Didactique

01Programmation

S1

06 septembre 2024 : La didactique, une brève introduction

23 septembre 2024 : "La littérature en péril"

4 octobre 2024 : L'oeuvre ouverte

- - -Du 7 au 11 octobre : Stage 1- - -

4 novembre 2024 : Les prix et les évènements littéraires ; Scènes de lecture

- - -Du 25 novembre au 06 décembre : Stage 2- - -

16 décembre 2024 : La lecture littéraire

10 janvier 2025 : Les textes du lecteur

[Ne seront pas traités : la lecture à voix haute, le texte et l'image]

S2

17 janvier 2025 : Les copies d'élèves

3 février 2025 : Le passage à l'écriture

24 février 2025 : Les brouillons

- - -Du 3 au 14 mars : Stage 3 - - -

17 mars 2025 : Une brève histoire de l'enseignement de l'écriture

24 mars 2025 : Les réécritures

25 avril 2025 : Le vocabulaire

- - -Du 12 au 16 mai : Stage 4- - -

02Suggestions de lecture

Les livres

Lecture Écriture Langue Oral Questions transversales

Les revues

03 Perceval

Ainsi se dirigèrent-ils vers le château en se tenant par la main. Comme ils montaient un escalier, un valet vint de lui-même apporter un manteau court. Il courut en vêtir le jeune homme de peur qu'après avoir eu chaud il ne prît froid et n'attrapât du mal. Le gentilhomme possédait une riche demeure, belle et grande, avec d'alertes serviteurs . On avait préparé un bon et beau repas, bien présenté. Les chevaliers se lavèrent les mains et s'assirent à table. Le gentilhomme plaça le garçon auprès de lui et le fit manger dans la même écuelle que lui. Sur les mets je n'ajouterai rien, ni sur leur nombre ni sur leur qualité. Mais ils mangèrent et burent à satiété. Sur le repas je ne raconterai rien d'autre.

Une fois qu'ils furent levés de table, le gentilhomme, qui était la courtoisie même, pria le garçon assis près de lui de rester un mois entier. Il l'aurait bien volontiers gardé une année entière, s'il avait voulu, pour lui apprendre pendant ce temps, avec son accord, certaines choses qui lui seraient utiles à l'occasion. Mais le jeune homme lui répondit :

« Seigneur, je ne sais pas si je suis près du manoir où habite ma mère. Mais je prie Dieu qu'il me mène à elle et que je puisse la revoir, car je l'ai vue tomber évanouie à l'entrée du pont, devant sa porte : je ne sais si elle est vivante ou morte. C'est du chagrin de me voir partir qu'elle est tombée évanouie, je le sais bien. C'est pourquoi je ne pourrais pas, jusqu'à ce que je sache ce qu'elle est devenue, rester longtemps. Mais je m'en irai demain avec le jour. »

Le gentilhomme comprit qu'il était inutile de le prier, et l'on cessa de parler. Ils allèrent se coucher sans plus de discours, car leurs lits étaient déjà prêts. De bon matin, le gentilhomme se leva et se rendit au lit du garçon qu'il trouva couché. Il lui fit porter comme présent une chemise et des braies de toile fine, des chausses teintes en rouge et une tunique de soie violette qui avait été tissée et fabriquée en Inde. [...]

À mettre les habits il ne perdit pas de temps, après avoir laissé ceux de sa mère. Le gentilhomme se baissa et lui chaussa l'éperon droit. C'était alors la coutume que celui qui faisait un chevalier devait lui chausser l'éperon. Il y avait beaucoup d'autres jeunes gens dont chacun, quand il le pouvait, prêta la main pour l'armer. Le gentilhomme prit l'épée ; il la lui ceignit et lui donna la colée en lui disant qu'il lui avait conféré avec l'épée l'ordre le plus élevé que Dieu eût créé et établi : c'est l'ordre de chevalerie qui n'admet pas de bassesse.

« Cher frère, ajouta-t-il, souvenez-vous-en, s'il arrive qu'il vous faille combattre contre un chevalier, voici ce que je veux vous dire et vous prier de faire : si vous avez le dessus si bien qu'il ne puisse plus se défendre contre vous ni vous résister, et qu'il lui faille demander grâce, ne le tuez pas sciemment. Gardez-vous aussi d'être trop bavard et de trop colporter les bruits. Personne ne peut être bavard sans dire souvent une parole qu'on lui impute à bassesse. Le sage le dit et l'enseigne : “À trop parler, péché on fait.” C'est pourquoi, cher frère, je vous interdis de trop parler, et je vous fais aussi cette prière : si vous trouvez un homme ou une femme, demoiselle ou dame, qui soit dans l'embarras, aidez-le, aidez-la, vous ferez une bonne action, si vous savez le faire et si vous le pouvez. Voici une autre chose que je vous commande, ne la traitez pas par le dédain, car elle n'est pas à dédaigner : allez volontiers à l'église prier Celui qui a tout créé d'avoir pitié de votre âme et de vous garder en ce monde terrestre comme son fidèle chrétien. »

Le jeune homme lui répondit :

« De tous les apôtres de Rome soyez béni, cher seigneur, car ce sont les paroles mêmes de ma mère.

