive de moi-même et il apparaît que cette rigidité n'était pas nécessaire pour rester debout. Libre, je ne chute pas.

Après toutes ces années passées à patauger dans les mêmes tourments, je m'aperçois que je peux te rencontrer avec légèreté. Les vieux mécanismes de douleur semblent n'avoir été que des chimères que nous entretenions artificiellement. Maintenant qu'ils semblent pouvoir s'évanouir si vite, il me faut bien admettre qu'en m'accrochant autant à eux, j'ai été la première responsable de mes propres tourments.

Tu accueilles les signes entre deux fatigues, entre deux repos. Tu ouvres les yeux, une femme te sourit, et son sourire est sincère. Une femme avec toi. Son humanité en partage.

Tu éclates de rire parce que cette femme que je suis te regarde avec ce regard que tu connais, tu ne sais plus comment, tu éclates de rire. Parce que ce regard te rappelle que tu as été. Ou parce que tu as bien mangé tout à l'heure. Ou parce que c'est bon de rire ensemble. Tu éclates de rire.

Tu regardes et il ne t'importe plus que cette femme soit ta fille, une aide-soignante ou une autre femme errante. Une vivante ou une déjà-partie. Une toujours-là ou une entre-deux-mondes comme toi.

Tu ne t'attaches plus à savoir si cette femme est jeune ou vieille, si tu as vécu avec elle.

De plus en plus rarement, depuis ces terres lointaines, tu parles. Il faut tendre l'oreille, les mots sont fins comme des feuilles sèches dont il ne reste plus que la trame de dentelle, et tu te tais si ton interlocuteur cherche à t'imposer la banalité d'un propos pour ne pas entendre les effleurements sibyllins de ce que tu as à partager.

Si j'écoute, si doucement je patiente pour que les mots se forment, si en suivant une intonation, un regard, je cherche avec toi ce que tu partages dans cette nouvelle forme de langage, alors le sens émerge. Je n'entends plus le brouhaha incessant de la pièce commune, je suis densément regroupée sur tes lèvres, tendue, tout mon être est oreille. Parfois, le lien se tisse. C'est long, mais ça n'a pas d'importance. Ce qui se vit là ne s'inscrit plus sur le cadran des horloges. Le langage n'est plus contenu dans les mots, il est une densité de vie, comme nos peaux qui se frôlent.

LE CANEVAS SANS VISAGE

PATRICK VARETZ

Patrick Varetz est né en 1958 dans le Pas-de-Calais où, selon une légende qu'il a contribué à entretenir, il aurait passé sa première nuit dans un carton à chaussures (pointure 41). Romancier et poète, il aime utiliser son vécu pour le transformer en une expérience littéraire unique.

"Le Canevas sans visage, de Patrick Varetz, c'est l'évidence d'un texte à la fois sensible et percutant, un portrait marquant de femme et la géniale simplicité d'une implacable narration."

Dominique Brisson, éditrice.

Depuis 2012, les éditions Cours Toujours explorent le patrimoine sensible et culturel à travers des livres insolites qui mettent l'humain au centre des aventures. Leur catalogue comprend des miscellanées, des romans illustrés, des récits et de la poésie.

Parution octobre 2023

96 pages - 14 euros

Léona, 66 ans, ex-infirmière ni très féminine ni très aimable, a fait sa carrière dans le milieu de la mine, lui-même rude et misogyne, dans les années 1940-1980. À la retraite, alors qu'elle brode demi-point par demi-point le portrait d'un mineur anonyme, elle ne parvient pas à terminer son visage…

Tandis que Léona a entrepris, sans bien savoir pourquoi, son "ouvrage de dame", ses souvenirs remontent.

Caudron. Ce qui l'avait séduite d'emblée chez ce gros type, c'était sa brutalité naturelle. Son allure de boxeur. Au physique, il n'était pas beaucoup plus grand qu'elle mais quand il s'avançait vers vous il avait cette façon instinctive de rentrer le cou, d'arrondir les épaules, qui donnait aussitôt le sentiment qu'il s'apprêtait à en découdre. Pour parfaire cette impression, il affichait une face plate et rubiconde, affligée comme il se doit d'un nez écrasé à l'arête brisée. Ce qui avait tout d'abord déstabilisé Léona, lors de leur première rencontre, c'était cette chevelure grasse artistement crantée qu'il arborait sur le sommet du crâne, une coquetterie incongrue, et cet excédent de chair qui tendait chaque couture de son blazer et de son pantalon. Et puis il y avait cette odeur de brillantine et de pastille de menthe qui emplissait l'atmosphère dès qu'il se mettait à brasser l'air autour de lui avec de grands gestes. Tout le contraire en somme de François, qui par-dessus le marché venait de tomber malade. Nous étions en 1942 et le gros Caudron, mandaté par la Compagnie des mines, était devenu leur nouveau médecin traitant. Après avoir diagnostiqué une pneumonie, ou plus exactement un pneumocoque, il avait demandé à Léona de faire elle-même les piqûres qu'il venait de prescrire à son mari. Quelques semaines plus tard, alors qu'il manquait toujours cruellement d'infirmières, il avait proposé à la jeune femme – elle allait avoir trente-quatre ans – de le seconder à titre bénévole, lui déléguant la charge des injections intramusculaires et sous-cutanées, des pansements, ou encore la pose des ventouses et des sangsues.

Sans oublier les gardes de nuit (à cette époque, on injectait encore la pénicilline toutes les trois heures, et il fallait parfois coucher chez le malade). Le gros Caudron avait tout naturellement saisi cette opportunité pour faire de Léona sa maîtresse.

En bas à gauche, en haut à droite, en bas à gauche, en haut à droite... Puis changer de ligne, en haut à droite, en bas à gauche, en haut à droite, en bas à gauche... jusqu'à l'extrémité de la tache sombre. Léona finit par avoir mal aux doigts à force de planter son aiguille, de serrer un à un ses demi-points en suivant scrupuleusement le motif. Elle souffre surtout, pendant tout ce temps, de ne pas pouvoir se ronger les ongles (enfin, le peu d'ongles qui lui reste). Cela lui manque de se grignoter les dernières phalanges jusqu'au sang, de s'arracher les peaux mortes – car, malgré ses soixante-six ans, elle possède encore de bonnes dents. Elles sont toutes là, bien alignées, intactes, bien qu'elle ne se soit jamais résolue à les brosser. Un pied-de-nez, presque un camouflet adressé aux dentistes de la caisse de secours de la Compagnie. Au fond, elle n'a jamais trop pris soin d'elle, méprisant depuis toujours toutes ces femmes qui s'ingéniaient à préserver la douceur de leur peau et la sveltesse de leur silhouette. Avec les hommes, avec François, avec Caudron, et avec quelques autres, des prétendants plus ou moins malheureux, elle s'était toujours contentée de mettre en avant sa poitrine avantageuse. On peut prendre tous les bonshommes, même les caractères les mieux trempés (et ils sont rares), il n'y en a pas un pour résister à l'argument de deux seins qui se dressent. Il n'en faut pas plus pour percer leur défense à tous. Et nul besoin avec ça de minauder, ou encore de roucouler.

Au temps de Caudron, c'est à peine si elle se mettait un peu de rouge sur les lèvres avant chacun de leurs rendez-vous. Et, il lui faut bien l'avouer, c'est une habitude qu'elle a conservée encore aujourd'hui, même si le gros docteur ne lui rend plus visite qu'une seule fois par semaine (pour lui confier, qui plus est, le récit de ses dernières aventures). Quel beau salaud, quand on y songe. Leur histoire, si on peut appeler cela une histoire, avait duré jusqu'au début de l'année 1953. Léona allait avoir quarante-cinq ans et son tour de poitrine ne suffisait plus à faire oublier son tour de taille. C'était quelques mois seulement avant qu'elle ne soit autorisée par la Préfecture du Pas-de-Calais à exercer au titre définitif d'infirmière auxiliaire. Caudron, sans un mot d'explication, sans une parole de réconfort, l'avait délaissée au profit d'une infirmière plus jeune, nouvellement nommée. Après une période de mise à l'écart propre à dissiper les embarras de part et d'autre – une période de quelques semaines au cours de laquelle elle s'était sentie injustement répudiée –, ce bon gros salaud était revenu à la charge, bienheureux encore de trouver quelqu'un devant qui étaler par le menu ses frasques et sa bonne fortune (car il avait, depuis, multiplié les conquêtes).

Il existait de fait entre ces deux-là, la vieille infirmière et son médecin, une complicité que rien ne semblait devoir entamer. Ils paraissaient constitués de ce même matériau inerte, immarcescible, qui trempe depuis toujours le caractère des êtres dominants, et leur âme – pour peu qu'ils en possèdent une - s'embarrassait assez peu du mal qu'ils provoquaient autour d'eux. Léona, qui recevait chaque fois son ancien amant à la table de sa cuisine (sans toutefois l'autoriser à occuper la place de son défunt mari), commençait par lui servir un porto avant de s'asseoir légèrement en retrait, le dos presque collé à la cuisinière à charbon, afin de mieux savourer ses paroles. Elle exigeait qu'aucun détail, fût-il scabreux, ne lui soit épargné. Ainsi, à propos de la dernière favorite en date, la Gruson, une diplômée pour le moins ingénue, elle s'était fait expliquer jusqu'à trois fois la manière dont celle-ci pratiquait les "gâteries" – elle aurait été bien incapable d'employer un autre mot – tandis que le gros la promenait dans sa voiture, au prétexte de l'aider à mémoriser ses tournées.

Avec Caudron, elle s'était contentée pendant des années d'étreintes furtives, "de petits coups vite faits", comme disait le gros. À la faveur de leurs gardes répétées, ils s'enfermaient dans le cabinet du médecin, à l'arrière du dispensaire de la Compagnie. Tous leurs gestes semblaient alors réglés et agencés comme pour un examen de routine. Après l'avoir invitée d'un signe de la main à fermer la porte, il se levait soudain et déboutonnait sa blouse, puis se glissait derrière elle pour lui empoigner les seins. C'en était fini des préliminaires. Léona se frottait hâtivement contre lui, se retournait pour le débraguetter, puis plaquait sa grosse tête toute congestionnée contre sa poitrine. Un court instant, elle humait jusqu'à l'extase l'odeur de brillantine dans ses cheveux crantés. L'autre pantelait, peinait à recouvrer son souffle, puis, tel un boxeur mi-lourd qui pousse soudain son adversaire dans les cordes, il coinçait l'infirmière contre le bureau où, d'elle-même, elle allait poser les fesses (en prenant soin chaque fois d'ôter sa culotte puis d'écarter les cuisses). Tandis qu'il s'ingéniait à la dépoitrailler, le gros Caudron la pénétrait sans plus de cérémonie, lui arrachant son petit plaisir comme un dû.

L'EAU QUI RESTE 💙

MARINE WEBER

Née en 1996, Marine Weber est docteure en sciences de l'information et de la communication, spécialiste de la modification de la météo et du climat. La littérature lui permet, en s'appuyant sur les émotions et les individus, de questionner notre avenir commun.

"L'Eau qui reste est un sublime roman d'anticipation, en accord avec nos enjeux contemporains et qui, sans fatalisme, nous offre un regard empli de poésie pour nous raconter une véritable histoire humaine, dans ce monde qui se réchauffe inexorablement."

Louis Daeffler, éditeur.

Les éditions du Delf, nées en 2021, sont centrées sur la bande-dessinée et la littérature francophone contemporaine. L'œil vif et curieux, elles s'inscrivent dans la promotion de l'imaginaire et du débordement.

Parution avril 2023

256 pages - 19 euros

En 2050, dans le sud de la France, Zita quitte la maison familiale posée sur cette montagne qui n'en finit pas de se réchauffer. Elle doit rejoindre Paris pour terminer sa thèse en sciences du temps et de l'horlogerie. Sous le soleil qui brûle, comment trouver sa place dans un monde qui s'écroule ?

Le cadeau dont Zita était la plus fière, c'était celui qu'elle avait préparé pour Marcus : une visite sous-marine du « Rocher-sous-la-mer".

La côte escarpée s'effritait. Sa matière rocailleuse glissait inlassablement vers la mer, comme pour lui rendre son sable et redorer sa bordure cimentée par la ville. L'événement terrible qui avait mené à la submersion totale de la principauté était communément appelé « le Grand Glissement". Ironiquement, s'il avait mis fin au tourisme de luxe qui faisait tourner l'économie régionale, il avait néanmoins permis aux classes moyennes de se réapproprier la principauté, qu'elles pouvaient à présent visiter sous les eaux, moyennant quelques dizaines d'euros. Cette nouvelle Atlantide avait bien vite été engloutie par des légendes anciennes, et les jeunes gens descendaient contempler ses reliques dans les fonds marins avec la fascination détachée de l'archéologue face aux traces d'une forme de vie passée, certes humaine, mais tout de même autre. En moins de trente ans, le rocher submergé s'était réincarné en conte populaire, et plus important encore, puisque c'était l'essence même de la Côte, il s'était réincarné en attraction touristique.

Une fois munis de leur combinaison, et une fois l'audioguide téléchargé sur leur Méta, Zita et Marcus se retrouvèrent dans une embarcation d'une dizaine de personnes, qui les emmena à environ cent mètres du bord. Ils enfilèrent leurs palmes, leur masque à oxygène, puis ils plongèrent. Ils ne pouvaient le faire qu'à l'intérieur des zones de libre baignade qui avaient été délimitées suite à la destruction de la cité, car elle avait précisément entraîné la libération, sur la côte, de tous les spécimens du musée océanographique, dont certains étaient pour le moins dangereux. Les "spécimens libérés", Zita en entendait parler depuis très longtemps ; elle comprit enfin de quoi il s'agissait lorsqu'en plongeant, elle aperçut, à quelques mètres d'elle, un large filet qui délimitait la zone, et contre lequel étaient entassées des centaines de méduses. La vue de ce mur mouvant, d'un violet à la fois sombre, transparent et lumineux, lui glaça le sang.

Exploratrices, explorateurs... Nous sommes heureux de vous guider pour cette visite sous-marine du Rocher-sous-la-mer... Les ruines sont authentiques et les débris laissés tels que trouvés suite au Grand Glissement, nous nous sommes simplement permis de consolider ou de réaménager certains bâtiments visitables, afin de les sécuriser et d'en faciliter l'accès. Nous n'avons qu'à descendre un peu et, d'ici quelques minutes, nous nous retrouverons au cœur même de la principauté, face aux bâtiments qui entouraient la place du casino.

De larges sentiers avaient été tracés afin de faciliter, pour les touristes, la traversée des algues, que l'audioguide identifiait comme étant de deux sortes : des Caulerpa racemosa, qui ressemblaient à de minuscules chapeaux verts dont certains, très arrondis, prenaient même la forme de petits grains de raisin ; et des Caulerpa taxifolia, algues à longues tiges vertes d'origine tropicale, qui avaient elles-mêmes été introduites dans la Méditerranée par erreur, à partir d'une souche issue du musée océanographique de la principauté. D'après l'audioguide, ces deux variétés d'algues se disputaient la Méditerranée depuis plusieurs décennies, et l'avaient, dans leur dispute, entièrement colonisée.

Bien que l'on fût en plein jour, qu'un soleil ardent battît la surface de l'eau et que le groupe de plongeurs se trouvât à moins de vingt-cinq mètres de cette surface, il faisait nuit sombre et les algues, aux allures ondoyantes et fugaces, donnaient à Zita l'impression d'être perdue au fin fond d'une forêt tropicale hostile. Pourtant, le guide n'alluma pas sa lampe frontale et conduisit instinctivement son groupe à travers les hautes algues. Très vite, Zita aperçut une lueur bleutée au loin, puis une autre, puis un chemin tout entier illuminé grâce à des LED installées sur des pilots.

Après quelques minutes, elle entrevit finalement ce qui ressemblait à un cimetière de vieilles voitures, du début du siècle. Il y en avait par dizaines, toutes plus luxueuses et exubérantes les unes que les autres. Sur la gauche, quelques lampadaires, et d'énormes blocs de béton enfoncés très profondément dans le sol et empilés les uns sur les autres. Tout autour, dans un rayon d'au moins quarante mètres, des débris de verre, de plâtre et de bois. Puis sur le côté, à moitié enterrée, une devanture en verre, montée sur une structure métallique verte, chapeautant un panneau où il était écrit "Café de Paris". Vu l'état du reste de l'édifice, Zita était surprise de voir que ce vitrage avait survécu à sa chute, et soupçonna les organisateurs de la plongée d'en avoir créé une réplique pour amuser les visiteurs. Cette petite duperie sembla produire l'effet escompté, puisque le groupe passa les cinq minutes d'"exploration libre" accordées par le guide à se prendre en photo devant l'insipide et tiède devanture, bien que cela fût strictement interdit, avant de reprendre le parcours en remontant le long d'un énorme bout de roche. Sur le chemin, des palmiers – à l'image de la devanture en verre, trop bien conservés pour être d'origine –, des voitures, des lampadaires, des blocs de béton qui jonchaient négligemment le fond, comme autant de débris d'une cité perdue dont le luxe n'avait pas dissuadé les eaux indociles.

Après avoir monté plus d'une dizaine de mètres, ils virent enfin le casino. Le bâtiment était entièrement intact, comme si le bout de roche qui le soutenait s'était contenté de glisser délicatement sous la surface.

On aurait dit un palais : style Belle Époque, deux tours, une grande horloge, une large devanture en verre assortie à celle du Café de Paris. À l'intérieur, le dépaysement fut total. On passait tour à tour des salles majestueuses, ornées de dorures, de tapisseries éclatantes et de tables de jeu en bois massif, à des salles obscures et uniformes, recouvertes de moquette grise et noire, truffées de spots fluorescents et de machines à sous. Leur lumière mensongère, dans les eaux sombres, remplissait le bâtiment d'une froideur extrême. Quarante-cinq minutes s'étaient écoulées ; il était temps de rejoindre l'embarcation. S'attendant à visiter le palais princier, que ses parents lui avaient si souvent montré en photo, Zita fut étonnée de voir la plongée se terminer ainsi. Peut-être le palais, autrefois très proche du musée océanographique, était-il situé dans une zone qui n'était pas encore autorisée à la plongée, ni même à la baignade.

Après dix minutes de nage, Zita et son groupe remontèrent à la surface, inondés par une lumière aveuglante. Un bateau de vacanciers qui riaient aux éclats, bière en main, passa tout près d'eux. Les plongeurs, troublés, échangèrent quelques regards circonspects : personne, parmi eux, n'avait le cœur à rire.

LA NUIT BERLIN

CLAIRE OLIRENCIA DEVILLE

Danseuse, autrice et féministe, Claire Olirencia Deville (elle, ielle) vit à Bruxelles depuis 2008. Elle commence sa carrière littéraire en remportant le concours pour jeunes écrivains du journal Libération. Son premier roman, Les Poupées Sauvages, a remporté un franc succès critique et public.

"La première lecture de La Nuit Berlin, ce fut une grosse claque. L'autrice possède un don rare, celui de savoir donner vie à ses personnages. La dernière page tournée, je me souviens de ce spleen qui m'est venu – la marque de ces lectures essentielles, que l'on quitte à grand regret."

Étienne Galliand, éditeur.

Double Ponctuation, maison d'édition des diversités, publie des livres de sciences humaines et de littérature avec plusieurs axes thématiques dont le féminisme, la lutte contre les discriminations, l'environnement, la décolonisation, les peuples autochtones ou encore les cultures populaires.

Parution mai 2024

150 pages - 18 euros

Nina, danseuse paumée au sens de l'humour ravageur, va danser un soir avec sa petite amie. La lune est étrange. Plus qu'une métaphore de la drogue, de la nuit ou de l'irrémédiable perte des possibles, La Nuit Berlin est une chute vertigineuse en soi-même – jusqu'à ce qu'une aube pointe.

La narratrice se perd lors d'une fête nocturne à Berlin…

Je m'appelle Nina Hellmann. Au début des années 2000, je vivais à Berlin, où j'étais apprentie danseuse. Je venais de terminer la prestigieuse formation de la Staatliche Ballettschule, et à cause d'un piètre investissement personnel (panne de réveil, retard, erreur de variation, oubli de pointes) j'avais lamentablement raté l'entrée dans tous les corps de ballet dignes de ce nom. Je m'étais rabattue sur une école privée. Depuis la rentrée je pérorais, en discourant sur l'occasion de continuer à me former ou sur mes ambitions de devenir chorégraphe à qui voulait bien l'entendre – soit pas grand monde de sobre. Une quinzaine d'années après la chute du mur, la ville attirait de nombreux jeunes artistes désargentés comme moi, et le foisonnement culturel n'avait d'égal que la précarité de notre mode de vie. Nous avions pourtant l'impression de révolutionner le monde, ce qui n'était pas totalement faux puisque nous changions le nôtre. Plus tard, je me suis souvenue avec amertume de cette sensation, enivrante, dont nous n'avions même pas conscience. On sait les joies de la santé seulement dans la maladie. À l'époque, tout était possible. Les options se sont vite restreintes ensuite, avec l'entonnoir de l'âge, la vie, les décisions. Aujourd'hui, me voilà coincée sur un morceau de banquise à jamais détaché du continent. Personne ne pourra plus solidifier les glaces, et elles fondent, fondent. Je suis à la dérive. Quand cela m'arrive, j'essaie d'ordonner mes souvenirs pour en reprendre le fil. Ça ne va pas si mal, en vrai. Et pour ce qui est de changer le monde, on y travaille toujours.

Je vivais évidemment à Kreuzberg, dans un immeuble à demi délabré près de la station Mehringdamm, sur la Gneisenaustrasse. Ancien quartier de l'Ouest délaissé car trop près du mur, il était devenu à la dernière mode. Les loyers n'étaient pas encore trop chers. Les transports publics fonctionnaient toute la nuit ; nous ne les payions que rarement. Comme tout le monde dans la capitale allemande, nous roulions beaucoup en vélo. Ma bicyclette hollandaise avait beau être un vieux clou en fonte dont le poids avoisinait celui d'un tracteur, elle restait mon bien matériel le plus précieux.

Je partageais un appartement vétuste avec plusieurs colocataires. Nguyet, une jeune et brillante performeuse vietnamienne, au rire perché, avec qui je me liai d'amitié, occupait la chambre en face de la mienne. Louisa, une prof de fitness suédoise, affectionnait les justaucorps années quatre-vingt aux couleurs vives. Elle dormait de l'autre côté du mur, un vieux vinyle de disco collé sur sa porte, et j'entendais ses échauffements (bruits, grognements, soupirs d'extase et de sérotonine, musique de bon goût). Nos chambres étaient minuscules, et meublées du strict minimum : un matelas et une lampe à même le sol, une étagère pour nos quelques livres et vêtements. La chambre du fond, la plus grande, était occupée par Robert, un jeune Allemand aussi à cheval sur les règles de vie commune que concerné par l'état de la planète. Nous partagions la cuisine et la salle de bain, soit la même pièce, où il passait son temps à se promener à poil. Il avait grandi en RDA et sous prétexte de Freikörperkultur ou FKK, je le soupçonnais surtout de vouloir nous déranger d'une manière assez malsaine. Peut-être aussi aspirait-il à nous faire dégager de la cuisine où nous avions élu domicile, en buvant des litres de café sur la table en formica, au son de Blondie crachoté par petits haut-parleurs de mauvaise qualité. En hiver, le reste de l'appartement était glacial. Emmitouflée sous la couette, de la buée sortait de ma bouche le matin. L'idée de sortir du lit m'épouvantait – sans mentionner celle de me déshabiller pour me laver d'une eau au mieux tiède. Je réglais souvent le problème en ne me lavant pas. Je profitais de l'eau chaude de l'école de danse dès que possible, avec délectation.

Nous gagnions tous assez mal nos vies. Après avoir payé les cours et le loyer, il ne me restait pas grand-chose, et nous trouvions difficilement des petits boulots ou des ménages payés plus de cinq euros de l'heure. La vie était fruste et les loisirs restreints, mais formidables : sorties dansantes dans d'anciennes usines et friches industrielles transformées en clubs, fêtes de squats avec de l'alcool bon marché, promenades au parc, aux lacs ou sur la Spree en été. Des amis éloignés possédaient même un luxueux canot fait de bidons et de planches, et nous le prêtaient en échange d'un massage ou d'un dîner. Nous ne pouvions nous offrir que peu de vêtements même en seconde main, et ils étaient soigneusement choisis et rapiécés, nous donnant des looks de stars sur le retour à la mesure de notre imagination. Talons vertigineux ou rangers, minijupes à sequins, lunettes XL, chapeaux troués et accessoires artistiques (chouette empaillée, porte-cigarette, plante en pot). Nous nous coupions les cheveux nous-mêmes, avec plus ou moins de succès : je soupçonnais Nguyet de m'avoir ostensiblement ratée quand j'avais menti sur le sort de sa boîte de biscuits, prétextant n'avoir rien à voir avec sa disparition nocturne. Notre régime alimentaire se basait sur le houblon et le gluten. Parfois Nguyet nous rapportait les restes du bar de nuit dans lequel elle travaillait, où le cuisinier semblait affectionner l'huile et le sel comme ingrédients principaux. À part la friture froide au petit déjeuner, nous nous nourrissions de pâtes patates et riz à rien, pommes fripées, œufs durs, et fromage à tartiner sur du pain noir. Les jours fastes, nous faisions une sorte de ragoût de légumes au curry. La viande coûtait trop cher – aussi cher que la drogue, et nous avions un sens des priorités assez élevé à ce sujet, surtout moi. J'avais besoin le week-end venu de pouvoir danser toute la nuit sans interruption pour nettoyer mon corps de tout le ballet que je passais la semaine à y faire entrer.

S'efforçant de nous éduquer à la responsabilité planétaire, Robert n'ouvrait jamais les fenêtres pour aérer malgré le chauffage au charbon – certes économique, même si nous évitions à tour de rôle de devoir payer la livraison de l'or noir en petites briquettes. Je me demande encore comment nous ne sommes pas morts brûlés vifs ou asphyxiés. Je ne touchais pas non plus à ces fenêtres, mais c'était pour éviter de me faire remarquer (je n'avais toujours pas saisi le système d'ouverture du double vitrage). Mon manque de sens logique peinait tout autant avec les huit poubelles de recyclage, et je pouvais passer une bonne demi-heure à me demander où fourrer tout ce qui ne relevait pas du déchet organique. Le papier oui mais d'emballage, l'emballage oui mais de quoi, je restais la bouche ouverte à faire des ronds de cerveau, le regard dans le vague. Comme j'avais globalement pourri la vie de Robert depuis mon emménagement (perte de vélo commun, enfermement dans les toilettes du palier entraînant une bruyante destruction de la porte en faisant voler la serrure au coutelas de cuisine, bouchages intempestifs d'évier au marc de café, régulière disparition de crackers et denrées alimentaires variées) je préférais ne pas trop attirer l'attention sur ma personne par mon manque d'investissement écologique, et ne me privais pas de lancer des piques acerbes aux autres filles en sa présence – tu sais bien, on ne composte pas les agrumes, enfin.

LA MUSIQUE VOUS AIME, ANTOINE… ❤️

ISABELLE SIVAN

Née à Marseille, Isabelle Sivan a vécu enfant et adolescente en Afrique. Elle est autrice, avocate et musicienne. Sur un blog qui lui tient lieu de laboratoire, elle publie des poèmes, des micro-nouvelles, des textes courts élaborés sur des improvisations musicales.

"En tant qu'éditeur indépendant, nous avons choisi de présenter le dernier roman d'Isabelle Sivan, un ouvrage au caractère bien trempé qui nous semble – par le sujet traité – pouvoir interpeller un lectorat amoureux de musique, et aussi intéresser tout autre lecteur·ice."

Philippe Raimbault, éditeur.

EnvolÉmoi, maison d'édition indépendante née en 2015, souhaite offrir aux lecteur·ices des expériences ou évasions littéraires quel que soit le genre proposé : roman, roman jeunesse, nouvelle, témoignage, poésie. Elle ne reçoit pas de manuscrits : c'est elle qui repère ses futurs auteur·ices.

Parution décembre 2023

184 pages - 16 euros

Le roman d'Isabelle Sivan nous plonge avec empathie, et par confidences successives, dans le tempo infernal de la vie d'un grand pianiste ; de sa formation, au plus jeune âge, à sa sélection par concours avec, une fois la renommée atteinte, une vie de star, ballottée aux quatre coins du monde.

Antoine vient de s'installer devant le piano. Il s'apprête à jouer pour le concours d'entrée au Conservatoire national de musique.

Au-dessus du coffre du piano s'étendait l'instant qu'il visait depuis des années. Celui devant lequel il était venu se recueillir chaque soir de l'été. Le dos légèrement incliné, il chercha dans le sol un appui, plaça ses doigts sur le clavier. Les premières mesures de l'Étude de Debussy se découpèrent dans son esprit. Le tempo se mit à battre. Antoine inspira. De son dos, le poids de ses bras bascula sur le clavier. Les pouces appuyés sur les touches, ses deux mains s'élancèrent.

Antoine traversa d'abord un moment d'incertitude, comme à chaque fois, le temps de se familiariser avec le toucher de l'instrument, d'explorer sa sonorité. Légèrement courbé pour mieux écouter, il repéra au centre du clavier des notes nasillardes. Dans les aigus, les feutres moins épais construisaient des édifices aux timbres métalliques. En bas sur les graves, un autre territoire s'étendait où s'embourbaient les sons. Antoine équilibra son jeu. Détacha ses doigts dans l'octave du milieu. Souleva la pédale forte pour ne pas noyer les accords de la main gauche. Velouta le son dans les aigus avec la pédale piano. Estompa sous la pointe de ses pieds un chuintement en écartant doucement les talons. Le souffle calé sur le tempo, le ventre empli de vibrations, la pulpe des doigts écrasée jusque dans le fond du piano, il apprivoisa l'instrument. La mélodie s'épura. Après des semaines de travail et de répétition, emporté par le chant de la mélodie, il n'avait plus qu'à jouer maintenant.

Pourtant, Antoine décela une sorte d'étrangeté entre lui et ses mains, comme si elles ne lui appartenaient pas vraiment. Il tenta de se ressaisir, de recouvrer à travers le son le candidat qu'il était censé incarner. Le mouvement inversé de ses mains sur le vernis du piano le tira en arrière. De là où il se trouvait maintenant, le clavier avait quitté son ordre habituel. À la place des touches, ondulait un damier blanc et noir à la géométrie éclatée. Péniblement, Antoine ajusta son regard. Du bout des ongles, ses mains tricotaient des sons creux. Sa respiration se rétrécit. Le chant se morcela. L'espace s'écarta de son dos, se rétracta pour ne plus le toucher. Son cœur en faction dans sa poitrine se mit à battre à contre-temps. Qu'était-il donc en train de faire ? Lointain, il vit son propre corps assis devant un piano, au milieu de l'estrade, le couloir qui enserrait la salle, le sillon des jurés en haut sur la droite, les portes ouvrant vers l'extérieur. Ses mains se figèrent.

Un silence de métal.

Un.

Un, deux.

Son cœur, sous ses tempes, frappait : un, deux. Des marques dans un corps anesthésié, un corps vide. Il se répéta : un, deux, espérant se laisser emporter par leurs battements. Autour, l'espace avait gelé, impossible de le ramener à soi, de s'y emmailloter. Il restait le temps. Une attente toujours plus difficile à écouter. Elle l'aspira tout entier. Combien de temps resterait-il encore silencieux ?

"À toi de jouer, maintenant."

Antoine ne jouait pas. Il était entraîné dans une chute vertigineuse. Et ce qu'il voyait tout en bas, ne ressemblait en rien à l'avenir qu'il s'était construit. Il y avait une autre vie, une vie à l'écart de la musique, sans piano ni grandeur, une vie simple composée de petites choses. Elle commençait maintenant, nouée à la racine de ce silence. C'était là qu'Antoine se trouvait exactement. Solidement, là. Sur le bord d'une existence où il n'avait jamais pensé avoir sa place. Fasciné, suspendu au-dessus du vide.

Antoine respira par saccades.

"À toi de jouer, maintenant."

Enfoncées dans les pédales, ses jambes flageolaient. Ses mains papillonnaient sur le clavier, cherchant une harmonie à laquelle il pourrait se raccrocher pour stopper son vertige. Il trouva des morceaux de bois. Son esprit chercha le souvenir du toucher, l'empreinte des arpèges oubliés, l'image des doubles croches accolées sur la partition. Sa mémoire avait beau lui asséner la mélodie, il ne parvenait plus à retracer le chemin de ses doigts. Il lui fallait pourtant lancer un pont, enjamber la faille. Antoine perçut un chant venant d'une autre mesure. La lire. Tout de suite. L'entendre.

