Soit le texte suivant. Où, quand, pourquoi a-t-il été écrit ? Imaginez l'histoire qui a entouré la composition de cet extrait et racontez-la.
L'analyse des textes littéraires au lycée est fondée sur des arguments qui excluent ou laissent implicite le recours aux valeurs. Pour justifier leur interprétation ou leurs « impressions de lecture », les élèves sont invités à convoquer des connaissances sur le genre, sur le mouvement littéraire dans lesquels l’œuvre s’inscrit, ou sur des procédés d’écriture. Nous avons appelé cette modalité de distanciation pratiquée dans les classes « distanciation sur l’axe des textes » (Waszak, 2017), parce qu’elle met en perspective l’œuvre lue en la situant dans une famille de textes, dans une époque, dans un mode de production. [...] Pour aider les élèves à construire le sens de l’œuvre et à l’interpréter, nous avons fait le pari de ne pas convoquer en priorité les outils littéraires et techniques. Nous nous appuyons de préférence sur la confrontation des lectures entre elles, dans la communauté interprétative qu’est la classe, et nous l’alimentons par une réflexion sur des réceptions d’autres communautés, telles que les a décrites Jauss (1972/1978), ou par une réflexion actualisante sur l’œuvre (Citton, 2010). Nous avons appelé ce recours interprétatif « distanciation sur l’axe des lectures », par opposition à la « distanciation sur l’axe des textes » définie plus haut.
Waszak, C. (2018). "Moi je trouve qu'elle a que ce qu'elle mérite" Que faire des jugements éthiques des lycéens sur leurs lectures ? Repères, 58, 155‑169. https://doi.org/10.4000/reperes.1780
Une œuvre littéraire n'est jamais complète, ou, si l'on préfère, ne constitue pas un monde complet, au sens où l'est, quelles que soient ses imperfections, celui dans lequel nous vivons. Si elle emprunte des éléments à des mondes déjà existants, dont le nôtre, elle ne donne pas à voir et à vivre un univers entier, mais délivre une série d'informations parcellaires qui ne seraient pas suffisantes sans notre intervention. Il serait plus juste alors de parler, à propos de cet espace littéraire insuffisant, de fragments de monde. Dès lors, l'activité de la lecture et de la critique est contrainte de compléter ce monde. Ajouter des données là où elles font défaut, finir les descriptions, poursuivre des pensées inachevées, inventer du passé et de l'avenir au texte. Ainsi l'œuvre se prolonge-t-elle chez chaque lecteur, qui, en venant l'habiter, la termine temporairement pour lui-même. Cette clôture personnelle concerne tous les niveaux de l'œuvre, notamment ceux où la littérature est en manque de représentation par rapport à l'image.
Bayard, P. (2014). Enquête sur Hamlet : Le dialogue de sourds.
Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances sans jamais cesser d’être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envisagé que sous un seul aspect; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu’à sa définition.) En ce premier sens, toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale.
Éco, U. (1979). L'oeuvre ouverte.
Si la compréhension est construction du sens à partir des éléments explicites et implicites du texte, l'interprétation sera spéculation sur le "pluriel du texte" (Canvat, 1999, p. 103), et exploration herméneutique. Et comme la spéculation et l'exploration n'appartiennent plus au domaine du consensus explicatif vers lequel tend la compréhension, l'interprétation poursuivra plutôt une "signification", qui renvoie étymologiquement à l'action d'"indiquer", de choisir parmi tous les possibles signifiants. Si le sens est en partie intrinsèque au texte, la signification en est extrinsèque, créée par un lecteur interprète qui cherche à produire de nouveaux signes à partir de ceux qu'il perçoit dans le texte […]. L'interprétation passe obligatoirement par une confrontation sociale qui lui conférera sa légitimité. Elle est l'actualisation d'une signification par un sujet au sein d'une communauté […]. Le sens, lui, est admis – il fait tout de même généralement consensus même s'il n'est pas unique et défini – ; il n'a pas à être diffusé pour trouver sa légitimité. En revanche, l'interprétation tire sa justification de cette socialisation.
Falardeau, É. (2003). Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire, Revue des sciences de l'éducation, 29-3, 673-694
Le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche. (Plus ambigu, diront ses détracteurs ; mais l'ambiguïté est une richesse.)
Comparer le Don Quichotte de Ménard à celui de Cervantès est une révélation. Celui-ci, par exemple, écrivit (Don Quichotte, première partie, chapitre IX) :
… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.
Rédigée au XVIIe siècle, rédigée par le « génie ignorant » Cervantès, cette énumération est un pur éloge rhétorique de l’histoire. Ménard écrit en revanche :
… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.
L’histoire, mère de la vérité ; l’idée est stupéfiante. Ménard, contemporain de William James, ne définit pas l’histoire comme une recherche de la réalité mais comme son origine. La vérité historique, pour lui, n’est pas ce qui s’est passé ; c’est ce que nous pensons qui s’est passé. Les termes de la fin – exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir – sont effrontément pragmatiques.
Borgès, J.-L. (1951). "Pierre Ménard, auteur du Don Quichotte". Fictions.
Nos étudiants et étudiantes abordent la littérature médiévale à partir de qui ils sont, à partir de leurs propres interrogations et de leurs attentes. Nous sourions de leur inculture, de leur naïveté, quoiqu'elle fût la nôtre il y a quelques années. Nous avons appris entre temps à replacer les textes dans leur contexte historique à ne pas leur demander de dire ce qu'ils ne peuvent pas dire. Mais notre attitude n'est-elle pas en fin de compte stérilisante ? Replacer, comme on dit, le texte dans son contexte, pour éviter d'y projeter de manière anachronique nos propres valeurs, nous oblige soit à enfiler des œillères sur tout ce qui nous dérange, soit à détacher le fond de la forme, à nous concentrer sur la forme en déposant le fond sur le rayon des questions incongrues où inutiles, au risque de décourager nos étudiant-e-s de suivre nos cours où de s'engager dans la recherche dans cette discipline. Notre enseignement est donc supposé reposer sur une partition entre nos réactions humaines et notre regard technique. Mais est-il seulement possible face aux étudiants et étudiantes de s'en tenir à la stylistique du texte ? À quoi bon lire un texte, s'il n'est qu'un bibelot d'inanité sonore ? Dénuée de tout enjeu culturel où moral, la littérature médiévale n'est qu'un ensemble de mots qui ne nous disent rien.
Brouzes, C. Denoyelle, C. (2018) Enjeux culturels et moraux de l'enseignement de la littérature médiévale. Dans : Rouviere, N. Enseigner la littérature en questionnant les valeurs. Peter Lang Gmbh, Internationaler Verlag Der Wissenschaften.
1. Lisez les pages 17 à 22 de l'article suivant : Tauveron, C. (1999). Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : du texte réticent au texte proliférant. Repères, 19, 9‑38.
2. Proposez, sur une affiche, une synthèse claire et visuelle des différents types de texte qu'elle distingue, de leurs caractéristiques et des problèmes qu'ils posent.
3. Pour chaque catégorie, proposez un exemple littéraire adapté au secondaire.