– Désormais, ne dites plus jamais, cher frère, reprit le gentilhomme, que c'est votre mère qui vous l'a appris et enseigné. Je ne vous blâme pas du tout de l'avoir dit jusqu'à présent, mais désormais faites-moi la grâce, je vous en prie, de vous en corriger, car, si vous le disiez encore, on le prendrait pour de la folie. C'est pourquoi je vous prie de vous en garder.

– Que dirai-je donc, cher seigneur ?

– Vous pouvez dire que c'est le vavasseur, celui qui vous a chaussé l'éperon, qui vous l'a appris et enseigné. »

Chrétien De Troyes. Perceval, ou, Le conte du graal. trd. Jean Dufournet. Coll. GF. Éditions Flammarion.

04Hors Concours

Choix des extraits

1. Sur l'affiche, quelles couvertures, quels titres vous paraissent intéressants ? Pourquoi ?

2. Par groupes de 3, choisissez un "lot" de 6 ou 7 titres, dont vous lirez les extraits.

Journal de lecteur (60 minutes)

Lisez les extraits, puis prenez un temps pour écrire dans votre Journal de lecteur. Quels ont été votre ou vos coups de coeur ? Qu'est-ce qui vous a plu dans ces extraits ?

Cercle de lecteurs (60 minutes)

1. Sélectionnez, par groupes, un ou deux extraits.

2. Préparez une prise de parole : une brève présentation de votre ou vos extraits préférés, puis, au choix, soit la lecture d'un passage de l'extrait, soit l'explication de ce qui vous a plu.

Présentation des extraits retenus à la promotion (30 minutes)

Présentez à l'ensemble de la promotion le ou les extraits que vous avez préférés.

05Scènes de lecture

Document A

Le personnage principal de ce roman, "le vieux", vit en Amazonie, parmi les indiens Shuars. C'est un passionné de romans "à l'eau de rose".

Après avoir mangé les crabes délicieux, le vieux nettoya méticuleusement son dentier et le rangea dans son mouchoir. Après quoi il débarrassa la table, jeta les restes par la fenêtre, ouvrit une bouteille de Frontera et choisit un roman.

La pluie qui l'entourait de toutes parts lui ménageait une intimité sans pareille.

Le roman commençait bien.

"Paul lui donna un baiser ardent pendant que le gondolier complice des aventures de son ami faisait semblant de regarder ailleurs et que la gondole, garnie de coussins moelleux, glissait sur les canaux vénitiens."

Il lut la phrase à voix haute et plusieurs fois.

Qu'est-ce que ça peut bien être, des gondoles ?

Ça glissait sur des canaux. Il devait s'agir de barques ou de pirogues. Quant à Paul, il était clair que ce n'était pas un individu recommandable, puisqu'il donne un "baiser ardent" à la jeune fille en présence d'un ami, complice de surcroit.

Ce début lui plaisait.

Il était reconnaissant à l'auteur de désigner les méchants dès le départ. De cette manière, on évitait les malentendus et les sympathies non méritées.

Restait le baiser – quoi déjà ? – "ardent". Comment est-ce qu'on pouvait faire ça ?

Il se souvenait des rares fois où il avait donné un baiser à Dolores Encarnación del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo1. Peut-être, sans qu'il s'en rende compte, l'un de ces baisers avait-il été ardent, comme celui de Paul dans le roman.

En tout cas il n'y avait pas eu beaucoup de baisers, parce que sa femme répondait par des éclats de rire, ou alors elle disait que ça devait être un péché.

Un baiser ardent. Un baiser. Il avait découvert récemment qu'il n'en avait guère donné, et seulement à sa femme, car les Shuars ne connaissent pas le baiser.

Il existe chez eux, entre hommes et femmes, des caresses sur tout le corps, sans se préoccuper de la présence de tiers. Même quand ils font l'amour, ils ne se donnent pas de baisers. [...]

Non, chez les Shuars le baiser n'existe pas.

Il se souvenait aussi d'avoir vu, une fois, un chercheur d'or culbuter une femme jivaro, une pauvresse qui rôdait chez les colons et les aventuriers en mendiant une gorgée d'aguardiente. Tous les hommes qui en avaient envie pouvaient l'emmener dans un coin et la posséder. Abrutie par l'alcool, la malheureuse ne se rendait pas compte de ce qu'on faisait d'elle. Cette fois-là, un aventurier l'avait prise sur la plage et avait cherché à coller sa bouche à la sienne.