Il frappa.

Le piano se plia.

Il frappa. À coups de traits zigzagants, à coups de lignes disloquées, il cassa le silence. Chaque coup sur le clavier était une gifle, un déshonneur. Il s'acharna. Soulevé par une intensité effrayante, se mordant les lèvres, il défricha les sons, lacéra les touches. À travers la dissonance, une mélodie tituba. Il la poussa, s'y cramponna. Quelque chose s'ouvrit. Plus clair. Les pieds enfoncés dans les pédales, il prit son élan, augmenta le tempo. Tiré par le chant, il remonta à la surface. Un son limpide inonda la salle. Antoine se hissa au-dessus des notes. Tout en haut, un arpège pincé entre le pouce et l'index, il fit rouler les sonorités du clavier.

Il était trop tard, maintenant. Les dés étaient jetés. Après ce trou de mémoire, il n'avait plus aucune chance d'entrer au Conservatoire. Son travail acharné, ses nuits grevées de mélodies ne le mèneraient pas là où il aurait dû se rendre. Tranquillement, il changea d'appui se soutenant de sa jambe gauche, le pied droit enfoncé dans la pédale. On pouvait voir sur son cou, les lignes renflées de ses veines. Sa respiration soulevait doucement sa poitrine. Il était libre. La tête jetée en arrière, il gaina son ventre. Ses mouvements s'élargirent. Les notes sonnaient rien que pour lui, comme si elles n'avaient jamais été à personne d'autre, comme si elles ne pourraient plus jamais lui échapper. De tout son coffre, le piano se mit à frémir.

Au fond de lui, sans doute, se bousculaient déjà les supplications de son père, les attentes de sa professeure. Au fond de lui, peut-être, craignait-il déjà d'avoir à s'expliquer. Il s'en moquait. Les cheveux trempés de sueur, les mains gonflées par l'effort, il jeta toute la musique qu'il portait dans ses bras. Sans hésiter, sans ralentir, de haut en bas jusqu'à l'accord final, il s'abandonna. Immobile, la joue posée sur son épaule, les graves vibraient encore sous ses doigts. Son cœur à toute allure. Les yeux fermés, il attendit que les derniers sons s'évanouissent. Ses mains tombèrent du clavier.

À la descente de l'avion, son père l'attendait. De l'autre côté de la barrière, il paraissait petit et bientôt vieux. Face à lui, les mains enfoncées dans son imperméable, Antoine le reconnut à peine. Un moment ils demeurèrent sans parler.

Puis le père fit tinter les clés de sa voiture au fond de ses poches. Au milieu de la foule, dans le va-et-vient des chariots, des valises à roulettes, des appels pour les vols en partance, sans bouger, celui qui avait choisi de le mettre au monde lui dit :

— Qu'est-ce qu'on va faire de toi, maintenant ?

CINQUANTE-SIX

CAROL VANNI

Carol Vanni naît en 1965 à La-Seyne-sur-Mer. Danseuse contemporaine et chorégraphe, elle quitte les grandes villes en 2014 pour vivre dans le Tarn où elle développe sa passion pour le jardin, apprend la taille des arbres, aux côtés d'une maraîchère. En contrechamp, son écriture se déploie.

"Lorsque Carol Vanni nous a proposé ce texte, il s'est inscrit tout naturellement dans la continuité de notre travail avec elle. Ce livre singulier, où elle rassemble le souvenir des hommes aimés, est avant tout un questionnement sur l'altérité : comment elle nous traverse et nous transforme."

Anne Leloup, éditrice.

Depuis bientôt trente ans, Esperluète est une maison d'édition placée sous le signe typographique de la rencontre. Les collections Littéraires font la part belle à l'écriture et à la fiction, alors que les collections Imagées donnent carte blanche à des artistes qui sortent des sentiers battus.

Parution mars 2024

64 pages - 16 euros

Cinquante-six, c'est l'âge de Carol Vanni au début de ce texte ; ce sont les chiffres inversés de son année de naissance ; le numéro d'une carte routière de son grand-père. C'est également le nombre de ses amants, jusqu'à aujourd'hui.

Carol Vanni se souvient de ses rencontres avec chaque homme côtoyé. L'extrait se situe au cœur de son récit, lorsqu'elle était danseuse professionnelle.

Je dois oublier des hommes. Je n'arriverai peut-être pas à retrouver les cinquante-six prénoms.

De la fin de l'automne à la mi-printemps parfois même jusqu'aux premiers jours de l'été, la salle de bains reste froide voire glacée. Je refuse les chauffages électriques. J'ai enlevé le convecteur que l'ancien propriétaire avait installé au mur et suspendu à sa place un petit meuble de bois qui contient les huiles solarisées, les alcoolatures que je fabrique. Dans cette pièce au nord je ne m'attarde guère, toilette succincte du matin et de temps en temps une douche, le soir. Je viens alors, mouillée, me réfugier dans la pièce à vivre près du poêle à bois. Là j'aperçois les poils de mes jambes, peu nombreux mais si longs. Foncés alors que mes cheveux sont blancs. Et sur la peau claire sèche fine, parcourue de vaisseaux violines, c'est étrange, tout sauf "joli". Je me demande quel effet cela aurait sur un homme. Celui d'un brin de persil coincé entre deux dents ? Un tue-l'amour ? Ou bien, les peignerait-il ?

Avec Edmond, la fin fut si douloureuse qu'il fallut un livre, une sorte de journal de survie. Je relisais chacune de ses lettres pour lancer l'écriture. Et à raison d'une par jour sur quatre ans, excepté les temps où nous arrivions à être ensemble, lui à quitter ses enfants, moi mes cours et les répétitions des spectacles, il y eut de très nombreuses lettres. Plus tard il dira tu m'as appris à écrire.

Le livre n'a pas suffi à ma survie, j'ai cherché les hommes, l'homme, plus que jamais. Une chasse.

Dominique B., Dominique M., Paul, André, Oscar, Thieû, Serge, Hans, Serge de nouveau, Olivier.

L'homme qui avait une femme et qui au sortir d'une représentation à l'Atelier de la Danse chez Jacqueline Robinson m'avait donné rendez-vous chez moi. L'amour sur le canapé-lit, recouvert d'une toile de Jouy. Toile de Jouy froissée. Sylvain ?

Dominique B. Dans un métro je lis Les Yeux baissés, c'est le titre d'un ouvrage de Tahar Ben Jelloun. Quand je lève les yeux, un jeune homme me regarde, brun à peau blanche, je le regarde et déchire un morceau du bandeau rouge des éditions Gallimard. J'y inscris mon numéro de téléphone. Quand l'homme passe près de moi pour descendre du métro, j'arrête sa manche et lui glisse le papier dans la main. Le soir même il appelle, le soir même nous gravissons les escaliers du Sacré-Cœur derrière les pigeons. Que dire quand nous sommes déjà morts ?

Il peint, je danse. Il m'emmène chez lui, les fils électriques courent au sol. C'est le dix-huitième encore. Il aime que je caresse les tétons de sa poitrine plate. Plus tard je pose nue dans son atelier au froid, nous faisons l'amour dans l'odeur de la térébenthine.

Un soir il va crier depuis le boulevard sous ma fenêtre. Il va se tuer si je ne reviens pas. Je ne reviens pas. Il ne se tue pas.

Dominique M. C'est une fête, un bar, il porte une bague avec une pierre. De quelle couleur ? Un ami d'Amir peut-être. Je m'assois à ses côtés.

C'est un grand costaud qui me montre des photos de sa femme. Qui est partie. Il travaille dans le cinéma, les décors. Un soir je lui montre la peau de mes pieds en sang, après une répétition un peu trop soutenue. Une méchanceté. Parfois les chorégraphes trouvent en moi de quoi se punir eux-mêmes, mais c'est moi. S'appelait-elle Margot la femme du grand costaud ?

Paul. Dans un théâtre à la Bastille, je joue Une histoire de l'œil, adaptation du texte de Georges Bataille, crâne rasé, nue, poudrée de blanc. Quand le public entre il me découvre pendue par les genoux. Les montants d'un castelet aux portes coulissantes n'offrent qu'une vue partielle de mon corps : cuisse, sexe et ventre. À l'envers donc. Saisissement.

Au bar du théâtre après la représentation, Paul, un blond d'Alsace, demande un ballon de rouge. C'est si facile de frôler un coude, un avant-bras et puis il m'a déjà vue nue.

Il boit au lit, d'un geste renverse son verre sur les draps blancs. La longue giclée de rouge et nos corps clairs, jeunes.

Les représentations sont prolongées, la presse est bonne. André me rase tous les deux jours, il s'applique. La peau de mon crâne est si sensible, si fine, il ne me coupe presque jamais. Les gens se retournent dans la rue, le métro, certains hommes veulent toucher, ça porte bonheur. Les enfants me fixent et questionnent leur mère, je souris, non ce n'est pas un cancer. Je reste parfois chez mon barbier à l'éjaculation précoce. Il me prête une canadienne, en sept ans sur Paris, c'est le seul hiver où je n'ai pas froid. Il doit me faire à manger aussi. Mais il n'y a pas d'histoire, je suis une femme sans commencement ni fin.

J'emmène Oscar, un des comédiens d'Une histoire de l'œil dans ma chambre de bonne. À force d'allusion, le pied du mur c'est mon lit.

Je fais si souvent l'amour que toute la peau de mon corps devient un sexe, l'intérieur d'un sexe. Un sexe retourné. Entendre les mots de Bataille soir après soir me libère de la psychologie, des échéances, des illusions, des projections. Je suis la chair même de l'amour.

Parfois je rate le dernier métro et rentre à pied, de Bastille à Barbès, une bonne heure. Nuit nuit nuit. La ville est si peuplée, je ne crains rien.

J'essaie d'écrire les hommes dans l'ordre des années, c'est en vain. La vie : Lunanche Jancembre.

Certains soirs je danse pour conjurer la pluie, la brume, le froid qui s'installent dans la vallée. J'ai cinquante-six ans. L'automne a cédé, l'hiver est là. Si peu de lumière. Et à moins que le poêle ne se transforme en homme, je vais devoir remplir mes deux bouillottes d'eau bouillante pour qu'elles tiennent mon corps au chaud sur la longueur de la nuit. Je manque. Le mammifère en moi manque.

Thieû. Je l'aperçois dans les cours de danse mais il me précède, travaille déjà pour de grands chorégraphes. Il a préparé une salade verte, dés de melon, grains de raisins noirs, un midi. Nous gagnons son lit juste après. Les appartements à Paris sont si petits, la cuisine, la chambre… Peau de métis du Viêt Nam. M'écrit de New York quelques jours plus tard. Peu de mots de lui, des citations. Douceur et incertitude.

Serge. Une amie écrivain lit son texte, assise en tailleur sur un tapis ancien, j'improvise une danse, quelques proches sont là. Bel appartement sous les toits. En fin de soirée un de ses amants, écrivain lui aussi, appelle un taxi et m'y invite. Nous habitons le même coin de Paris. Devant mon immeuble à double code, il me laisse son numéro de téléphone sur un bout de papier. A-t-il écrit dessous "jamais le premier soir" ou bien l'a-t-il murmuré ?

Ai-je attendu avant de l'appeler ? Il aime les douches, les Dim-Up noirs et les carottes à la vapeur, les cornes de gazelle de chez l'Arabe de son quartier. Nous faisons l'amour chez lui, uniquement. Un sixième étage sans ascenseur, il dit : ça fait battre le cœur des filles. Mon cœur bat.

LE GARDIEN NE FAIT PAS DE QUARTIER ❤️ 🏆

JEAN-MARIE PARIS

Jean-Marie Paris est écrivain de romans noirs. Il est né et a vécu en Seine-Saint-Denis où il a exercé la fonction de directeur général d'un organisme HLM. Le Gardien ne fait pas de quartier est sa seconde publication directement inspirée de son vécu.

"Jean-Marie Paris, expert des HLM, en a vu depuis trente ans ! Dans ce texte, à l'écriture efficace, bien adaptée au roman noir, il témoigne de la vie si particulière et de la violence dans les cités périurbaines. Et ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Voilà pourquoi je l'ai choisi."

Antoine Kerversau, éditeur.

Et le bruit de ses talons a été créée par Antoine de Kerversau (créateur de la série Le Poulpe avec Jean-Bernard Pouy). C'est une maison d'édition qui publie de la littérature contemporaine, des romans policiers, des livres graphiques en noir et blanc : des folies littéraires et des livres d'artistes.

Parution novembre 2023

176 pages - 20 euros

Le Gardien ne fait pas de quartier nous plonge dans le quotidien d'une cité HLM sensible mais pourtant tellement humaine, peuplée de personnes attachantes, dont Momo, le héros, est le gardien. Une histoire sombre, parfois violente mais superbement racontée avec humour.

Il y a des moments où l'on sait qu'on est en train de faire une connerie, mais on la fait quand même. Ensuite, on regrette, parfois durant toute sa vie…

Cela faisait six mois que Daria et moi nous vivions notre improbable histoire. Elle avait six ans. Nous avions passé la journée ensemble, à se balader et à jouer. Un joli samedi de printemps. Une de ces journées où le soleil pointe suffisamment son nez pour qu'on ose abandonner le blouson qu'on porte depuis l'automne précédent. La petite n'était pas plus causante qu'au premier jour, quand on avait fait connaissance, je ne savais toujours presque rien d'elle, mais je l'aimais comme un fou.

La supérette de l'autoroute, on peut y trouver presque tout, notamment des cigarettes ou de l'alcool. Située entre les deux cités, elle attire autant les petits cons des Oiseaux que ceux de République. L'alcool, ce sont les Zoulous que ça intéresse et ils ne se gênent pas pour en abuser. Pas les Oiseaux, qui se revendiquent bons musulmans. Quand il arrive que les deux bandes se croisent, généralement à la station-service, ce n'est jamais love. Les mecs se regardent de travers, se jaugent, se cherchent parfois, mais la plupart du temps, ça en reste là. Parfois, ils se bousculent un peu aussi, mais jamais personne ne sort son gun. Ce qui est presque un miracle, car ces mecs sont souvent armés, et chargés à mort de cannabis.

La supérette, la nuit, c'est Fort Knox. Le pompiste ne sort pas de son magasin. C'est le même mec depuis des années, un Paki stoïque et discret. Si un inconscient débarque pour acheter de l'essence, il doit se servir en payant avec sa carte bleue directement à la pompe. D'ailleurs, pas grand monde ne vient prendre de l'essence ici la nuit. On comprend vite l'ambiance : des HLM à gauche, des HLM à droite, et des mecs chelous au milieu dans la station-service. Si tu t'arrêtes et que tu sors de ta voiture, c'est que tu es vraiment à sec question gazoline. Quand tu veux quelque chose dans le magasin, tu demandes au Paki à travers l'hygiaphone et celui-ci va te chercher tes courses. Tu payes et il te passe le produit par une trappe. Il a dû en voir, durant toutes ces années.

J'ai regardé les voitures qui s'apprêtaient à bondir, une pour chaque bande. Je ne voyais pas bien les conducteurs, et je ne pensais pas souhaitable de trop manifester mon intérêt pour eux de toute façon. Dans la pénombre, j'ai juste remarqué qu'au volant de la BM, il y avait un rebeu alors que la Mercedes était conduite par un black.

Soudain, dans la foule, un mec a sorti un gun et tiré un coup de feu en l'air. J'ai sursauté et j'ai senti Daria se blottir encore plus dans mes bras. Les deux voitures ont bondi en rugissant et dans un hurlement strident de gomme agrippant le bitume. Les Oiseaux et les Zoulous gueulaient des encouragements à leurs champions. J'ai regardé les véhicules foncer vers la station-service. Au bout de quelques secondes et cinq cents mètres plus loin, les bolides ont pilé. Les crétins à côté de nous jubilaient.

— Tu peux y aller, Momo, m'a indiqué le chouffeur.

Je me suis engagé sur la voie en courant presque. Je voulais arriver à la station-service le plus rapidement possible. Je n'avais pas envie d'avoir à éviter les bolides quand les conducteurs décideraient d'effectuer le trajet retour. La voie était étroite et deux voitures pouvaient à peine y rouler l'une à côté de l'autre. Sur les abords, il y avait une glissière de sécurité qui longeait une clôture grillagée.

Les cinq minutes de marche rapide m'ont semblé durer une éternité. D'ailleurs, il n'y avait pas que moi qui m'impatientais. Dans mon dos, j'entendais les petits cons qui hélaient les voitures pour qu'elles reviennent. Elles avaient déjà fait demi-tour et leurs phares m'éblouissaient. Dès que Daria et moi sommes arrivés à la hauteur de la station-service, un nouveau coup de feu a retenti et les bolides se sont élancés. J'ai posé Daria sur le sol avec soulagement.

Le Paki me regardait, à l'abri derrière la vitrine. Il me connaissait, je venais de temps en temps. J'ai vu le reproche dans ses yeux, genre "Pourquoi tu amènes ta fille ici à cette heure-là ? Pourquoi elle n'est pas au lit ?" Il m'a montré la porte et j'ai compris qu'il allait nous laisser entrer dans le magasin, ce qu'à ma connaissance il ne faisait jamais. À l'intérieur, je l'ai remercié et lui ai dit qu'on allait juste acheter des bricoles rapidement. Il est retourné à son guichet. J'ai déposé Daria devant les BD.

— Je vais chercher la pizza et je reviens.

La petite avait déjà saisi un Astérix. Je suis allé prendre une pizza, une bouteille de Coca pour Daria et j'ai choisi une bouteille de vin. J'avais de la bière dans le frigo mais Claire voudrait peut-être du vin. C'était plus classe que la bière. J'ai ajouté l'Astérix et je me suis dirigé vers la caisse. Le Paki a tout mis dans un sac et je me suis dépêché de régler puis de sortir.

Au loin, j'entendais gueuler les petits cons, au rythme des moteurs qui ronflaient sous les saccades des coups d'accélérateurs.

J'aurais dû attendre que les voitures reviennent avant de m'engager sur la voie de service. Ça nous aurait laissé le temps de faire le trajet retour pendant que les types faisaient demi-tour avant de s'élancer à nouveau. Mais je voulais quitter rapidement les lieux, alors j'ai commencé à remonter la voie.

Daria marchait à ma gauche en me tenant la main. De mon autre main, je tenais le sac des courses. Comme leurs phares étaient pointés dans notre direction, je n'avais aucun doute concernant le fait que les conducteurs nous voyaient, Daria et moi, et que la course ne démarrerait pas avant que nous soyons arrivés à l'autre bout. C'était sans compter sur leur consommation d'alcool ou de drogue, ou leur connerie crasse.

Nous avions fait la moitié du trajet quand un coup de feu a claqué, et les deux voitures ont foncé sur nous. Mon cerveau n'a pas réagi assez vite. Je me suis dit "C'est pas vrai, ils vont s'arrêter" mais avec ces types, tout est possible, surtout le pire. Il valait mieux s'écarter.

J'ai tiré Daria vers la droite et j'ai senti une résistance. Elle était hypnotisée par les phares qui se rapprochaient à grande vitesse. J'ai hurlé, complètement paniqué.

— Viens Daria, VITE !

Mon objectif était de nous mettre à l'abri dans le mince espace entre la glissière de sécurité et la clôture. Ce serait suffisant. Dans le rugissement des moteurs, j'ai entendu le bruit des tôles froissées des véhicules qui se heurtaient. Les mecs conduisaient comme des cons.

La résistance de Daria a cédé et elle m'a suivi. Les voitures étaient à une centaine de mètres, peut-être moins. J'ai entendu le hurlement des freins d'un des véhicules qui pilait. L'autre, la Mercedes du black, continuait à se rapprocher, sans ralentir. J'ai enjambé la glissière de sécurité et me suis penché vers Daria pour la soulever. C'est à ce moment-là que le sac de courses a arrêté mon mouvement, retenu par un bout de fil de fer qui dépassait du grillage. J'ai lâché le sac pour saisir la petite pendant que mon monde sonore était saturé par le grondement de la voiture qui arrivait à notre hauteur. J'ai arraché Daria du bitume, mais je n'ai pas eu le temps de me redresser suffisamment. J'ai senti un choc violent au niveau de l'épaule, et j'ai été projeté contre le grillage.

La dernière chose que j'ai vue avant de m'évanouir, c'était que Daria n'était pas tombée avec moi derrière la glissière de sécurité.

UNE BÊTE SE NOURRISSANT D'ELLE-MÊME

OLIVIER BENYAHYA

Olivier Benyahya est né à Paris en 1975. Une licence de droit en poche, il travaille pendant neuf ans dans un laboratoire industriel. Son premier livre Zimmer (Allia, 2010) a été un événement. Depuis 2019, il co-organise "Canicas", au Mexique, un festival annuel dédié aux musiques singulières.

"Le roman d'Olivier Benyahya m'a tout de suite séduit par sa forme labyrinthique. Par ses digressions, ses changements de narrateur, ses retours, il parvient à accrocher quelque chose de la complexité du monde contemporain, dans ses aspects les plus retors, autour du terrorisme et du destin juif. "

Philippe Thureau-Dangin, éditeur.

Créé en 1998, Exils est un lieu d'alerte littéraire et politique. Grâce à ses 85 livres publiés – aussi bien des essais, que des romans – elle poursuit une mission d'ouverture : "Les livres requièrent de parcourir la distance qui sépare chacun de lui-même, de l'autre et de la cité. "

Parution août 2023

180 pages - 20 euros

Autour de la rumeur persistante qui entoure le célèbre personnage de W, rescapé des camps nazis, Olivier Benyahya construit une mise en abyme déstabilisante et intoxiquée. Il est question de vérité, de langage et de la construction des identités.

Rencontre à Stockholm entre le célèbre W et un autre rescapé des camps nazis.

Pourquoi mon père avait-il écarté l'idée d'une véritable enquête sur le premier manuscrit de W ? Il ne pouvait ignorer, et ses propres notes en attestent, que travailler sur un tel matériau sans faire valoir aucune preuve revenait à emprunter une voie incertaine. À plusieurs années d'intervalle, ce point est réitéré de manière explicite dans les carnets. Toujours conserver à l'esprit que les fondations de ce livre sont elles-mêmes un récit. Tenir compte du fait que Niggasionisme ne repose peut-être que sur du vent.

Au milieu des années 1980, au faîte de la reconnaissance, W avait été amené à rencontrer un homme originaire de sa région natale. L'homme, juif, Hongrois, portait un matricule à l'avant-bras, et son identité était corroborée par les registres des camps. La présence de cet homme sur une photo largement diffusée, prise par un militaire américain en avril 1945 dans un baraquement de Buchenwald peu après la libération du camp, était attestée. Une trentaine d'hommes au visage émacié, des corps dont les os saillaient, allongés sur le bois où ils avaient dormi entassés, des jours ou des mois, dans l'urine et les poux, soumis à un processus d'extermination que le militaire avait figés. Le Hongrois vivait en Suède depuis les années d'après-guerre, à cinq cents kilomètres de la capitale. C'était un être sans sophistication, dur, habité par son passé, âgé d'une soixantaine d'années. Ses affaires avaient toutes périclité, et le cours de son existence avait nourri un ressentiment à l'égard du monde et de ceux qui en revendiquaient la charge.

L'homme avait été convié par un quotidien national à venir saluer un autre rescapé, un écrivain – W – dont le nom et le prénom rappelèrent immédiatement au Hongrois celui d'un camarade de captivité, perdu de vue à la libération des camps, et dont il se félicita – la littérature était un univers totalement étranger au sien – qu'il fût devenu une célébrité. L'entrevue devait avoir lieu à Stockholm, en marge d'une soirée de prestige en l'honneur de l'écrivain.

Lorsque le Hongrois a quitté le lieu de la rencontre, après avoir brièvement échangé avec W, il rentra à son hôtel et resta dans sa chambre. Son esprit était agité. En proie à la confusion. En dépit de la fatigue et du trajet effectué dès l'aube, trouver le sommeil lui était impossible. Il ne quittait pas des yeux le livre qu'on lui avait remis, ce récit paru trente ans plus tôt, dans lequel W témoignait.

Les images de la réception se télescopaient. Le Hongrois vivait avec le souvenir de cette photographie, prise à Buchenwald, qui lui avait valu d'être convié à une soirée dans la capitale suédoise. W affirmait y figurer lui-aussi, mais le Hongrois ne se rappelait pas la présence de l'écrivain dans le baraquement. L'homme avec lequel il avait entretenu des liens de fraternité en captivité n'était pas l'homme qui en revendiquait désormais le passé. Le Hongrois ne connaissait pas l'homme qu'il s'était préparé à retrouver. Et W, après qu'ils se furent serré la main, lui avait confirmé qu'ils se parlaient pour la première fois. Le Hongrois en était convaincu, le destin que s'appropriait la voix de l'écrivain était celle d'un autre. Ce destin, dont les pages du livre faisaient le récit, était celui d'un homme que le Hongrois était certain d'avoir côtoyé à Auschwitz puis à Buchenwald.

Un homme dont il avait été le camarade. Dont le prénom et le patronyme avaient été usurpés. Et l'écrivain, il incombait au Hongrois de l'établir aux yeux du monde, n'était rien moins qu'un imposteur.

J'étais au lycée à l'époque où mon père est devenu habité par cette histoire. Il vivait à Berlin. Ma mère et moi vivions à Paris. Cela faisait presque dix ans qu'ils étaient séparés. Je le voyais lors de ses visites en France, il m'arrivait de passer quelques jours chez lui en Allemagne, nous nous appelions une à deux fois par semaine, j'avais appris à composer avec l'homme et la figure paternelle qu'il était. Je l'ai déjà dit, ma mère recevait régulièrement un chèque de sa part, chèque dont je n'ai réalisé que plus tard ce qu'il lui coûtait pour de bon, lorsque la précarité de ses ressources m'est devenue plus évidente. J'ai toujours eu le sentiment qu'il serait là en cas de souci. Pas forcément comme j'aurais souhaité qu'il le fût, mais à tout le moins, pour écouter. Dans les grandes lignes, cela s'est avéré fondé.

Je me tailladais régulièrement les bras à cette époque. J'étais amoureuse d'un garçon pour lequel j'aurais mangé du verre. Ce garçon n'était pas violent, il ne me forçait à rien. Il était triste. Sa mère était folle, souvent internée. Mes avant-bras étaient marqués de striures et je rongeais la chair de mes paumes. Lorsque nous avions déjeuné ensemble un jour qu'il était de passage à Paris, la veille de mon seizième anniversaire, mon père m'avait offert un livre. Des nouvelles de Grace Paley. Je l'ai conservé. Il m'avait dit de ne pas être trop dure avec moi-même, en tous cas pas au point où ça me rendrait incapable de voir la beauté en moi, ou de rire à toutes les merdes qui pourraient me tomber dessus à mesure que je grandirais. Nous nous étions retrouvés à quelques rues de la station Pigalle dans un restaurant italien. Je pouvais voir que mon père n'était pas en grande forme, mais ça n'empêchait pas qu'il avait fait de son mieux, ce jour-là, pour essayer de me transmettre le peu de choses que l'amour, nonobstant les erreurs et les regrets, l'invitait à articuler. Il faisait de son mieux pour me faire rire. Mais peut-être suis-je encline à l'attendrissement. Peut-être se sentait-il simplement coupable face aux traitements que je m'infligeais. Et peut-être sa culpabilité était-elle justifiée. Peut-être était-ce un prix modeste au regard des manquements qui étaient les siens et de la confusion qui se lisait sur ma peau. Je ne sais pas. Parfois, tout de même, on a le sentiment que quelqu'un s'adresse à vous par amour. Pas seulement avec amour. On devine que cette personne serait davantage portée au silence. Qu'elle serait encline à se taire, n'était le besoin impératif de vous épargner un ou plusieurs murs que, in fine, vous heurterez, mais peut-être pas aussi violemment que si cette personne avait gardé ses mots tus.

TRAFIC

GALIEN SARDE

Natif de Blois, Galien Sarde est agrégé de lettres modernes et professeur de lycée. Dans ses romans, il sonde la fiction et les liens qu'elle entretient avec le désir. Il y dépeint des univers entre ténèbres prégnantes et clartés aveuglantes, au travers d'une écriture finement ciselée.

"Trafic offre le déploiement d'une esthétique littéraire très contemporaine tournée vers la recherche des formes. Les voies et la voix sont singulières et la dynamique d'écriture intrique puissamment intrigue et psychologie des personnages. "

Guylian Dai, éditeur.

Les éditions Fables Fertiles sont nées en 2022. Sous forme de récits, de novelas, de contes, de fables et de témoignages, elles proposent des voix et des écritures singulières pour des lendemains meilleurs.

Parution avril 2023

148 pages - 17 euros

Trafic est l'histoire d'une apparition, puis d'une disparition. Entre les deux, un voyage improbable en Louisiane, où il sera entre autres question d'un film et d'un pactole.

Après avoir atterri à Roissy, Vincent et Manon regagnent l'appartement de celle-ci, qu'ils découvrent sens dessus dessous.

Lorsque l'avion atterrit à Roissy, en retard, il était vingt-trois heures. Mais les grandes pendules circulaires indiquaient presque minuit quand Vincent et Manon récupérèrent leurs bagages, acheminés trop lentement par le tapis roulant. A priori, ni leurs valises ni leurs sacs n'avaient été fouillés, rien ne semblait avoir été touché, tout allait bien.

Laissant l'aéroport derrière eux, les deux rescapés prirent un taxi qui les déposa sans un mot devant la porte de leur immeuble, non sans qu'ils aient subi, au préalable, les tests médicaux voulus par l'incident aérien qui les avait frappés. Une cellule de crise, par ailleurs, était ouverte, dont le numéro d'urgence leur fut communiqué.

En bas de la façade de l'immeuble, dans un vent frais pour la saison, Vincent était encore sous le coup du drame survenu dans l'avion, et Manon tombait de sommeil. Ils ne se disaient rien, ne songeaient à rien, voulaient seulement gagner leur lit pour dormir, tout oublier au plus vite.

Peu avant la première marche, près des boîtes aux lettres, dans le hall, les interrupteurs s'obstinèrent à cliqueter dans le vide. Sans doute une coupure de courant. Les briquets furent sortis, qui remuèrent la pénombre à mesure qu'ils montaient l'escalier.

Ce ne fut que lorsque les clés furent introduites dans sa serrure que Vincent nota que la porte d'entrée de l'appartement de Manon était légèrement décollée. Poussant dessus, elle s'effaça.

Il rentra, ne pensant pas à allumer. D'emblée, il trébucha sur la console, renversée, et dont l'unique tiroir gisait par terre, près du téléphone, disloqué. Tout autour, du courrier jonchait le sol, dispersé. Droit devant lui, affluant sans puissance par les portes entrouvertes – celle de la chambre du fond exceptée –, la clarté blanche des lampadaires coupait la profondeur du corridor, plongé dans un silence pesant.

Prudemment, tâtonnant presque, Vincent commença d'avancer. Manon, derrière, guettait, les bagages à ses pieds.

À droite, la batterie de meubles suspendus de la cuisine américaine était ouverte. Idem pour celle du bas, dont une partie du contenu quincailler était épars sur le carrelage. De l'autre côté, en revanche, le salon semblait intact, quoique ses deux tableaux – deux marines abstraites, vaguement tourmentées – eussent été décrochés. Mais à y regarder de plus près, ses deux buffets avaient eux aussi été visités, ainsi que celui de la première chambre, où le désordre assaillant le canapé convertible et le piano pouvait rappeler, en négatif, celui qu'on y trouvait lorsque les fêtes se succédaient sans fin dans l'insouciance printanière, maintenant derrière eux.

Revenu dans le couloir, sa main frôlant le mur inerte, Vincent continua, éberlué. Manon restait toujours derrière, incertaine mais posée.

Dans la salle de bain, où se répandait en tous sens le blanc des peignoirs et des serviettes éponge, flashés par les spots orientables, les traces de fouille étaient encore plus flagrantes, ainsi qu'au fond, dans la chambre, où le lit était défait, le matelas, éventré, échoué sur le parquet comme un radeau de fortune, le lustre, arraché, fracassé. En dessous du trou ainsi fait dans le plafond en plâtre blanc, des débris formaient des îlots étranges où Vincent coulait, perdait pied. Si n'avait pas déjà été refoulé l'essentiel de ce qu'il avait trouvé difficile à croire dans ce que lui avait confié Manon en Louisiane, le spectacle qu'il avait sous les yeux se serait chargé de le faire.