La femme avait réagi comme un animal sauvage. Elle avait fait rouler l'homme couché sur elle, lui avait lancé une poignée de sable dans les yeux et était allée ostensiblement vomir de dégout.

Si c'était cela un baiser ardent, alors le Paul du roman n'était qu'un porc.

Quand arriva l'heure de la sieste, il avait lu environ quatre pages et réfléchi à leur propos, et il était préoccupé de ne pouvoir imaginer Venise en lui prêtant les caractères qu'il avait attribués à d'autres villes, également découvertes dans des romans.

À Venise, apparemment, les rues étaient inondées et les gens étaient obligés de se déplacer en gondoles.

Les gondoles. Le mot "gondole" avait fini par le séduire et il pensa que ce serait bien d'appeler ainsi sa pirogue. La Gondole du Nangaritza.

Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d'amour, 1989.

Document B

Ainsi les livres dont nous parlons ne sont-ils pas seulement les livres réels qu'une imaginaire lecture intégrale retrouverait dans leur matérialité objective, mais aussi des livres-fantômes qui surgissent au croisement des virtualités inabouties de chaque livre et de nos inconscients, et dont le prolongement nourrit nos rêveries et nos conversations plus sûrement encore que les objets réels dont ils sont théoriquement issus.

On voit comment la discussion sur un livre ouvre à un espace où les notions de vrai et de faux [...] perdent beaucoup de leur validité. Il est d'abord difficile de savoir avec précision si l'on a ou non lu un livre, tant la lecture est le lieu de l'évanescence. Il est ensuite à peu près impossible de savoir si les autres l'ont lu, ce qui impliquerait d'abord qu'ils puissent eux-mêmes répondre à cette question. Enfin, le contenu du texte est une notion floue, tant il est difficile d'affirmer avec certitude que quelque chose ne s'y trouve pas.

L'espace virtuel de la discussion sur les livres est donc marqué par une grande indécision, qui concerne aussi bien les acteurs de cette scène, inaptes à dire rigoureusement ce qu'ils ont lu, que l'objet mobile de leur discussion. Mais cette indécision ne présente pas que des inconvénients. Elle offre aussi des opportunités si les différents habitants de cette bibliothèque fugitive saisissent leur chance et en profitent pour la transformer en un authentique espace de fiction. [...]

Dans un autre de ses romans, Oreiller d'herbes, Sôseki nous présente un peintre qui s'est retiré dans les montagnes pour faire le point sur son art. Un jour entre dans la pièce où il travaille la fille de sa logeuse, qui, le voyant avec un livre, lui demande ce qu'il est en train de lire. Le peintre lui répond qu'il l'ignore, puisque sa méthode consiste à ouvrir le livre au hasard et à lire la page qui lui tombe sous les yeux sans rien savoir du reste. Devant la surprise de la jeune femme, le peintre lui explique qu'il est pour lui plus intéressant de procéder ainsi : "J'ouvre le livre au hasard comme je tirerais au sort et je lis la page qui me tombe sous les yeux et c'est là ce qui est intéressant." La femme lui suggère alors de lui montrer comment il lit, ce qu'il accepte de faire, en lui donnant au fur et à mesure une traduction japonaise du livre anglais qu'il a en main. Il y est question d'un homme et d'une femme dont on ignore tout sinon qu'ils se trouvent sur un bateau à Venise. À la question de sa compagne, désireuse de savoir qui sont ces personnages, le peintre répond qu'il n'en sait rien, puisqu'il n'a pas lu le livre, et qu'il tient précisément à ne pas le savoir :

- Qui sont cet homme et cette femme ?

- Moi-même je n'en sais rien. Mais c'est justement pour cela que c'est intéressant. On n'a pas à se soucier de leurs relations jusque-là. Tout comme vous et moi qui nous retrouvons ensemble, ce n'est que cet instant qui compte.

Ce qui est important dans le livre lui est extérieur, puisque c'est le moment du discours dont il est le prétexte ou le moyen. Parler d'un livre concerne moins l'espace de ce livre que le temps du discours à son sujet. Ici, la véritable relation ne concerne pas les deux personnages du livre, mais le couple de ses "lecteurs". Or ceux-ci pourront d'autant mieux communiquer que le livre les gênera moins et qu'il demeurera un objet plus ambigu. C'est à ce prix que les livres intérieurs de chacun auront quelque chance [...] de se relier un bref moment les uns aux autres.

Ainsi convient-il, pour chaque livre surgi au hasard des rencontres, de se garder de le réduire par des affirmations trop précises, mais bien plutôt de l'accueillir dans toute sa polyphonie, pour ne rien laisser perdre de ses virtualités. Et d'ouvrir ce qui vient de ce livre – titre, fragment, citation vraie ou fausse –, comme ici l'image du couple sur le bateau à Venise, à toutes les possibilités de liens susceptibles, en cet instant précis, d'être créés entre les êtres.