Vincent était le jouet d'une lente stupeur qui montait, fluait et refluait, houleuse, prolongeant le choc reçu dans l'avion. Dans la foulée d'une amorce de catastrophe aérienne dans laquelle, quoiqu'en aient dit les hôtesses, dont les mots lui furent rappelés par Manon après l'atterrissage, un grand nombre de passagers eussent pu trouver la mort, eux inclus, découverte que l'appartement avait été forcé, mis sens dessus dessous, peut-être cambriolé ; quoi ensuite ?

Après un dernier tour de la chambre, Vincent revint sur ses pas pour rejoindre Manon qui, lente et touchée, questionnait l'état du salon.

Main derrière sa tête, la massant à peine, Vincent se laissa tomber sur l'un des fauteuils berlinois, en face d'elle. Manon, toujours songeuse, resta debout, postée près de l'une des fenêtres, écartant par moments du bout des doigts les lames vénitiennes qui hachaient la nuit lumineuse.

Elle pensait qu'il convenait d'agir vite. De s'arranger, dès le lendemain, à la première heure – elle s'en chargerait –, pour différer toutes les formalités à suivre : propriétaire, assurance, police, de façon à faire route vers le sud-est, très vite, avant que ne survienne une nouvelle offensive – autrement dit, il fallait qu'ils s'en tiennent à ce qu'ils avaient fixé ensemble en Louisiane, mais en en précipitant l'exécution. Cependant, lui pourrait se rendre à son entreprise, comme prévu, signer les papiers requis par son licenciement, avant de la rejoindre ici, à l'appartement – il avait déjà donné. Quand il reviendrait, tout serait prêt, tout aurait été préparé, ils n'auraient plus qu'à prendre sa voiture en direction du sud-est – en direction de la Côte d'Azur.

Oui, assurément, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire, pour Manon, dont les yeux étincelaient, résolus. Le store fut aplati, tiré complètement, et Vincent se leva, décidé. La marche à suivre était trouvée.

Leur gorge étant sèche, trop de temps ayant été passé d'affilée dans de l'air climatisé, l'instant était venu de descendre chercher à l'épicerie du coin de quoi boire, beaucoup boire. Du Coca-Cola en bouteilles de verre, par exemple, frappé au freezer pour leur front brûlant.

Avant d'entrer, en pied devant la vitrine qui le reflétait comme un fantôme, Vincent put mesurer à quel point lui aussi était recru, presque autant que Manon. Ses joues étaient creuses, et ses cernes, tout son corps défait, vibrant d'une tension inconnue. Les paroles échangées avec le caissier le furent fantastiquement, aux marges de la réalité, qui tanguait.

Puis Vincent et Manon remontèrent pesamment, sans se regarder.

Dans l'escalier, où le silence était total, leurs pas étaient encore plus lourds qu'une heure avant, si c'était possible. Pas plus que dans la cave, où Vincent avait été jeté un œil avant qu'ils sortent, personne n'était planqué dans le réduit qui donne sur le palier du dernier étage, évidemment. Il n'y avait rien à redouter.

Un peu plus tard, ayant bloqué la porte d'entrée, fermé à clef celle de la chambre et laissé allumés près d'eux leur portable respectif, au cas où, les deux complices s'effondrèrent sur leur lit refait, sans même prendre le temps de se déshabiller.

Toute la nuit, impuissant à sentir au contact de Manon un quelconque apaisement, un répit, Vincent suivrait une lueur qui ne cesserait de se dérober. Un instant, il vit l'argent, Manon, avant de repartir, exténué. Des lieux vus en Louisiane revenaient dans ses rêves, dont la clairière et son hangar en tôle miroitante, le Mississipi, le Vieux Carré.

Jusqu'à ce que le réveil sonne, le rende au réel.

MARTHA ❤️

BENOÎT FOURCHARD

Né en 1959, Benoît Fourchard vit à Nancy. Il est écrivain, metteur en scène et comédien. Il co-organise le festival "12000 signes ", événement entièrement consacré à la nouvelle dont il est un fervent défenseur. Il est également auteur de pièces de théâtre et de romans, jeunesse et adulte.

"J'ai été conquis par ce roman évoquant le syndrome de Diogène. Le récit est bien mené, les dialogues nombreux sont fluides, vivants, l'atmosphère des lieux est rendue avec une profusion évocatrice. L'auteur possède un réel talent pour donner vie à ses personnages dans des scènes courtes, rythmées. "

Alain Fauconnier, éditeur.

Les éditions Feed Back, nées en 2017, sont le fruit d'un défi et d'un amour des livres. Installées en région PACA, elles publient des ouvrages à caractère régional ou national. Une trentaine de titres constitue le catalogue : romans, récits, témoignages, romans historiques, polars ou essais.

Parution juin 2023

204 pages - 18 euros

Depuis trente ans, Rémi n'a pas revu sa tante Martha, personnage hors du commun. Aujourd'hui, elle est mourante et son père lui demande d'aller mettre de l'ordre dans sa maison de Saint-Dizier. Face à cet inextricable enchevêtrement de questions et d'objets stratifiés, Rémi découvre une autre Martha…

Rémi, le narrateur, et son frère, découvrent l'innommable fatras de la maison de Martha.

Rue des Petits Abattoirs. Une rue ombragée, un peu en dehors du centre-ville, très longue et bordée de jardins entretenus nickel, des maisons qui ont dû être cossues, autrefois. On se demande où pouvaient bien se situer ces petits abattoirs. Je ferme les yeux, deux secondes et demie. Le temps de visualiser mentalement cette même rue, à l'époque où j'étais encore enfant. Je parviens facilement à convoquer l'image. À réanimer l'endroit. Finalement, remonter le temps, c'est bien plus simple que je ne le pensais encore hier. Je connais cette rue. La reconnais. M'y vois. Sur des patins à roulettes. Pas des rollers. Non, il s'agissait bien de patins à roulettes. On les avait trouvés au grenier, Gilles et moi. Il faudra que je lui demande s'il s'en rappelle. Plus tard. Pour l'instant, il a l'air beaucoup trop préoccupé.

C'est au 176 dit-il. Puis se tait.

Je le regarde du coin de l'œil. Il est sombre. Contrarié. C'est peut-être la visite à l'hôpital qui l'a affecté. Il roule au ralenti, tend le cou, semble un peu largué, cherche les numéros inscrits sur les piliers des portails, comme s'il pouvait avoir un doute, ou ne pas reconnaître l'endroit. À ses côtés je me sens bien plus détendu. Presque content de la situation. Cette tante me plaît bien. De quasi inconnue, elle est déjà en train de devenir familière. Singulière. Attachante. J'ai envie qu'elle le soit en tout cas, et ferai tout pour. Je lui trouve d'emblée plein de circonstances atténuantes. Elle est mourante me répondrait Gilles, si je lui faisais part de mes réflexions. Un peu tard pour la trouver sympa, il ajouterait. Il n'aurait pas complètement tort. Quoi qu'il en soit, je sais que je ne partagerais pas son point de vue. Nous n'avons jamais rien eu vraiment en commun. Donc je ne dis rien. Nous aurons bien des occasions de reparler de tout ça ces prochains temps. Et de toute façon je ne suis pas du genre à contrarier mon frangin.

Nous voici au bout de la rue. Au 176. L'avant-dernière maison. Plus loin c'est la campagne.

C'est là, dit Gilles, façon de clore la réflexion.

Il gare son 4x4 le long du mur, ou ce qu'il en reste sous l'entrelacs vertigineux de clématite, lierre, vigne, ronces, renouée, qui retombent en cascade jusqu'au trottoir.

On pousse la grille du jardin. Elle coince et elle grince. On pousse un peu plus fort. On ne voit pas la maison. Pourtant elle est là, on le sait, à dix mètres à peine. On suit un vague sentier. Ou plutôt on se fraye un chemin, entre la végétation et les multiples objets qu'on ne parvient pas à identifier spontanément. Mélange de végétaux, métaux rouillés, plastiques aux couleurs indéfinissables, bois vermoulu. Avant de distinguer des choses précises, manufacturées, ou simplement reconnaissables, on devine des matériaux qui n'ont aucune raison de cohabiter et qui pourtant s'enchevêtrent, inextricables, inexplicables, telle une œuvre conceptuelle. Les images parviennent jusqu'à mon cerveau sans décryptage. Je les prends, les range dans un coin, et tenterai de les comprendre plus tard.

On s'approche de la maison. On se dit qu'on n'a pas les clés. On constate qu'on n'en aura pas besoin : la porte est entrouverte. Une porte devenue vert-de-gris, bois et peinture écaillée dans la partie basse, fer forgé rouillé tarabiscoté et vitre cassée dans la partie haute, avec des sacs plastique bizarrement accrochés. Des mangeoires à pigeons, probablement, vu le tapis de fientes qui recouvre le perron.

Je passe devant. J'enjambe les excréments disposés en paillasson, et pousse la porte. Qui grince également, sans surprise. Derrière la porte, quelque chose. Je m'aide d'un coup de l'épaule. C'est un sac-poubelle, en partie éventré. L'entrée est sombre. Je pénètre.

Ce qui me saisit avant tout c'est l'odeur. Une odeur âcre. Si on devait la décomposer et entrer dans les détails d'une analyse plus fine, on pourrait percevoir une multitude d'origines différentes. Il y aurait peut-être du chien, un gros chien, enfermé là depuis des lustres, des restes de poisson, quelques traces de souffre, d'ammoniac, d'humidité rance, d'ail, et peut-être bien de merde aussi. Un cocktail intéressant.

Les yeux s'habituent.

Oh putain dit Gilles sobrement.

On sort un mouchoir en papier.

On aurait plutôt dû ramener des masques à gaz.

La remarque ne fait pas spécialement rire mon frère.

L'image oubliée se réactive sans aucune difficulté : c'était autrefois une large entrée, une pièce à part entière, lumineuse, élégante, beaux meubles, coffre et banc anciens, série de portraits d'aïeux au mur, lieu d'accueil et de départ, de jeux d'enfants, épine dorsale de la maison, devenue à présent passage étroit sinuant entre deux murs, corridor tortueux d'à peine un demi-mètre de largeur, murs de sacs-poubelle sacs plastique sacs en papier sacs de voyage dévastés, valises déglinguées roues de vélo portière de voiture machine à laver abat-jour à pompons cage à oiseaux, avec parfois, sous les décombres, le coin d'un meuble, tel un signe, ou un appel, eh vous qui passez sans me voir, je suis là, je suis enterré, sortez-moi de là, venez me délivrer. On pense à des barricades élevées de chaque côté de la rue. Ou aux tranchées de Verdun. On piétine dans une semi-pénombre. Il y a juste un rayon de soleil qui parvient à se faufiler, et irise les deux talus d'une couleur incertaine. À gauche, sur le mur, à côté d'une porte donnant dans une pièce impénétrable, le bureau du grand-père me semble-t-il, un interrupteur, miraculeusement accessible. Mais qui ne donne aucune lumière lorsque je l'actionne, du bout d'un doigt précautionneux. On écarquille les yeux un peu plus. Au fond à gauche, on aperçoit un autre passage, vers la cuisine. On avance. On tourne la tête. On se rappelle que la cuisine était là, effectivement. On se dit que jusqu'à ce jour le mot apocalypse avait un sens très abstrait.

Envie de me rapprocher de mon frère, lui confier mon désarroi, partager avec lui la contradiction fondamentale entre la légère nostalgie que nous évoque cette maison, ses hauts, ses bas, ses cris, ses conflits, ses micro-bonheurs, et le désastre d'aujourd'hui. Je m'apprête à lui parler, constate sa tête maussade et à nouveau me ravise. Plus tard peut-être.

J'entre.

La cuisine donc.

La fenêtre est entièrement obstruée par plusieurs couches de papier journal, et ne laisse filtrer qu'une très vague lueur. À droite de l'entrée, le compteur électrique. Je m'approche, en me guidant de la lumière de mon téléphone portable. Et parviens à réenclencher le disjoncteur.

Un tube qui pendouille au-dessus de l'évier répand péniblement dans la pièce un éclairage jaune sale. Ou plutôt de l'endroit où l'on peut pressentir la présence d'un évier. Débordant de plusieurs tonnes de vaisselle en voie de fossilisation. D'ailleurs il est pratiquement impossible de différencier les matériaux qui composent cet ensemble où faïence et strates de croûte et de crasse font cause commune.

LA FORÊT DÉSORMAIS DE L'INTÉRIEUR

IRINA TEODORESCU

Irina Teodorescu est née à Bucarest en 1979. Elle quitte la Roumanie pour Paris en 1998. Elle construit une œuvre romanesque, nourrie de ses multiples traversées de l'Europe, avec une liberté particulière dans l'usage d'une langue, le français, qui n'a pas été dressée par l'apprentissage scolaire.

"La Forêt désormais de l'intérieur enrichit notre catalogue des littératures de l'exil. En mêlant la fiction onirique et le récit politique, l'autrice dépeint la forêt de Bialowieza, lieu stratégique où se jouent, dans la plus grande discrétion, absurdités et cruauté du chaos mondial. "

Arnaud Frossard, éditeur.

Les éditions La Grange Batelière sont le fruit d'amitiés liées dans une imprimerie à Paris. Depuis, elles explorent les espaces de la littérature populaire, les affinités humaines et les ruptures historiques, au travers de textes inédits ou rares des XIXe et XXe siècles, et de récits contemporains.

Parution octobre 2023

280 pages - 19 euros

Il existe à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie la dernière forêt primaire d'Europe. Ce secret bien gardé n'est pas étranger à la passion que suscite ce lieu chez Irenka. Ce récit, ou journal de vie, mêle l'intime et le politique, l'amour et la magie, la résistance et les solidarités.

Frontière végétale, déplacements secrets, balades hypnotiques : les absurdités du chaos mondial s'y confrontent dans la plus grande discrétion.

MINI-PING-PONG

Je suis dans une maison. Jaune. Une cabane, on pourrait dire, au bord d'un village, au milieu d'une forêt vieille de dix mille ans. Il fait nuit depuis 15 h 30, il est 21 heures. Dehors, la neige, le bout de la rue, les arbres centenaires. Un lampadaire et pas une âme. Peut-être le loup.

Si le village se penchait, peu importe de quel côté, la maison glisserait dans les bois. C'est dire que tout autour, ici, sur des milliers d'hectares, est forêt.

Tout près, probablement chacun dans sa maison, les quarante-deux bûcherons officiellement employés par l'État polonais. Et certainement dans la ruelle voisine, les militantes de Camper pour la forêt, majoritairement des jeunes femmes venues de Varsovie pour structurer la lutte qu'il faut mener ici sans relâche contre la déforestation. Les quarante-deux bûcherons du village et les écolos de Camper pour la forêt sont en guerre depuis plusieurs années.

J'ai fui l'endroit où j'habitais avant, la ville de Saint-Étienne, France, Europe occidentale. Je voulais aller loin et ailleurs, je devais me sauver et me réfugier dans un endroit sauvage, le plus sauvage possible, et qui dit sauvage dit sylvestre. Certains ont froncé les sourcils – par exemple ma mère, mais aussi les personnes de l'aile culture de l'administration, parce qu'elles m'avaient accordé un budget pour composer un parcours poétique entre les terrils, ou crassiers, dans le département 42 –, alors j'ai prétexté que c'était pour le travail quand même et promis qu'ici je ne perdrais pas mon temps. Je ferai quelque chose de ma vie, j'ai déclaré pompeusement à ma mère, et ça l'a calmée, du moins pour un moment. Du coup, j'ai répété la formule au département, et là, par faire quelque chose de ma vie, les gens de l'aile culture ont compris de nos sous. Désormais, ai-je promis, je m'efforcerai d'interroger les formes d'écritures contemporaines. Mais à vrai dire je n'ai pas trop de questions à poser aux écritures contemporaines. À la place, je compose ces fragments, c'est tout ce que je peux faire, et peut-être qu'ils répondront à la demande de parcours poétique parmi les crassiers.

Je devrais être dans mon studio en centre-ville, en face de la médiathèque ; je n'y suis plus, depuis déjà quatre mois.

À la place, je suis assise dans cette maison jaune, tout au bout du village de Białowieża, au milieu de la dernière forêt primaire européenne, en Pologne, à un kilomètre du point le plus proche de la frontière avec la Biélorussie. Je suis installée devant mon ordinateur qui est posé sur une table bleue de mini-ping-pong. Avant d'arriver ici, je ne savais pas que le mini-ping-pong existait et maintenant je me demande si le mini-ping-pong se joue avec des mini-balles et des mini-raquettes (ici, je n'ai trouvé que la table, transformée en bureau, et même en double bureau, puisque je le partage avec J. qui est en train de traduire en polonais je ne sais quelle Île déserte de Deleuze, peut-être bien celle où il explique l'importance de l'intuition).

Je suis dans la chambre 2, mais il n'y a pas de chambre 1.

Il y a, de l'autre côté du vestibule – dit le limbo –, la cuisine et le salon, en une seule grande pièce qui s'enroule autour d'un poêle en céramique montant jusqu'au plafond.

Ici, le mur à ma droite est entièrement occupé par sept étagères remplies de livres. Le mur à gauche est vide pour l'instant, et derrière moi se trouve une fenêtre à trois volets. Autour du cadre en bois des vitres serpente une guirlande faite d'ampoules bleue, rouge, bleue, jaune, verte, que nous n'allumons que le soir tard, juste avant d'aller au lit, peut-être pour nous assurer des rêves colorés.

Notation de nuit

Au petit matin, après un long moment passé à nous regarder dans les yeux en souriant, comme cela nous arrive très souvent, je demande à J. à quoi il pense. Il me répond qu'il ne pense pas trop, qu'il ressent, plutôt. Je lui enjoins de formuler son ressenti, il doit bien y avoir une expression ou même juste un mot. Il s'approche de mon cou et dit, en anglais : Rapture.

C'est quoi, rapture ? je dis.

Ah, tu ne connais pas ?

Il réfléchit. Il dit : Adoration.

Cet après-midi je viens de vérifier : ravissement, propose Google.

GRÂCE

Nous ne sommes pas assez forts, elle le sait, la forêt.

Mais est-ce qu'elle nous aide ? Est-ce qu'elle nous apprend ?

Ce n'est pas comme ça que ça marche, me dit une petite voix.

Il y a beaucoup de vent aujourd'hui, en réalité ce n'est pas une petite voix, c'est une énorme voix, et elle ne parle pas, elle souffle et elle frissonne, moi aussi, d'ailleurs.

J'ai dit à J. que c'était fou à quel point j'avais envie de faire un enfant avec lui, que non seulement je n'avais pas ressenti un désir pareil auparavant dans ma vie, mais qu'en plus cette envie allait à l'encontre de tous mes principes et croyances, non pas que j'en aie tant que ça, mais tout de même, nous sommes vraiment trop nombreux sur terre et la Terre va mal, dans quel monde vais-je mettre un enfant ? Il m'a répondu que c'était pareil pour lui. Comment est-ce possible, il a demandé, et je ne savais pas, j'ai juste chuchoté que c'était physique et il a répété que pour lui aussi, tout à fait la même chose. À mon tour j'ai posé la question de comment ça se faisait : Comment ça se fait ?

J. a soulevé les épaules, comme s'il n'y avait rien de plus simple : C'est l'amour, voilà tout, il a dit.

Je me suis étonnée : Ah oui, c'est donc ça l'amour.

Peut-être bien. Maintenant et ici, incroyable, voici l'amour.

Mais il y a autre chose.

Le ciel se met à gronder et de l'arbre en face de notre cabane une branche se décroche. Énorme. C'est un charme, il est classé "Monument de la nature". Personne n'a le droit de l'élaguer, alors parfois il le fait tout seul. Lorsque je suis venue ici la première fois, le guide que j'avais pris pour aller dans la réserve stricte m'avait dit qu'il n'y avait qu'un seul danger dans cette forêt : le vent. Je pense qu'il avait tort. Il y a un autre danger, qui est aussi, étonnamment, une grâce. La grâce de la forêt, c'est bien le grand péril ici.

Je veux avoir un enfant avec J. dans la grâce de la forêt.

Je veux vivre dans la grâce de la forêt.

Je veux rester ici, je veux qu'elle me berce constamment de sa grâce.

(Grasse mat', dirait J.)

Je ne veux rien d'autre. Je ne veux ni écrire ni penser.

On ne peut pas dire ce que c'est, je comprends pourquoi ce guide m'a parlé du vent, cette grâce, elle est indescriptible, inimaginable. Il suffit de la ressentir une fois. Aucune drogue n'a cette force.

J. dit que mon désir et le sien, c'est l'amour.

Oui. Dans les bras de cette grâce.

J. va récupérer la branche tombée de l'arbre. Nous allons faire un feu au fond du jardin demain ou lundi. Plutôt lundi, je pense. Ksenia, Witek seront ici. Hania bien entendu aussi, avec un amoureux de passage chopé à la guinguette au bord de la rivière. Autour de la vieille branche enflammée, pourquoi pas, nous danserons.

J. sourit. Il me parle de ce livre, Radical Hope, d'un certain Jonathan Lear. J'aime ce titre. C'est la seule chose à laquelle l'humanité entière devrait se consacrer en ce moment : éduquer l'espoir radical.

J. me lit un fragment au hasard : "It is one thing to dance as though nothing has happened ; it is another to acknowledge that something singularly awful has happened – the collapse of happenings – and then decide to dance. "**

** "C'est une chose de danser comme si de rien n'était ; c'en est une autre de reconnaître que quelque chose de singulièrement terrible s'est produit – l'effondrement des événements – et ensuite de décider de danser. "

INHUMAINES 💙

FLORENCE COCHET

Autrice prolifique basée à Genève, Florence Cochet conjugue les verbes aimer, enseigner et surtout, raconter. Elle développe depuis une quinzaine d'années une œuvre soignée, appuyée par un style surprenant, et qui gravite autour de la SF, de la fantasy, du fantastique ainsi que de la romance.

"Inhumaines est un savant mélange entre des nouvelles de grande qualité, une plongée dans les motifs et archétypes de récits antiques, ainsi qu'un hommage aux "mauvais" genres de la littérature. Ces qualités forment un recueil à l'unité affirmée, célébrant les résiliences et résistances de femmes. "

Alexandre Grandjean, éditeur.

Fondées en Suisse romande, les éditions Hélice Hélas publient des romans et des bandes dessinées. Difficilement réfutables, comme la théorie des cordes, elles produisent une narration baroque, épique et punk et organisent des événements imprévisibles, et donc imprévus.

Parution septembre 2023

220 pages - 18 euros

Quatorze nouvelles où des héroïnes découvrent leur inhumanité afin de s'extirper du patriarcat, de situations d'emprise ou de violences domestiques. Dans un exercice de style à la Perec, l'autrice explore autant le roman gothique, le merveilleux scientifique que le thriller ou le fantastique.

L'héroïne est transformée en trophée de chasse par son mari, lors d'une session de plongée. Elle devra puiser en elle d'ultimes ressources…

Un coup de palmes me propulse en direction de la grotte que nous avons découverte et explorée ensemble, émerveillés. Je devine qu'il patiente au fond, dans la salle où l'eau préservée se teinte d'aigue-marine, par un mystérieux jeu de lumière.

Bientôt, sa béance affamée se dessine devant moi. Je n'ai pas le choix, j'entre. Je frôle les parois qui se referment sur moi comme pour me broyer, tente de me fondre dans la pierre, dans les ombres, mais je suis trop visible, vêtue de turquoise.

L'absurdité de la situation me saute aux yeux : je ne peux que perdre. Il m'attend. Il ne me manquera pas. Je l'ai vu harponner des mérous et des dorades bien plus lestes que moi. Je m'immobilise. Ma vie en tant que Madame Jonathan Van der Werke s'arrête aujourd'hui. Il faut savoir reconnaître ses erreurs : j'aurais dû écouter mon père et mes sœurs. J'abandonne la partie et fais demi-tour.

— Où vas-tu comme ça, Clarissa ?

Je sursaute et, dans un réflexe, me plaque contre la roche. La flèche lacère ma combinaison et les chairs de ma taille pour terminer sa course dans une fissure. Mon cri trahit souffrance et peur alors que mon sang se répand en nuage rougeâtre dans l'onde tranquille. Il approche, ombre menaçante.

Un câble de nylon relie le projectile fiché dans la pierre au fusil. C'est ma chance, la seule : il doit le libérer ! Je bénéficie d'une poignée de secondes avant son prochain tir.

Malgré la douleur, je palme comme une forcenée vers la sortie, aiguillonnée par l'instinct de survie. La brûlure irradie dans mon côté, ma respiration s'accélère. Je sais que je consomme trop d'oxygène. La gueule de la grotte s'ouvre dans l'obscurité. J'y suis presque. Un battement de jambes plus tard, je me retrouve en pleine eau. Je bascule aussitôt vers le fond, me glisse au cœur du récif. M'éloigner, vite.

Soudain, inspirer devient difficile. Un silence pesant s'installe. Mes bouteilles sont vides. J'enclenche la réserve sans ralentir. Il me reste quelques minutes à peine.

Que faire ? Où aller ? La poche d'air ! Celle que j'ai créée. Elle devrait suffire à mes projets.

— Ne t'inquiète pas, dit Jonathan d'un ton tranquille, je change de bouteille et j'arrive.

Je ne m'inquiète pas, mon chéri. Je ne m'inquiète plus. Soit je réussis à redevenir celle que j'étais avant de t'offrir ma vie, soit je meurs. Et ce ne sera pas de ta main.

L'anfractuosité m'attend. Je commence par ôter ma ceinture de plomb et mes palmes. Aussitôt, je flotte contre le plafond. C'est maintenant que tout va se jouer. Je dois abandonner les reliquats du monde des humains sans me noyer. Je vide mon gilet de stabilisation, puis m'en libère. Mon bloc de plongée et mon masque tombent au fond. Mon visage crève la surface de la poche d'air. Je respire dans un minuscule espace. L'angoisse serre ma gorge.

Deuxième étape, me débarrasser de ma combinaison. Je descends la fermeture éclair et lutte longuement pour m'en extirper, comme un papillon de sa chrysalide. Mon bikini orné de fleurs d'hibiscus et mon alliance semée de diamants la rejoignent. Je suis aussi nue qu'au jour de ma naissance et la même mer m'étreint. D'un geste, je dénoue ma chevelure qui se déploie, tentaculaire. Elle ne séchera plus jamais.

Maintenant, c'est à mon corps de jouer. A-t-il oublié ce qu'il était ? Acceptera-t-il de le redevenir, bien que je ne sois pas certaine de le souhaiter ? Il n'y a qu'un moyen de le savoir : je dois me noyer. Mon cœur cogne contre mes côtes. Ma dernière chance.

Comme les enfants, je compte jusqu'à trois, prends une longue goulée d'oxygène, replonge et nage droit devant moi, les yeux clos. L'étouffement me gagne, mes poumons brûlent. L'envie de respirer me tord le ventre. Je la retiens. Je suis en vie, pour quelques secondes seulement. Tenir, tenir encore, malgré la sensation d'oppression, malgré la peur.

Je ne peux plus résister. J'inspire. L'eau inonde ma poitrine, conquiert chaque alvéole de ses doigts implacables. La souffrance, terrible, intense, me tétanise. Je me replie sur moi-même, je me noie, je meurs dans les profondeurs ultramarines. Un cri m'échappe avec les ultimes bulles d'air.

— Ma puce ? Non ! Pas comme ça !

Et pourtant, Jonathan…

Ma conscience se fragmente. Je cherche désespérément de l'oxygène et ne trouve que la mer qui m'a vue naître, qui m'a bercée, qui m'a nourrie. La mer, que j'ai trahie.

Je tourbillonne dans les ténèbres qui tentent de me happer.

D'un coup, un arc électrique me parcourt. L'eau circule dans mon corps, délicieuse onde porteuse de vie.

Acceptée. Pardonnée.

Comme libérés d'un bandeau, mes yeux retrouvent leur acuité visuelle ; je distingue à présent les moindres affleurements de roche qui m'entourent au travers des doubles paupières transparentes protégeant mes iris. J'effleure mes côtes, là où palpitent mes branchies, puis écarte les doigts de mes mains et de mes pieds, pour tendre la délicate membrane qui les relie. Ma peau a repris sa teinte bleutée.

La blessure à peine cicatrisée qui meurtrit mon flanc, trace estompée des méfaits de Jonathan, ranime ma rage. Mon être crie vengeance. Il cherche sans doute mon corps, pour le ramener, macabre trophée. J'imagine déjà les gros titres : "La jeune Clarissa Van der Werke décède dans un tragique accident de plongée. "

Il se trompe. Je ne mourrai pas aujourd'hui. Lui, en revanche…

Un sourire cruel étire mes lèvres.

— Jonathan, haleté-je via le voxcom.

— Clarissa ?!

— J'ai trouvé une poche d'air. Vers le rocher en forme de tête de lion. Je t'en supplie, sauve-moi.

— J'arrive !

La satisfaction qui sourd dans sa voix me donne envie de vomir. Je me tapis sur un surplomb, dérangeant une rascasse qui s'éloigne d'un coup de nageoires. Mon épiderme s'assombrit ; je deviens presque invisible. Une colonne de bulles trahit son approche. Mes muscles se tendent. Il sera bientôt à portée de l'onde. L'impatience fait trembler mes bras.

Lentement, sa silhouette se dessine. Il regarde droit devant lui, persuadé de sa victoire.

— Jonathan, susurré-je.

— Oui ?

— Lève la tête.

Il obéit et se heurte à l'inimaginable. Je me reflète dans le verre de son masque, créature à la peau caoutchouteuse, indubitablement féminine. Vision impossible, cauchemardesque, répugnante sans doute. Un nez court aux fosses oblongues, une bouche trop large, des fentes branchiales palpitantes, pareilles à deux balafres contre mes côtes.

— Surprise, mon amour, lancé-je avec un semblant de sourire.

Sans hésiter, en chasseur entraîné, il pointe son fusil dans ma direction. Trop tard. Je hurle.

Dans les légendes, nous chantons. Dans la réalité, en surface, nos cris effroyables paralysent nos proies. Grâce au voxcom, merveille de la technologie, je peux le faire sous l'eau. L'onde le frappe, glisse le long de ses nerfs, remonte jusqu'à son cerveau. Il tressaute puis se fige, statufié, le doigt sur la détente.

Je m'approche, nonchalante, caresse sa joue du bout des doigts, lui souffle un baiser, savoure la terreur qui emplit son regard.

— Jamais plus tu ne chasseras, affirmé-je d'un ton paisible.

UN ÉTÉ DE FEU ❤️

JEAN-LOUIS TORTORA

Pompier depuis plus de vingt ans, Jean-Louis Tortora est originaire de Marseille. Sa plume nous livre sans ambages des fragments de réalité, alternant entre descriptions brutes et d'autres plus empreintes d'une certaine douceur. Sa démarche se rapproche d'un travail de reconstitution photographique.

"Nous proposons le roman Un été de feu car nous avons été captivées par ce récit sans fard, qui met le focus sur Jacques, pompier aux journées rythmées par les accidents, les feux, et au quotidien marqué par ses propres difficultés, bien loin de l'image du sauveteur sans failles. "

Patricia Manechez-Reid, éditrice.

Les Îlettes est une toute jeune maison d'édition située à Aix-en-Provence. Première parution, Un été de feu, ouvre leur ligne éditoriale : des textes s'inscrivant dans le réel et intégrant une dimension fictionnelle. Par la suite, nouvelles, poésie, livres d'artistes trouveront également leur place.

Parution juin 2023

154 pages - 21 euros

Marseille, années 2000. Jacques, pompier, rencontre la petite Lily lors d'une intervention dans les quartiers Nord. Un lien puissant va se tisser entre eux, mais il doit faire face à ses propres démons… Derrière l'image du sauveteur, la fragilité et les blessures ressurgissent.

L'appel signalant un départ de feu sort Jacques de sa rêverie. C'est un premier feu pour Baptiste, nouvelle recrue gay qui peine à trouver sa place.

Les derniers touristes, semblables aux vieilles barques marseillaises, dodelinaient au gré des vagues languissantes. Le soleil, indécis, déclinait ; c'était la fin de l'été. Allongés sur de vieux transats dont le vernis s'était écaillé depuis des lustres, Jean-Marie et moi bavardions en fumant des cigarettes, le regard perdu sur le Vieux-Port immense. Contrairement à ce à quoi l'on pouvait s'attendre, ce type adorait exhumer de vieilles histoires et réussissait même à leur insuffler, l'espace d'un instant, le souffle de la vie. Dans sa voix, des gens oubliés revenaient d'entre les morts et il suffisait de fermer les yeux pour les entendre rire et parler comme s'ils étaient encore là, juste à côté de nous.

Peu à peu j'oubliai sa voix qui, monotone, se mêlait au clapotis. De temps à autre, surgissant dans des sortes de flashs, je revoyais Lily disparaître dans le couloir, et moi qui restais dans le noir. Soudain, la voix du stationnaire me tira de ma rêverie : « Les deux CCF au départ ! "

Bondissant de nos transats, nous accourûmes au standard. Le commandant, qui faisait le point avec l'état-major par téléphone, nous tendit l'ordre de mission d'un geste fatigué.

Tenez, Kosteky…, dit-il. Ça part fort derrière les quartiers Nord… Faites attention, c'est une forêt de jeunes pins… C'est bien vous qui prenez la jeune recrue, c'est ça ?

Ah, non ! s'écria Jean-Marie en dévalant les escaliers. Elle est pour Jacques, la jeune recrue !

Tant mieux ! cria le commandant. Au moins, elle reviendra entière !

Le commandant savait ce qu'il disait : Jean-Marie avait le chic pour mettre les débutants en première ligne au plus fort de la tempête, histoire de les tester. Et ils n'avaient pas intérêt à reculer… En trombe, nous sortîmes de la caserne. Je regardai vers le nord : un long panache noir montait dans le ciel orangé. Les badauds, médusés, nous regardaient passer avec de grands yeux et les enfants nous faisaient des signes de la main.

À la radio, je demandai si des avions avaient déjà été engagés. L'opératrice me répondit qu'il était trop tard à cause de la nuit qui approchait, mais que des renforts terrestres se dirigeaient vers nous. Dans le rétroviseur, j'aperçus Jean-Marie qui nous talonnait et, plus loin, un 4x4 d'officier. Je parcourus du regard chaque membre de mon équipage : Pierre, le conducteur, pilotait avec dextérité. À l'arrière, son meilleur ami Cédric et, à côté de lui, la fameuse nouvelle recrue – dont je ne connaissais pas le nom – qui était là pour quelques jours avant d'être définitivement affectée dans une équipe. Son regard tendu et sa peau blanche témoignaient du stress qui commençait à le gagner.

Dans le crépitement de la radio, les vigies donnaient des informations sans discontinuer. Le feu se dirigeait droit vers le quartier de La Solidarité, était en évolution libre. Aucun engin n'était encore à son contact. Une sorte de fièvre s'empara de moi et je me surpris à crier : "C'est pour nous !" en tapant dans les mains.

Sur la piste caillouteuse, le panache se fit sombre et menaçant. Dans le camion, personne ne parlait et le jeune inconnu, tassé sur son siège, vérifiait nerveusement ses équipements. Cédric, cagoule baissée et casque sur les cuisses, le regardait d'un air incrédule.

Nous partions à la guerre. De longues langues de fumée noire commençaient à nous envelopper, barrant toute visibilité. Pierre, pressé d'aller au combat, rétrogradait d'une vitesse et le camion hurlait, cahotait sur le chemin défoncé. Les bouquets d'arbustes flambaient avant même que les flammes aient pu les atteindre, les pins s'enflammaient d'un seul coup. La chaleur, intense, traversait les vitres, nous repoussait au fond de nos sièges. Enfin, nous arrivâmes à la tête du feu. Dans mon rétroviseur, je constatai que le camion de Jean-Marie avait disparu. Face à nous, le brasier ronflait comme un gigantesque éboulis. Je réalisai alors combien j'avais été audacieux : à perte de vue, arbustes et jeunes pins n'attendaient que de s'embraser.

Le feu arrivait droit sur nous. À la faveur d'une rafale de vent, il bondit et se planta comme un fauve, à dix mètres de nos pieds. Cédric, à cause de la vague de chaleur, s'accroupit pour ne pas brûler. Ma prétention allait nous coûter cher. C'est alors que j'entendis le jeune, à la lance, se mettre à paniquer, à crier qu'on allait tous mourir. Je me précipitai, tentai de le raisonner, mais il n'y avait rien à faire. Alors, lui collant une énorme gifle sur le casque, je lui criai de fermer sa gueule. Par le col, je le ramenai au camion et l'enfermai dans la cabine.

Mais le feu, rapide, commençait à nous déborder. Cédric n'en finissait pas de reculer, toussait à s'en décrocher les poumons. Saisissant la lance, je lui ordonnai de se replier au camion pour déguerpir au plus vite, mais je glissai dans un ravin, tombai à quelques mètres des flammes. L'enfer se déchaînait. Je n'arrivais plus à me redresser dans la terre glissante, les gaz m'asphyxiaient. À quatre pattes et ayant perdu toute lucidité, je sentis une main puissante m'attraper et m'aider à me relever. "On l'arrête ici !" cria Jean-Marie. Passant par un autre chemin, il avait réussi à nous rejoindre et avait même pris le temps de récupérer la jeune recrue – restant fidèle à ses habitudes – afin qu'il soit aux premières loges.

Subitement, nous sentîmes un vent chaud sous nos pieds, qui remonta le long de nos jambes. Par chance, je réussis à récupérer la lance, mais il était trop tard : un immense rideau rouge nous encerclait, crépitant et râlant. L'air chaud nous étouffait, brûlait nos gorges et nos yeux. Reculant encore de quelques mètres, nous nous retrouvâmes adossés à un mur de pierres. Le type tremblait tellement que Jean-Marie devait le tenir à deux mains de crainte qu'il ne s'échappe et ne meure brûlé. J'ouvris la lance en grand. Pendant quelques minutes, nous eûmes l'impression que des avions de ligne nous envoyaient valdinguer comme de vulgaires brins d'herbe. Et puis, très vite, plus rien : le feu était passé, n'avait laissé derrière lui qu'une terre noire dans laquelle les arbres calcinés prenaient des formes inquiétantes. Dans la fumée qui émanait des souches brûlantes, nous vîmes des ombres s'approcher. C'étaient les autres, qui nous cherchaient.

— Sacré baroud ! s'écria Jean-Marie en allant à leur rencontre, bras ouverts.

Je tombai les deux genoux à terre, crachai tout ce que la fumée m'avait fait avaler. Le jeune type, prostré contre le muret de pierres, pleurait dans ses gants et vomissait ses tripes. Les pans de sa veste, noircis, fumaient encore.

— Comment tu t'appelles, déjà ? lui demandai-je.

— Baptiste… dit-il, tandis qu'un épais filet de salive s'étirait de ses lèvres.

— Tu as été très courageux, Baptiste. Vraiment… Tu sais, moi aussi j'ai eu très peur… On a tous eu très peur…

Puis je me tournai vers les autres, qui avaient déjà disparu dans la fumée grisâtre. Seules leurs ombres spectrales se dessinaient parmi les silhouettes des arbres brûlés. Ne restait plus, au milieu de cette désolation, que le rire de Jean-Marie qui claquait dans le néant.

L'EXERCICE DU SKIEUR

SOPHIE COIFFIER

Née en 1967, Sophie Coiffier est docteure en arts plastiques, autrice et chercheuse indépendante. Elle a enseigné pendant plusieurs années et animé des ateliers d'écriture à l'ENSCI, à Paris. La question des représentations du monde et des mots pour l'exprimer est au cœur de son exploration littéraire.

"Ce roman m'a touchée par la manière dont il interroge notre époque : un présent incertain, suspendu entre l'insouciance des années 1970-1980 et un futur qui n'aurait pas su renouveler ses imaginaires. En jouant avec les genres narratifs, l'autrice invente sa propre forme romanesque. "

Bérengère Pont, éditrice.

Les éditions l'Ire des marges ont la conviction que toute création littéraire part de la langue, d'un regard porté sur le monde. Avec une quarantaine de titres au catalogue, elles sont entièrement dévolues à la littérature de création, qu'elles soutiennent à travers cinq collections.

Parution janvier 2024

154 pages - 16 euros

Dans une petite station de ski, une autrice entreprend un récit sur l'insouciance des années 1970-1980, la société du loisir et ses effets sur l'environnement. Vingt ans plus tard, le massif montagneux menace de s'effondrer. Dans la station désaffectée, une actrice découvre le manuscrit abandonné.

Installée dans sa résidence de montagne, la narratrice entame son récit, L'Exercice du skieur, en convoquant ses souvenirs d'enfance et d'adolescence.

GÉNÉRATION PAILLETTES

"L'Exercice du skieur "

(La Muche, 20 mars 2022)

Peut-être cela a-t-il commencé en Essonne, un matin d'automne, pluvieux, sur ce parcours de golf déserté et trempé, au milieu d'une pelouse trop verte pour être honnête. J'avais encore dû faire un lancer désastreux et envoyer ma balle dans le fossé. Sans présager de nos pensées enfantines, je me souviens que je sentais confusément l'absurdité de nous faire pratiquer ce sport en CM2. Sans doute le conseil départemental avait-il dû obtenir des subventions pour former les jeunes banlieusards à ces pratiques sportives qui nous changeaient des matinées au plongeoir. Si j'avais dû choisir entre prendre la pluie sur une pelouse déserte ou m'avancer à moitié nue sur la surface carrelée de la piscine municipale, j'aurais quand même choisi la pluie. Au moins, tandis que le reste de la classe s'abîmait dans des rêves de performances et potait sans discernement d'un trou à l'autre, je pouvais me fondre dans le décor et m'absenter mentalement, faire le mort. Car, oui, j'avais déjà en projet ma disparition. L'été, je gardais dans une boîte d'allumettes des papillons figés qui s'envolaient une fois leurs prédateurs trompés et la boîte ouverte. Sans doute devais-je me dire que moi aussi je m'envolerais à force de duper l'ennemi. Malheureusement, l'ennemi finissait par se matérialiser devant moi, sous la figure de l'instituteur ou du moniteur de golf ne tardant jamais trop, hélas, à me rejoindre pour me faire coller au troupeau. Et j'abandonnais mes songes dans une flaque d'eau, jusqu'à la prochaine fois. De cette année-là je n'ai que peu de souvenirs, à part les exercices de calcul mental ardoise levée, ou le système à base 10, tous ces cauchemars mathématiques à peine compensés par les heures de dessin ou de rédaction libres (mes préférées).

J'avais neuf ans, ayant sauté une classe, sans que pour autant les choses me soient données ou faciles. J'avais neuf ans et rien d'une enfant gracile, empotée serait le terme approprié, évidemment, et timide.

Essayant de retrouver des moments de cette époque, sans que la certitude des dates suive, je me résous à progresser à tâtons dans les dédales d'un singulier pluriel, comme en témoignent les innombrables photos de classe semblables les unes aux autres circulant sur internet – qui vous font croire un instant que telle image de groupe, avec ces pulls débordant de soleil, et ces sourires par devant, vous a accueillie un jour.

La question de savoir si les souvenirs nous appartiennent en propre ou sont ceux de toute une génération se pose. Mêmes pratiques de consommation, de loisirs, affaire de territoire et de classe socio culturelle, paraît-il. Aujourd'hui nombreux sont les récits générationnels des années 70/80, volonté de se justifier, volonté de se présenter vraiment aux générations futures, un brin de nostalgie sans doute, une incompréhension aussi : comment en est-on arrivés là ? sur le bout des lèvres. Défaut de conscience, imposture des représentations. Génération Casimir, sports d'hiver ou patinoire, génération Goldorak, génération crise du pétrole, Giscard, blue jeans et paillettes, génération boums, rollers, Saturday night, Jean Patrick Manchette. Génération Miou-Miou, Piccoli, Dewaere et compagnie. Génération Coco Girls, Claudettes et nanas en jupettes. Génération bonbon, bonbecs, bombers, tout élec. Génération scoubidou, corde à sauter, jeux d'élastique. Génération cassettes. Génération Dorothée, Maritie et Gilbert Carpentier, génération Popeck. Génération Guerre des étoiles, Princesse Leia, cinéma son surround, génération Heidsieck, Roubaud, Perec. Génération trampoline, Nadia Comăneci, génération Madonna. Génération Grease, Talk Talk, A-ha. Génération Nintendo, génération Oulipo, génération radios libres.

Soit un skieur qui vient de s'élancer sur la piste, plié sur ses skis, il prend de la vitesse, va-t-il savoir aussi prendre les virages ?

Ne demeurent sur l'écran de ces années-là que des dessins de chalets en perspective cavalière. J'en faisais des dizaines, sur des feuilles quadrillées ou non, arrachées à un cahier, parfois agrémentées au premier plan d'un bouquet de tulipes jaune et rouge.

Pourquoi des chalets ? Sans doute les miettes d'un séjour à la montagne, une classe de neige, un concentré d'humiliations variées. Je n'avais, là encore, pas réussi mon intégration.

VUES DE LA PENTE

"L'Exercice du skieur "

(Non daté)

À la montagne, en classe de neige, on avait classe le matin, qui se déroulait dans un silence inhabituel. C'est-à-dire que la maîtresse nous faisait travailler avec, en fond musical, des chansons de Julien Clerc. Les chansons lui tiraient des larmes, nous, les problèmes à résoudre nous chagrinaient davantage.

Problème 1

Delphine achète 3 bracelets identiques. Elle paie 15 francs. Julie en achète 6. Combien va-t-elle payer ? Nicole en achète 9. Combien va-t-elle payer ? Valérie en achète 1 seul. Combien va-t-elle payer ?

QuelqueFOIIISS SI seueuueles, ParFOIS elles le veueulent, Oui mais, si seueueules, Oui mais si seueueules

Stéphanie hésite. Elle ne sait pas encore exactement combien elle va en acheter.

Problème 2

Madame Ronet, qui a 52 ans, a 11 ans de moins que son mari. Ce n'est riiiiien, tu le sais bien, le temps passe, ce n'est riiiien. Tu sais biiiiien, Elles s'en vont comme les bateaux, et soudaiiiiiin, ça reviiiiient, Pour un bateau qui s'en va et reviiiiient, Il y a mille coquilles de noix sur ton chemin, qui coulent et c'est très bien. Quel âge a monsieur Ronet ?

Mes difficultés avec les mathématiques dépassaient, hélas, les perturbations bêlantes et romantiques des chansons de Julien. Ces dernières, il est vrai, poussaient au paroxysme ma faculté à – déjà – tout surinterpréter. Par exemple, à partir du problème suivant :

Madame Soizic achète 2 voitures identiques pour ses jumeaux. Elle paie 12 francs.

Combien aurait-elle payé si elle en avait acheté 5 ?

Ma réponse aurait pu être :

D'une part : si madame Soizic paie si peu cher, c'est que ce sont des voitures Majorette – mon frère en a même une rouge décapotable dont on peut ouvrir les portières.

D'autre part, si elle en achète 5, qui est un chiffre impair non divisible par 2, les jumeaux vont se disputer.

Ce qui montre une appétence pour les calculs, mais pas pour ceux qu'on était en droit d'attendre. On remarquera aussi dans tous ces énoncés la place que prend la société de consommation.

Soit un skieur sur une pente inclinée, dont la force motrice est augmentée par son poids et par l'inclinaison de la pente, calculez le facteur vitesse du sportif dont la motivation à ne pas se casser la gueule est forte. Sur la photo individuelle de classe de neige, je suis équipée d'une combinaison rouge. Une de mes jambes est repliée dans le haut de la pente. Je souris mais, derrière le masque, je pleure. Je viens encore de tomber. Autre masque, autre leurre : le loup découpé et colorié que chacun s'est confectionné pour la fête de fin de séjour. Nous sommes assis sur des bancs autour des tables en bois du réfectoire. J'ai tourné la tête comme les autres sur la photo, je suis un automate. Moi, j'ai construit une marionnette, avec de la ficelle et du papier… Demeure une impression de froid, mais pas seulement du fait des montagnes, un froid de solitude et de corps isolé.

MAESTRO 💙

LÆTITIA GAUDEFROY COLOMBOT

Poétesse et artiste-peintre, Lætitia Gaudefroy Colombot vit dans la Drôme. Maestro est son cinquième ouvrage, mais son premier roman.

"Maestro est un texte discret, délicat. L'histoire d'un homme en marge, d'une amitié improbable. L'histoire de rapports à la terre et à l'autre, attentifs et doux. Voilà pourquoi je voulais le mettre en lumière. "

Maud Leroy, éditrice.

Nées en 2016, considérant que la poésie ne s'arrête pas au poème, les éditions des Lisières font entendre des auteurs et autrices particulièrement discrèt·es. Des voix minorisées : des voix rurales, de femmes et de colonisé·es. Une part importante du catalogue est publiée en édition bilingue.

Parution juillet 2023

84 pages - 15 euros

À travers la relation qui la relie à celui qu'elle appelle Maestro, la narratrice donne voix à un territoire, à une vie en marge, à un monde en voie de disparition... Tout en finesse, ce texte parle aussi de vieillesse et d'amitié.

On y fait connaissance avec la narratrice et celui qu'elle appelle Maestro.

Il choisit de s'éclipser.

Déserter, quitter sa maison, son univers, debout.

Il décide de s'éteindre, mourir à l'hôpital.

Elle l'accompagnera jusqu'au bout. Jusqu'à la fin.

Matin, petit jour d'hiver, sans bourrasques.

Il souffre toujours. Il se plaint à peine. Jamais il ne se lamente. Elle ressent son ennui, son abattement. Comme un arbre déchu après une tempête. Encore en vie. Gisant à terre. Elle ne sait comment le soulager. Elle cherche. Finit par lui proposer d'aller faire des radios pour connaître l'origine de ses maux. Cela fait quelques jours qu'il ne sort plus. Mange moins. Boit peu. Ce n'est pas lui.

Au point du jour, avant de partir au travail, elle lui porte ses repas pour la journée. Elle vérifie qu'il prend les médicaments qu'elle répartit une fois par semaine dans le pilulier. Elle nettoie son intérieur. Ouvre un peu la fenêtre, passe un coup de balai, inspecte les toilettes, refait le lit ou change les draps s'ils sont souillés. Cela arrive de plus en plus. En silence.

Jamais il ne lui dit j'ai eu un problème ou je n'ai pas eu le temps d'aller jusqu'aux toilettes. Il couvre son lit comme si tout allait bien. Il cache comme un enfant sa bêtise. Certain qu'elle ne s'apercevra de rien. Pudeur, honte, peur de se faire gronder ? Elle a beau lui expliquer que c'est plus simple pour elle qu'il le dise. Qu'il lui parle. Elle peut comprendre. Elle comprend. De toute façon elle constate. Elle râle un peu de ramasser sa merde qu'il dissimule de plus en plus mal. Impossible pour elle de le laisser dans un lit crotté. Dans une maison sale. Elle lui dit ça c'est de la maltraitance. Elle aime qu'il soit propre, beau. Qu'il ne manque de rien. Elle ne sait pas s'il est heureux.

Du jour au lendemain il ne sort plus. Il demeure sur son lit avec sa grosse veste d'hiver sur les jambes. Tous ses coussins sous la tête. Allongé en biais. Les charentaises aux pieds. Dans son repaire. Il ne veille plus sur les lieux. Quitte son poste. Abandonne sa fonction d'allumeur de réverbères. Gardien du bout du monde.

— Je me sens lourd.

— J'ai mal partout.

— Je suis use.

— Mes jambes sont lourdes.

— Ça me frit.

Il n'est pas tombé comme le vieil amandier une nuit d'orage et de foudre. Son corps de vieillard ne montre aucune marque. Il est fatigué. Use comme il dit. Chaque année à cette période il a un coup de mou. La sève redescend. À l'entrée de l'hiver. Quand les jours rapetissent, que les arbres sont nus. Le soleil passe plus bas. Bien plus bas. Son humeur change. Un poil plus maussade. Sa tête se penche. Son visage se recroqueville. Résigné. Prêt à se fermer. Un poids sur les épaules. Le poids sur tout le corps. Comme pour dire ça y est ça recommence. Encore. Il va falloir lutter. Être fort. Faire face. Quand le jour est trop court. Quand le froid pique. Fait mal. Les nuits de gel bleu. La goutte au nez. Se moucher dans sa main. Mettre des grosses chaussettes. Avoir les pieds gelés. Les mains serrées dans les poches. Regarder le soleil derrière la fenêtre. Voir la terre givrée. L'herbe jaune craquée. Nourrir les oiseaux. Casser la glace de la bassine. Préparer les fagots. Faire le feu. Rester dans la masure. Entendre le vent tempêter, gronder dans la cheminée. Hurler. Passer entre les pierres. Attaquer la falaise. Pousser les nuages loin. Faire le ciel bleu et danser la forêt.

L'ambulance vient le chercher. Il est prêt. Assis sur son lit. Elle l'a accompagné à la toilette. Il se tenait courbé, souche de chêne sous la pluie. Les mains arrimées à la barre de douche. Peau de neige. Duvet. Comme une première fois à la lumière. Son corps tout entier voyait son premier jour. Elle imaginait une écorce de vieil arbre épaisse et rêche, une armure. C'est du parchemin. Toute une histoire à deviner. Gardée secrète au creux des chairs. Une histoire d'homme seul écrite par les éléments.

Il s'est savonné délicatement. L'odeur de la lavande l'a réveillé. Elle lui tend le gant. Elle l'aide à s'essuyer, à s'habiller. Enfiler ses chaussettes, son pantalon, sa chemise. S'emmitoufler, couvrir toute sa peau. Se protéger. Se cacher. En silence.

La tête vers le sol. Jamais se regarder. Les yeux sur lui. Le questionner. Préparer ses papiers. Son sac, sa carte vitale. Sa carte d'identité. Son ordonnance. Ne pas le bousculer. Beau. Il est beau avec sa casquette béret, cadeau d'un noël précédent. Assis sur sa cadière, une chaise en patois. Il ne dit pas un mot, pas au revoir. Ne se retourne pas.

L'ambulancier un peu gêné dit :

— Ne vous inquiétez pas, il sera vite de retour.

Comme s'il parlait de son enfant, de son frère, de son père ou de son grand-père. Leurs mains se sont touchées. En silence.

Il monte dans l'ambulance. Il sait qu'il ne reviendra pas. Il l'a décidé. Il a tout organisé. En silence.

Elle téléphone à l'hôpital. Les soignantes lui disent qu'il a une grosse crise d'arthrose, que c'est normal pour son âge. Les médecins n'ont rien trouvé d'autre. Ils le gardent quelques jours. En observation. Pour qu'il se requinque. Ses journées au lit l'ont affaibli. Léthargie. Ne plus regarder le soleil en face. Toucher les hautes herbes. Marcher sur la caillasse. En silence.

Quelques jours plus tard, l'assistante sociale de l'hôpital téléphone pour lui annoncer qu'il veut rester à l'hôpital. Il a demandé à rester. Comme les supermarchés, il aime l'hôpital. Elle n'est jamais arrivée à l'en dissuader. Il aime l'hôpital et les supermarchés.

Il fait chaud.

On y mange bien.

Elle prend un coup de masse. Son corps tremble de l'intérieur. Le vent entre les pierres. Ne plus le voir tous les jours. Même pour ne rien dire. Surtout pour ne rien dire. Juste se voir. Parler avec les yeux. Bonjour ! Ici sans lui, chez lui. Mission inachevée.

Son silence lui manque.

Bien sûr, ces quelques jours sans corvées. Sans contraintes. Sans devoir quotidiennement surveiller. Qu'il fait chaud. Qu'il boit, mange, dort, prend ses médicaments... Elle souffle un peu. Respire. Perd son utilité. Il l'a libérée. En silence.

Elle n'est rien pour lui. Pas parente, pas famille, ni fille. Étrangère. Quand tu vois la maison, ce qu'elle est devenue. Ce qu'ils ont reconstruit ensemble. C'est presque un château disent certains. La jalousie et sa comparse la méchanceté l'appellent pute. Parce qu'il l'a choisie. Elle n'est rien pour lui.

Un jour de marché, un jeudi matin, il a rencontré son père à elle. Il lui a dit se faire vieux et vouloir vendre. Partir de là-haut. Une saison terminée. Il ne peut plus rester solitaire et sauvage. En silence.

Deviner la magie du lieu. Cette ruine coupée du monde. Vivre là avec lui. Apprendre à se connaître. S'apprivoiser. S'armer de patience, de force et de courage. Remettre de la vie entre ces pierres sèches.

Combien de fois lui a-t-on demandé :

— Mais vous êtes qui ?

— Quoi pour lui ?

— Quoi ?

Elle se justifie. Elle est sa voisine. Il est âgé. Il n'a personne. Il lui fait confiance. Elle est son interprète.

À chaque rendez-vous, elle patiente dans la salle d'attente. Très vite le médecin, cardiologue, urologue, l'appelle à l'aide car il n'arrive pas à se faire comprendre. À communiquer avec Maestro. Une barrière. Une frontière empêche tout échange. Un précipice. Pourtant ils parlent la même langue. Ils n'habitent pas le même pays.

MON PETIT 💙

NADÈGE ERIKA

Nadège Erika est une travailleuse sociale vivant à Paris. Elle a suivi de nombreux ateliers, notamment à l'école Les Mots, avant de se lancer comme autrice. Son écriture est impulsive, engagée, nourrie à la culture hip-hop. Mon Petit est son premier roman.

"Nous avons choisi Mon Petit car, avec une écriture qui passe de la comptine au rap urbain, Nadège Erika nous emmène, dans les rues de Belleville, de l'innocence de l'enfance à la rage d'une jeune adulte devant l'injustice. Mon Petit est un cri, celui des invisibles. "

Jeanne Thiriet, éditrice.

Co-fondée en 2022, Livres Agités est une maison d'édition solidaire et engagée dédiée aux primo-romancières. Convaincue que la littérature est un laboratoire d'idées et d'utopies précieux pour penser le monde de demain, elle a la volonté farouche de défendre des récits optimistes et inspirants.

Parution août 2023

280 pages - 20,50 euros

Mon Petit nous entraîne dans les rues de Belleville, à Paris, dans les pas frénétiques d'une jeune fille décidée à vivre plus tôt que les autres. Les éclats de rire, l'amour des femmes et leur silence sont toujours là. Le drame fait comme s'il attendait son heure…

Naëlle revient dans l'immeuble rue Piat où elle a grandi au début des années 1980 chez sa grand-mère. Une garde partagée avec sa mère, qui vit un peu plus loin.

Je m'approche de la porte de notre appartement, m'arrête sur le seuil, et revois ce trois-pièces qui m'a vue "naître", grandir, où j'ai appris à lire, à rire. Je pourrais sonner, me présenter et demander à entrer, mais je n'ose pas le faire. Alors, je ferme les yeux et, plantée sur le paillasson, j'entre comme dans un rêve chez les inconnus qui vivent aujourd'hui chez nous.

Au début du couloir, sur la gauche, la commode rustique en bois massif est toujours là, qui sent bon la cire. Nous n'avions pas le droit de poser les mains dessus, ni quoi que ce soit d'autre, surtout quelque chose d'humide. La soupière en porcelaine rose posée sur un napperon n'a pas bougé d'un millimètre. Sur ma droite, j'emprunte le couloir qui mène aux chambres ; je passe devant la salle de bains. La porte est ouverte car la pièce est petite et sans fenêtre et il faut aérer. J'aperçois la baignoire, le meuble sous l'évier rempli de savons de Marseille, de crème Nivea (la boîte bleue métallique), de shampoing Dop aux œufs, de gants et de serviettes de toilette en coton que nous trouvions trop rêches. La machine à laver s'ouvre par le dessus, et je trouve toujours aussi étrange cette affaire d'œufs dans le shampoing.

Au fond du couloir à gauche, c'est la chambre des filles, avec un lit deux places coincé entre une penderie blanche bon marché et une fenêtre à mi-hauteur. C'est ici que dormaient Gabrielle et Georgia, mes deux petites sœurs, respectivement d'un et cinq ans mes cadettes. La journée, la chambre servait de salle de jeux pour tous les enfants. De part et d'autre de la tête de lit, à la place de tables de chevet, deux coffres à jouets pleins de poupées Barbie unijambistes collées contre un Big Jim en slip rouge, des poupées Tinnie qui ont croisé la route d'une coiffeuse non homologuée avec ses ciseaux à bouts ronds, et qui semblent avoir égaré leurs biberons et leurs couches-culottes. Il y a aussi les restes d'un garage, des voitures Majorette par dizaines et le 4x4 téléguidé de mon frère, devenu récalcitrant.

À droite, c'est la chambre à coucher de grand-Maman. Devant l'armoire Louis-Philippe, face au gigantesque lit deux places, il y a un lit pliant, le mien. J'ai atterri là afin de ne pas nous retrouver entassées dans la même pièce, Gabrielle, Georgia et moi. J'adorais dormir avec grand-Maman, nous adorions tous. Il n'y avait rien de plus doux que d'être auprès d'elle, dans des draps de flanelle tout frais. On y avait droit à tour de rôle, selon des règles bien établies par ma grand-mère à force de nous entendre râler tous les soirs :

"Grand-Maman, je peux dormir avec toi ?

— Non, c'est moi, t'as déjà dormi avec elle hier !

— Non, ce n'est pas moi qu'a dormi avec elle.

— Oh, l'autre, elle me pousse !

— Grand-Maman, Georgia elle me pousse !

— Mais, grand-Maman, Gabrielle elle a déjà eu des sucettes quand elle est allée faire les courses avec maman samedi.

— Grand-Maman, Naëlle elle dit que c'est pas mon tour de dormir avec toi parce que je suis une pisseuse au lit et que je suce mon pouce. Alors que même pas ! "

Et lorsqu'on avait le cœur gros car ce n'était pas notre tour cette nuit-là, il était parfois envisageable d'obtenir consolation en léchant la cuillère en bois qui servait pour toutes les pâtisseries. Et si toutefois on n'obtenait ni de dormir avec grand-Maman, ni de lécher la cuillère encore recouverte de pâte à crêpe, on pouvait tenter le graal ultime : sortir Diane avec grand-Maman avant d'aller se coucher. Et là, il fallait vraiment avoir été un enfant modèle pour avoir le privilège de balader sa chienne, un berger belge qui n'était jamais effarouché par notre façon de le confondre avec nos peluches achetées à la Samaritaine ou au Bazar de l'Hôtel de Ville. Tenir la laisse de Diane depuis la rue Piat jusqu'à la rue des Couronnes et refaire le chemin en sens inverse n'étaient pas accordés à n'importe qui.

"Grand-Maman, je peux tenir la laisse de Diane ?

— Non, c'est mon tour tu l'as déjà tenue, toi !

— N'importe quoi ! C'est pas moi qui l'a déjà tenue.

— Oh, l'autre, elle me pousse ! grand-Maman, je peux tenir la laisse de Diane ?

— Mais, grand-Maman, Raphaël il a déjà eu une limonade hier. C'est tonton qui la lui a offerte quand il l'a emmené au bar. Je ne les ai pas accompagnés parce que j'étais à la danse.

— Mais, grand-Maman, Gabrielle elle a déjà eu des sucettes quand elle est allée faire les courses avec maman samedi.

— Mais, grand-Maman, moi aussi j'en ai pas eu de la limonade, parce que je suis allée avec maman chercher mes nouvelles lunettes. "

Là encore, grand-Maman avait le dernier mot.

Raphaël, mon frère aîné, dormait dans un lit pliant qu'on avait casé dans un coin de la salle à manger, au bout du couloir après la cuisine. Comme c'est un garçon et qu'il est le plus âgé de la fratrie, il avait le droit de dormir là où se trouvait la télévision. Je sais – il me l'a dit – qu'il la regardait parfois en cachette alors que grand-Maman lui interdisait. J'en crevais de jalousie.

Ma grand-mère ne supportait pas que la télé puisse être allumée en permanence, elle trouvait que cet objet de malheur avait été inventé pour nous abrutir. Si on voulait la regarder, il fallait que ce soit un programme qu'elle approuvait, jamais une veille d'école, et encore moins si les devoirs n'étaient pas faits.

Quand il rentrait du Terrain rouge, le parc en bas de chez nous, Raphaël rangeait son skate-board – grand-Maman l'appelait "planche à roulettes" – derrière l'énorme table en chêne recouverte d'une toile cirée écrue imprimée de fleurs vieux rose. La planche de Raphaël était verte, les nôtres, à Gabrielle et moi, étaient orange. Je l'entends encore claquer au sol après une tentative avortée de half flip ou de boneless.