Bayard P. (2007). Comment parler des livres qu'on n'a pas lus.

Document C

A... y rentre à l’instant. Elle était allée faire une visite à Christiane, empêchée elle-même de sortir depuis plusieurs jours par la mauvaise santé de l’enfant, aussi délicat que sa mère, également inadapté à la vie coloniale. A..., que Franck a reconduite en voiture jusqu’à sa porte, traverse la salle de séjour et longe le couloir pour atteindre la chambre qui donne sur la terrasse.

Les fenêtres en sont restées grandes ouvertes toute la matinée. A... s’approche de la première et en clôt le battant droit ; tandis que la main posée sur le gauche interrompt son geste. Le visage se tend de profil dans la demi-embrasure, le cou dressé, l’oreille à l’écoute.

La voix grave du second chauffeur arrive jusqu’à elle.

L’homme chante un air indigène, une très longue phrase sans paroles qui semble ne devoir jamais finir, bien qu’elle s’arrête tout à coup, sans raison plausible. A..., terminant son geste, pousse le second battant.

Elle ferme ensuite les deux autres fenêtres. Mais elle ne baisse aucune des jalousies.

Elle s’assied devant la table-coiffeuse et se contemple dans le miroir ovale, immobile, les coudes posés sur le marbre et les deux mains appliquées de chaque côté du visage, contre les tempes. Pas un de ses traits ne bouge, ni les paupières aux longs cils, ni même les prunelles, au centre de l’iris vert. Ainsi figée par son propre regard, attentive et sereine, elle paraît ne pas sentir le temps passer.

Penchée sur le côté, le peigne d’écaillé à la main, elle refait sa coiffure avant de venir à table. Une partie des lourdes boucles noires pend sur la nuque. La main libre y plonge ses doigts effilés.

A... est allongée sur le lit, tout habillée. Une de ses jambes repose sur la couverture de satin ; l’autre, fléchie au genou, pend à demi sur le bord. Le bras, de ce côté, se replie vers la tête, qui creuse le traversin. Étendu en travers du lit très large, l’autre bras s’écarte du corps d’environ quarante-cinq degrés. La figure est tournée vers le plafond. Les yeux sont encore agrandis par la pénombre.

Près du lit, contre la même cloison, se trouve la grosse commode. A... est debout, devant le tiroir supérieur entrouvert, sur lequel elle s’incline pour chercher quelque chose, ou bien pour en ranger le contenu. L’opération est longue et ne nécessite aucun déplacement du corps.

Elle est assise dans le fauteuil, entre la porte du couloir et la table à écrire. Elle relit une lettre qui conserve les sillons très apparents d’un pliage en huit. Les longues jambes sont croisées l’une sur l’autre. La main droite tient la feuille en l’air devant le visage ; la gauche enserre l’extrémité de l’accoudoir.

A... est en train d’écrire, assise à la table près de la première fenêtre. Elle s’apprête à écrire, plutôt, à moins qu’elle ne vienne de terminer sa lettre. La plume est demeurée suspendue à quelques centimètres au-dessus du papier. Le visage est relevé en direction du calendrier fixé au mur.

Entre cette première fenêtre et la seconde, il y a juste la place pour la grande armoire. A..., qui se tient tout contre, n’est donc visible que de la troisième fenêtre, celle qui donne sur le pignon ouest. C’est une armoire à glace. A... met toute son attention à s’y regarder le visage de très près.

Elle s’est maintenant réfugiée, encore plus sur la droite, dans l’angle de la pièce, qui constitue aussi l’angle sud-ouest de la maison. Il serait facile de l’observer par l’une des deux portes, celle du couloir central ou celle de la salle de bains ; mais les portes sont en bois plein, sans système de jalousies qui laisse voir au travers. Quant aux jalousies des trois fenêtres, aucune d’elles ne permet plus maintenant de rien apercevoir.

Robe-Grillet, A. (1957). La Jalousie.

Document D

Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l'abandonna à cause d'affaires urgentes et l'ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l'intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoirs et discuté avec l'intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d'où la vue s'étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l'apparence des héros. L'illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s'éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l'entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu'au-delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s'organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l'homme, le visage griffé par les épines d'une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n'était pas venu pour répéter le cérémonial d'une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du cœur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l'on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu'à ces caresses qui enveloppaient le corps de l'amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l'autre corps, qu'il était nécessaire d'abattre. Rien n'avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu'une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. A son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. A la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l'allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n'aboyèrent pas. A cette heure, l'intendant ne devait pas être là et il n'était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. A travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D'abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l'homme en train de lire un roman.

Cortazar, J. (1959). "Continuité des parcs", Les Armes secrètes, trad. C. et R. Caillois, éd. Gallimard.