Le Terrain – c'est comme ça qu'on disait quand on était du quartier – on y accédait par un passage niché dans un renfoncement à droite de l'escalier. Il y avait d'un côté le parking, de l'autre une aire de jeux au sol rouge et granuleux qui m'apparait aujourd'hui sordide mais qui était, à l'époque, the place to be. Depuis, l'accès a été condamné par des grilles. Les trois aînés, Raphaël, Gabrielle et moi, avaient le droit d'y aller uniquement parce que l'endroit donnait sous les fenêtres de l'appartement depuis lequel grand-Maman pouvait nous avoir à l'œil.

Au-delà du Terrain, on apercevait au loin les toits des immeubles situés au croisement de l'avenue Simon-Bolivar, de la rue des Pyrénées et du début de l'îlot Jourdain, où grand-Maman allait acheter chez Phildar ses pelotes de laine pour tricoter nos gilets et nos pulls qui grattaient – ou foutaient la honte – mais que je finirais un jour par regretter.

Je la revois poser son ouvrage, sa pelote et ses aiguilles sur la table de la salle à manger pour arroser ses plantes dont certaines grimpaient sur les murs, ou sur les nombreuses bibliothèques chargées de bouquins du sol au plafond. On ne voyait jamais grand-Maman sans un livre. J'ignore d'où lui est venu ce besoin presque vital de la lecture, à toute heure et en tout lieu. Quand elle ne lisait pas, elle nous racontait sa scolarité, nous montrait ses vieux cahiers et ses compositions de Français.

Il faut reconnaître qu'à l'époque, le niveau et le degré d'exigence, c'était quelque chose. Le verbe avait son importance, je veux dire.

JUSQU'À LA CORDE

LIONEL DESTREMAU

Né en 1970, Lionel Destremau vit à Bordeaux. En tant qu'éditeur, il a publié des livres de poésie et collaboré en tant que critique littéraire au magazine Le Matricule des anges. Son premier roman, Gueules d'ombre, est paru à la Manufacture de Livres en 2022.

"Un thriller tragique, hypnotique, où l'auteur invente des mots et des noms, créant une atmosphère réaliste et intemporelle. "

Pierre Fourniaud, éditeur.

La Manufacture de Livres regroupe des auteur·ices français·es contemporain·es. Inspiré·es du roman noir ou social, du roman d'aventures ou de la fiction américaine, iels incarnent une voix littéraire moderne et vivante et se font les témoins de leur époque pour éclairer notre réalité.

Parution septembre 2023

384 pages - 20,90 euros

Lorsqu'on le trouve, l'enfant est recouvert de quelques feuilles, un corps dissimulé à la va-vite. L'inspecteur Filem Perry est chargé de découvrir ce qui est arrivé à ce gosse que personne ne semble connaître ni rechercher. Pour seul indice, une boîte à musique trouvée au fond d'une poche...

L'extrait annonce la disparition d'un des protagonistes du roman, Ern Fresco, fils tardif et surprotégé d'une famille aisée.

Ern Fresco était né avec un handicap : sa mère. Femme au foyer oisive, épouse d'un magnat du textile qui fit fortune dans une chaîne de magasins de vêtements, elle vécut, jusqu'à sa quarantième année, en s'accompagnant d'un caniche nain qui la suivait dans le moindre de ses mouvements. Il était le troisième de son espèce, les deux précédents ayant fini par succomber de vieillesse ou de maladie après quelques années de bons et loyaux services. Ce dernier disposait d'une pièce entière qui lui était consacrée, niche géante, baignoire spéciale, jeux canins, gamelles de toutes les couleurs, colliers et laisses à foison, repas chaque jour concoctés par une bonne dédiée à son service, il ne manquait de rien et sa maîtresse n'avait d'yeux que pour lui, son mari n'étant que très rarement au domicile, sans cesse à sillonner le pays, de réunions en inspections de magasins ou projets de nouvelles enseignes à développer.

Autour d'elle s'était réunie une petite dizaine de femmes qui, comme elle, passaient le temps à échanger sur les vies ô combien passionnantes de leurs petits compagnons à poils, teckels, chihuahuas et caniches, qui ayant vécu une affreuse histoire d'agression au jardin récemment avec un molosse, qui avait des problèmes intestinaux et des selles à surveiller de près, qui devait bientôt retourner chez le vétérinaire pour un vaccin ou chez le toiletteur pour une coupe revisitée.

Tout allait pour le mieux jusqu'à ce triste jour d'été, lorsque son époux rentra d'une de ses tournées au long cours, et, ébloui par un soleil resplendissant, braqua un peu trop brusquement en garant sa voiture dans l'allée, sans avoir aperçu le petit caniche qui, tout guilleret, venait à sa rencontre en remuant la queue. Passé sous les roues du véhicule, sa mort fut rapide, la nuque brisée net, et son petit corps au pelage blanc frisé ne resplendissait plus autant après avoir roulé sous les pneus larges et sales de la lourde berline. Ce drame provoqua chez sa maîtresse une profonde dépression, et chez son mari un sentiment de culpabilité qui expliqua en grande partie l'abandon de l'accord tacite qu'ils avaient passé des années plus tôt.

Dietry Fresco aimait les belles choses, les belles voitures, les belles maisons, les belles femmes et ne s'épanouissait que dans un environnement où il estimait pouvoir maîtriser tout ce qui l'entourait. Dès lors, l'idée de devenir père un jour ne l'effleura jamais, sinon pour faire comprendre à son épouse que cette hypothèse ne ferait pas partie du contrat de mariage, une tête blonde courant dans ses pieds, gigotant, balbutiant, puis parlant en posant mille questions, qu'il fallait nourrir, habiller, éduquer, accompagner, encourager étant sans conteste, à ses yeux, une forme de perturbation dans l'ordre de l'univers qu'il ne supporterait pas. Passe encore que sa femme dispose d'un animal de compagnie, quitte à bien évidemment mettre tous les moyens nécessaires pour que, lorsqu'il était présent tout au moins, cette boule de poils ne traîne pas dans ses pattes et que quelqu'un s'en occupe afin qu'il profite de son épouse en toute quiétude.

Mais la disparition soudaine de l'animal, victime d'une maladresse de sa part, qu'il relativisait en expliquant qu'il n'avait jamais compris pourquoi ce chien venait lui faire la fête à chacun de ses retours, alors qu'il ne lui avait jamais porté la moindre marque d'affection et ne manquait pas, de temps en temps, de lui asséner un petit coup de pied quand il traînait dans le couloir de la chambre, le mettait cependant en porte-à-faux vis-à-vis de sa femme. Cette dernière réclama l'impensable, arguant de son âge avancé, de l'effroyable accident dont il était malgré tout responsable, et même si elle lui accordait des circonstances atténuantes, elle émit le souhait d'un enfant. Un premier refus donna lieu à des cris, des larmes, des portes qui claquent, des visites du médecin venant administrer des calmants à son épouse, et un départ précipité pour retrouver la route, le calme feutré des grands hôtels, les bonnes tables, et la relative sérénité des séances de travail dont il maîtrisait les codes à la perfection. Mais Dietry Fresco se doutait bien qu'il ne pourrait pas rester éternellement hors de chez lui, aussi finit-il par abdiquer en posant ses conditions : pour remplacer le caniche, il accordait l'enfant à sa femme et ferait son office pour cela, si et seulement si cette dernière l'assurait qu'elle le gérerait seule et qu'il n'aurait à s'en occuper en aucune manière.

Ce fut ainsi qu'un nouveau pacte fut signé, donnant naissance à Ern Fresco un an et demi plus tard, lequel prit place dans l'ancienne chambre du chien, redécorée et réaménagée durant la grossesse de sa mère avec tout le confort nécessaire à l'arrivée d'un nourrisson, la bonne qui s'occupait autrefois du caniche reconvertie en nourrice d'occasion. Traumatisée d'avoir dû prendre dans ses bras le cadavre du chien en le sortant de dessous les roues de la voiture, la mère d'Ern se fit la promesse que jamais plus une telle chose ne pourrait se produire avec son enfant. Et jusqu'à sa majorité, Ern ne connut quasiment rien d'autre que sa mère et les employés de maison qui naviguaient comme des ombres dans la grande bâtisse de front de mer où ils logeaient six mois par an : école à domicile avec précepteur, et sur les conseils de son psychiatre, pour le socialiser, il eut droit à des colonies de vacances spéciales, au cours desquelles il retrouvait une dizaine de gamins surdoués autour de semaines ou week-end à thème : "approfondissement de l'astronomie", « mathématiques appliquées", ou "chimie du vivant ".

Dans toute activité qui l'amenait vers l'extérieur, il devait être accompagné d'un adulte. La moindre petite fièvre provoquait une telle angoisse qu'il était confiné dans sa chambre avec une infirmière le veillant jour et nuit, et s'il n'apprit jamais à faire son lit ou cuisiner lui-même le moindre œuf au plat, il suivit un programme novateur autour d'une nouvelle molécule pour le traitement de l'acné juvénile qui lui bouffait littéralement le visage et une partie du corps dès ses treize printemps. Inféodé aux jupes de sa mère, ne croisant que brièvement son père qui ne s'intéressait qu'à ses résultats scolaires, Ern ne connaissait pas grand-chose du monde environnant quand les événements se bousculèrent l'année de ses dix-sept ans.

La guerre éclata, qui mit provisoirement un coup d'arrêt au développement de l'empire paternel (avant que ce dernier ne reconvertisse ses usines textiles dans la production d'uniformes militaires et n'engrange encore plus de profits), et qui bouleversa leur famille. Ern ne fut pas mobilisé, il était à peine trop jeune, et sur les réclamations pressantes de sa mère, son père trouva une solution pour qu'il puisse passer au-travers et qu'il ne soit jamais appelé sous les drapeaux, mais mi-juillet, quelque temps avant le déclenchement des hostilités, alors qu'il accompagnait sa mère qui faisait des courses dans le centre-ville, il assista à un défilé militaire éveillant sa curiosité, le faisant sortir du magasin et déambuler au-dehors. Voir tous ces jeunes hommes, dix-huit ans tout juste pour certains, défiler en bon ordre dans leurs uniformes rutilants avait impressionné Ern au point qu'il ne put s'empêcher de les suivre le long du trottoir, se levant sur la pointe des pieds pour tenter de mieux voir derrière la foule qui s'amassait dans la rue.

LA REVERDIE

LOUISE BROWAEYS

Ingénieure agronome avec une spécialité en nutrition, rien n'intéresse autant Louise Browaeys que les livres et les jardins. Autrice d'ouvrages en lien avec le vivant, elle travaille sur les "trois écologies" : intérieure, relationnelle et environnementale. La Reverdie est son troisième roman.

"Parce que La Reverdie parvient à tresser la littérature, l'écologie et le corps des femmes. Parce qu'à partir d'une obsession, libérer la couleur verte des slogans publicitaires, Louise Browaeys livre un récit intime, élégant et sensible, où des fragments composent peu à peu un livre-cabane. "

Yannick Roudaut, éditeur.

Créée en 2013, La Mer Salée est une maison d'édition semeuse d'utopies, pour un monde audacieux, respectueux des êtres et du vivant. En persévérance écologique, elle publie des livres et des essais aux sujets nécessaires et émergents qui ouvrent les réflexions et irriguent les imaginaires.

Parution août 2023

208 pages - 20 euros

Louise tombe amoureuse d'un homme et d'une couleur en même temps. Dans sa quête pour libérer le vert des slogans publicitaires, elle attrape au vol les lumières du quotidien et passe au sécateur les âpretés d'une vie de femme. Une bouffée de verdure, de littérature pour habiter le monde avec audace.

C'est le premier chapitre du roman.

Bâtir une cabane de verdures.

Puisque je ne peux pas sauver la forêt amazonienne, ça commence avec la tentation de sauver une autre partie de la vie, plus intérieure. Puisque je ne peux pas, dans l'immédiat, être maraîchère, ça commence avec l'envie d'écrire un livre de fragments sur la couleur verte.

Je veux décrire comme cette couleur, le vert, qui est celle du renouveau, m'a fait cheminer de robe en robe, d'homme en homme et de livre en livre. Je veux que chaque paragraphe soit un petit buisson qui parle et fructifie. Je veux que rien n'y soit enfermé. Je veux y trouver refuge comme dans une cabane avec mes enfants et tenter d'y transformer les mots en ailes de libellules. Tantôt vertes, tantôt farouches.

La couleur verte a apaisé mes colères et accru mes audaces. C'est dans des robes vertes que j'ai aimé séduire les hommes. C'est en traversant un jardin public luxuriant, rue des Thermopyles, à Paris, que j'ai trouvé la force de quitter mon travail salarié. C'est aussi cette nuance qui m'obsède quand je prépare une pizza et qui m'accompagne jusque dans la peinture de la bibliothèque.

Ceci est un livre-cabane construit années après années avec des phrases, des débris, des clartés, des ombres vertes, des petits morceaux qu'on peut prendre dans la main et poser un à un sur la charpente. Les plus petits éclats des ruines qu'il reste après les naufrages et qu'on réassemble avec détermination.

C'est une cabane où je peux être à l'affût, en tenue de camouflage ou simplement recouverte de liserons blancs et de ronces, pour observer le monde sans l'évaluer et attendre que s'ébattent devant moi des mots et des animaux pleins de vie. Sentir comme le vert dans la littérature n'est pas différent de celui qui est dans la nature ; qu'il le prolonge, simplement, qu'il l'amplifie.

D'un côté, la littérature : une communauté minoritaire et parfois radicale d'individus alcooliques et névrosés ensevelis sous les livres, qui refusent les lignes droites, torpillent les clichés et tentent, parfois tard dans la nuit, en pyjama, face à leur carnet et plus souvent leur ordinateur portable, de déchiffrer l'indéchiffrable. Et de l'autre côté, l'écologie : une communauté minoritaire et parfois radicale de végétariens à vélo directement concernés par l'Apocalypse, conscients des neuf limites planétaires et pour qui la littérature doit ouvrir les imaginaires en inventant de nouveaux récits.

Il y a forcément des ponts entre ces deux mondes, puisque je les emprunte quotidiennement, telle une grenouille franchissant un écoduc – ces passages permettant de traverser des obstacles comme les autoroutes. Puisque j'aime autant animer un atelier sur la permaculture dans une entreprise que lire un roman de Virginia Woolf dans ma cabane.

Puisque les émotions, et donc les arts, sont incontournables pour métaboliser la situation écologique. Puisque la lecture permet autant de se cultiver qu'un grand jardin d'herbes et de légumes. Puisque la lecture comme le jardinage sont devenus des actes de résistance – non rentables dans un monde où toute activité est soumise à un arbitrage coût-bénéfice. Puisque l'écologie et la littérature sont des sciences de liens, des révélateurs de réciprocité, et qu'elles m'ont tout simplement sauvé la vie. Puisque les bibliothèques et les jardins sont des espaces à notre mesure pour rencontrer le vivant et entrer nous aussi dans la danse.

Sans encore en mesurer la portée mégalomaniaque, en commençant à écrire ce livre, j'entreprends de libérer le vert des slogans publicitaires. Je pars en croisade avec entrain et naïveté contre la publicité qui essaye de nous vendre l'écologie avec un petit sourire complice, comme si c'était nous qui avions commencé. Et en même temps, je tombe amoureuse. Non pas d'une couleur, comme je le crois au début, mais d'un homme.

Je tombe amoureuse de toi, un homme simple et bon, solaire. Pour la première fois de ma vie, je ne vais pas chercher un homme marié, plus âgé, occupé ailleurs ou juste caché derrière son répondeur. Je tombe amoureuse d'un homme qui a envie de se tenir devant moi et de nous aider à construire une cabane, avec mon fils.

J'apprends aussi qu'une reverdie qualifie, en ancien français, précisément, une œuvre qui chante à la fois le retour des beaux jours, le plaisir qui s'en dégage et la naissance du sentiment amoureux. C'est ce que je veux chanter aussi, hurler même, et chuchoter, depuis ma cabane, jusqu'à ce que celle-ci ait une forme suffisamment solide pour accueillir celles et ceux qui souhaitent venir s'y ressourcer.

"Depuis que je n'ai plus à t'attendre / les samedis de beau temps comme les mardis / de pluie tout est pareil", écrit Tawara Machi dans L'Anniversaire de la salade. Depuis que je n'ai plus à t'attendre, car tu es entré dans ma vie avec le bruit d'une bouteille qu'on débouche, j'ai surtout du temps pour lire. Et je viens de terminer un ouvrage sur le bien-être animal. Y sont détaillées les conditions de ce qui n'est plus un élevage mais un système concentrationnaire surveillé par des éleveurs dépressifs. On parle des mauvais traitements que nous faisons subir à des milliards d'animaux, mais que savons-nous de la souffrance que nous infligeons au règne végétal ? Essayez donc d'entrer en communication, un mardi de pluie ou un samedi de beau temps, avec un sol érodé, minéralisé et acidifié par les épandages successifs de pesticides chimiques et où tente de prendre racine une frêle monoculture de blé tendre.

Faute de prendre racine, la nuit, avant de te connaître, j'imaginais que je dormais dans le bac à légumes. Je croyais avoir trouvé ma place en bas du réfrigérateur entre les feuilles piquantes de roquette et les bulbes de fenouil. Il faisait de plus en plus chaud. J'avais un besoin accru de respirer l'air végétal, cet élixir invisible et parfumé qui abonde sous les arbres et dans les bacs à légumes de bonne qualité.

Je venais de quitter le père de mon fils, un homme qui portait parfois un slip vert, aux coutures plus foncées. Les jours de canicule, il pouvait passer la journée dans cette tenue sommaire, les cheveux rasés, répétant le monologue qu'il travaillait autour du thème des monstres pour le théâtre. Dans les derniers mois de notre relation, nous avions des rapports cordiaux ; nous allions encore, face à face, au bout de nos phrases ; nous faisions la cuisine à tour de rôle et respections le territoire de l'autre. Je ne savais rien de ce qu'allait être la dislocation qui s'annonçait. Je ne savais pas que j'en avais déjà fait un premier roman à mon insu. Et maintenant que je commence ce livre-cabane, je me demande si, parvenue à un point de non-retour, je vais réussir à raconter ce désastre conjugal tel que je l'ai vécu et à rassembler un à un les débris avec soin.

Cette nuit, je n'étais pas dans le bac à légumes : je me suis levée de notre lit où tu étais endormi, j'ai enfilé un pull et j'ai titubé jusqu'à mon bureau à quelques mètres pour écrire une phrase qui dans mon esprit suivait la nervure d'une feuille de chêne : c'est la forme de ma cabane qui détermine celle de mes rêves. "Tu as écrit cela au milieu de la nuit ?" me demandes-tu ce matin en enjambant quelques jouets dans le salon, qui est aussi ton bureau, la bibliothèque et la salle à manger.

INGRID BEURKMAN

SOPHIE DI MALTA

L'écriture se fait très tôt nécessaire pour Sophie Di Malta, bercée dès l'enfance par la littérature et passionnée par les mots. Elle suit des études de lettres à la Sorbonne puis se spécialise en journalisme, se forme à l'acting et chante dans divers groupes de musique.

"Une quête d'identité à mi-chemin entre onirisme et loufoquerie, une ode à la liberté, un roman original et atypique servi par une écriture précise et subtile. "

Walter Puntellini, éditeur.

Les éditions Most – qui signifie "le pont" dans différentes langues slaves – réunissent des auteur-ices russophones et francophones pour les rendre accessibles dans la langue de Molière comme dans celle de Pouchkine. Pour que le pont soit traversé dans les deux sens.

Parution octobre 2023

124 pages - 15,90 euros

Un restaurant renommé, une critique cinglante et voilà Ingrid Beurkman partie en tornade sur les routes, direction la mer, pour dénicher le saumon parfait qui sublimerait ses lasagnes. Et quitte à mettre le cap sur les embruns, autant chercher son marin de père qui l'a abandonnée à la naissance.

L'extrait choisi est le début du roman qui met d'emblée en évidence le personnage éponyme et sa quête.

De l'héritage maternel, elle avait la fougue et l'appétit, mais pas la dénomination. Sa mère, une insulaire aux cheveux de jais et passionnée de cinéma, l'avait appelée Ingrid, en hommage à l'actrice du même prénom. Par un hasard tout à fait curieux, son géniteur, qui passait par là au moment de sa conception, portait un nom un peu marin, Beurkman, dont elle hérita de fait, la nommant ainsi : Ingrid Beurkman.

Dès qu'on savait son identité, Ingrid Beurkman faisait l'objet de nombreuses moqueries, raillée d'être dotée d'un nom aussi douteux, qui plus est transmis par un homme qui n'avait pas voulu rester, ce qui l'impacta fortement. Ingrid cultivait toute possibilité de se rattacher aux origines de sa mère, se préférant demi-insulaire fougueuse, aimant les plaisirs de la vie et particulièrement la bonne chère, que fille d'un marin fantôme. Elle se découvrit, très jeune, une passion pour les pâtes en tout genre : grandes, petites, épaisses, fines. Elle en maîtrisait parfaitement la cuisson. Si bien qu'un jour, elle ouvrit un restaurant : Les pâtes sans nom. Les clients réservaient un mois à l'avance. Le lieu ne désemplissait pas, Ingrid faisait fondre les papilles les plus difficiles.

Sa spécialité était la lasagne, large, mais fine, forte et douce, agréable en bouche et fondante. Un jour, un célèbre critique gastronomique écrivit un article élogieux à son propos :

"Les pâtes sans nom est l'adresse à ne pas manquer ! On y trouve des saveurs extraordinaires. Seul bémol : point de poisson dans ce restaurant. Outre l'excellence de son plat-signature, mademoiselle Beurkman gagnerait en originalité à varier un peu ses lasagnes. Le saumon a ses charmes et souvent plus de finesse qu'une vulgaire viande hachée. Hormis ce détail, c'est un sans-faute. Étonnant de s'appeler Beurkman, quand on maîtrise à ce point l'art du bon goût. "

Ingrid explosa. "Monsieur le grand critique veut du saumon ? Il ne pouvait pas se contenter de dire que ma lasagne est très bien telle qu'elle est ! Non, il veut du poisson dedans ! Je vais lui faire bouffer son saumon et les arêtes avec. "

Elle s'essaya à différentes recettes, incluant divers saumons de plus ou moins bonne facture, selon ses trouvailles du coin, mais elle les ratait systématiquement. Tantôt trop de béchamel, tantôt pas assez. Et le plus étrange, c'est qu'elle oubliait jusqu'à y incorporer le poisson. Il fallait appeler un chat, un chat ; le saumon, c'était son point faible. Elle avait une aversion pour tout ce qui venait de l'eau, qui lui rappelait son marin de père. Elle réalisa qu'il fallait prendre le taureau par les cornes, voire par-derrière, affronter ses démons d'eau salée et empoigner le plat, comme on dit. Il lui fallait aller à la source même, faire face à son plus grand désamour, la mer, pour cueillir de ses propres mains l'objet indispensable de sa recette. Trouver la bête, se la taper un bon coup, afin d'en finir. Quelque commerçant du coin lui avait parlé des saumons argentés : les plus goûteux, à la chair ferme et tendre. Introuvables dans la région.

Elle prépara sa valise, loua une petite baraque dans un village de pêcheurs, au large d'une baie quelconque, et se mit en tête d'aller rencontrer le saumon idéal en mer. Celui qui ne la rendrait pas amnésique au moment de glisser la bête au creux de la lasagne encore durcie. Au premier matin, elle se jeta à l'eau, dans sa barque de fortune, bien décidée à être plus forte que la nausée qui la saisissait. Elle resta de longs moments en mer – trop à son goût – sans trouver son bonheur. Son aversion grandissait à mesure que le temps passait. L'eau était plate, molle, presque morose, mais elle persista. Au cinquième matin, agacée, elle se laissa voguer, ligne en main, attendant le butin. Soudain, il mordit, le poisson. Il arriva droit sur elle, le saumon tant désiré. Elle le chopa à pleines mains et le mit au frais, heureuse de sa conquête. Alors qu'il était enfermé dans sa boîte, elle entendit un son peu commun. Il gémissait, le poisson. Et gémissait encore. Elle fit mine de ne pas entendre, mais il se lamentait en boucle. Elle ouvrit la boîte et lui demanda ce qu'il voulait. Il expliqua qu'il n'aimait pas l'enfermement, souffrant d'une claustrophobie depuis l'enfance, suite à un coincement inopiné dans une huître peu fréquentable.

— Allons donc ! Depuis quand les espèces de ton genre ont des angoisses ? demanda Ingrid.

— Tu crois qu'en mer tout est rose ? Tu crois qu'un poisson ne peut souffrir d'aucune pathologie ?

— Je ne crois rien, je sais juste que je veux un poisson.

— Eh bien, je te demande juste de me donner un peu d'air, sinon je panique à bord.

— Qu'est-ce que ça peut me faire ?

— Tu n'as pas de cœur ? Je te dis que pendant l'enfance, une mauvaise huître a tenté de m'enfermer dans sa grotte et, depuis, je souffre d'enfermement chronique.

— Bien. Je laisse la boîte ouverte, à la seule condition que tu te taises. Tu ne me facilites pas la tâche.

— Comment tu t'appelles ?

Ingrid flaira l'entourloupe.

— Ingrid. Mais ne tente pas de m'amadouer en faisant connaissance. Tu restes dans cette boîte, avec ou sans couvercle.

— Ne t'inquiète pas, je ne vais pas filer. Je ne suis qu'un vieux loup de mer désœuvré. Et puis, j'avais bien besoin d'un peu de compagnie.

— Ah non, non ! Je ne suis pas là pour t'apporter de la compagnie. Je viens de te pêcher. J'ai d'autres projets pour toi, si tu vois ce que je veux dire. Alors, ferme-la un peu, je n'ai déjà pas beaucoup d'affection pour ton espèce.

Il y eut un long silence pendant lequel Ingrid se hâta de faire demi-tour pour rejoindre la côte. Elle surprit le saumon, les nageoires accoudées au bateau, regardant l'horizon de son œil vitreux. Il soupira.

— La vie est un naufrage sans fin, Ingrid. Regarde-moi : éternellement poisson, éternellement voué au large. Quand je me rapproche du bord pour toucher un peu terre, on tente de m'assassiner. La vie, c'est quoi ? C'est l'exil ou la mort. Pas d'entre-deux.

— Écoute… Crois-moi, sur terre, cela ne vaut pas mieux. Tu as les pieds bien au sol, mais tu es dans un monde de fous qui n'a aucun sens. C'est toute l'absurdité de la vie, le sens. On passe une existence entière à le chercher, mais je suis sûre qu'à la fin, la grande Faucheuse débarque et te dit : "Le voilà ton sens, et file bien tout droit dedans !" Au moins, dans l'eau, tu as la paix. La paix vaut tout, je t'assure. Mais si tu veux la terre, aucun souci, je t'y emmène.

— J'ai le mal de mer parfois. Tu y crois, toi ?

— Sur terre, tu aurais le mal de terre ; et dans l'air, le mal de l'air. C'est le principe même de la vie. On ne s'accommode jamais à elle, où qu'on y soit.

Un silence s'installa entre eux. Le poisson semblait triste, ce qui toucha Ingrid.

— Mais tu sais ce qui est joli, poisson ? C'est qu'au milieu de toute cette absurdité de l'existence, il y a des moments de pure exaltation. Et par effet de contraste, comme les contraires s'éclairent l'un l'autre, ça remet de la rectitude dans le ventre. D'un coup, tu as le cœur qui file un peu plus droit. Cela ne dure pas, certes, mais c'est exactement là que se trouve la vie : dans ces moments de pure joie. Alors, dans un sens, on peut dire que la vie est une suite de pointillés. Vivre, c'est être mort au milieu d'instants vivants.

BÂTIR LE CIEL

SARAH SERRE

Née en 1992, Sarah Serre est agrégée de lettres modernes et enseignante en banlieue parisienne. Bâtir le ciel est son premier roman.

"Il nous paraissait évident de faire concourir Bâtir le ciel qui représente une prise de risque dont on est fiers, car c'est un premier roman qui a quelque chose de nouveau et qui reflète des questionnements contemporains. "

Marisol Bufala, éditrice.

Fondées en 1996, les éditions Le Mot et le reste se sont développées autour de deux axes majeurs : la musique et la littérature. La maison s'appuie sur l'œuvre fondatrice de Henry D. Thoreau, perpétuant ce désir littéraire de publier des auteur·ices francophones sensibles à la nature.

Parution janvier 2024

172 pages - 18 euros

Rebutée à l'idée de vivre dans la très aseptisée Salve, une jeune femme part rejoindre l'Île, la cité qui se construit vers le ciel et à l'ombre de laquelle elle a grandi. C'est là, où les êtres humains sont cernés par la pierre et marchent au bord du vide, qu'elle pense trouver un sens à sa vie.

Il s'agit du premier chapitre du livre.

Vue de loin, l'Île ressemble à une gigantesque montagne de pierre. Elle s'élève, énorme, au milieu d'une plaine ratissée par le vent. Son ombre assombrit tout le pays. La terre située dans cette zone est incultivable, car plongée trop souvent et trop longtemps dans l'obscurité glaciale de l'Île. La végétation y meurt, les paysans ne se donnent même plus la peine d'y faire pousser quoi que ce soit.

Les voyageurs viennent de loin pour la contempler. Certains en ont aperçu les hauteurs de l'autre bout du monde et ont entendu les légendes qui circulent à son propos : on dit que cette montagne phénoménale a surgi de la terre en une seule journée, que les pierres y grandissent d'elles-mêmes, que ses habitants dansent sur des ruines, accompagnés du tambourinement de leurs dieux souterrains, on dit que c'est en punition que Dieu l'a fait sourdre de la terre, on dit, on dit…

En écoutant ces fables, murmurées par des gens qui n'ont jamais vu "l'Île", certains éprouvent une grande fascination. Ils ne peuvent s'empêcher de penser à elle. "Un jour" ils iront, ils monteront tout en haut ; c'est leur désir, un rêve qu'autour d'eux on nomme obsession. Et, en effet, un jour ils quittent leur famille, leurs enfants, ils vendent leurs biens pour payer le voyage et partent, le nez en l'air ; ils ne suivent pas une étoile mais un sommet caché derrière une mer de nuages. Ils empruntent des voitures, des trains, des paquebots, marchent à travers des champs et des plages ; ils y vont. Ils courent des pays et des continents, hypnotisés par cette masse lointaine, "la montagne des fous ".

Enfin ils arrivent, épuisés, éreintés, amaigris, et se plantent là, devant elle, subjugués et silencieux. Mais alors, il se passe une chose imprévue. Ils ont la gorge sèche, leurs jambes tremblent malgré eux – je les vois trembler ! –, ils bégaient, voient trouble, ils éprouvent une répulsion atroce, innommable. Ils ont du mal à respirer, on les évente comme on peut car ils ont chaud et suffoquent – vont-ils vomir ?

C'est sa masse gigantesque qui les écrase. "Ce n'est pas une montagne, mais dix, vingt, cent montagnes !" s'exclament-ils. Ils se sentent punaise, comme si le monde entier, avec ses océans et les bêtes qui se terrent dans les fonds marins allaient leur tomber sur le coin de la tête. "Comment peut-on vivre si près d'elle ? C'est inhumain !" Et malgré tout ce qu'ils se sont toujours dit, la certitude est là : l'Île n'est pas faite pour eux.

Alors, ils restent quelque temps à errer autour d'elle, à la fixer. Dans ce qu'ils prenaient, de loin, pour un amas de roches, ils voient à présent des constructions. Ils plissent les yeux, se concentrent, essaient de saisir les détails de ce qu'ils ne peuvent plus nommer "montagne ".

"Là, regardez ! " sur une mosquée gigantesque se tient – par quel miracle ? – une chapelle qui sert de pilier à une arche ! Sur un dôme s'élèvent des dizaines de tours ; des ponts en traversent d'autres qui se dressent d'on ne sait où. Le voyageur essaie de comprendre, mais son regard n'est pas habitué à tant de confusion et ne s'habitue pas.

C'est pourquoi il repart. Voilà l'Île. Pas une montagne mais une ville, et cette ville se construit vers le Ciel.

J'ai grandi dans les rues droites et propres de Salve, la ville qui s'étend aux pieds de l'Île et de laquelle je l'observais, dressée au milieu de nous comme un totem.

Petite, je ne suis pas la seule qu'elle fascine. Aux récréations, nous nous retrouvons dans un coin de la cour et formons un cercle où chacun révèle aux autres les légendes qu'il a entendues à propos de l'Île, cru entendre ou tout simplement inventées. Là, tout ce que nos parents, nos maîtresses et nos nourrices se chuchotent, nous le répétons, le déformons, le recrachons avec fougue. Nous nous figurons, tout là-haut, des terrasses d'émeraude, des palmiers mauves courbés au-dessus de jardins suspendus, des minarets d'or qui percent les nuages. Les adultes, eux, refusent de nous en parler.

Dans n'importe quelle pièce, on me trouve immanquablement à côté de la fenêtre. J'insiste tant auprès de mes parents pour échanger nos chambres – la leur donne sur l'Île – qu'une fois n'est pas coutume, ils cèdent à mes supplications. Alors, je reste des heures à fixer cette montagne incroyable, à me tordre le cou pour essayer d'apercevoir son sommet, inextricablement dissimulé au-dessus des nuages. Je regarde et dessine avec envie le chemin qui tourne autour d'elle et qui conduit là-haut, tout là-haut.

J'oblige ma petite sœur, silencieuse enfant au teint pâle, à jouer avec moi, à imaginer ce qui se cache au sommet. Trop heureuse de pouvoir passer du temps avec moi, elle prétend s'intéresser à ce qui m'obsède.

Je l'aime particulièrement au couchant : l'Île prend un ton bleuté, les oiseaux vont hululer dans ses ruines et je les envie.

Mon premier contact avec elle est un homme que nous croisons sur le chemin de l'école, une amie et moi, et qui nous frappe par sa singularité. Ses habits, beaucoup trop grands, sont déchirés et sales, deux grands trous percent son pantalon au niveau des genoux. Il parle seul et sa démarche est étrange : dépassé par la foule des travailleurs qui s'exaspèrent de sa lenteur, il fixe ses pieds et se déplace en ligne droite, comme un funambule sur un fil invisible, parfaitement indifférent et comme aveugle aux autres.

Le soir, sur le chemin du retour, nous le retrouvons deux avenues plus loin : il regarde l'Île sans bouger et marmonne quelque chose. Nous nous cachons aux coins des rues et l'observons en riant. Il nous lance un regard. "Attention ! " je cache Diane derrière un arbre ridiculement mince, mais l'homme reprend sa marche lente et méthodique, sans sembler nous avoir remarquées. Un jour, prenant mon courage à deux mains, je persuade mon amie d'aller le voir ; peut-être récolterons-nous des informations sur elle. Mais à chacune de nos questions, il fixe nos lèvres d'un air ahuri et mutique. Les gens qui vivent là-haut sont-ils vraiment comme lui ?

La seule chose qui l'interpelle, ce sont nos mains, qu'il regarde avec émerveillement. « Comme elles sont petites", il pose sa grosse patte contre la mienne, paume contre paume, "et blanches, et toutes douces". La sienne est barrée en tous sens de rides, boursouflée de cloques jaunes ; la mienne a l'air d'une colombe prise au piège d'une bête monstrueuse, car, détail immonde, il lui manque un pouce. Il nous agite cette infirmité sous le nez en riant, nous poussons des hurlements, mais insistons tout de suite après pour revoir la main difforme. Chacune passe son doigt sur le moignon.

— Comment tu t'es fait ça ?

Il fixe ma bouche, puis hausse les épaules.

— À cause du froid.

Son visage ressemble à sa main, écorché, rouge, zébré de rides. Son regard est différent, doux, attentif, mais quand il la regarde, la tête levée, la nuque pliée, il nous oublie complètement.

Un jour, nous ne le trouvons plus.

JUSTIN COUDURES ❤️

ADRIEN GIRAULT

Adrien Girault est né en 1990. Après des études dans les métiers du livre, il assure quelques missions précaires dans la communication. Le reste du temps, il marche dans la ville, avale des matchs de football et des films. Il a publié deux romans, Rabot en 2018 et Monde ouvert en 2020.

"En plus de son intrigue policière brillamment menée, des thèmes sociaux essentiels qu'il aborde et des émotions typiquement adolescentes qu'il nous a rappelées, Justin Coudures nous a touchés et convaincus par sa langue originale, sincère et définitivement contemporaine. "

Benoit Laureau, éditeur.

Fondées en 2014, les éditions de l'Ogre publient des récits de fiction contemporaine, française et étrangère. Elles recherchent des histoires, des langues, des images, des rythmes qui menacent leur tranquillité, pour qu'à la dernière page avalée, le monde ne soit plus tout à fait le même.

Parution octobre 2023

176 pages - 19 euros

Chaque été, Justin part en vacances sur une île où il retrouve sa bande. Mais cette année, il prend conscience de sa condition de prolétaire. Tandis que sa colère grandit, son beau-père disparaît. Une absence qui va jeter une lumière crue sur ce qui se joue passé le stade de l'innocence.

Je m'appelle Justin Coudures, et je suis loin d'être mort.

Respirez tranquillement.

Quand j'ouvre les yeux, des sensations bizarres, d'abord. Le corps parcouru de picotements, l'impression d'être traîné sur du sable. Et puis, au bout de quelques secondes, ça redevient limpide. Net de chez net. Tranquille, tout va bien, je suis à l'hôpital. Celui qui de l'extérieur ressemble à une usine désaffectée. Debout face à moi, le docteur a une tête de beau gosse énervante. Une fois que l'infirmière a changé mon bandage, il me fait venir dans son bureau pour passer une batterie de tests. J'ai un mal de crâne atroce. Il me fait m'étendre sur son grand Sopalin, là, et il me barde de fils. Eh, je suis pas une multiprise. Je suis en stress. Bips. Mon cœur monte dans les aigus. Le docteur fronce les sourcils. Allez, on va me détecter une vieille maladie. Au moins, Zidane viendra me voir dans mon fauteuil roulant. Sauf que mes os se seront recroquevillés, même pas je pourrai lui serrer la pince. Le docteur me dit, respirez tranquillement, tout va bien, monsieur Coudures. Je me dis, vas-y, appelle-moi encore monsieur, ça me fait du bien. J'inspire profondément en m'efforçant de penser à un moment heureux. Par exemple, le premier jour des vacances sur le terrain, l'odeur de la carlove et des sapins. Il me dit, bon, monsieur Coudures, il n'y a aucun lieu de s'inquiéter. Il estime que je vais rapidement me remettre. Je pense, bien sûr, ma gueule, je suis un sportif, tu m'as pris pour qui ? Je capte sur sa blouse que son prénom, c'est François. François va s'asseoir derrière son bureau. Pendant que je cherche mon sweat à capuche, il dit, pas de tabous entre nous, genre on est potes. Puis il dit, je sais qu'elle circule beaucoup sur l'île. J'ouvre grands les yeux. Il demande, est-ce que vous consommez des produits, monsieur Coudures ? Je nie en prenant un air offusqué. François me regarde avec sa tête de docteur. Impossible de savoir s'il est content de lui ou s'il pense à ce reste de chips dans le tiroir de son bureau. Ensuite, il dit, je ne sais pas ce qui vous est arrivé, monsieur Coudures, mais ils ne vous ont pas raté. Il me montre la radio et le trou dans le bras, et aussitôt je passe ma main sur mon bandage. Nouveaux reliefs, j'imagine. J'ai l'impression de m'être fait rouler dessus par un trente-trois tonnes et puis de m'être réveillé en plein milieu d'une opération à cœur ouvert. N'empêche, si les cicatrices sont placées au bon endroit, tout n'est peut-être pas encore perdu. Et avec un peu de chance, ils vont me faire cadeau de la balle qu'ils ont enlevée. Je pense à Noomi, et malgré la douleur et les points de suture qui se contractent, ma bouche esquisse un mini-sourire.

Je m'appelle Justin Coudures, et je suis loin d'être mort.

Poussez-vous

Ça commence toujours un mois plus tôt, celui d'avant le départ sur l'île. L'attente est interminable. Ma mère empaquette tout dans des poches. Le couloir de notre micro-pavillon, on dirait Emmaüs. Jean-Marc entasse les trucs lourds dans le coffre. Au bout de quinze minutes à tout casser, mon sac est prêt : des shorts, des tee-shirts, un jean, et basta. De toute façon, on laisse des vêtements de pauvres là-bas dans les caravanes. Quand tu les retrouves, ça sent un mélange d'humidité et de sapin. Ma mère veut toujours les relaver, mais vas-y, on est des pauvres ou on est pas des pauvres. Je passe des soirées à apporter des sacs remplis à Jean-Marc, penché dans les entrailles du Citron, son camion. Carrosserie jaune infâme et capot relevé pendant des heures. Des fois, il plonge tellement profond qu'il ne tient plus que sur une jambe et que sa tête disparaît en entier. Il veut être sûr que son carrosse tienne le choc du voyage. Côté pratique, la bouffe coûte une blinde sur l'île, alors on prépare un stock de boîtes de conserve de sécurité. Plein de pâtes. Plein de sauces qui vont avec. Ma mère dit, dans la vie, tu passes ton temps à cuisiner. Tu te lèves le matin, faut réfléchir au midi, t'as pas fini le midi que le repas du soir arrive. Avec Jean-Marc, qui mange liquide, on est pas aidés. Hormis tous les trente-six du mois quand il est de bonne humeur et qu'il transforme la cuisine en champ de bataille. Faut le voir tirer la langue chaque fois qu'il découpe un ingrédient, on dirait qu'il court un Ironman. Cinq minutes après, le gars est éclaté et laisse tout en plan. Il se pose cash dans le canapé, il s'ouvre une nouvelle canette et, en peu de temps, il ronfle. Ma mère dit rien, elle creuse d'autres plis sur son front. Moi, je débarrasse, je compose des petites insultes dans le silence. Chaud d'être feignant à ce point. Le gars, c'est comme Messi : quand il veut, il envoie du rêve, et quand il a pas envie, le mec fout rien. Ma mère est au courant qu'il existe un Jean-Marc public et un Jean-Marc privé. Chez nous, c'est la version qui brille jamais : team casquette Esso et Crocs pieds nus. Et alors, venez nous chercher.

Pendant tout ce mois, les placards sont vides, et les trucs à manger déjà rangés dans une caisse. Que des bouts de pain dur à la place. Tu manges une biscotte, en fait c'est du pain. Les soirs où on va faire les courses, ma mère s'arrête des plombes dans chaque rayon. Quand elle est de retour au chariot, il suffit de regarder la gueule des produits pour deviner comment c'est bon. Ils créent du cousu pauvres. Genre, sur le café, t'as un dessin d'une tasse qui fume. Ils doivent se dire, ils vont adorer, les crevards, la tasse qui fume, allez, ça part. À la caisse du supermarché, je serre toujours les fesses. C'est pas qu'on est trop fauchés pour payer, mais ma mère, elle a tendance à oublier sa carte de crédit. Je l'attends trois plombes derrière le chariot. Tout le monde me prend pour un cassos. Je te jure, si un jour Noomi voit ça, je suis mort.

Ensuite, avant de partir, il faut laver le micro-pavillon de fond en comble. Ordre de ma mère. Le temps qu'on passe à faire ça, c'est abusif. Plus le jour du départ approche, moins ma mère pense qu'on est prêts. À la fin, limite, tu voudrais que le voyage soit annulé. T'as l'impression que tu vas te transformer en gant de vaisselle. Jean-Marc t'inquiète, il s'en fait pas. Généralement, tu peux le trouver à la pêche le soir du départ. Il est tellement préoccupé qu'il siffle, frère, il sifflote. La veille du départ, j'arrose les potes de textos pour dire l'heure du bateau et, surtout, pour leur rafraîchir la mémoire. Il n'y a rien que je déteste plus que quand personne ne me guette à la descente. À part les Jean-Eudes qui viennent squatter les plages avec leurs vieux voiliers et leurs bermudas rouille. Ils disent pas voiliers, mais gréements. Bref. Généralement, on est dans les derniers vacanciers à débarquer. Brian se ramène sur zone dès la mi-juin. Donc, quand je suis sur le pont du ferry, que je vois le port et toutes les routes qui montent à partir de là, je cherche un maillot fluo et je vois à côté un gosse avec un gigantesque sourire qui me fait des grands signes. C'est Brian et Steven, son petit frère. Ma mère dit, t'es content de retrouver tes copains, et évidemment je m'éloigne d'elle direct. Pendant ce temps-là, Jean-Marc est déjà en place dans la voiture, en cale, il veut pas perdre de temps et tout installer en vitesse sur le terrain, comme ça on empiète pas sur l'heure de l'apéro. Ma mère et moi, on traîne sur le pont. C'est toujours la première fois : les bateaux, l'odeur, l'huile qui brille à la surface, les goélands, le mazout, l'algue rance, les chichis du stand à côté du glacier.

Poussez-vous, on arrive.

LES MAINS FLOUES 💙 ❤️ 🏆

VINCIANE GOFFIN

Liégeoise, Vinciane Goffin est musicienne professionnelle, pianiste et chanteuse. Elle enseigne la formation musicale et le piano à l'Académie de musique de Welkenraedt, ainsi qu'au Conservatoire royal de Liège. Curieuse et passionnée, transmettre l'anime particulièrement.

"L'équipe éditoriale a apprécié l'écriture fluide et poétique de ce récit dramatique parsemé d'anecdotes historiques et la manière dont l'autrice a rendu accessible à tous un univers que l'on croit souvent, à tort, hors de portée : la musique classique. "

Martine Colas, éditrice.

Fondées en 2020 à Liège, les éditions Panthère sont spécialisées dans les thrillers, les polars, les drames psychologiques et la littérature jeunesse. Elles donnent la priorité au livre papier et ont pour ambition de publier trois à six livres par an.

Parution juillet 2023

326 pages - 22 euros

Dès son arrivée en première année à la Faculté européenne de musique de Liège, le jeune pianiste prodige, Guillaume du Beleck, est confronté à un phénomène étrange. En début de nuit, il est attiré hors de sa chambre et se retrouve projeté dans le passé, à Paris, en compagnie de célèbres compositeurs.

Chaque nuit, depuis qu'il a intégré la faculté de musique, Guillaume est réveillé par les plaintes d'une jeune femme qui réclame son aide.

Bien que saisi d'un étrange malaise, Guillaume pensa qu'il avait dû rêver. Certains songes peuvent paraître si réels…

Les nuits qui suivirent furent pareilles à la précédente : Guillaume entendait la plainte ininterrompue, se levait, ouvrait la fenêtre et voyait la jeune fille à la robe rouge et aux pieds nus sur le perron de l'internat. Il l'interpellait à plusieurs reprises, sans que jamais elle ne réagisse ; au bout de quelques minutes, elle finissait toujours par disparaître, de manière évanescente, laissant derrière elle un faible halo qui s'évanouissait à son tour. Chaque matin, il retrouvait la fenêtre de sa chambre béante, alors qu'il se rappelait très clairement l'avoir fermée pendant la nuit.

Angoissé, il se demanda à qui parler de ce phénomène étrange, et décida finalement de se confier à Antoine.

Après l'avoir écouté, Antoine, d'ordinaire si enjoué, avait l'air désemparé.

— Tu ne me crois pas, hein, c'est ça ? Tu crois que je suis dingue ? s'emporta Guillaume.

Antoine prit un moment pour répondre. Il choisit ses mots avec soin pour ne pas blesser son ami qui semblait déjà avoir les nerfs à fleur de peau.

— Écoute, mon vieux, je te crois… Seulement…

— Seulement ?

— Eh bien, reconnais que c'est une histoire… disons… un peu… abracadabrantesque…

— Abracada-quoi ?

— A-bra-ca-da-bran-tes-que ! C'est un néologisme d'Arthur Rimbaud, dit-il d'un ton professoral. Je m'étais promis de le replacer ! ajouta-t-il, pensant détendre l'atmosphère.

Mais Guillaume n'avait pas le cœur à plaisanter et le foudroya du regard. Alors Antoine reprit son sérieux.

— Extravagante, si tu préfères… Irréelle…

Guillaume s'enflamma de nouveau :

— Irréelle ? Malheureusement, pas pour moi ! Quand je vois cette fille, je pourrais la toucher !

Antoine lui mit la main sur le bras :

— Et si je venais dans ta chambre ce soir ? Juste après le couvre-feu… C'est une histoire de ouf, mais… si cette fille existe, moi aussi je la verrai… et on essayera de lui parler. Ça te va ?

Guillaume soupira.

— Ok ! C'est d'accord !

L'après-midi leur parut interminable à tous les deux.

Guillaume ne parvenait pas à se concentrer sur son travail. Son esprit vagabondait pour sans cesse revenir à la jeune fille aux pieds nus.

Il essaya de lire, sans plus de succès.

Il retrouva Antoine à la cantine pour souper. Contrairement à leur habitude, ils ne se joignirent pas aux autres et prirent leur repas rapidement.

Ils mangèrent sans échanger un mot.

Lorsque Guillaume retourna à sa chambre, les aiguilles colossales de l'horloge du rez-de-chaussée indiquaient dix-huit heures vingt-cinq.

Il prit une longue douche. L'eau brûlante lui fit du bien. Il en sortit légèrement détendu, et décida d'aller se promener un moment. Le soleil n'était pas encore couché et le parc offrait un spectacle magnifique. Le ciel, paré d'orange et de mauve, formait un capuchon mouvant au-dessus des arbres, qui affichaient les premiers stigmates de l'automne. L'air était plus frais ces derniers jours, même si la température dépassait encore allègrement les normales saisonnières. Il s'assit au pied d'un chêne centenaire, s'adossa à son tronc et continua à observer le déclin du soleil, qui finit par disparaître derrière les nuages, faisant place à un ultime liseré lumineux, puis à des nuances de bleu de plus en plus sombres. Il se souvint que l'on appelait ce moment de la journée entre chien et loup et se dit que cela correspondait bien à l'ambiance un peu confuse qui s'emparait alors de la forêt : tout ce qui était diurne cherchait à rejoindre un abri et tout ce qui était nocturne n'osait pas encore sortir du sien. Comme si le temps était suspendu…

C'est un peu apaisé qu'il regagna sa chambre. Vint enfin l'heure du couvre-feu.

Dix minutes plus tard, Antoine grattait à sa porte.

Ils convinrent que Guillaume se coucherait à la même heure que d'habitude et qu'Antoine resterait éveillé jusqu'à l'heure supposée fatidique. Pour ne pas risquer de s'assoupir, il avait emporté plusieurs bouteilles de soda à la caféine et une console de jeux portable, munie d'écouteurs.

Il s'installa au petit bureau, identique à celui de sa propre chambre. Guillaume avait un truc pour réussir à s'endormir facilement : il passait en revue les lettres de l'alphabet, en cherchant pour chacune d'elles le nom de trois compositeurs, qu'il classait chronologiquement. Lorsque le sommeil tardait, des variantes étaient possibles : choisir une époque, un pays d'origine, ou un instrument de prédilection ; mais cela ne s'avéra pas nécessaire. Il en était à Puccini… Prokofiev… Poulenc, quand il sentit son esprit s'engourdir.

Antoine entendit que la respiration de son ami était devenue régulière et constata que celui-ci dormait profondément.

Comme chaque nuit, depuis plus de quinze jours, Guillaume fut tiré de son sommeil vers deux heures du matin par une plainte légère, continue et déchirante…

Il se leva, se rappelant qu'Antoine avait veillé pour assister au phénomène. Il le chercha des yeux, l'appela, mais Antoine s'était volatilisé.

Un silence figé régnait dans la chambre. La plainte s'était subitement arrêtée.

Guillaume se précipita à la fenêtre. La jeune fille était là, immobile et muette. Il la héla, mais elle tourna les talons et se dirigea lentement vers le parc, sa silhouette arachnéenne semblant flotter à quelques centimètres du sol.

Il se pressa dans l'escalier, qu'il dévala en trombe, ouvrit la lourde porte de l'internat et se retrouva sur le perron.

La jeune fille s'était éloignée mais, à son grand soulagement, elle n'avait pas disparu. Il la suivit à bonne distance, de peur de la faire fuir. Elle continua à marcher, imperturbable. Ils s'enfoncèrent dans l'obscurité. Guillaume parvenait à la suivre sans problème car il irradiait de son corps un halo de lumière pourpre.

Soudain, elle se figea, exactement à l'endroit du parc où Guillaume s'était arrêté quelques heures plus tôt.

Elle resta de dos, mais il la vit pointer l'index vers l'arbre auquel il s'était longuement adossé…

Subitement, la lumière s'estompa et le halo s'effaça.

Le temps d'arriver à sa hauteur, il n'y avait plus rien… Elle s'était, une fois de plus, dématérialisée.

Tétanisé, Guillaume mit quelques secondes avant de reprendre ses esprits.

Il revint sur ses pas, pestant mentalement contre Antoine qui lui avait faussé compagnie.

La sonnerie du réveil le fit sursauter. Il se dressa péniblement, encore groggy par les événements de la nuit. Il se retrouva nez à nez avec Antoine et vociféra :

— Qu'est-ce que tu as foutu, bon sang ? Je croyais que tu étais censé rester avec moi cette nuit. Où étais-tu ? Il s'est passé quelque chose… Je… Je l'ai suivie… Dehors… dans le parc. On aurait dit qu'elle voulait me montrer quelque chose.

Antoine était abasourdi. Guillaume poursuivit :

— Arrête de me regarder comme ça ! Qu'est-ce que tu as, à la fin ?

Antoine prit enfin la parole :

— Je suis resté ici toute la nuit, Guillaume. Et toi, tu n'as pas bougé de ton lit…

TERRES PROMISES

BÉNÉDICTE DUPRÉ LA TOUR

Bénédicte Dupré La Tour est née en Argentine, en 1978. Sa famille déménage à plusieurs reprises avant de s'ancrer à Lyon où l'autrice vit toujours. Elle réalise des études de lettres modernes et devient consultante en communication pour les entreprises. Terres promises est son premier roman.

"Terres promises, c'est l'histoire du mouvement furieux des ruées vers l'or, de l'appropriation des corps et des terres, de la colonisation de tout notre imaginaire ; c'est une œuvre emblématique qui révèle la cicatrice que portent encore les corps, l'Histoire et la face du monde. "

Jérémy Eyme, éditeur.

Les éditions du Panseur, fondées en 2019, publient une littérature francophone de création dépassant la notion de genre littéraire. Elles cherchent des auteur·ices qui, par la singularité de leur parole, sauront nous transformer malgré nos résistances.

Parution août 2024

320 pages - 22 euros

À travers un roman choral aux multiples intrigues, Bénédicte Dupré La Tour nous offre une fresque puissante et tragique où s'entrechoquent des vies minuscules emportées par le mouvement furieux de la ruée vers l'or.

Un baiser de ses lèvres vermeil pour tirer la chance de son sommeil. Un baiser pour les chercheurs d'or. Un baiser comme le début d'un trésor.

Le soir, le dos rompu, les ongles noirs, les orpailleurs épuisés s'en allaient boire ; ils buvaient pour oublier qu'en ces lieux, l'aventure n'était plus qu'un incessant labeur, une journée pour puiser des flancs de la terre juste assez pour payer leur alcool. Nulle part dans ces déserts ne se trouvaient de femmes. Quelques cantinières en offraient une grossière reproduction. Ces matrones au cou épais, sentant l'ail et le vinaigre, vociféraient sur leurs marmites et sur la file des hommes hagards qui leur tendaient l'écuelle. Lorsqu'Eleanor Dwight mena son cheval le long de la rivière éventrée par les pioches, lorsqu'elle s'avança aux abords de cette ville furieuse, enfiévrée par la quête de richesses enfouies dans les profondeurs, lorsqu'elle secoua sa grande chevelure blonde retenue sous une capeline, elle sut qu'ici, en ces lieux rudes et sans confort, en ces espaces primordiaux où s'acharnait l'humanité rageuse, elle sut qu'ici, elle pourrait exploiter un filon intarissable : la solitude des hommes. En amazone sur sa monture alezane, elle menait sa bête au pas. L'animal sentait déjà l'approche de l'abreuvoir ; elle le contraignait à une allure lente, rassemblée, qui signifiait que la cavalière ne lâchait pas la bride, qu'elle domptait le désir d'aller trop vite malgré l'épuisement. Le cheval soufflait son écume, parcouru de frissons, mais restait obéissant aux impulsions de sa maîtresse, et ses sabots claquant la pierre offraient une musique métallique qui faisait se dresser les corps harassés s'activant dans les trous. À son passage, l'ouvrage soudain cessait. Le vrombissement cessait. Les têtes se redressaient, noires et suantes. Toute pensée se suspendait dans l'instant. Seule comptait la contemplation d'une silhouette frêle et décidée de poupée s'avançant en ces lieux oubliés pour en prendre possession.

La jeune Eleanor Dwight s'arrêta devant l'établissement dont les planches semblaient les plus solidement clouées à l'ossature. Des groupes s'aggloméraient déjà à quelques mètres d'elle, murmurant entre eux d'indiscernables propos. Elle mit pied à terre, s'adressa à l'assistance : pour ces beaux messieurs, elle chanterait ce soir, et en français. Elle s'appelait Eleanor Dwight, et chanterait en français pour les beaux messieurs. Elle chanterait et donnerait à chacun un peu de chance pour trouver ce qu'ils cherchaient. Elle porterait chance aux beaux messieurs, dans toutes leurs entreprises. Elle entra dans l'établissement sous les acclamations.

Mary Ferguson, une large femme, l'accueillit avec avidité. Ici, elle serait bien reçue, elle aurait une chambre avec tous les jours des draps frais séchés sur l'herbe, elle disposerait de sa propre baignoire, et d'une table à sa mesure, avec des couverts en argent. On aménagerait une estrade. Dès ce soir. On ferait venir un violon. Non, elle n'aurait pas à payer la chambre, la maison lui offrait le gîte et le couvert. Elle n'aurait pas à payer tant qu'en bas, dans la salle, on se presserait pour l'entrevoir. Mary Ferguson n'avait que faire des bienséances, elle savait ce qu'était Eleanor, elle savait quelle sorte de créature venait de mettre un pied dans son établissement, mais elle la traita comme une dame de haut rang, car nulle part alentour, on ne trouvait une telle insolente beauté, un pareil éclat d'une si brève humanité. Eleanor Dwight conclut son affaire avec Mary Ferguson, pendant que Jack Ferguson – un petit homme rond – vidait les crachoirs en jetant des regards obliques vers deux fortunes en marche.

Le soir venu, la salle fut si comble qu'on refusa des entrées. Tout le jour, le barbier n'avait cessé son ouvrage, et les baquets à ciel ouvert n'avaient pas désempli. Ils étaient des beaux messieurs, dans la bouche d'Eleanor, ils l'étaient, elle l'avait dit. Poupée de porcelaine perchée sur son cheval, elle les avait considérés comme des hommes de bonne compagnie, eux, leur corps en sueur et puant, leurs vêtements en guenilles, elle les avait traités comme des messieurs. Ils furent nombreux à croire ses paroles, ils voulaient croire qu'elle voyait en eux autre chose qu'une misère accroupie dans un cours d'eau, et que sous le cuir éclaboussé de vase, sous les lèvres gercées, les cheveux infestés de vermine, les dentitions noires, brillait encore le vif éclat de leur humanité. Ce soir, Eleanor chanta. Mary Ferguson fit patienter les loqueteux, attisant leur soif de beauté. Elle somma son mari d'annoncer l'entrée en scène de la jeune femme. Le petit homme s'exécuta. Il monta sur l'estrade construite à la hâte, tenta d'obtenir le silence en claquant dans ses doigts gourds. Loin de calmer la foule, il s'en attira les foudres. Ça n'était pas lui, Jack Ferguson, qu'on voulait voir sur la scène, et les hommes sifflaient et tapaient sur les tables et beuglaient et jetaient des ordures pour que déguerpisse cette ombre bedonnante, qui écourta son discours en bafouillant, de peur d'être lynché.

Mais quand Eleanor Dwight descendit l'escalier qui menait à la salle, la foule se calma soudain, hypnotisée et désormais docile. L'assemblée s'agitait maintenant doucement de murmures, de petits rires gênés, et quand enfin elle atteignit la scène, il ne resta que le bruit des verres que Jack Ferguson nettoyait derrière son comptoir. Eleanor salua la foule. Il y avait là de beaux messieurs, elle allait chanter et leur apporter de la douceur. Ils étaient loin des leurs. Loin de leurs terres, loin des cieux. Loin des épouses et des mères.

Loin des enfants gracieux. Ils en avaient du courage d'être partis, pour offrir aux leurs une vie meilleure. Elle allait chanter pour les beaux messieurs, chanter en leur honneur.

Son répertoire était vaste. Eleanor aimait composer des tableaux d'émotions et ce soir, elle commença par insuffler la joie. Elle reprit des chansons entrainantes et connues de tous, dont les refrains s'entonnaient à pleine voix. La vache de l'oncle Jim, La vieille qui voulait se marier, La fille du pasteur. Puis elle passa aux balades. Mon cheval et mon chapeau, Le vieux trappeur, Les scieurs de long. Et lorsque l'assemblée fut bien attendrie, Eleanor fredonna des chansons tristes. Je reviendrai, La maison de bois, Le cœur perdu dans les montagnes. Elle termina sa représentation par un air joyeux et entraînant – La potion du docteur –, et quitta la scène sous les hourras. On porta des toasts, on la couvrit de compliments.

Chacun voulait l'approcher, lui offrir quelque chose, comme ce jeune Foster, un garçon à peine plus âgé qu'elle, un jeune homme gauche, et qui s'empourprait à chacune de ses questions. D'où venait-il ? Était-il là depuis longtemps ? Avait-il trouvé de l'or ? Comment avait-il trouvé ses chansons ? Foster s'embourbait dans des paroles confuses, et fixait le sol pour échapper au regard d'Eleanor. Elle offrait un baiser de chance, un baiser, et la destinée changeait sa balance, un baiser de ses lèvres vermeil pour tirer la chance de son sommeil. Un baiser pour les chercheurs d'or. Un baiser comme le début d'un trésor.

Alors devant tous, elle lui donna un baiser, car ce soir, elle souhaitait offrir une part de chance aux jeunes aventuriers. L'assemblée s'exclama et se bouscula, mais déjà Eleanor remontait dans ses appartements en saluant la foule de sa petite main gantée de blanc.

Hier, rien, et le lendemain...

C'EST UNE BELLE FIN, JE TROUVE 💙 🏆

MARC LARGE

Marc Large est réalisateur, dessinateur de presse (Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo…), tatoueur et l'auteur de nombreux livres. Il a obtenu le trophée du meilleur dessin professionnel lors du 20e Presse Citron de l'École Estienne. Il se définit lui-même comme un "simple raconteur d'histoires ".

"C'est un texte bouleversant qui livre avec beaucoup de poésie et de franchise toutes les larmes mais aussi les fureurs, regrets et même les rires du deuil d'un être aimé. "

Patricia Martinez, éditrice.

Créées en Aquitaine en 2009, les éditions Passiflore sont nées de la passion commune de trois amies pour les livres, la lecture et l'écriture. Leurs publications s'organisent autour de deux axes : la littérature contemporaine, avec des romans "coup de cœur", et la culture du Sud-Ouest.

Parution mars 2024

120 pages - 15 euros

La lettre d'adieu d'Aurélien Large a fait écho dans les communautés LGBT+ et créé un séisme au-delà des frontières, comme un message universel. Sa parole fédératrice ensemençant l'amour dans toutes les langues est prolongée par le témoignage poignant de son frère dans ce livre.

Le narrateur commence son récit en imaginant les derniers moments de vie de son frère avant qu'il ne se suicide.

Aujourd'hui, mon frère est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

Cet été indien comme on n'en avait pas souvenir offre une floraison de bruyère vivace qui hésite entre le violet, le mauve et le rose. Aurélien arrête sa course éperdue pour inhaler une dernière fois le parfum enivrant de la résine de pin. Le sang des landes girondines. Il remplit ses poumons du monde entier. Ses cinq sens sont en éveil comme jamais. Devinent-ils que c'est leur toute dernière mission ? Les racines s'extrayant du sol tentent désespérément de lui faire un croche-pied pour l'immobiliser. Soudain, les cigales se taisent alors qu'elles essayaient jusque-là, par leur chant, de le séduire comme tous les autres éléments, de le convaincre que la vie est belle. Mais il est déterminé. Il contourne un arbre noueux et torturé par le vent, quand derrière la dune, l'océan se fait enfin entendre. Le sable sifflant sous chaque pas ralentit son ascension et il parvient au sommet du semblant de barkhane pour admirer le coucher du soleil qu'il filme aussitôt sans trembler. Il poste la vidéo en story sur Instagram. Puis sa longue et déchirante lettre d'adieu qui se termine par ces mots : "C'est une belle fin, je trouve… "

Comme si rien n'était vraiment grave, son attention est détournée par les oyats qui dessinent des arcs de cercle parfaits sur le sol au gré du vent. Il songe à leurs racines profondes et stabilisantes en souriant de n'avoir pas connu cette chance. Mais a-t-il déjà aspiré une seule fois à un enracinement, voyageur et explorateur infatigable en quête du mieux qui n'existe pas ? Il éteint définitivement son smartphone et dégringole le coteau en tombant et roulant sur lui-même. Il se relève soulagé qu'aucun témoin n'ait assisté à cette ultime et honteuse maladresse et se dirige vers une jolie cabane de bois flotté. Il la connaît depuis longtemps. Elle a une quinzaine d'années et a été menacée de destruction par l'ONF, mais une pétition de milliers de poètes a convaincu le maire de Lacanau de la sauvegarder. Les surfeurs, parents et enfants en ont fait un havre de paix, de repos, de philosophie et de communion avec la nature. Il y a une banquette pour dormir, des livres, des jouets et des dizaines de petits mots épinglés sur les murs. C'est le jardin secret d'Aurélien. Aucun de ses proches n'en a connaissance. Il a toujours tout cloisonné, fratrie, famille, amis de longue date, copains récents, amants, amours et ennemis définitifs. Aurélien était ordonné. Protecteur. Il se saisit d'un petit papier blanc et y écrit : Merci pour cette cabane hors du temps où tout s'arrête et tout s'apaise.

L'heure bleue accompagnée du gazouillement joyeux des oiseaux s'étire à n'en plus finir. Il reconnaît le gravelot à collier interrompu, et peut-être même le bécasseau violet. Aurélien a de multiples savoirs qu'il n'a jamais exposés, avec sa grande pudeur et son empathie caméléon pour plus petit et malheureux que lui. Il ne voulait froisser et blesser personne. À croire qu'il était un messager, une sorte d'ange, un étranger, un ovni, un être trop parfait pour cette vie et ce nouveau siècle dans lequel il se sentait déjà trop vieux à l'approche des quarante ans. "Vivre vite, mourir jeune et faire un beau cadavre ! "

La nuit tombe soudain quand Aurélien remplit sa seringue de MDMA en surdose volontaire qu'il s'injecte aussitôt dans le bras gauche. L'extase est immédiate. Le vent devient douce caresse, le son des vagues, une véritable incantation de sirènes, la Voie lactée, un vaste chemin de perles et de pépites d'or avant le paradis. Et ce qu'il espérait tant arrive enfin : l'océan se met à scintiller de milliards de petites lumières turquoise qui feraient croire à une hallucination. Ce sont les phytoplanctons bioluminescents qui remontent à la surface et se répandent sur le sable. Il se déshabille et se dirige vers l'eau. Il y entre sans hésiter tant la drogue réchauffe son corps. Il est immédiatement enveloppé de ce semblant d'aurore boréale, ballet féerique de lucioles. Il plonge nu comme le premier homme retournant à la nature sauvage et se laisse porter sur le dos par les courants. Tout est beau. Il sourit et s'endort pour toujours. Sans regrets ni tristesse.

Il est environ vingt heures quand mon téléphone sonne. C'est mon père. Je décroche. Il est totalement paniqué : « Aurélien a posté une lettre d'adieu sur Instagram. C'est un ami à lui qui nous a alertés et qui a appelé la gendarmerie. Son portable a été borné sur la plage de Lacanau. Ils ont envoyé un hélicoptère et des quads pour le retrouver… "

Je suis assommé. Je ne comprends pas bien. J'ai envie de prendre la route pour aller le chercher, le ramener chez moi, lui préparer un bon repas et l'allonger dans ma chambre d'amis. Lui caresser les cheveux, le rassurer, lui dire qu'il est aimé. On raconte que tout le monde se souvient de ce qu'il faisait le 11 septembre 2001 ou le 7 janvier 2015. Moi je ne me rappellerai plus de cet échange téléphonique. Ni de ceux qui ont suivi avec ma sœur et mon plus jeune frère. Juste des pleurs, des râles à en vomir, de très longs silences ponctués par des sanglots et des onomatopées invraisemblables. Somnifère. Black-out. Je me réveille dans la nuit. Gymnopédie de Satie et un Van Gogh étoilé dans la tête. Ai-je cauchemardé ? Ai-je bien lu sa lettre ? Je la reprends, la lis et la relis :

Je souris, mais intérieurement je crie. Je blague, mais intérieurement je pleure. Dans ce monde, on lance des « Salut, ça va ?" sans même attendre la réponse. On danse, on rit, on baise, on s'amuse… Mais au final… Rien, le néant, le vide ! Qui a pris le temps de me connaître, de savoir qui je suis vraiment au fond de moi ? Trop peu de personnes. Sans doute parce que j'ai caché mon mal-être. Je ne veux culpabiliser personne. Le monde est ainsi. Dur ! Je le trouve chaque jour plus difficile à affronter. On ne s'intéresse plus à l'autre, on ne s'écoute plus.

Aujourd'hui je suis dans une impasse, j'étouffe, je ne trouve plus d'issue. J'avoue n'avoir jamais rien laissé transparaître à mes proches. Cette obsession de vouloir plaire à tout le monde, toujours sourire, toujours être positif, toujours être beau. J'ai rencontré dans ma vie de belles et bienveillantes personnes, et j'ai une famille merveilleuse. Mais chacun avait son lot de casseroles, de douleurs à gérer, mon mal paraît tellement futile à côté des drames que peuvent traverser mes amis. J'ai toujours trouvé le monde impitoyable et parfois cruel. Dès l'enfance puis l'adolescence quand on me harcelait et me frappait en raison de mon homosexualité. Depuis mes premiers pas en tant que gay, de mes dix-huit ans à maintenant, je suis beaucoup trop sorti et j'ai malheureusement trouvé chez beaucoup de garçons un manque de bienveillance. On répète ce qu'on a subi jeune, visiblement.

NÉS DE LA CUISSE GAUCHE

VALÉRIE JOFFROY

Valérie Joffroy a posé ses valises à Nice à cinquante ans, après une carrière dans le secteur du luxe qui l'a menée aux quatre coins de la France. D'une plume drôle et sensible, parfois dérangeante, elle nous livre aujourd'hui son premier roman.

"Nous avons été séduits par ce duo improbable : un adolescent à la dérive et une vieille dame meurtrie par la vie. Le style de Valérie Joffroy nous a aussi conquis car il exprime avec soin et pudeur la psychologie des personnages. L'histoire est rythmée et tient en haleine jusqu'au bout. "

Hélène De Pena, éditrice.

Fondées en 1981, Les Presses du midi n'ont cessé de grandir au fil des ans au point d'être aujourd'hui une référence dans toute la région PACA. La maison d'édition compte près de 2 500 titres au catalogue avec plus de 700 auteurs.

Parution mai 2023

138 pages - 16 euros

Quand sauver un chien molesté inverse le cours d'une vie chaotique. L'amorce d'un irrésistible effet domino illuminé par la singulière histoire d'amitié entre Salvator, adolescent à la dérive, et Reine, vieille dame meurtrie. Un voyage initiatique entre Paris et l'Italie, entre hier et aujourd'hui.

Quand Salvator se remémore sa plongée dans l'effroyable quotidien d'un squat de banlieue, rythmé par les bagarres, la faim et les souvenirs.

Leur rencontre ne s'était pas, à proprement parler, bien déroulée. Elle lui laissait le souvenir d'une trouille bleue et d'un sérieux accroc à son amour-propre. Trente kilos de muscles et une gueule écumante lancés à ses trousses lui avaient fait découvrir des capacités sportives jamais entrevues jusqu'alors.

Salvator sourit à cette évocation malgré les assauts d'un passé peu glorieux et la cohorte d'images pénibles qui s'imposèrent à lui : dix-sept ans, une collection de délits plus ou moins aboutis, de copains peu, voire pas fréquentables, et plusieurs stages au commissariat du quartier. Sa mère devenait hystérique. Les cris avaient remplacé les mots. Des cris parce qu'il refusait d'entrer dans le moule. Cela la rendait folle, lui pompait l'air ! "Qu'avait-elle fait pour mériter ça ?" Des cris auxquels il répondait par des provocations, pour lui faire mal. Les agressions verbales avaient dégénéré. Qui avait commencé ? Lui. Cela aurait tout aussi bien pu être sa mère. Une réflexion maladroite avait suffi. L'embrasement. Le mal s'était propagé. Une gifle en avait appelé une autre. L'engrenage. Jusqu'au point de non-retour : il l'avait menacée avec une fourchette, avait éprouvé une jubilation malsaine. Il avait fui.

L'adolescent avait fait son apprentissage de la zone et de la débrouille dans un squat de la banlieue parisienne et n'oublierait jamais l'humidité, les relents de fringues sales et de moisissures qui lui avaient sauté au nez. Une porcherie froide et surpeuplée qui l'avait mis au parfum de sa nouvelle vie. Un bizutage qu'il avait cru pouvoir relever haut la main. Au moins ici, les flics ne viendraient pas le cueillir, s'était-il rassuré.

"Zone de non-droit", lui avait confirmé l'érudit des lieux, un ancien prof de piano "tombé sous les balles de l'amour et du bon vin". Alcoolique et poète. "Bienvenue dans l'antichambre du purgatoire !", avait-il déclamé avec emphase avant de boire un canon à la santé du novice : "Je lève mon verre à nos âmes pécheresses !" Joignant impétueusement le geste à la parole, il avait renversé le précieux breuvage, et s'était effondré sur un tas de cartons. Le vin, en imprégnant la pâte à papier, avait dessiné des fleurs à géométrie variable, une constellation de points rouges s'élargissant autour du soiffard. Le mug ébréché avait roulé contre un mur. Une colonie de fourmis avait modifié sa trajectoire, s'était scindée en deux pour contourner l'obstacle, puis, dans un ballet parfait, avait repris la formation initiale et sa vitesse de déplacement le long de la plinthe. La seule organisation tangible dans la friche industrielle ouverte aux quatre vents. L'abandon suintait par les murs lépreux, les sols souillés, la tuyauterie entartrée et les volets roulants de guingois. Salvator avait ajusté l'écharpe de laine rugueuse autour de son cou et s'était déniché un coin à lui, coincé entre un établi et un rayonnage poussiéreux. Un duvet, quelques vêtements, des mangas, des crackers et un coca composaient l'essentiel de son paquetage. Il vivrait au jour le jour, sans rendre de comptes à qui que ce soit.

Une inexorable plongée en enfer avait fait suite à l'euphorie de la liberté. Des nuits à traîner dehors, juste assez lucide pour rembarrer les pervers au chaud dans leur berline familiale, suffisamment éméché pour endurer la morsure du froid. Combien de fois avait-il alpagué les passants accrochés à leur téléphone, provoqué leur regard fuyant, avec une envie de chialer suffocante.

— Eh, les clones ! Vous avez pas un ticket resto ? Un ou deux euros ? Un sourire ? Bouffons, va !

La faim devenait une obsession. La nourriture l'obnubilait. La drogue, l'alcool et tout ce qui offrait un accès immédiat à l'oubli se dégotaient plus facilement dans le squat qu'un croûton de pain. Une bagarre avait éclaté pour un camembert volé. Les mecs dormaient sur leur bouffe. Il y avait les arrangements entre amis aussi. Un petit jeune, s'il était coopératif, pouvait obtenir beaucoup. Un repas contre une gâterie, c'était le deal. Il avait foutu son poing dans la tronche du plus excité ; depuis, on le respectait.

Un type s'était pointé un jour avec du fric. Il l'avait agité au-dessus de sa tête en scrutant l'assistance. Une face sournoise et une bague à chaque doigt. Sa chevalière en or jaune réfléchissait les rayons du soleil. Un éclat incongru qui n'avait pas sa place dans cette atmosphère glaciale où la plus infime expiration créait un nuage de vapeur. Lui et ses sbires avaient fait le tour du propriétaire en terrain conquis, dégageant les comateux de leur grabat à coups de battes de base-ball. Ils cherchaient quelque chose ou quelqu'un. Salvator avait resserré les pans de son blouson, baissé les yeux. Le chef avait craché sur une femme qui lui proposait crânement ses services, puis s'était arrêté à sa hauteur. Il avait lutté pour ne pas pisser dans son froc. L'autre l'avait maté sous toutes les coutures, comme dans une foire aux bestiaux. Salvator avait considéré la bouche rose et humide. Son sort dépendait des sons qui en sortiraient. Elle avait conclu, avec un bruit de succion répugnant, qu'il était trop vieux. Ensuite, la bouche avait sifflé, un sifflement bref et fort. Les bras armés avaient rappliqué aussi sec. Un camé en bout de course s'était dressé en travers de leur route. Ses élucubrations, assourdies par un gargouillis sanguinolent, avaient perduré longtemps après leur départ. La chevalière avait brisé son élan et ses dents de devant.

Salvator rechignait à faire la manche. Le dédain, les commentaires désobligeants : il faisait avec. Le pire c'était l'indifférence, devenir invisible, ne plus avoir d'épaisseur. Les pièces de monnaie jetées sans un regard l'anéantissaient. Il coulait, se noyait dans ce monde à la marge qui dérange, perturbe l'optimisme des politiques, fait tache au milieu de la riche cité. L'horizon devenait une forêt de jambes courant vers un but identifié.

Il arrivait qu'un musicien des rues ou la sono à plein volume d'une voiture lui rappelât une époque révolue. C'étaient les grandes vacances, sa mère se déhanchait sur Michael Jackson en s'adonnant aux tâches domestiques. Elle dansait pieds nus, marquait le tempo en claquant des doigts. Ses longues jambes bronzées, ses bras gracieux, le fascinaient. La chaleur était écrasante, des gouttes de sueur perlaient à la naissance de ses seins, les bracelets de pacotille s'entrechoquaient. La lumière filtrée par les persiennes les isolait, la danseuse ne virevoltait que pour lui, ses sourires le rendaient tout chose. Il se faisait prier, puis la rejoignait et finissait dans les airs, tournoyant au rythme de ses jupons multicolores. Il avait le tournis, son estomac menaçait de renvoyer le goûter, mais il souhaitait ne jamais redescendre, en réclamait toujours davantage. L'été 2006 avait résonné des tubes interplanétaires de l'idole.

L'insouciance de ses cinq ans s'égrenait jusqu'à la note finale, à moins qu'un cliquetis de piécette échouant dans sa coupelle ne le fît remonter à la surface.

COUPEZ !

LAURE DESMAZIÈRES

Laure Desmazières est scénariste et réalisatrice. Ses films évoquent le voyage intérieur d'un personnage traversant une nuit, et souvent aussi, un rêve. Ainsi, elle interroge le passage douloureux de l'intime au public. Coupez ! est son premier roman.

"Parce que c'est un premier roman. Un premier roman qui prend des risques. Et que le métier d'éditeur ne vaut rien s'il est sans risque. Et que l'inédit est toujours une joie à saisir. "

Pascal Arnaud, éditeur.

L'insolite, le singulier, des auteur·ices plutôt que des livres. Les éditions Quidam ont été créées en 2022 sous le signe du curieux personnage d'Arzach, dessin offert par Mœbius pour devenir le logo de la maison. Elles se consacrent à la littérature contemporaine française et étrangère.

Parution août 2024

178 pages - 18 euros

Le récit nous plonge dans la précarité et la solitude de Manon, jeune scénariste. Il explore le cœur du cinéma par la coupe, dans cet interstice mystérieux contenant cauchemars éveillés, délires et souvenirs. Il éclaire la beauté d'un art, celui de faire transition : entre des scènes, entre des êtres.

"J'avais dit ok pour faire un métier de l'ombre. Je ne savais pas qu'on me demanderait d'être invisible. "

— Il suffit de couper.

L'assistant réalisateur parle avec assurance. Il y a des gens qui savent faire ça. Peut-être que, littéralement, une équipe d'assureurs protège ses paroles.

… Comme les mains d'un pianiste dans un film de Lubitsch ! Lequel ? Je ne me souviens plus.

— Tu m'écoutes Manon ?

— Couper, c'est-à-dire ?

— Tu coupes une partie des scènes de nuit. Tu coupes toutes les scènes d'hôtel. Et tu reprends quelque part à l'aube. On n'a plus les moyens de tourner ici, c'est trop cher ! Michel va essayer de négocier une journée, en argumentant qu'on paye la suite royale pour Anna depuis trois jours… Mais sans garantie. On coupe, on tourne un jour à l'hôtel au maximum, on part lundi au gymnase de Monteil et on est dans les temps.

Je le regarde un instant, d'un air qui le désarçonne. Les yeux dans les yeux, sans rien dire. Mon métier à moi n'exige de ne montrer aucun visage particulier. Il me permet aussi de ne pas avoir à répondre directement à un assistant réalisateur.

"Tu coupes "

Avec quelle vulgarité il ose parler d'un scénario. Il me dit ça, comme ça, couper toutes les scènes d'hôtel, couper le meilleur du film. J'ai passé sept ans à écrire et réécrire ce film.

Cent cinquante mille euros viennent de s'envoler du budget, je le sais, on m'a appelée pour ça, on m'a dit qu'il y avait des "petites modifications" à venir faire en urgence sur le plateau. Mais "tu coupes toutes les scènes d'hôtel", ça, non, on ne me l'a pas dit.

L'assistant réalisateur se retourne vers le réalisateur, son mouvement préféré quand il ne sait plus quoi faire. Il me jette un dernier regard, comme devinant ma pensée.

— Manon a l'air énervé. Je dis simplement qu'on est coincés.

Patrick Demarchelier, le réalisateur, se rapproche. Je l'ai toujours trouvé à la fois intrépide et lâche, avec une équivalence si étrange qu'elle force mon admiration. Patrick se râcle la gorge.

— Le problème c'est que si on coupe ces dix scènes, on ne comprendra plus rien à la trajectoire du personnage. Le cœur de sa remise en question est ici, quand elle se retrouve enfermée toute la nuit dans l'hôtel. C'est grâce à cette nuit qu'elle prend toutes les décisions importantes qui suivent, c'est un millefeuille construit à partir de ce qu'elle ressent dans la nuit.

— Ok Patrick, mais là l'équipe est derrière la porte, je fais quoi ?

Cent cinquante mille euros évaporés. Personne ne le sent encore. Les costumiers discutent en rhabillant la magnifique comédienne Anna Niemski, les électros tirent des câbles, la scripte fouille dans ses rapports, la cheffe déco choisit les accessoires avec l'ensemblier pour la scène suivante. Tous ignorent que cent cinquante mille euros étaient là, et qu'ils n'y sont plus. Demarchelier et son assistant ne peuvent plus tourner le film que Manon a écrit. Ni les électros, ni la scripte, ni Anna Niemski ne peuvent plus raconter cette histoire. Couper, oui, il faut couper.

Mais où ?

— Ça ne doit pas être si compliqué ! ajoute l'assistant réalisateur. Ce sont des scènes assez longues par-dessus le marché.

"Par-dessus le marché". D'où vient cette expression ? Une référence aux bombes larguées sur Guernica peut-être.

— Tu as l'air énervé Manon ?

— Oh non, pas du tout.

— Écoutez, nous coupe Patrick, ça n'est pas si simple. Il faut laisser du temps à Manon pour repenser l'histoire. On est vendredi, laissons-la travailler ce week-end, et dimanche soir on revoit le plan de travail ensemble. Vincent, ça te paraît possible comme ça ?

L'assistant réalisateur lève les yeux vers le metteur en scène, le visage blanc. S'arrêter, et prendre des décisions plus tard. Rester immobile. Pour lui, c'est à peu près la définition du chaos.

Il prend la moitié d'un instant pour réfléchir. J'éprouve pour la première fois de la compassion pour l'homme sec à la voix cassante qui, quand il s'accorde un moment de réflexion, fait face à toute une équipe. Sa pensée est limitée à quelques secondes, au plus une minute. Je ne peux concevoir un métier où la pensée me serait limitée à une demi-minute, scrutée par dix acteurs, chef op et chef déco, qui se demandent à quelle heure ils vont aller déjeuner.

— D'accord. Je vais appeler Michel.

Pour le moment, le directeur de production en question n'a pas reçu la nouvelle, l'annulation du préachat de la chaîne TV lui a été signalée par mail, mail qu'il n'a pas le temps de regarder : il est occupé avec d'autres problèmes.

Le film d'auteur ! Si chic, si prestigieux.

Le producteur produit plusieurs films en même temps, j'écris trois long métrages, une série 20x3 minutes, je fais des consultations pitch pour une boîte de marketing et je dois aussi finir de préparer mes cours de scénario de ce soir car eux au moins me payent à l'heure travaillée. On fait un peu de tout. Je dis souvent à ma mère : « On est des couteaux suisses". Pas les couteaux de cuisine de luxe aimantés aux murs des cuisines des stars hollywoodiennes. Des micro-couteaux-suisses, plantés dans la terre pendant un bivouac près du réchaud, rouillés, dégueulasses. Des Opinels même. On est des Opinels.

Je me demande si c'est "coupure" – l'horrible mot – qui m'amène à faire des comparaisons entre le cinéma et une batterie de cuisine. Ou si simplement j'aimerais occire celui qui me demande un travail considérable non rémunéré le temps d'un week-end.

L'assistant réalisateur tourne les talons. Il n'a pas le droit de s'appesantir sur sa propre frustration.

— Bon. Alors… Écrivez bien. Bon week-end.

"Écrivez bien". La bonne blague. Mais je me détends. J'ai du temps. C'est tout ce dont j'ai besoin : un peu de temps, pour couper le temps du film, trouver la coupe.

Mon dieu. La coupe ! Je parle comme lui. Il faut que je sorte d'ici !

C'est une ellipse dont on parle, c'est ça, le mot.

Le réalisateur a vu mon sourire de confiance et pousse un soupir de soulagement : il n'a plus de décision à prendre. Il porte à l'intérieur, comme en miroir inversé, la multitude des visages de l'équipe et surtout ses comédiens constamment avides de tout, et ils viennent de fermer les yeux un instant pour le laisser tranquille. Pendant un week-end entier il va s'octroyer le luxe d'oublier son film, puis revenir dimanche pour superviser mes décisions de scénario. Un week-end de pause, où toute réflexion sera inutile, parce qu'il ne peut pas prévoir la suite, lui qui n'écrit pas.

Il n'évoquera pas ses problèmes à sa famille, il fera comme si les 150 000 euros n'avaient pas disparu. Il vivra sa vie comme chaque jour, avec sa liberté et sa précarité, sur le fil, en espérant que ce fil ne devienne pas en un instant un fil à beurre, prêt à la cisailler.

À le couper.

— Merci d'être venue, Manon. Je sais que ça n'est pas évident de tout changer au dernier moment. On a passé des années sur ce script, la continuité est importante. Tu vas trouver les solutions, j'ai confiance en toi !

Je tique. "J'ai confiance en toi", phrase perverse. C'est comme "détends-toi ".

Mais je ne veux pas lui montrer que je suis terrifiée. Je souris largement.

— Ne t'inquiète pas. On se parle dimanche.

Je suis la sauveuse, la messie.

Je serai leur mère à tous.

LE PAIR

CATHERINE LITIQUE

Catherine Litique est originaire des Vosges. Elle vit actuellement près de Niort où elle travaille. Elle a grandi à proximité du Pair, ruisseau qui se jette dans le Rabodeau, gagnant avec lui la Meurthe et la Moselle. Le Pair ainsi se mêle au Rhin. Le Pair est également son premier roman.

"Roman intense, grave, pudique, on va de découverte en découverte. La temporalité y est bousculée, nous faisant basculer du passé au présent en une succession de courtes séquences, qui nous dévoilent peu à peu l'histoire secrète à la fois lumineuse et douloureuse de la narratrice. "

Daniel Damart, éditeur.

Depuis 2009, Le Réalgar, maison d'édition stéphanoise, née dans une galerie éponyme, publie des récits, nouvelles, romans et recueils de poésie au gré de ses envies, de ses coups de cœur et de ses rencontres.

Parution septembre 2023

92 pages - 12 euros

Jumeaux de mai, Jeanne et Paul grandissent dans les Vosges. La guerre qui survient les sépare. Chacun sera désormais prisonnier de ses silences. Jeanne est brisée par une passion interdite, Paul disparaît pour toujours. À la fin de sa vie, Jeanne livre à l'âme de son frère ses ultimes secrets.

Au souvenir de son frère, résistant et victime des nazis, la narratrice, à la fin de sa vie, dévoile la relation qu'elle eut avec l'un d'eux.

Vois comme je suis. J'étais prête à partir. Pire, j'allais partir pour de mauvaises raisons. Comme si dire davantage était une impudeur. Ne pas livrer trop d'intime à son frère, n'est-ce pas ? Surtout pas en ce lieu. Pourtant nous devions tout nous dire, c'était notre serment. Il me semblait que nous avions gardé notre proximité d'enfants, cela est faux bien sûr. Il aurait mieux valu. Toi et moi nous avons grandi et nos sept ans sont loin. Tout nous dire. Cette belle promesse, candide et ridicule, aurait changé nos vies si nous l'avions tenue. Il n'est plus temps. Quand même, je vais une fois de plus écouter le ruisseau, t'emmener avec moi jusqu'au Pair. Nous allons faire ensemble le dernier pas, celui qui coûte.

Après le jour du lait, la fulgurance, j'ai cherché mille prétextes pour retourner vers le lieu de ma chute. J'espérais fort qu'il le ferait aussi. Je ne sais pas s'il le souhaitait avec autant d'ardeur que moi mais nous nous sommes retrouvés là, sur cette route, deux jours plus tard. Le hasard, ou pas. Sans un mot, il a posé la main sur mon épaule. Du bout du doigt, il a tracé le contour de ma bouche. Cette fois je n'ai pas rougi et j'ai laissé mon cœur penser, parler, battre pour moi. Ce cœur de jeune fille m'a échappé.

J'ai découvert sur le plat des Belveurches un joli nid pour nos étreintes. Cet amour à venir m'obsédait nuit et jour. Je l'attendais en respirant à peine. J'apercevais sa silhouette tout au bout du chemin, il avançait vers moi. Je m'élançais sans aucune prudence. Jamais je n'ai eu honte. Je l'aimais. La guerre n'y changeait rien. J'étais une autre, tu sais. Avec douceur il me prenait la taille, les seins. Il m'offrait je le crois ses belles heures. Je jouissais de ses cheveux dorés, de sa peau translucide. Le marine de ses yeux, qu'il maintenait ouverts, me noyait la raison. J'étais devenue folle.

Mon Paul, je ne saurai jamais si un amour semblable a déchiré ta vie. Je crois que non. J'aurais dû te parler sans attendre et accueillir ta gifle avec soulagement. Je n'ai pas pu.

Lui et moi, à l'unisson. Nos peaux prenaient toute la place. Dans le plaisir je sanglotais en implorant je ne sais qui de protéger notre secret quand j'aurais dû prier pour être libérée de lui. Il chuchotait de jolis mots. Quand je ne les comprenais pas, je l'aimais davantage.

Nous deux, chaque fois l'amour fou.

Toi moi les nôtres, taiseux. Avec lui la parole était libre. Enfin, pas vraiment. Je ne sais comment dire… Elle était nécessaire et urgente. Le silence entre nous me terrifiait. Il figurait l'absence qui allait suivre. Il me rendait fragile. Alors après l'amour il me plaisait de raconter. Je parlais, je parlais, de tout de rien, d'histoires sans importance. Aussi de toi, de moi, des proches. Avec exaltation. Je racontais, Paul, notre complicité, notre vie de toujours. Je racontais ta Rose et mon agacement. Tes nuits dehors, tes secrets d'amoureux. Ta passion pour notre forêt. Il entendait nos vies.

Je l'aimais. Je lui murmurais des folies de fille perdue. Je l'embrassais avidement. Tes jours étaient comptés. Nul ne pouvait savoir. L'enfer patiemment t'attendait.

Le lendemain de votre arrestation, je suis allée sur le plat des Belveurches. Je pensais qu'il pouvait nous aider. Il était bien le seul. Nous avions rendez-vous mais il n'est pas venu. Tu sais comment j'ai avancé jusqu'à l'hôtel des Rupts, je te l'ai dit. Il fallait que je sache où tu étais. Je n'ai trouvé que l'abandon. Je t'ai dit qu'ils avaient disparu.

Karl, mon bel amour, était parti avec les siens.

La terre exhale une fraîcheur humide. Un parfum de résine flotte au-dessus du camp, nous enveloppe. Regarde-les. Jean, debout, ses mains sur mes épaules, David assis à même le sol. Ils m'accompagnent. Ils m'attendent.

Tu vois Paul, j'espérais soulager ma mémoire pour alléger mes derniers jours. Ces mots que je t'ai dits n'avaient jamais franchi mes lèvres. Ils sont maintenant enfoncés dans mon cœur, accablants comme jamais.

Ce que j'ai dit, ce que j'ai fait...

Il m'est venu la nuit dernière l'idée que peut-être grand-mère, maman, Henri savaient. Ils auraient pu comprendre tout ou partie des choses, faire le choix d'étouffer les questions. Chacun restant muet pour ménager les autres. Ce n'est pas impossible, ce serait effroyable. Marie ? Non, je ne peux pas le croire. Marie n'a jamais su. Elle n'avait qu'un seul père, et ce père-là, celui qu'elle a aimé jusqu'à sa mort, c'était Henri.

Mon secret les a-t-il tenus loin de l'abîme ? C'est mon espoir. Mais l'ignorance a pu aussi ronger leur vie, déposer en leur âme je ne sais quoi d'une gangrène.

Lui, mon amour défendu. Ce que j'ai dit, ce qu'il a fait. Je ne sais pas ce qu'il a fait. Toi tu m'as protégée. Henri m'a protégée aussi. Peut-être a-t-il simplement fait de même. Je suis sûre qu'il m'aimait. Il n'aurait pas… Je n'en sais rien.

Il est trop tard pour les réponses. Ce temps est révolu. L'incertitude aura miné toutes mes années. Elle est à mon âge de vieille aussi aiguë qu'en 43.

J'ai eu le pouvoir terrifiant de dire ou de me taire. Par lâcheté sans doute je me suis maintenue dans l'entre-deux le moins inconfortable : J'ai attendu. Ce n'était pas vraiment un choix. J'ai laissé à la vie le soin de décider quand et à qui je devrais raconter. Il a toujours été trop tard.

J'ai froid.

Ceux que j'aimais sont partis sans que j'aie pu leur dire la folie dont Marie est le fruit. Me voilà seule avec ta mort. Après moi, un grand rideau tiré sur cette histoire. Elle disparaîtra dans mon souffle.

Oh mon Paul, l'affreux vertige… Cette odeur d'humus froid, de pourriture, me soulève le cœur.

N'en aurai-je donc jamais fini ?

Je pourrais être seule et ce serait moins difficile. Je ne suis pas, comme il m'a plu de le penser, la dernière survivante du désastre. Imaginer cela si près de mes deux grands est une indignité. À mes côtés les enfants de Marie. Ils vivent depuis toujours avec l'opacité que je leur ai léguée. Triste héritage. Comment savoir ce qui s'est niché là dans le creux du secret ? Une tranquillité ou bien le choléra.

Est-il venu le soir de la parole ? Je pourrais déchirer le voile, en quelques phrases faire don de vérité. Jean, David, leur livrer cette histoire. Rendre à mes petits-fils ce qui leur appartient. Je pourrais aujourd'hui leur faire cadeau de… quoi ? D'apaisement ou de tourments irréversibles ?

J'exècre mes visites en ce lieu. Je hais la montagne et les arbres, la cheminée dressée dans le ciel de ma vie. Je hais ce que je suis.

Tout ce qui fut doit être dit. Tout devrait l'être mais…

Il fait si froid. La forêt prend les teintes grises que je n'aime pas. Elle va bientôt se refermer. Je n'ai plus rien à faire ici.

APRÈS LA PEAU

NOAM MORGENSZTERN

Noam Morgensztern est comédien, musicien et technicien du son. Acteur à la Comédie-Française depuis 2013, il joue pour le cinéma ou la télévision dans Laëtitia ou Le consentement, et prête sa voix à La Bible des écrivains ou à Tintin. Après la peau est son premier roman.

"Tout est "hors concours" ou hors norme dans ce roman qui met en échec la fiction autour d'une maladie auto-immune, l'alopécie, enlevant soudain toute expression à un jeune comédien très semblable à l'auteur primo-romancier. Porté par une maison totalement indépendante, Après la peau devait tenter ce prix. "

Gilles Kraemer, éditeur.

Riveneuve est une maison d'édition indépendante née à Marseille en 2001 avant de s'installer dans le 14e arrondissement de Paris. Ouverte sur le monde, elle édite un peu moins d'une vingtaine de livres par an, en sciences humaines, littérature, beaux livres et BD.

Parution janvier 2024

224 pages - 20 euros

Adam est un jeune homme en colère : ses poils et ses cheveux tombent en masse. Son corps est en proie à une maladie auto-immune : l'alopécie. Il plaque tout pour remonter à la genèse de son symptôme. Un périple qui va le mener jusqu'à Tanger, pendant lequel il découvrira de quoi tout reconsidérer.

Un matin, le narrateur découvre avec effarement sur son crâne les premières traces de son alopécie naissante…

Par un trou, comme ça, de la taille d'une gommette d'enfant, soudain niché dans sa barbe de trois jours. Ça met la peau à nu d'Adam. Une trace indélébile, mais en creux. Le trou s'épanche, jusqu'aux maxillaires, en même temps qu'il semble se déplacer sur sa joue, son cou, il revient vers le menton, lui glisse au-dessus des lèvres, il a son rythme ; le passage du trou désherbe la peau d'Adam. Il croit que le trou s'élargit à mesure qu'il le redoute. Le trou monte, progresse dangereusement vers les tempes ; alors soudain quelque chose s'enflamme de conscience et de peur. Adam n'avait pas remarqué que le trou était passé aussi à l'arrière de son crâne, là, ses occiputs seront nus comme deux yeux clos. C'est le vent du matin frais qui lui indiqua la perte ; un lambeau de vent sur sa nuque, une caresse du diable. Adam vient de l'apprendre : le diable est une bête à sang froid. L'horizon des pertes monte comme un fleuve engagé, tandis qu'apparaissent de nouveaux trous qui se fondent dans sa calvitie déjà présente. Cratère instable. Adam préfère croire à une vieillesse prématurée, il examine les photos de famille, les cheveux de son père, de sa mère, les grands-parents, les sœurs, le frère, il demande à chacun sa nature capillaire, si par chance ils connaissent le diable... Eux répondent qu'ils ne savent pas trop ; leurs poils, leurs cheveux, ils laissent faire : Dans la famille on a les cheveux épais, ton père les a fins, mais ta mère les a crépus, ton grand-père c'était une tignasse, ta grand-mère de l'ondulé, ton frère est frisé et tes sœurs la couleur change tout le temps. Le diable est une affaire personnelle. Adam cherche ce que l'hérédité annonçait et qu'il aurait loupé. C'est si soudain. Ça ne peut pas être ça la vieillesse, comme ça, d'un coup, il est jeune encore. Il cherche, sans savoir où aller. C'est autre chose qui le quitte. C'est ce qu'il se dit. Quand il passe la main dans ses cheveux, tous les cheveux restent dans sa main. Le mouton après la tonte. Un scalp de Pow-wow. Les camps aussi. Oui, saisir une poignée de cheveux libres est une image rare, et désarmante.

Il y a le cheveu qui se détache. Il dévoile son bulbe blanc déraciné. Il y a celui qui casse dans sa période la plus délaissée. Il y a celui qui tient et voit tous les autres tomber. Ceux qui n'ont pas cédé – comme se brisent les brindilles d'un nid déserté – perdent rapidement en densité, ils tiennent filasses sur le cuir chevelu défectueux, forment de petits villages traversés par un clair chemin de campagne, avec son clocher isolé qui persiste en épi ridicule. Ses cheveux lâchent sans prévenir, des journées de toiles d'araignées qu'il balaie de son visage. Sur l'oreiller, ils s'enroulent en fagots pris dans les bouloches du coton usé. Là encore, balayer, balayer. Au restaurant, il croit le service négligent : il y en a sur la nappe ou dans l'œuf mollet – non, tout vient d'Adam. Quelque temps après, son crâne dévoile des zones finalement nues ; alors apparaissent les bosses de l'enfance, des souvenirs de cicatrices, sa varicelle mal soignée – la lune en fait. Adam croit que c'est terminé. Tu crois ? Écoute bien sa dissymétrie.

Son sourcil droit s'affaisse en son milieu, en une bruine invisible qui lui luge sur l'œil. Quelque chose qui casse net. Le monde tait sa rumeur pour mieux faire entendre le poil qui se détache de sa peau – tu entends dans le silence de l'automne le bruitage de la feuille qui quitte sa tige ? Voilà, c'est ça. Son autre sourcil tient bon, lui ne sait rien de son frère qui est tombé. L'accord du visage d'Adam est rompu. Un double discours. Oui, ses expressions cahotent. L'interlocuteur d'en face cherche la clarté d'un propos qui lui est maintenant brouillé. Ça le rend perplexe, l'autre, le visage d'Adam cahin-caha, il a le sentiment qu'Adam lui ment un peu, qu'il n'écoute pas bien, qu'il se fout de sa gueule, ou la mine impassible, et sa propre concentration s'altère, il est perdu, l'autre, et ça l'énerve. Un simple dialogue devient un carnet de rendez-vous manqués. Puis l'autre sourcil tombe. Il n'a rien vu, Adam, rien entendu, le silence de la terre qui tourne. Le voilà avec deux arcs-en-ciel monochromes. Avant, ses sourcils formaient un petit auvent que le soleil rabaissait et faisait plus remarquer, ils encadraient son paysage. Maintenant, son champ visuel s'est élargi en même temps qu'il s'est fragilisé. L'action de voir se dilue dans un monde trop grand, trop plein – à quoi se tenir s'il n'y a plus les bords du bassin ? Durant des années, ses sourcils avaient travaillé la précision de quelques intentions, celles du masque de la vie : la Joie, la Peur, la Colère, la Tristesse, et l'Amour qui les contient tous. Ses sourcils surtitraient la pudeur de ses émotions. Mais à présent, qui aimerait un être sans projet ? C'est une catastrophe, crois-moi, de voir son visage invariable et réduit à l'étonnement de tout.

Les cils maintenant. Ils tombent et tous ses vœux sont foutus. Soudain ses yeux se mettent à pleurer abondamment parce que le vent, parce que la poussière et l'air douteux des grandes villes. Plus rien ne retient son liquide lacrymal qui, comme la salive, doit se renouveler. Plus vulnérables qu'avant, ses yeux sont à la merci de n'importe quelle brise, souffle, courant d'air ou effluve. Son œil droit lâche en permanence une larme de saletés. Ses yeux s'arrondissent aussi. Ses cils d'avant étiraient le regard en format seize neuvièmes, mais maintenant son regard est comme hébété de ne plus avoir d'étendue. Son œil est plus rond, plus petit, plus naïf, Adam retourne vers quelque chose du poisson. Au revoir le regard espiègle, l'œil sournois, la plissure du charme, l'art de toiser quelqu'un, bye-bye le blink de la drague – comme si on pouvait sceller des intentions. Ses paupières déshabillées sont deux moules, molles et fripées, surlignées de rouge et à la lisière sans accroc. Le battement de ses paupières, jadis ralenti par l'éventail des cils, est désormais net et invisible. Son regard en couperet fade. On dirait aussi que ses yeux veulent rentrer au plus profond de leur cavité, tellement ils ont honte d'être nus.

Ça continue. Dans le mouchoir se trouvent ses courts poils du nez, devenus inutiles. Plus rien ne le chatouille, ni ne filtre. Désormais ses narines sont deux conduits dégagés qui se rejoignent jusqu'à sa gorge en un tuyau totalement vulnérable. Alors sa langue et ses amygdales : des buvards qui s'encrassent à chaque inspiration ; ses poumons : la poubelle. Le froid d'hiver le brûle, ça grimpe plus haut la giclée de menthe. N'importe quel parfum qui passe l'agresse, l'aveugle, en même temps que les odeurs se lissent. Toutes les filles sont de la vanille chimique et les garçons du poivre tiède ; et une vieille orange pour les camions poubelles. C'est ça, son nouveau monde intérieur. L'oxygène pénètre dans son nez par blocs et plus du tout par bouffées. L'air l'irrite et fait gonfler ses sinus au point d'y former un étau permanent qui réduit aussi sa cavité nasale, il siffle et s'effile dans le passage devenu étroit. On disait renifler, mais tout coule chez lui maintenant. Aucune branche pour la rosée. Alors déglutir, déglutir. Déglutir comme on essore du linge incontinent. Chez les vieillards, Adam remarque que des poils gris leur sortent des narines comme une touffe d'herbe déracinée, les poils des vieux tortillent vers le sol et la lumière. Mais lui, il n'a plus d'âge, maintenant, Adam. Ou alors c'est un vieux bébé.

LE NAIN DE WHITECHAPEL

CYRIL ANTON

Né à Fontainebleau en 1972, diplômé en lettres modernes et en histoire contemporaine, Cyril Anton est critique littéraire et critique d'art pour plusieurs revues, ainsi que pour les Rencontres de la photographie d'Arles. Il est par ailleurs parolier pour des chanteurs et des groupes de musique.

"Sous ses dehors grand-guignolesques, Le Nain de Whitechapel nous ramène aux heures les plus inventives de l'art romanesque. Mais si l'imagination est au pouvoir, le roman fait aussi entendre un appel au souci des plus faibles, et pousse un cri d'alarme face aux totalitarismes qui veillent… "

Valérie Millet, éditrice.

Fondées en 2005, les éditions du Sonneur sont nées de l'envie de partager leur goût du livre et de la littérature. Elles ont pour objectif de publier des textes inédits et d'éditer peu de titres, mais les accompagner assez longtemps pour qu'ils trouvent leurs publics.

Parution janvier 2024

192 pages - 17,50 euros

Londres, fin du XIXe. La révolution industrielle déverse sa violence et la misère rôde. Le gang Tabula Rasa s'en prend à ceux qu'il regarde comme des rebuts – handicapés, immigrés, homosexuels… Un nain, Octave Dièse, va trouver la parade : protéger le quartier sous une immense boule à neige.

Les hommes sont les ombres dans lesquelles ils tombent. Du moins est-ce ce que j'ai pu vérifier dans l'enfer rouge de Whitechapel.

Ne m'en veuillez pas de prendre la parole de façon aussi péremptoire, mais je dois faire vite et court. L'histoire que je veux vous raconter est celle d'un nain qui, malgré ses petites jambes, a passé sa vie à courir après le temps.

Je dois d'abord me présenter, car je suis un peu le décor de cette histoire. Avant d'être ce que je suis, les gens m'appelaient Half Pint, Little Lord, O ou Demi-Portion. Un jour, on m'a fait comprendre les choses tellement violemment que me voilà taillé dans cette matière que vous pouvez contempler : mi-homme, mi-pierre. Quoique je ne sache même plus si je suis un bout de trottoir ou quoi que ce soit d'humain, un mendiant ou un pavé poli par le temps ; je suis vivant, ou presque, j'ai un nom, une gueule cassée, et cela me suffit amplement. Depuis ce jour fatidique, je passe mon temps à attendre que les gens viennent raconter leurs malheurs et leur culpabilité, leurs désespoirs et leurs assassinats. Je suis la mémoire des ruelles du quartier maudit de Londres. Tout ce qu'on a dénudé devant moi, toutes ces affaires, tous ces drames, me troublent et m'ébranlent, j'en ai parfois la main qui tremble. Je suis un confessionnal peu farouche, une archive du crime et du malheur.

Voici l'histoire d'Oscar Swinburne. Elle se confond tant avec celle de Whitechapel qu'elle aurait pu être la mienne.

CHAPITRE 1 - L'Origine du monde est le reflet d'un tableau de Turner

C'est à Lichfield, petite ville fiévreuse du nord de l'Angleterre taillée dans la pierre et le vent, qu'Oscar Swinburne a vu le jour. Sa venue au monde avait épuisé sa mère, gente dame française à l'aristocratie corsetée, qui, en raison de son accent, paraissait venir tout droit d'un univers imaginaire.

— Celui-ci sent incroyablement mauvais, avait lancé ce jour-là le père d'Oscar à sa femme en ouvrant la fenêtre d'une main et en se pinçant le nez de l'autre.

L'homme ressemblait à un immense héron taillé dans l'encre de Chine.

— Mais d'où diable pouvez-vous sortir cela ? Vous, les femmes, vos ventres sont l'enfer de ce monde !

Dans la chambre qui, depuis quatre jours et trois nuits, s'était refermée sur les sueurs et les douleurs de Mrs Swinburne, le mordant de l'air qui y était entré semblait comme prolongé par un écho qu'accentuait l'humidité des draps. D'un corps à l'autre, un frisson avait parcouru la pièce. Dans le coin le plus obscur, les deux bonnes, qui s'étaient relayées auprès de leur maîtresse, s'étaient serrées l'une contre l'autre. Mrs Swinburne, couchée dans sa fièvre, avait encore gagné en pâleur. La ligature du cordon ombilical vitement réalisée par la plus vieille des servantes et l'entrée de l'oxygène dans les poumons du nouveau-né lui avaient arraché un cri, aussitôt relayé par des pleurs jumeaux venus du fond d'un couffin posé près de la porte d'entrée.

— Et à l'avenir, si avenir il y a pour ces deux choses, pensez à ne pas trop les couvrir !

Afin de le cingler de froid, le père avait jeté une serviette mouillée sur l'angelot rose qui se tordait en tous sens, pris dans l'enchevêtrement de langes trop épais pour lui. Puis il était parti en laissant la porte ouverte.

Vincent était le grand frère d'Oscar : né une heure avant lui, il resterait pour toujours son éclaireur. Le court tissu de temps dans lequel nos noms sont cousus entre deux dates est parfois cruel, et Oscar, malgré la silhouette des gens d'ici, ne devait pas croître plus haut que le sursaut d'un grand chien noir.

Oscar s'était penché pour ramasser les partitions envolées.

— Merci frérot, renifla Vincent dans un mouchoir blanc brodé de bleu.

La petite taille d'Oscar lui donnait tout loisir de servir de ramasse-miettes pour son grand frère, qui mettait régulièrement les dispositions de son cadet à contribution : Vincent envoyait valser plus que de raison vases de Chine en porcelaine bleu et blanc de la dynastie Qing (époussetés toutes les heures par les bonnes comme s'il était question de remonter une horloge), chats en faïence achetés à prix d'or à des revendeurs de trésors d'îles lointaines, chatons qui passaient leur temps à dormir à côté de leurs frères de céramique…

Oscar et Vincent avaient implicitement organisé leurs bêtises et uni leurs maladresses pour détruire la demeure familiale. Mais leur entreprise de dévastation était peine perdue, chaque objet détruit étant aussitôt remplacé. La maison Swinburne était la plus fastueusement tenue de la ville. S'il avait existé quelque part des rayons de soleil à vendre, la famille aurait rendu le monde à l'expression de ses premières lueurs et de ses balbutiements.

— Ce n'est pas grave, dit Oscar dans un haussement d'épaules et en remettant en ordre les partitions sur leur chevalet. De toute façon, c'était glissando, et les instruments à vent allaient faire leur apparition, tu étais tout à fait dans l'esprit de la coda avec ton éternuement, frérot.

Le cadet Swinburne avait hérité d'on ne sait qui un esprit de la répartie tout-terrain.

Mr Taylor, le professeur de piano, noyé derrière la buée de ses lunettes rondes, bonhomme et provincial, fit rouler ses yeux en direction du jeune garçon.

— Mr Swinburne, retournez à votre place !

Oscar, impeccablement mis dans son gilet boutonné, grimpa sur le tabouret dans un crissement de souliers vernis et ajusta sa cravate. L'ambiance était au bois, aux lambrissures, et aux cuivres faux soleil.

Oscar et Vincent passaient le plus clair de leur temps dans des salles obscures en compagnie de professeurs à tutoyer Thucydide et Platon, les grands rhétoriqueurs de latin et les vertiges de l'ennui mathématique. Les heures à bâiller ensemble sous la poussière qui semblait s'exhaler de la bouche de ces austères précepteurs les avaient rendus inséparables. Heureusement, hennissements des chevaux et dorémifasol des pianos égayaient leurs après-midi. L'équitation et la musique, disciplines abouchées à leur programme de fer, leur permettaient de donner libre cours à leur imagination parfois fantasque et d'offrir de nouveaux mobiles à leur haine de la censure professorale.

Maître allemand d'équitation à la moustache débonnaire, Mr Schwarz finissait régulièrement sur les bords ravinés et sinueux d'une route de Lichfield, mystérieusement distancé – puis égaré – par ses deux élèves. À son corps défendant, Mr Taylor avait dû donner en concert, un soir, un morceau de musique inédit, pièce enfantée illégitimement par Mozart et Haydn. Vincent et Oscar avaient allègrement découpé, mélangé, puis assemblé les deux partitions, juste avant le début de la représentation. Le professeur se souvint longtemps, dans la salle bondée de cette soirée fatale à sa carrière, de leurs deux rangées de dents qui brillaient dans le noir. Et n'oublions pas le professeur d'escrime, Mr Harrow. Son épouse avait consenti au mariage à cause de son long nez effilé qui le faisait ressembler, disait-elle, à un authentique mousquetaire du siècle passé. N'en parlons pas… Son appendice avait tristement terminé sous le fil de l'épée d'un des deux frères.

Tout semblait donc aller pour le mieux, n'étaient la taille du cadet et ses traits disgracieux. Sur la photographie qui ornait de son ovale le mur au milieu du salon, l'on ne pouvait que constater la laideur du petit. La mère, dont les cheveux relevés strictement ne contrariaient pas la beauté naturelle, posait au premier plan, assise sur une chaise. Debout, une main sur le dossier, le père affichait l'autorité certaine et roide des authentiques gentlemen. Vincent, à sa droite, était son portrait craché ; la blondeur de sa chevelure évoquait la douceur contenue de sa mère. Mais alors que son âge était celui de son frère (à une heure près, nous l'avons dit), Oscar, assis par terre, occupait la place attribuée aux enfants en bas âge. Son regard en disait long sur sa solitude.

LOS MUERTOS 💙 ❤️ 🏆

ÉRIC CALATRABA

Éric Calatraba est enseignant spécialisé dans l'accompagnement à la scolarisation d'enfants en situation de handicap. Il lisait des histoires à ses élèves pour les aider dans les difficiles apprentissages de l'école primaire ; il s'est alors mis en tête d'en écrire lui-même, pour les plus grands.

"Los Muertos, un roman court, dense, sensible, un moment suspendu entre pudeur et poésie noire. Un fascinant récit, une histoire familiale, un voyage à la découverte de l'Espagne, de son histoire. Les morts, les vivants… Les souvenirs s'imposent, s'entremêlent. "

Jean-Philippe Lafont, éditeur.

Fondées en 2018, les éditions La Trace répondent à une exigence : partager l'enthousiasme, laisser des traces, transmettre des empreintes et surtout penser en dehors du business de l'édition. Elles l'assument, c'est leur fragilité et leur force. Tracer : filer droit, nez au vent, en toute liberté.

Parution février 2024

130 pages - 18 euros

Christian Herrera, détective privé, accepte une dernière mission : partir à la recherche de Luisa, une jeune fille disparue sept ans plus tôt. L'enquête l'entraîne en Espagne, qu'il parcourt au volant de sa vieille Mercedes. Persuadé que Luisa est en vie, il décide de se laisser guider.

Le détective rencontre Bianca Ruiz-Cubero, d'origine espagnole et riche propriétaire d'un domaine viticole, qui lui demande de retrouver sa petite fille.

Desaparecida

Disparue

Les grands autour de la table parlent de Paco. De ce dont il est capable. De ses difficultés, aussi. Tout se mélange dans son esprit, ces choses qu'on veut lui apprendre, ses mots quand il se trompe. Dans le regard des adultes, il lit la déception.

Pourtant, il essaie, tous les jours, il veut faire plaisir. À maman, surtout. Maintenant, elle parle de lui. Elle dit qu'elle est fière de ses progrès, qu'il avance, mais sa voix n'est pas comme d'habitude. Les autres évoquent un établissement, ailleurs. il ne sait pas où c'est. Il a peur.

Son regard traverse la fenêtre. Les feuilles mortes tournent sous les bourrasques dans la cour. Paco s'échappe. il devient le vent, capable de faire se plier le monde.

Les adultes se sont arrêtés de parler. il sent qu'on l'observe. La dame a l'air gentil, elle lui demande s'il veut dire quelque chose.

Il gonfle ses poumons :

— Ffshhhhhhiouuuuuuu ! Fait-il en imitant le souffle du vent.

Silence. Il se tourne vers maman qui lui prend la main sans oser le regarder de peur de craquer. La dame écrit quelque chose sur sa feuille.

Au bout du chemin, je trouvai une grille fermée. Je sonnai. Deux dobermans surgirent et coururent jusqu'au portail, puis s'immobilisèrent, l'oreille dressée. Une voix retentit dans l'interphone :

— Oui ?

— Christian Herrera. J'ai rendez-vous.

— Un instant.

Un picotement désagréable monta le long de ma nuque. Les chiens ne me quittaient pas des yeux. J'entendis quelqu'un siffler et ils détalèrent. Une minute plus tard, les battants s'ouvrirent. Je marchai vers la maison, agrippé à mon parapluie, sur mes gardes. Sous le porche, l'homme qui me regardait approcher réprima un sourire.

— Madame va vous recevoir.

Il entra dans le hall. Je le suivis, dégoulinant.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Si vous avez quelque chose de chaud...

— Café ?

— Oui. Merci.

Il me conduisit jusqu'à un salon et quitta la pièce. Sur un buffet de style Renaissance espagnole, un cierge brûlait. Je fis quelques pas vers la bibliothèque, mais je sentis une présence derrière moi et je me retournai.

— Monsieur Herrera. Bonjour. Bianca Ruiz-Cubero.

— Madame.

Elle fit pivoter son fauteuil roulant électrique et me désigna un canapé. L'homme revint avec un café servi dans un verre et un petit pot de lait qu'il posa devant moi, sur la table basse. il s'adressa à sa patronne.

— Je vous prépare un thé ?

— Non, merci Diego. Il reste des gâteaux, je crois.

Il s'éclipsa. Elle réajusta une buse de ses lunettes nasales et surprit mon regard vers la bouteille d'oxygène. Je lui montrai mon téléphone.

— Ça vous dérange, si j'enregistre notre conversation ?

— Pas du tout.

La tasse était brûlante et je la reposai sur la soucoupe. Quelques gouttes s'échappèrent.

— Je vous écoute.

— Je voudrais que vous retrouviez ma petite fille. Elle marqua une pause, semblant fixer un point à travers la fenêtre.

— À quelle date remonte sa disparition ?

— 2016. Avant Noël.

— Son scooter a été abandonné sur le bord de la route. Beaucoup pensent qu'elle est morte, mais je n'y crois pas.

— Écoutez, elle a disparu depuis plus de sept ans et...

— Luisa est vivante.

— Que dit la police ?

— Il n'y a pas eu de demande de rançon. Ils ne cherchent plus, d'autant plus qu'elle était majeure. Ils disent qu'on a le droit de disparaître.

— C'est exact, mais je ne travaille plus sur les disparitions et...

— Monsieur Herrera, je connais votre histoire.

Je n'aimais pas la tournure que ça prenait.

— Où sont ses parents ?

— Ma fille et mon beau-fils sont morts dans un accident de la route. Luisa avait six ans, son frère en avait onze. Nous les avons élevés, mon mari et moi.

— Parlez-moi de son frère.

Elle interpella son assistant qui venait déposer une assiette de mantecaos.

— No quiero hablarle de Paco !

Diego se redressa.

— Tiene que hacerlo, señora...

Je saisis la balle au bond.

— Si usted no me cuenta todo, tengo pocas posibilidades de encontrarla...

Diego lui lança un regard entendu et sortit. Elle sembla chercher ses mots, puis revint au Français :

— Paco a beaucoup de difficultés... il ne comprend pas toujours les choses.

— Il est dans une institution ?

— Non, il a son propre logement dans une résidence sécurisée. Il a un emploi de travailleur handicapé dans la lingerie d'une clinique.

— Je peux avoir ses coordonnées ?

— Je préfère vous donner celles de son éducateur référent. Il faudra qu'il le prépare à une entrevue, surtout si vous comptez lui parler de Luisa. Vous trouverez tout dans ce dossier. Je vous ai aussi noté le numéro de son petit ami à l'époque.

— Bien. Elle étudiait ?

— Luisa était en deuxième année de BTSA en viticulture-œnologie.

— À Perpignan ?

— C'est ça.

Elle désigna un rectangle bleu sur la table basse.

— Ouvrez cette chemise.

J'hésitai.

— S'il vous plaît.

Le dossier était constitué de photos de la jeune fille, de quelques documents et d'une série de croquis, le tout posé sur un chèque rédigé à mon nom.

— Vous pouvez l'encaisser aujourd'hui, mais vous devrez lâcher vos affaires en cours.

Ses yeux brillaient, charbons ardents.

— Et si je ne la trouve pas ? Et si je découvre qu'elle est...

— Cet argent sera à vous.

— Je n'en veux pas. C'est beaucoup trop.

Elle haussa la voix. Tout son corps se tendit pendant quelques secondes avant de retomber dans un soupir.

— Diego !

L'homme revint, me donna un document et recula de quelques pas.

LA DOUBLE NUIT DU LAC 💙

JULIEN BURRI

Julien Burri est un écrivain, poète et journaliste vaudois. Il est l'auteur de quatre romans dont Muscles & La Maison et le récent Roches tendres, ainsi que de nombreux recueils de poèmes, dont Parades. De 2017 à 2021, il collabore à la publication des Œuvres complètes de Gustave Roud.

"Nous avons sélectionné ce texte parce qu'il incarne au mieux notre ligne éditoriale, dont la volonté est de faire découvrir des façons inédites d'appréhender, de narrer ou d'écrire le monde. "

Arthur Billerey, éditeur.

Additionner des subjectivités, réunir des talents et vivre une histoire sont les pratiques motrices qui poussent La Veilleuse à travailler main dans la main avec son comité de lecture.

Parution mars 2024

96 pages - 14,50 euros

Un après-midi d'été, le narrateur traverse le lac à la nage et un autre homme, aimé, le regarde s'éloigner depuis le rivage. Commence alors une quête nourrie par la mémoire du cœur et les mouvements souterrains de la nature : suffit-il de traverser un lac pour ne plus aimer, ou pour aimer différemment ?

Il faut avoir confiance, il reviendra. Je dois tenir pour nous deux, nourrir notre couple de mon énergie, de ma chaleur. Je dois le porter seul.

À vol d'oiseau, le lac se trouve tout près de la maison, pourtant j'ignorais son existence. Un jour d'été, il m'y emmène. Le trajet dure une quinzaine de minutes.

La lumière est verticale, si brutale qu'aucune ombre ne se dessine sur la route.

De hauts sapins noirs se dressent derrière le parc de stationnement, un sentier s'enfonce dans le bois – au-delà des arbres, on ne voit rien, la rive paraît flotter sur un abîme.

Le mot naît dans ma poitrine, se forme sur mes lèvres, ouvre un espace, un paysage nouveau. Porteur d'une promesse, il suscite de la joie mêlée d'appréhension, il rappelle l'enfance, s'élargit puis claque, circulaire, profond – continue de résonner dans le silence.

Tapi dans la forêt, bordé au sud par une zone marécageuse, c'est le réservoir en eau potable de la région. Il m'explique qu'on boit cette eau en bas, en ville.

Chez nous aussi ?

J'ai une impression de déjà-vu : sa fraîcheur aqueuse et son odeur de métal sont empreintes d'une certaine familiarité.

En face, des enfants sautent dans les flots en se suspendant à une corde. Leurs cris ne parviennent pas jusqu'à nous.

Aucun panneau n'indique que la baignade soit interdite. Ma main serre la sienne, puis la lâche. J'ôte mes vêtements. Dans ma bouche, sur le palais, goût du jus de citron : ce léger tiraillement, lorsque je me réjouis que quelque chose arrive. Cela faisait longtemps que je ne l'avais plus senti.

Je me retourne et lui lance :

"Viens !

— Nous n'avons pas de maillots", répond-il, presque rassuré.

Le fond est mou et visqueux.

Je crains que quelque chose me blesse – bris de verre, métal rouillé, animaux prédateurs.

Mais c'est doux.

Autour des chevilles, une onde s'élargit ; le miroir se trouble, se remet en mouvement.

Entrer provoque une légère douleur – la surface découpe le corps, d'abord les orteils, les tibias, ensuite les genoux, le bassin, le ventre.

Depuis la plage, le lac était un ciel moiré ; une fois que l'on est immergé il se révèle vert et brun, couleur tourbe.

Il refuse de m'accompagner.

"Pas besoin de maillot, viens !

— Vas-y, toi. "

Lorsque je m'éloigne, son sourire s'estompe.

Le fond se retire et je perds pied.

En crawl, les yeux ouverts, je regarde mes mains comme des pierres qui coulent ; elles se tendent, cherchent à attraper quelque chose.

Le corps s'accorde au rythme, à la densité, à la température, aux palpitations du lac ; il regagne après une longue absence une place qui était la sienne.

Des deux côtés de la peau : la même eau, le même sang.

Nous aurions dû prendre un pique-nique et une couverture, j'aimerais rester ici, ne plus repartir. Pourquoi avons-nous tant attendu ?

Le désir de traverser me saisit, relier les deux rives – quatre cents mètres environ les séparent, peut-être plus.

Assis sur la plage, il ne me quitte pas des yeux.

Sous l'eau je crie de joie, remonte, inspire, plonge à nouveau, expire, dérive, en apesanteur : sentiment de déprise et de liberté, de puissance – mon corps se souvient-il des corps qui l'ont précédé, qui vivaient dans les mers et les marais, qui savaient respirer sous l'eau ?

J'avance en brasse. Des bulles éclatent devant moi, fruit de quelque transformation organique, dans les profondeurs, ou sillage d'un autre nageur ?

Retenant ma respiration, j'essaie d'apercevoir le fond, d'imaginer ce qui pourrait surgir.

Miroitements fugitifs, indiquant tous une unique direction, comme les aiguilles de boussoles : truites, tanches, ou gardons ?

Les hautes algues n'ondoient pas, leur immobilité me fait frissonner. Pour ne plus les voir, j'avance sur le dos, le panache d'un avion pour repère. Les nuages dérivent à la surface d'un lac immense ; le soleil m'oblige à fermer les yeux.

Il est devenu un point, là-bas, peu à peu mangé par la lumière.

Un souffle de vent, un battement d'ailes ; désormais le monde a changé, rien ne sera pareil.

La rive opposée s'est éloignée elle aussi. Peut-être ma trajectoire a-t-elle dévié sans que je m'en aperçoive ?

Un instant, je crains un incident, loin de la terre ferme, j'ai peur de manquer d'oxygène. J'essaie de calmer ma respiration, me laisse porter sur le dos. Mais fixer le ciel pourrait détourner mon attention d'un danger.

Je crains que la force qui me maintient à flot ne m'abandonne, de devenir lourd soudain.

En brasse, se concentrer sur les arbres au-delà ; un tremble grésille, comme un appel.

Je marche dans le limon, escalade un petit talus, m'assieds sous les hêtres.

De ce côté, une plage ombragée ; aucune trace des enfants qui jouaient là.

Je m'étends sur le sol. Dans mon dos les racines retiennent la terre peu à peu mordue par le courant.

Il suffirait de remonter à l'origine des vagues pour rattraper une barque qui vogue, une jeune fille qui plonge – tout à l'heure, ou il y a plusieurs saisons.

La main d'un canotier dérivant paresseusement, les poissons la regardant comme une bête qui se noie.

Les pieds d'un enfant paniqué qui refuse d'apprendre à nager. Une bague jetée.

Vagues rayonnantes, parallèles, d'une femme qui avance en brasse coulée, sous les yeux aimants d'un homme plus jeune qu'elle, assis sur un ponton. Les cercles de plus en plus larges s'éteignent aux roseaux, au sable et aux rochers.

Le rivage opposé se dédouble, la terre forme une ligne.

Au-dessus et au-dessous s'élèvent les sapins, s'élançant à la fois vers le ciel et dans la profondeur du réservoir.

Apparaissent le reflet des barques, celui des automobiles qui passent, à gauche et à droite de la forêt. Barques et voitures ondulent, légères – le monde vibre, oscille – comme une toupie sur le point de s'arrêter.

Ainsi la solitude, qui contient les caresses, les regards qui nous ont accueillis, accompagnés, les joies partagées, les êtres aimés.

Tout cela, au fond : un trésor.

Il suffirait de plonger.

Il se tient debout, en face dans la lumière – je lève le bras.

La rive opposée est une autre saison, un été. Ici, c'est déjà l'automne.

Un souffle remue les branches des hêtres, leurs ombres sur mes paupières. J'ouvre les yeux.

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